Mes impressions de pédagogue en Russie soviétique
L’École Émancipée n°10, 29 novembre 1925
Célestin Freinet

Une école ordinaire du 1er degré

C’est le second jour de classe… Nous nous présentons dans une école du premier degré à Moscou. Ma foi : c'est une école comme toutes les écoles - car les enfants n'occupent pas que des châteaux. Nous entrons dans les classes : Voici la première année, enfants de huit ans, dont quelques-uns viennent des jardins ou des maisons d'enfants ; et d'autres n'ont jamais été à l’ école. ( Car, pour des raisons diverses, que j’ essaierai plus tard de justifier, l'âge scolaire ne commence qu‘à huit ans en Russie). Classe nombreuse, 35 à 40 enfants à la mine peu resplendissante. La classe elle-même ressemble comme une sœur à nos classes françaises – car l'école d'ancien régime tient si peu compte de l'enfant que toutes les écoles d'Europe se ressemblent. Et nous sommes ici dans un vieux bâtiment scolaire.
Nous nous rendons dans une deuxième classe, parallèle à la première, où on a sélectionné les élèves plus forts ou qui ont déjà un certain acquis scolaire. Et, de fait, la classe est plus vivante, plus heureuse.
Mais je n’y remarque aucune originalité importante. Et la même constatation dans d'autres écoles m'a fortifié dans cette opinion que la pédagogie russe n'a pas fait grand chose encore pour améliorer, révolutionner l'enseignement à cet âge ingrat qui va jusqu‘à neuf ou dix ans. Simple constatation pour éclairer les collègues français qui, au contraire, sont contraints par les programmes de hâter outre mesure les principales acquisitions scolaires, par un enseignement trop souvent prématuré. Cette constatation ne diminue d'ailleurs en rien la valeur de l'effort russe dont on comprendra la portée ; elle en est du moins la caractéristique .
A la classe de troisième année ( 10 ans) la physionomie change déjà. La classe est encore nombreuse ( 48 élèves), mais il y a là une maîtresse d'élite, formée par l'Académie communiste de Blondsky, qui dirige avec aisance tout son petit monde.
On vient de faire un diagramme. Boyer vous a dit la vogue mais aussi la portée de cette méthode nouvelle, où nous saisissons, matérialisée, la comparaison entre le nombre d'enfants : ayant passé leurs vacances en Crimée ( les moins nombreux, ou dans des camps de pionniers, ou restés en ville, ou, et ce sont les plus nombreux, étant allés dans les villages. Maintenant les élèves racontent à tour de rôle les bonnes journées passées au grand air. C'est très joli ce qu’ils racontent : en Crimée, les pionniers ont aidé aux paysans à faire la récolte ; il y avait dans la région un ancien château princier devenu aujourd’hui maison de repos pour les paysans. D'autres ont visité des sanatorias ; les plus heureux ont aidé à la vendange, et, bien entendu, ont mangé beaucoup de raisin.
Cette vie et cette joie nous font plaisir.
Dans une classe de 4ème année, aussi nombreuse, - garçons et filles naturellement - nous tombons en plein travail d'organisation scolaire du self-government. L'institutrice n'a pas l'air ni novatrice, ni bien révolutionnaire.
C'est une humble petite femme grisonnante, déjà ancienne dans le métier sans doute, et que la vie a débordée. Car l'élan des jeunes et les institutions nouvelles sont parfois plus forts que toutes les résistances « raisonnables »
Les élections ont été faites. On a déjà organisé le travail. Les tâches de la classe ont été réparties en diverses commissions, embryons de la vie de l'école. ( Voir l'énumération des 2 commissions nommées dans l'article de Boyer, E.E. n° 5).
Cette liste donne une idée des préoccupations nouvelles de ce petit monde d'élèves. Et ce n'est pas là une activité théorique, sur le papier. Nous avons pu nous convaincre nous-mêmes de l'intérêt que les élèves prennent au fonctionnement de ces commissions. Nous les avons interrogés longuement. C'était merveille, le naturel et la fermeté de leurs réponses. Et nous pensions que voilà déjà un grand bienfait de l'école d'avoir donné aux élèves cette confiance en eux et cette vie.
Avec quelle curieuse amitié ils se serraient autour de nous avant notre départ ! Ils voulaient à tout prix que nous leur parlions des enfants d'Europe occidentale, que nous leur disions comment se pratique chez nous le self-government, les belles excursions que font nos élèves( !), etc…
Hélas ! ils ne se figurent pas, ces profiteurs de la révolution, quelle misère intellectuelle asservit encore les enfants d'Europe !
Ils se pressent autour de nous, demandent des adresses pour correspondre.

Comme si les gouvernements se gênaient pour confisquer enveloppes et contenu. Ils nous l'ont bien fait voir…(1)
Il nous fallut partir.
C. Freinet