Mes impressions de pédagogue en Russie soviétique
L’École Émancipée n°7, 8 novembre 1925
Célestin Freinet

II
Coup d’œil général sur la nouvelle Education en Russie

Je lisais ces jours-ci une étude intéressante de Manuel Devalvès sur le « Mouvement anglais des New Schools » (Mercure de France 15-4-1925).
Il y a deux mois encore, elles étaient mon plus lointain horizon, ces écoles anglaises qui, en accord avec quelques écoles nouvelles suisses, belges, allemandes ou américaines, cherchent à réaliser les grands principes de l ‘ éducation de l’avenir. Activité des écoliers, développement libre de leur individualité dans un milieu coopératif, travail manuel scolaire, plein air, coéducation, telles étaient les principales caractéristiques formulées par le grand pionnier de l’éducation nouvelle en Occident, Ad. Ferrière, directeur du Bureau International des Ecoles Nouvelles, et dont il a fait une sorte de charte de l’ éducation rénovée.
Mais la Russie ? Nos pédagogues se taisaient sur elle. D’écoles nouvelles, il n’y en a pas en U.R.S.S. C’est pourtant du pays de la Révolution que nous attendions, nous, le grand exemple. Car les écoles nouvelles occidentales, pour si intéressantes et si utiles qu’elles soient, restent des écoles spéciales, avec des éducateurs et des élèves choisis. Elles n’ont qu’un lointain rapport avec l’école du peuple qui nous intéresse tout particulièrement.
Qu’a bien pu réaliser la Russie dans cette voie si délicate de l’éducation ? M. Ferrière lui-même, dans une brochure sur « l’activité spontanée des écoliers » ne cite la Russie des Soviets que pour dire «  qu’elle a essayé de transporter l’école à l’usine ». L’auteur a raison de n’être pas trop enthousiaste de cette innovation, car ce serait là une sorte de solution simpliste que nos camarades russes n’ont pas même envisagée.
Ces injustes jugements - ou ce silence - sur l ’ œuvre révolutionnaire proviennent , d’une part, de l’ isolement intellectuel de la Russie et de l’ infinité de faux renseignements répandue en pays capitalistes par les journaux de toutes nuances. D’autre part, ceux qui doutent – éducateurs occidentaux ayant derrière eux une longue tradition théorique – ont une sorte de dédain pour ces nouveaux venus en pédagogie qui, parce qu’ils ont fait une révolution , s’imaginent avoir découvert quelque chose de nouveau sous le soleil.
Ils pensent sans doute cela, nos meilleurs pédagogues occidentaux. Ils ne nient pas que les Russes puissent avoir fait des essais intéressants - qu’ils ignorent. Mais à croire que là-bas s’élabore et prend forme déjà , une pédagogie vraiment nouvelle et prolétarienne, ils ne peuvent s’y résoudre.
Il est de notre devoir de rompre sans tarder cette conspiration du silence. Les pédagogues occidentaux doivent étudier loyalement l’ expérience russe. La pénétration des deux pédagogies hâtera sûrement l’ère des réalisations mondiales.

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J’avais mésestimé moi aussi l’influence possible des forces révolutionnaires sur l’Education. Je m’attendais certes à voir du nouveau là- bas, beaucoup de nouveau. Mais jusqu’à quel point ce nouveau serait-il dans le plan de nos désirs théoriques d’ éducateurs ? C’était le mystère.
Nous avons été comblés :
Nous rêvions d’ activité à l’école, et nous avons vu partout la vie intense que procure le libre travail, le besoin d’ action qui contraste avec la passivitéde nos écoles « assises ».
Le travail de l’ élève doit être intéressant et individualisé le plus possible. Or, dans toutes les écoles russes, on prononce les mots de complexe ( centre d’ intérêt ), de Plan Dallon, de Laboratoire de Travail , avec une sorte de vénération. On parlait timidement de liberté à l’ école. Certaines écoles anglaises avaient des organisations originales de self-government avec des « capitaines » ; ailleurs on avait expérimenté une autonomie plus complète. Mais nos écoles publiques restaient autoritaires et oppressives. Nous avons vu, dans toutes les écoles russes, non seulement une organisation active de self-government, mais surtout une vie politique et sociale intense, qui puise son élan dans le renouveau de vie sociale ambiante.
Les examens nos gênent ; il n’ y a plus d’ examen en Russie.
Du plein air, du travail manuel, du travail industriel et agricole ; et la coéducation surtout que nous tentons avec hésitation en France, au risque de choquer constamment les vieux préjugés bourgeois. Il y a en Russie, coéducation partout ; on ne comprendrait plus une autre école.
Neutralité, disent nos vieux règlements démocratiques. Mais la neutralité c ‘est la mort. La vie ne peut pas être neutre. C’ est pourquoi l’ école russe, qui est vivante, n’ est neutre ni au point de vue politique ni au point de vue religieux. Elle prépare loyalement le Citoyen de la République des Travailleurs et l’ homme areligieux qui saura jeter hors du temple les popes endormeurs du prolétariat.

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Ce court énoncé fera comprendre notre surprise et notre émerveillement, surtout si l’ on songe dans quelles conditions ont été réalisés ces immenses progrès. Et je ne parle pas des simples difficultés matérielles dont le capitalisme contre- révolutionnaire porte la responsabilité. Mais comment les pédagogues russes étaient-ils préparés à cette tâche gigantesque : ils ignoraient presque tout de nos acquisitions pédagogiques. Ils ne connaissaient ni les efforts des Decroly, Ferrière, ni les réalisations de quelques écoles nouvelles. Et cela est regrettable car ils auraient pu, par avance, y puiser des directives qui auraient grandement facilité leurs recherches ultérieures. Ils ont cependant trouvé dans leur dévouement à la cause du peuple et dans l’ activité révolutionnaire des clartés suffisantes pour, non seulement hausser leur pédagogie au niveau de la pédagogie occidentale, mais pour dépasser aussi, et de beaucoup, nos timides essais.
Ce qui doit pourtant réconforter les chercheurs d’ Occident, c’ est de constater que les Russes ont recommencé nos expériences sur une vaste échelle. L’ identité des résultats nous prouve que la pédagogie d’ avant- garde occidentale est dans la bonne voie, et elle nous encourage à continuer nos efforts pour préparer, en régime capitaliste, l’ avènement de l’ école du peuple.

C. Freinet