Dans une école prussienne
Un matin de rentrée
École Émancipée n°5 29 octobre 1922
Célestin Freinet


A la suite d’un voyage de vacances, notre camarade C. Freinet nous a adressé une intéressante étude sur l’école en Allemagne. Nous en détachons ce court chapitre.
Note : les vacances d’été durent, en Allemagne, du 15 juillet au 13 août.

Le 14 août, Siemss me dit : « Demain, vous viendrez avec moi à mon école. » Certainement j’étais enchanté, mais bien perplexe. Irai-je seulement voir la bâtiment, l’installation ? Et que ferai-je seul pendant les heures de classe ? Pareilles questions se seraient posées à l’esprit de tout collègue français non averti.
Le 15 août donc, levés de bonne heure, nous nous préparons. Et tandis que les deux enfants de notre ami partent pour le « gymnasium » (lycée), Siemss me dit, flegmatique, en déjeunant : « Moi, je ne suis pas pressé ; les élèves entrent tout seuls, et quand on arrive, tout est prêt ». On part enfin. Huit heures vont sonner. Plus d’enfants dans la rue. Seul, là-bas, au loin, un enfant trottine, en retard. Je voudrais me hâter... Je veux savoir comment s’alignent les enfants, quel ordre préside à la rentrée. Dans une école prussienne comme celle-ci, tout doit être admirablement réglé !
Voici l’école : un simple bâtiment en briques rouges, près d’une usine qui lui ressemble. École de garçons et école de filles contenant en tout près de 30 classes. Personne dans la cour. Décidément, j’ai manqué la rentrée... C’est qu’il n’y a pas eu de rentrée, les élèves se rendant d’eux-mêmes dans leurs classes, où le maître va les rejoindre. J’ai été stupéfait aussi de voir les élèves se dresser, sitôt que le carillon sonne, et sortir en récréation. A midi, comme je me trouvais dans une classe de petits qui avaient fini leur journée, je les ai vus tous venir, faire une révérence et serrer la main à leur institutrice et à nous tous. A mon grand étonnement, je dois dire que je n’ai pas vu un alignement, ni une marche au pas dans les longs couloirs cirés. Rien de mathématique ; du mouvement, de la vie.
Pas même d’alignement dans la cour où un instituteur fait faire la gymnastique. Les enfants jouent, courent. Et alors je pensais à nos instructeurs militaires.
Je crois que cet aspect d’une école d’Altona (province prussienne) devait être noté dès le début. On nous a tellement parlé des écoles allemandes préparant l’armée, qu’on ne les voit volontiers que comme des casernes. Et, entre temps, c’est nous, les Français, qui transformons ou laissons transformer nos écoles en centres d’instruction militaire.
La classe dure en général 5 heures, comprenant 5 séances de 50 minutes de travail et 10 minutes de récréation. Je craignais que ces 5 heures ne fussent horriblement longues. Mais comme elles sont soigneusement coupées, ce n’est pas antipédagogique. On a aussi obtenu une plus grande diversité par l’organisation de ces cours.
Si chaque instituteur a, en général, une classe qui lui est affectée, elle n’est pas son fief, les élèves ne voient pas que lui. Ils ont des classes de dessin, faites dans une salle spéciale (en l’espèce par notre ami Siemss qui est aussi chargé de leçons d’anglais) ; des classes de musique faites par un autre instituteur. De plus, chaque instituteur va, selon un tableau de travail établi à l’avance, faire certaines leçons dans les autres classes. De la sorte, les enfants vont, viennent, changent de salle, puis changent de maître. Cela produit de la diversité et donne plus de souplesse à l’enseignement en permettant au maître de travailler principalement les matières où il est vraiment compétent et qui l’intéressent. Car l’instituteur, pas plus qu’en France, ne peut être omniscient.
Mais ceci vu de dehors, qu’allais-je faire dans cette école ? Un instituteur français - un ennemi - aux idées subversives visite un instituteur allemand dont on connaît aussi l’esprit. Comment le recevra-t-on ?
On va d’abord rendre visite au directeur qui est dans sa classe. Il ne paraît pas trop étonné de me voir. Et nous allons, Siemss et moi, à la leçon. Il mène une classe dans la salle de dessin où je regarde à l’aise. Le mur est tapissé de dessins de toutes sortes où je remarque surtout beaucoup de « dessins libres ». Peu de dessins à vue ; ornementation et imagination. Et pendant que les élèves, à leur place, terminent un dessin, on dispose la salle pour une projection. Le plafond, les fenêtres sont soigneusement fermés à l’aide de rideaux noirs et on met en marche la lanterne magique. Quand on parle de lanterne magique, on pense volontiers à nos petits modèles-jouets. Celle-ci est un bel appareil éclairé par un puissant arc électrique. Siemss projette : les images excessivement nettes représentent les diverses phases du conte des « Nains de Cologne » que le maître dit à mesure. Et les cous sont tendus, les bouches bées, signes de la suprême attention. Puis viennent des vues des environs : un canal bordé de cerisiers en fleurs, des champs immenses de ces mêmes cerisiers tous également fleuris. Mais le carillon sonne. Déjà une heure de passée. Pendant que les enfants s’en vont, Siemss me montre les divers ouvrages faits dans l’année écoulée : bois, argile, carton, papier...
C. Freinet