Pédagogie russe et pédagogie bourgeoise
L’École Émancipée n°12, 13 décembre 1925
E. Delaunay


J’ai lu et relu attentivement les « Programmes officiels de l’enseignement dans la République des Soviets(1) » et j’ai été heureux de constater l’importance de l’effort pédagogique de nos camarades russes.
Pas plus en France qu’en Belgique - je veux parler de nos derniers programmes et des programmes belges de 1923 - on n’a su, non seulement tenir un tel compte des besoins de l’éducation des enfants du peuple, ce qui ne peut nous surprendre de la part de gouvernements capitalistes, mais encore profiter aussi bien des dernières conquêtes de la psychologie et de la pédagogie.
Mais si les programmes russes et les instructions méthodologiques qui les accompagnent présentent une réelle supériorité sur les programmes officiels de France et de Belgique, il ne s’ensuit pas que nous devions les considérer comme un tout parfait qu’il n’y a nul besoin de compléter ou de corriger.
Si, par exemple, l’école russe fait place aux travaux collectifs, il semble qu’elle néglige tous les efforts nécessaires pour l’individualisation de l’instruction et ceci nous permet une remarque : ces efforts ont surtout de l’importance dans l’enseignement aux enfants de moins de huit ou neuf ans auxquels les travaux collectifs ne conviennent pas par suite de l’égocentrisme des tout petits. De là deux conséquences : il ne faut pas critiquer outre mesure les pédagogues russes qui ont négligé l’individualisation moins utile chez eux où l’enseignement du premier degré commence à huit ans et il ne faut pas non plus négliger cette individualisation chez nous.
Autre exemple : nos camarades russes, nul n’en sera plus heureux que nous, recommandent une méthode globale, idéo-visuelle de lecture, mais il est évident que celui qui lit dans leurs programmes : « Pour les enfants il est plus naturel, plus simple et plus facile de tracer des caractères d’imprimerie », ainsi que tout ce qui suit sur le même sujet, doit tenir compte qu’il s’agit de caractères russes. En France comme en Russie il paraît cependant exact que l’on fatigue «  inutilement les enfants en leur apprenant en même temps la lecture des caractères imprimés et l’écriture des caractères écrits », mais nous n’en conclurons pas qu’il faut choisir les uns ou les autres. Une autre solution nous paraît préférable : c’est d’employer le script. Le script est un mode d’écriture, en usage en Angleterre, dont les caractères rappellent suffisamment et nos caractères manuscrits et nos caractères imprimés pour qu’au bout d’un certain temps l’enfant puisse passer sans peine à la lecture de nos caractères imprimés et à l’écriture de nos caractères écrits.
Nos camarades russes qui s’efforcent de localiser leur enseignement ne comprendraient pas que nous nous contentions de les imiter servilement, et leur volonté manifeste de perfectionner leur œuvre nous fait augurer qu’ils ne pourront qu’être heureux de nous voir joindre nos efforts aux leurs.
Cette question des efforts que nous devons faire pour améliorer la science pédagogique m’amène à relever une erreur de Freinet. Selon notre camarade les dirigeants de l’instruction publique en Russie ont à peu près tout ignoré des efforts des pédagogues bourgeois. Ceci est tout à fait inexact, la lecture même de leurs programmes nous prouve sans conteste qu’ils connaissaient le plan Dalton et la méthode des projets de Dewey, il nous paraît certain aussi qu’ils ont connu les travaux du Dr Decroly, tout comme ceux des pédagogues suisses, et un article du camarade Lapraz confirme notre opinion ; Lounatcharsky, écrit-il, a beaucoup connu à Genève Ferrière et s’est inspiré de ses idées dans son organisation de l’enseignement. Il me semble qu’on ne saurait plus, après cela, faire grief à quelques-uns d’entre nous d’étudier les efforts pédagogiques d’origine bourgeoise.
Il faut bien reconnaître d’ailleurs que, jusqu’à ces derniers temps, c’étaient les seuls travaux que nous puissions connaître par les livres ou les revues, et Freinet commet une seconde erreur lorsqu’il parle d’une « conspiration du silence ». Pouvons-nous vraiment reprocher aux pédagogues bourgeois de ne pas nous avoir fourni plus de renseignements précis sur la pédagogie russe qu’on n’en a trouvé jusqu’à ces temps derniers dans l’Ecole Emancipée et le bulletin de notre Internationale ? La publication des programmes russes et les voyages d’instituteurs en Russie ne sont, espérons-le, que le début de l’application d’une meilleure tactique.
Il me paraît d’autant plus injuste de mêler Ferrière à une conspiration du silence qu’à l’annonce de la publication des programmes russes , je lui avais offert de donner à « Pour l’Ere Nouvelle » un article exposant les efforts de nos camarades russes en faveur de l’activité à l’école et qu’il m’avait textuellement répondu : « Article sur la Russie sera le très bienvenu ».
Il ne nous est donc pas impossible de faire connaître l’œuvre pédagogique russe mais au préalable il nous faut la connaître nous-mêmes. Nos camarades russes , j’en suis convaincu, ne manqueront pas de nous documenter.
E. Delaunay

(1)- Une forte brochure in-8, éditée par l’Internationale des Travailleurs de l’Enseignement, franco 2 francs.