LA MORALE LAÏQUE
Revue CLARTÉ n°35 du 5 février 1923
par C. FREINET


Au moment où le cléricalisme agressif essaie daccabler lécole laïque dont il dénonce les effets soi-disant pernicieux, en lui attribuant la responsabilité de tous les maux dont souffre actuellement la société, il est intéressant dexaminer sur quelles bases reposent ces accusations.


À première vue, lécole laïque est évidemment mal armée pour contraindre moralement un individu à accomplir ou non certains actes. La morale religieuse avait, au contraire, à sa disposition tout lappareil extra-terrestre efficace dans des siècles de foi : lenfer aux souffrances indicibles et éternelles, le paradis aux jouissances ineffables.

Mais, une telle morale est aujourdhui impraticable. Dabord, les lois sont intervenues, force nous est den tenir compte, pour prescrire une école et une morale neutre. Les programmes recommandèrent même de sentir lexistence dun être suprême que chacun ensuite comprendrait et adorerait à sa façon (1).

Or, cela même est devenu suranné car la religion en France, du moins, a perdu, peut-on dire, tout empire véritable sur les âmes. La science modifie chaque jour notre conception du monde ; et on ne change pas lidée de lunivers sans changer, quon le veuille ou non, lidée de Dieu. Cette emprise religieuse est bien définitivement perdue, car, loin de nous ramener au dogme, toute la vie nous en détourne. Lenfer , avec le diable, le paradis et ses anges peuvent encore frapper lesprit denfants dont limagination travaille puissamment. Mais ceux-ci nattendent pas quinze ans pour reléguer avec les histoires de loups-garous, toutes ces fables.

Nous nétudierons pas davantage les causes de cette désaffection générale. Nous dirons simplement, ce qui est aujourdhui avéré, que la morale religieuse na plus dans la société bourgeoise du vingtième siècle aucune portée sociale et humaine.

Sans doute, les législateurs qui décrétèrent lécole laïque sinspirèrent-ils de cet état desprit nouveau qui, déjà, simposait à eux. Cest pourquoi ils homologuèrent léclipse de la morale religieuse.

Mais, du coup, disparaissait un grand principe régulateur de la société. La religion chrétienne prêchait la résignation et sanctifiait la douleur, laquelle devenait la voie la plus sûre pour la conquête du bonheur éternel. Elle était à lorigine tout amour, et, comme telle, fut persécutée jusquau jour où, reniant certains renseignements du divin maître, elle se révélait comme un adjuvant précieux du gouvernement des hommes.

Par quoi remplacerait-on cette morale ainsi évoluée jusqu'à devenir un instrument de domination ? Là était la difficulté ; car ces mêmes hommes qui, sans se rendre bien compte peut-être des conséquences possibles de leurs actes, avaient porté un tel coup au dogme, nosèrent pas aller jusquau bout de leur geste. Ils furent effrayés par le spectre dune morale plus humaine. On eut certainement, alors, lintuition de lopposition qui est allée grandissant entre les institutions, les lois et les mœurs auxquelles il ne fallait pas toucher, et lidéal nouveau, dégagé de tout dogme, quon faisait entrevoir. Peut-être, quelques-uns méditèrent-ils ces paroles prophétiques de Chateaubriand : Un état politique où des individus ont des millions de revenus, tandis que dautres individus meurent de faim, ne peut subsister quand la foi nest plus là avec ses espérances hors de ce monde pour expliquer le sacrifice… Recomposez, si vous le pouvez, la fiction aristocratique ; essayez de persuader au pauvre, lorsquil ne croira plus, essayez de le persuader quil doit se soumettre à toutes les privations, tandis que son voisin possède mille fois le superflu ; pour dernière ressource, il lui faudra le tuer. Et cest ce quon a fait, mais en grand… avec des moyens matériels et moraux quon ne pouvait même soupçonner au début du siècle dernier.

Toujours est-il que la déclaration de neutralité ne fut suivie, en fait, daucun effort pour sa réalisation. Au lieu de chercher franchement une morale laïque, on sen tint encore aux dogmes. Ceux mêmes qui avaient voulu se libérer de la domination cléricale, trouvant désuète pour eux une morale parfois gênante, hésitèrent devant la perspective de laffranchissement véritable du peuple. Car la morale laïque implique le développement intégral de tout individu, et son accession à la qualité d homme . Mais les gouvernants dhier, comme ceux daujourdhui, pensaient plutôt quil faut encore une religion pour le peuple , ou du moins une série de principes dont la pratique par la masse des exploités sauvegarde les prérogatives des privilégiés (2).

Pour ces raisons prépondérantes, la morale resta dogmatique. Ces dogmes avaient, il est vrai, lattrait de la simplicité et de la conformité aux lois et aux désirs de ceux qui dispensaient linstruction. Et puis les bases dune morale qui devenait de plus en plus une morale de classe étaient difficiles à établir. La vérité, la justice, légalité, la fraternité devaient, obligatoirement, rester des mots pour ne point courir le risque débranler une société qui avait besoin, pour vivre, de sasservir la morale.

On trouva pourtant quelque chose et ce quelque chose a duré tant bien que mal. On essaya de faire revivre lancienne morale religieuse, et le dogme nouveau, laïc et clérical à la fois, fut le patriotisme . Et, on y sacrifia parce quon avait là une morale de classe apparemment neutre et correspondant en partie aux conceptions contemporaines de la société. Elle avait ses commandements impératifs selon lesquels on pouvait définir une ligne de conduite. Cette morale du patriotisme aboutit à la mobilisation générale de 1914…

Ainsi, donc, si même nous nétions pas persuadés de linsuffisance dune morale dogmatique (3), nous serions obligés dy renoncer parce que nous ne trouvons actuellement aucun dogme capable de supporter notre morale.

Partons donc à la recherche dune morale sans dogme, mais ayant cependant des assises puissantes, susceptibles de régler une vie selon des principes sains. Il ne suffit pas de remplacer le dogme par une raison plus ou moins mystique et par des énoncés de devoirs sans obligations ni sanctions. On arriverait tout juste à produire une morale pour manuels. Ce serait nullement la morale vivante que nous cherchons.

Le sens des mots : raison, conscience, responsabilité, devoirs a été complètement modifié, depuis environ un demi-siècle, par lévolution économique et scientifique de la société. Nous ne voulons pas dire seulement par là que la science, ayant fait évoluer le mode de vie des hommes vers une plus grande coopération rendue tous les jours plus nécessaire a hâté, de ce fait, la disparition des dogmes, et quelle tend à créer une nouvelle moralité basée sur les formes futures de la production et de la répartition des richesses. Mais, nous cantonnant uniquement dans le domaine de la pédagogie, nous constatons que la psychologie, notamment, aidée par la médecine, est en train de la renouveler de fond en comble. Les diverses sciences concourent à démontrer quil faut distinguer la morale sociale actuelle, adaptée à une société donnée dont elle est le soutien, de la vraie morale qui ne tient aucun compte de ces contingences. La morale de Jésus, même encore telle que nous la présentent les Évangiles, est un type de morale idéale, dont le règne nest pas de ce monde. Aussi fut-elle vite considérée comme destructrice des empires, et persécutée comme telle jusquau jour où elle se résigna à devenir sociable . Et à partir de ce jour-là on ne compte plus ses méfaits.

On se familiarise de plus en plus avec cette idée quil y en a, à la crise morale dont nous souffrons, une autre solution que celle affectionnée par les maîtres de lheure. Cet enfant a menti. Pour la morale religieuse, cest là un péché véniel, il est vrai. Nous voulons savoir, nous, pourquoi cet enfant a menti : la médecine pourrait étudier linfluence de lhérédité ; nous étudierons surtout laction de lexemple. Et avant de punir un enfant qui vient de mentir, nous devrions travailler à détruire toutes les dispositions sociales qui ont non seulement permis, mais préparé le mensonge. Cet homme a volé, lenfer lattend, ou plus sûrement les prisons sociales. Nous contenterons-nous de défendre de voler ? Ou nous appliquerons-nous plutôt à faire disparaître les causes diverses qui ont disposé au vol. Cet ouvrier a faim ; un riche la éclaboussé de sa suffisance ; et il a pensé que ce nétait pas mal de voler ce riche, pour manger ou pour faire manger sa famille. Pouvons-nous len blâmer ? Car du moment quon ne se résout plus à espérer en une richesse céleste, et quon a dépouillé les maîtres de leur auréole divine, tout esprit logique avec lui-même en arrive à constater limmoralité de la société. Il se fera donc une morale à lui, que la morale du monde qualifiera de criminelle, mais qui, au regard de la science et de la raison pure est souvent une forme supérieure de moralité.

Si on passe ainsi en revue les divers devoirs quenseignent les morales , on se rend compte que la plupart sont sans fondement sérieux ou bien sont en contradiction si on les réduit logiquement - avec les lois présentes des États. Et cest là, sans doute, cest cette discordance, ou parfois cette opposition entre les conclusions logiques de la morale et leurs applications pratiques, qui a fait linefficacité de notre enseignement moral. Qui ne sest demandé parfois, à lénoncé de certains devoirs, sil ne serait pas préférable, dans lintérêt des élèves, de leur apprendre les lois, parfois opposées, qui mènent actuellement notre société ? Mais bien que persuadés de linutilité de nos leçons, nous ne voulons pas nous résoudre à rabaisser notre idéal. Nous croyons, malgré tout, que ce nest pas la morale que nous concevons qui doit être changée, mais bien plutôt les fondements immoraux de notre société.

Mais nous savons que notre enseignement moral ne peut influer sérieusement sur la moralité dans une société immorale.

On la dit dailleurs maintes fois, la morale ne sapprend pas, elle se pratique. Comment la pratiquera-t-on ? Si nous attendons pour cela davoir la société moralement établie nous risquons fort de tourner seulement dans un cercle vicieux. On a dit aussi que cest linstituteur qui peut le plus par son influence de tous les instants. Nous croyons que ce nest pas suffisant non plus. Oui, le maître apprendra à pratiquer la morale de classe de ses maîtres, sil est un honnête homme , à la mode du jour. Mais sil a un peu de ces idées subversives quon naime pas chez un instituteur, il se rendra compte que ses rapports mêmes avec ses élèves sont souvent immoraux, au regard dune morale rationnelle. Pour que la classe devint elle-même un milieu moral, il faudrait que linstituteur la fît transformer en une image de société idéale dans laquelle les enfants vivraient selon des principes moraux.

Un grand pédagogue américain, M. John Dewey, arrive à cette même conclusion dans une étude intéressante au plus haut point (4). Il reconnaît quau moment où nous avons plus que jamais besoin davoir des hommes, lécole ne doit plus penser exclusivement à léducation intellectuelle, à la culture des enfants. On a souvent déploré, dit-il, la séparation qui existe entre léducation morale et léducation intellectuelle à lécole, entre lacquisition des connaissances et la formation du caractère. Cette lacune provient de ce que lécole nest pas un milieu suffisamment réel .

Car cest bien là la question primordiale. Lécole actuelle est trop souvent encore un milieu essentiellement conventionnel, où le maître omnipotent dispose de la science. Lenfant est vite contraint de faire taire ses aspirations, de rester tranquille . Dans ces conditions, laction morale est nulle, quand elle nest pas pernicieuse. Meubler lenfant dhabitudes de dévouement et de serviabilité envers un milieu social dont on lisole, en dehors de la situation réelle et des besoins concrets auxquels il devra répondre par sa conduite morale, cest, à la lettre, lui enseigner à nager hors de leau .

Il faut si nous voulons que lécole contribue à la moralité, que nous en fassions une institution sociale réelle et vivante , car la seule manière de se préparer à une tâche sociale est dêtre engagé dans la vie sociale .

Signé : Célestin FREINET

Notes :
1) Les programmes récents qui entreront en vigueur en 1924, ayant supprimé ces devoirs envers Dieu, certains journaux catholiques nont pas manqué de crier au scandale.
2) Napoléon à qui Pestalozzi - ce maître décole qui fut non seulement un pédagogue génial, mais un vrai saint laïc présentait ses méthodes déducation par lesquelles il espérait régénérer la société, répondit cyniquement : Cest trop pour le peuple .
3) Parce que : Le jour où, quelles que soient les raisons, les plus nobles comme les plus basses, effervescence des passions, contagion de lincrédulité, déductions de létude imposées à la conscience, les croyances traditionnelles, religieuses ou métaphysiques, sécroulent dans lâme dun homme, si cet homme na pas ancré sa morale aux profondeurs de sa raison et de son cœur, nest-il pas en danger de voir sabîmer, avec ses croyances, la morale quelles portaient seules. (Blanguernon, Pour lÉcole Vivante ).
4) John Dewey, LÉcole et lenfant , Delachaux et Niestlé, Neuchâtel.