- Lécole active (suite)
Ecole Emancipée n°8 18 novembre 1922
Rubrique : Critiques de livres
par C. Freinet
Fondements psychologiques de lEcole Active
« Elever un enfant, cest le mettre en mesure de
passer dun état que nous jugeons inférieur
vers un autre état que nous jugeons supérieur... Le
mot éducation - ex ducere, conduire hors de -
évoque un cercle limité de possibilités de
vie, hors duquel léducateur se promet de conduire son
enfant ou son élève ».
Pour cela, il est dabord nécessaire de bien
connaître lenfant, et lEcole Active ne pourra
être pleinement réalisée quau moment
où les sciences relatives à léducation,
du niveau embryonnaire où elles sont, seront
arrivées à un niveau supérieur. Justement
lEcole Active base ses méthodes sur les
récentes découvertes. Lenfant na pas,
par exemple, la même notion du bien et du mal que nous et
cest souvent nous, en le punissant pour un «
péché » quil na pas conscience
davoir commis, qui faisons ce péché. De plus,
pour apprendre, il a besoin dêtre
intéressé et il a naturellement une grande faim de
connaissances, mais il faut savoir satisfaire cet
appétit.
« Imposer à lenfant une suite
didées ou dactions que ladulte a voulues,
créées ou imaginées à priori
est une aberration qui na dautre excuse que la
tradition et la commodité. Leffort, conçu
comme une tension de la volonté vers ce qui manque
dintérêt, est une anomalie ».
Et voici des constatations que nous avons tous faites et dont il
faudrait tirer un enseignement :
« Les pouvoirs spontanés de lenfant, son besoin
de réaliser ses propres impulsions ne peuvent être
supprimés daucune manière. Si les conditions
extérieures sont telles que lenfant ne puisse pas
déverser dans son travail ses puissances instinctives,
sil a le sentiment de ne pas pouvoir sexprimer
par son travail, il apprend alors, dune façon tout
à fait merveilleuse, à fournir exactement la
quantité dattention nécessaire pour satisfaire
les exigences du maître et à réserver une
partie de son énergie mentale pour suivre les lignes
tracées par ses besoins innés ».
Il y a donc chez lenfant des pouvoirs qui ne demandent
quà se développer et qui soffrent comme
un point dappui à notre enseignement.
Il faut donc définir expérimentalement quels
sont les besoins innés de lenfant aux
différents âges, il faut bien connaître le
sujet que nous devons élever. M. Ferrière
compare lenfant à un primitif, en tenant compte de
lhéritage des siècles passés. Durant sa
jeunesse, lenfant parcourt rapidement les différentes
étapes par lesquelles est passée
lhumanité. Et cette assimilation est frappante,
lumineuse presque. Il y a là des pages fort
intéressantes que lauteur a résumées
dans le tableau que nous reproduirons plus loin.
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- LActivité manuelle à lEcole
Active
Voilà donc établies expérimentalement des
bases rationnelles pour lenseignement nouveau. Comment
donnerons-nous léducation adéquate à
ces besoins et à ces prédispositions ? Il
faut :
« Partir des activités spontanées des enfants;
partir de leurs activités manuelles et constructives,
partir de leurs activités mentales, de leurs affections, de
leurs intérêts, de leurs goûts dominants ;
partir de leurs manifestations morales ou sociales, telles
quelles se présentent dans la vie libre et naturelle
de tous les jours, selon les circonstances, les
événements prévus ou les imprévus qui
surviennent, voilà le point de départ de
léducation. Eduquer consistera à partir de ce
qui est afin de mieux conduire (ex ducere) vers ce qui est mieux
».
Les travaux manuels sont à la base de cette
éducation. Ils sont compris, non comme préparation
à la vie, mais comme loutil nécessaire au
développement de lenfant, car ces travaux manuels lui
font faire des progrès notables au point de vue corporel,
psychologique, moral et social ; mais en aucun cas, le travail
manuel ne doit être une fon, il est seulement un moyen, il
doit toujours être mis au service de léducation
de lesprit. Que fera-t-on comme travail manuel ? Certaines
branches ont une valeur éducative plus marquée : le
travail du fer, du bois, de largile, de la forge. Mais tout
dépend des dispositions et des préférences de
lenfant.
- ***
- LActivité sociale à lEcole
Active
La grande activité manuelle facilite lentraide
à lécole, en dehors de lécole
aussi. Cette entraide sociale sest manifestée
exceptionnellement durant la guerre. Elle se poursuit en certains
pays, comme la Bulgarie où le ministre de
lInstruction publique a décrété une
« semaine scolaire du travail obligatoire », ce qui a
donné, paraît-il, dheureux
résultats.
Venons-en à la discipline qui, pour nos écoles
à fort effectif, est un des grands obstacles (avec les
programmes de savoir mémorisé) à
linstitution de lécole active. Hélas !
nous sommes obligés de constater que - liberté ne
signifiant pas anarchie - il faut, pour maintenir la discipline
acceptée dans lEcole Active, un grand doigté
et une grande sagesse. Il est certain que cette vie vraiment
commune où le jeune citoyen est souvent puni par où
il a péché, où « il apprend
bientôt que les droits de chacun sont tenus en bride par les
droits de tous, en dautres termes, que chacun doit sacrifier
une parcelle de sa liberté pour le bien social », les
frictions constantes le prépareraient admirablement
à vivre en « homme » dans une
société harmonique. Mais on attend trop de
linstituteur. Il faudrait quil soit un être
exceptionnel, exceptionnellement bon et attaché à
son école. Cest risquer de ne faire de
lécole active quune institution
exceptionnelle.
Comment faire donc ? Eduquer les instituteurs ? Mais tant de
causes se liguent contre la libération quon nous
demande. Et puis, qui fera cette éducation, si ce
nest nous-mêmes ? Mais quelquun ne trouvera-t-il
point une technique de lécole active ? technique qui
tiendrait compte de létat actuel du maître pour
en tirer le maximum davantages au bénéfice de
lécole rénovée. Jean Ligthard cherchait
peut-être cette technique puisque, dans une école
sans programme, il avait établi cependant certaines
directives au service de ses collègues. Qui continue ses
recherches ? Ad. Ferrière ne semble dailleurs pas
envisager linstitution générale de
lEcole Active, il attend patiemment que les noyaux
créés fassent école. Peut-être en effet
ny a-t-il rien dautre à faire.
-
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- LActivité Intellectuelle à lEcole
Active
Nous nélevons pas les enfants, ce sont eux qui
sélèvent. « Notre premier rôle est
de créer le milieu au sein duquel ils puiseront la force de
grandir ; notre second rôle est de les orienter. »
Lenfant que nous avons vu ressembler en tant de points au
primitif, doit aller à lEcole de la Vie. En
matière denseignement, on a recours à des
moyens nouveaux, caractérisés surtout par le libre
droit de lenfant, sous la direction occulte du maître,
parlant plus demplois du temps. Une leçon
intéressante pourra se prolonger toute une matinée,
durant laquelle on exercera les différents facultés.
Cest en somme notre « centre
dintérêt », mais cette fois rendu vraiment
centre dintérêt. On a recours aussi à la
collaboration des élèves pour de nombreux travaux.
On peut encore conserver un programme, très lâche il
est vrai, pour satisfaire les parents, dit lauteur.
Que deviennent les livres dans cette école ? Ils
disparaissent presque ou plutôt ils apparaissent quand les
besoins des enfants les nécessitent. Quels sont les moyens
qui soffrent à nous pour éduquer les enfants ?
Lauteur distingue : 1° lâge du jeu (4, 5 et
6 ans), puis la période des intérêts
immédiats, puis celle des intérêts concrets
spécialisés à 10, 11, 12 ans, etc. De ces
bases ainsi établies, il tire le mode
déducation qui va, suivant lâge, du jeu
exclusif jusqu'à létude des choses abstraites.
On voit la différence avec dautres méthodes
qui ont voulu faire du jeu le levier principal de toute
éducation.
Lavenir de lEcole Active
Lauteur passe en revue le mouvement pour
lécole active depuis la guerre. Pour la France, il ne
note guère que le travail des « Compagnons ». Et
voici son appréciation :
« Et pourtant, rares sont ces socialistes (instituteurs) qui,
une fois dans leur classe en
présence de leurs élèves, cessent
dêtre des monarques absolus. Ce nest pas
même une éducation républicaine quils
donnent en fait à ces jeunes républicains. Pourquoi
? Jai dit plus haut mon opinion là-dessus : rationnel
en théorie, novateur souvent, précurseur dans
presque tous les domaines de la science, le Français est
souvent ligoté, en face de la pratique, par le conformisme
social qui résulte de sa sociabilité native. Est-ce
là le vrai motif ou faut-il le voir dans les luttes
politiques et confessionnelles qui accaparent le meilleur des
forces de beaucoup desprits généreux et qui
paralysent toute action ? »
Prenons-en pour notre grade et tâchons de démentir ce
jugement.
En Angleterre, il y a de belles réalisations.
« En Allemagne, la lutte na pas lieu, comme en Europe
occidentale, entre une poignée de réformateurs
scolaires et les gouvernements, mais entre réformateurs qui
ont la loi pour eux et réactionnaires qui, par leur
attitude, se mettent hors la loi. »
Voilà bien situé le mouvement important qui, en
Allemagne, pousse non seulement les écoles privées,
mais aussi les écoles dEtat, vers lécole
active.
Pour la Russie, M. Ad. Ferrière savoue incapable de
porter un jugement. Il paraît tout de même assez
sceptique du fait surtout, non pas des dispositions des Soviets,
mais de la difficulté du recrutement des maîtres.
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- En résumé, lEcole Active est : 1°
lécole de la spontanéité constructive
et créatrice, 2° lécole sur mesure,
3° la sélection naturelle des capacités mettant
chacun à sa place dans la société, pour la
plus grande harmonie.
Mais il faut des maîtres, des maîtres qui soient des
hommes. Il faut quils aiment les enfants. Oh ! de
ceux-là il y en a ; mais il faut les aimer dun amour
réel, profond et compréhensif.
Aurait-on ces maîtres, il reste encore à se
libérer des lois qui nous enchaînent à
lécole traditionnelle. Ah ! si on voulait comprendre
ce que serait pour lhumanité une éducation
rationnelle ! Mais allez dire cela aux potentats qui ne voient que
largent et le profit immédiat. Lécole
active se présente donc à nous comme
lécole post-révolutionnaire. Comme telle, son
étude est du plus haut intérêt. En attendant
que nous la réalisions à notre tour, il est de notre
devoir de suivre attentivement les efforts de collègues
plus favorisés ou plus dévoués. A ce point de
vue, la lecture de luvre de M. Ad. Ferrière est
des plus instructives et un résumé toujours trop
succinct ne peut donner quune pâle idée de ce
mouvement si important et que nous semblons ignorer en France.
- Freinet
Note : Il faut se rappeler sans cesse que ces copieuses notes de
lecture sont écrites par Freinet en 1922. On comprend mieux
avec quel intérêt passionné il se rendra
à Montreux, en août 23, au congrès
international pour léducation nouvelle.