Mes impressions de pédagogue en Russie soviétique
L’École Émancipée n°6, 1 novembre 1925
Célestin Freinet


Car nous ne sommes pas allés visiter la Russie en bons bourgeois qui se croient aptes à tout juger, mais en « instituteurs primaires » dépourvus de cette culture générale qui rend un Béraud universel.
Mais notre « métier » nous le connaissons : nous en savons toutes les difficultés et pouvons juger à leur juste valeur l’effort gouvernemental et les réalisations obtenues sur ce terrain . Nos camarades ouvriers qui sont également allés là-bas étudier la situation des camarades de leur « métier » peuvent en dire autant. Et je le demande en toute honnêteté : lequel est le plus digne de foi de ces deux témoignages : celui de travailleurs visitant d’autres travailleurs aux prises avec les mêmes difficultés, ou le reportage d’un passant que nous croyons tout juste capable de juger les travailleurs de la presse de l’U.R.S.S..
Nous n’avons pas vu non plus toutes les écoles de Russie. Il nous aurait fallu pour cela de longs mois ; et nous devions rentrer en France gagner notre pain.
On nous a montré, d’une part, les établissements d’éducation qui sont le plus représentatifs de l’esprit et de l’effort nouveaux. Nous avons pu nous pénétrer ainsi de la pensée profondément révolutionnaire qui a guidé nos camarades russes, et nous voyons avec eux maintenant la belle route sur laquelle ils sont disposés à marcher, si les travailleurs du monde savent leur assurer la sécurité. Je dis la belle route non pas parce qu’elle se présente désormais sans obstacles ni dures montées, mais parce qu’on voit luire au bout le but que nous nous proposons tous : la libération de l’individu dans un état social meilleur.
Nous travaillons à l’école comme des nageurs qui se débattent contre le courant. Le Russes, comme l’a dit si souvent Van de Moortel , ont un espoir et une foi. Et nous les envions.
Mais nous sommes allés voir aussi ce qui se fait dans les écoles ordinaires, celles qui n’ont à leur tête aucun éducateur de génie, mais seulement des maîtres dévoués. Nous avons séjourné longtemps dans ces écoles dont les instituteurs ne dépassent pas, pédagogiquement, la moyenne de nos maîtres ; où les locaux ne sont pas toujours luxueux, le matériel à peine suffisant parfois. Nous avons vu aussi des écoles qu’on nous cachait comme une honte – et ce ne sont pas celles qui nous ont le moins intéressés.
Et surtout nous avons passé de bonnes heures au milieu du personnel enseignant : à Léningrad, Moscou, Saratov , Stalingrad, etc …. Partout où des instituteurs étaient assemblés, nous accourions. Et là, après les inévitables discours de cordiale bienvenue, nous nous perdions dans les groupes de camarades où nous conversions jusqu’à une heure avancée de la nuit.
Si ces trois semaines passées en Russie ne nous ont pas livré tous les secrets de cet immense pays, nous sentons du moins que ce séjour nous a permis de pénétrer l’esprit dans lequel est résolument dirigée l’éducation nouvelle révolutionnaire. Le rapport complet qui paraîtra en édition de l’ Internationale des Travailleurs de l’Enseignement donnera à nos lecteurs tous renseignements documentaires. Je voudrais essayer ici d’ordonner mes impressions de pédagogue, impressions que je ne m’attarderai pas à justifier par des faits - lesquels seront dans le rapport - mais qui seront le résultat abstrait de la belle enquête que nos camarades russes se sont tant ingéniés à nous faciliter.
C. Freinet