A propos de la méthode Montessori
Ecole Emancipée n°21 17 février 1923
C. Freinet


Dans sa brochure : L’Activité spontanée chez l’Enfant (Editions Internationales Populaires, Genève), M. Ad. Ferrière, directeur du Bureau international des Ecoles nouvelles, dit de Mme Montessori : « C’est Mme Montessori qui a appliqué la première la méthode de choix libre de l’enfant. Elle l’a introduit d’abord dans ses classes de tout petits, puis à l’école primaire. Partout le succès a répondu à l’attente. Certes, il est utile de prévoir un minimum de travail collectif, à côté du travail individuel de chaque élève, comme il est utile de prévoir un minimum de travail obligatoire pour mettre en appétit les natures molles et indolentes sur lesquelles l’émulation n’aurait que peu de prise. Mais je sais qu’en disant cela je suscite la protestation des admirables institutrices montessoriennes que j’ai vues à l’œuvre au Tessin. Rien que le mot « obligatoire » leur est en horreur ».
D’autre part, vous avez lu, dans les n° 17 et 18 de l’E.E. l’article de notre camarade A. Zanetta qui nous conseille de nous méfier d’une méthode dont le succès proviendrait en grande partie d’une réclame savamment conduite.
Comment expliquer cette contradiction ?
Loin de nous, la pensée de suspecter la sincérité de notre chère A. Zanetta. Si sa critique a souvent l’allure d’un réquisitoire, elle explique elle-même ce ton dans sa conclusion. Nous ne contesterons pas non plus les titres qui la mettent en droit de discuter une méthode d’éducation. Et nous ne pouvons certes pas en présenter autant, nous qui n’avons jamais visité de « casa dei bambini » et qui connaissons à peine la méthode Montessori.

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Notre camarade dit : « Les buts évidents que se propose la méthode Montessori dans ses « case dei bambini » semblent être les suivants :
1° L’éducation des sens pour arriver aux idées ;
2° Donner aux enfants des habitudes sociales qui les émancipent de bonne heure du besoin de se faire aider par les grands dans les nécessités quotidiennes de la vie ;
3° Offrir le maximum de bonheur aux enfants, en les élevant dans un milieu de beauté, de complète liberté et de spontanéité. »
Laissons les deux premiers points pour en arriver au troisième où, n’en déplaise à notre camarade, réside la « nouveauté ».
Un milieu de beauté, nous le voudrions certes tous. Il est bon cependant de le rappeler souvent à une société qui lésine sur tout ce qui peut être utile aux enfants. Mais lorsque M. Ferrière glorifie Mme Montessori comme un des pionniers de l’Ecole Nouvelle, il considère, non seulement le matériel montessorien - si coûteux pour nos écoles primaires - mais surtout l’esprit.
Offrir un maximum de bonheur aux enfants, n’est-ce rien ? Et sont-ils bien nombreux les instituteurs qui veulent réellement cela ? Oui, on ne contrarie les élèves que le moins possible, lorsque leur intérêt futur est lui-même en jeu. Mais sommes-nous sûrs de ne pas nous tromper sur cet intérêt futur ? En tout cas, l’enfant souffre nécessairement d’une contrainte qu’il ne comprend pas. Nous ne lui donnons pas le maximum de bonheur que J.J. Rousseau définissait ainsi dans L’Emile : « Pourquoi voulez-vous ôter à ces petits innocents la jouissance d’un temps si court qui leur échappe, et d’un bien si précieux dont ils ne sauraient abuser ? Pourquoi voulez-vous remplir d’amertume et de douleur ces premiers ans si rapides, qui ne reviendront pas plus pour eux qu’ils ne peuvent revenir pour vous ? Aussitôt qu’ils peuvent sentir le plaisir d’être, faites qu’ils en jouissent, faites qu’à quelque heure que Dieu les appelle, ils ne meurent pas sans avoir goûté la vie. »
Réaliser un milieu de complète liberté et de spontanéité, voilà la grande originalité. « Est-ce là une trouvaille propre à la Montessori ? » demande A. Zanetta. D’autres, avant Mme Montessori, avaient vu le rôle que devait jouer la spontanéité dans une éducation bien comprise. Mais nul n’avait encore réalisé une liberté aussi complète dans une classe pourtant nombreuse. C’est en cela que Mme Montessori est considérée par M. Ferrière comme une des grandes réalisatrices des Ecoles Nouvelles. La spontanéité découlant de la liberté apparaît en effet aujourd’hui comme le moyen le plus efficace d’éducation. Elle est le principe des écoles actives et, en général, de tous les systèmes nouveaux d’éducation.
Ceci est bien une question de « pédagogie » et non d’argent. Il nous serait possible de le réaliser même dans nos écoles pauvres. Nous ne nous illusionnons pas cependant. Car les écoles actives, telles qu’elles existent aujourd’hui, ne nous paraissent pas applicables à la totalité des écoles populaires. Elles attendent trop de l’éducateur, auquel il faudrait le feu sacré, une volonté et une patience à toute épreuve, ainsi qu’une connaissance très approfondie de l’enfant. Mais n’est-il pas nécessaire qu’on montre aux nombreux instituteurs qui considèrent leur mission comme un apostolat, qu’ils peuvent transformer leurs écoles pour le plus grand bien des élèves, et cela sans grande dépense. Il leur faut seulement un inépuisable amour de l’enfance !
Quels sont les effets de cette éducation ? Là aussi, il faut s’entendre.

  1. Zanetta dit : « Je sais que les enfants sortis des « case » montessori ne donnent dans les écoles primaires aucun rendement particulier ». Cela est tout naturel. On a développé l’enfant pour l’enfant et non pour l’homme qu’il sera plus tard. L’enfant qui nous arrive est encore un petit sauvage. Et en effet, il bavarde beaucoup, dites-vous. Mais l’école le prend dans son engrenage et bientôt il n’y paraîtra plus de l’éducation libérale qu’on lui avait donnée dans les « case ». Mais un M. Ferrière trouvera bon que l’enfant n’ait encore appris qu’à jouer, qu’à vivre ses jeunes ans. Il bavarde... spontanéité... les enfants doivent beaucoup parler... Il écrit mal... mais on ne lui a pas encore appris à écrire.

Il ne faudrait pas considérer cet enfant après quelques années d’éducation montessorienne. Il serait bon de le suivre jusqu'à 13, 14 ans. Et encore, à cet âge, il nous paraîtrait moins « fort » que l’élève que vous avez saturé de savoir. Il faudrait surtout voir l’homme qu’il deviendra, et si le bon sens et la personnalité développée chez lui ne seront pas plus profitables dans la vie, qu’un vaste fatras qu’on oublie souvent avant de réapprendre.
Que sont les maîtresses montessoriennes ? « J’en connais, dit A. Zanetta, qui n’ont aucune culture, ni pédagogique, ni générale ». Aiment-elles les enfants ? Si oui, je ne vois guère d’impossibilité capitale à ce qu’elles s’occupent des petits. Pestalozzi avouait, à un certain moment, n’avoir plus lu un livre depuis quarante ans. Elles n’ont aucun titre ! Pauvres titres !... Ecoutons encore Pestalozzi qui fut pourtant un éducateur ; « Je ne sais ni calculer, ni écrire ; je ne comprends rien à la grammaire, aux mathématiques, à aucune science ; le dernier de mes élèves en sait plus que moi ; je ne suis que l’éveilleur de l’Institut d’Yverdon ».
Tout dépend de l’esprit. M. Ferrière trouve ces maîtresses admirables.
Cette critique de A. Zanetta n’est-elle pas un peu injuste ? Non, au point de vue « ancienne école » où notre camarde s’est placée. Je crois cependant que, sans être exempte de reproches, loin de là, la méthode Montessori constitue un progrès appréciable dans l’éducation. Retenons surtout qu’elle veut : « offrir le maximum de bonheur aux enfants en les élevant dans un milieu de beauté, de complète liberté et de spontanéité. »
C. Freinet