Pédagogie russe et pédagogie bourgeoise
L’École Émancipée n°15, 3 janvier 1926
Célestin Freinet


J’ai, paraît-il, commis deux erreurs dans mon « Coup d’œil général sur la nouvelle éducation en Russie » (Ecole Emancipée n°7).
J’ai dit : «  Les pédagogues russes ignoraient presque tout de nos acquisitions pédagogiques. Ils ne connaissaient ni les efforts de Decroly, Ferrière, ni les réalisations de quelques écoles nouvelles.
Première erreur, dit Delaunay. Voyons :
« Les nouveaux programmes nous prouvent sans conteste que les Russes connaissaient le plan Dalton » objecte Delaunay. Je l’ai dit moi-même : «  On prononce là-bas les mots de Dalton Plan… avec une sorte de vénération ». Il faut bien , dès lors, qu’on connaisse la méthode. Mais je suis heureux de préciser que ce n’est pas par un miracle de méthode seule que le Dalton Plan a acquis, en quelques mois, une telle vogue en Russie. C’est que cette technique de travail était un besoin de la nouvelle pédagogie. Et il ne faut pas croire que ce soit le Dalton Plan qui ait créé l’école libre et travailleuse ; c’est au contraire l’école révolutionnaire du travail qui a nécessité et qui a créé le Dalton Plan russe.
Je regrette aussi de devoir défendre mon erreur en ce qui concerne les travaux de Ferrière, du Dr Decroly et des écoles nouvelles. Je ne sais si Loutnacharsky a beaucoup connu en Suisse M. Ferrière. Si cela est, il n’aura certainement pu que profiter de l’expérience du maître. Mais, même en Russie - et en Russie surtout, dirais-je - ce n’est pas un ministre de l’Instruction publique qui dicte la pédagogie nouvelle. Celle-ci naît, prend forme, devient pratique, dans les écoles expérimentales, puis dans les écoles ordinaires. Et je puis bien affirmer que partout où nous sommes passés, les meilleurs pédagogues qui travaillent dans les écoles expérimentales, les Volinska, les Pistraka ; ceux qui sont à la tête de laboratoires de pédagogie dont nous envions l’organisation;  les pédagogues même du commissariat de l’Instruction publique, ignoraient jusqu’aux noms de Ferrière et de Decroly.
C’est un fait.
Je ne dis pas qu’il n’y ait, par toute la Russie, quelque éducateur connaissant l’effort des pédagogues d’Europe occidentale. Mais je répète que ceux qui ont le plus travaillé à bâtir la nouvelle pédagogie russe ne connaissaient pas les travaux de Ferrière et de Decroly, et que seule la Révolution, en plaçant l’éducation sur son véritable terrain, et en exigeant pour elle des méthodes naturelles et vivantes, a permis à ces pédagogues de s’élever d’emblée à hauteur des pédagogues d’occident et de les dépasser même.
Et je l’ai dit : je déplore que nos camarades russes n’aient pas connu les travaux de nos maîtres suisses et belges , car ils auraient pu, avec cette aide , pousser plus loin encore, et avec plus de sûreté, les innovations de leur pédagogie.
C’est là une sorte de point d’histoire que je voudrais bien approfondir et fixer.

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Deuxième erreur : j’ai parlé d’une « conspiration du silence ».
C’est nous, les coupables, certainement. Ce serait à nous, travailleurs, de montrer le sort des travailleurs nos frères ; c’est à nous, éducateurs révolutionnaires, de faire connaître l’œuvre scolaire de la Russie révolutionnaire. Cela est dans l’ordre.
Mais si, justement, tous les autres se taisent, et si on nous laisse seuls avec
nos trop modestes moyens, comment nommer cela, sinon une « conspiration du silence » ?
Et, ne vous en déplaise, M. Ferrière, sciemment ou non, a participé à cette conspiration du silence.
Ah ! certes, durant ces dernières années, l’Ecole Emancipée ne nous a pas fourni beaucoup de renseignements sur l’éducation russe. Mais notre Internationale de l’Enseignement ? N’a-t-elle pas donné, depuis sa fondation, dans ses bulletins périodiques encartés dans l’ Ecole Emancipée d’abord, dans son Bulletin particulier ensuite, de nombreux aperçus de l’éducation révolutionnaire russe ? Ce n’était certainement pas tout ce que nous désirions. Mais c’était quelque chose ; c’était tout ce que nous pouvions faire à ce moment-là.
Qu’a écrit M. Ferrière sur l’Education russe ?
Oui, je l’ai approuvé lorsqu’il a écrit, en 1921, dans le Tome II de l’ Ecole Active,page 399 :
«  Je ne dirai rien de la Russie, bien qu’elle ait poussé très haut et très loin - trop haut et trop loin peut-être - l’idéal de l’Ecole Active ; ce qui se passe là-bas est encore trop peu connu pour pouvoir servir d’exemple - à suivre ou à ne pas suivre, selon les expériences faîtes. Il est vrai que j’ai eu récemment des rapports directs et sûrs. Les uns sont d’un pessimisme absolu, d’autres d’un optimisme suspect ; d’autres encore conduisent à cette conclusion : partout une grande souffrance due à la famine, par-ci par-là des cas d’anarchie complète, par-ci par-là aussi des œuvres de toute première valeur, accomplies par des pédagogues de génie. C’est sur ces dernières que j’attends des détails plus circonstanciés. » (C’est moi qui souligne).
Mais, depuis 1921, M. Ferrière qui a des correspondants jusqu’au fond de l’Amérique, qui connaît beaucoup de Russes, qui doit en voir souvent encore en Suisse - qui a peut-être connu Loutnacharsky - M. Ferrière, qui est directeur du Bureau International des Ecoles Nouvelles - et c’est un titre bien honorable à mes yeux - n’a-t-il vraiment plus eu, depuis cette date, de renseignements plus précis et tout aussi sûrs, concernant ces œuvres de toute première valeur, et ces pédagogues de génie ; s’est-il désintéressé à ce point d’une vaste expérience qu’il sentait , lui aussi, grosse d’avenir ?
Je ne puis le croire.
Et pourtant, M. Ferrière, à ma connaissance, n’a rien publié, par exemple dans sa revue Pour l’Ere Nouvelle, sur la Pédagogie russe. Lui qui est l’âme de la Ligue Internationale pour l’Education Nouvelle n’a jamais invité aux Congrès de cette Ligue, aucun pédagogue russe ; car si l’invitation avait été faîte, elle aurait été acceptée sûrement avec empressement.
Etre en mesure de faire connaître une œuvre bonne et utile, et ne pas le faire, j’appelle cela, sans détour, participer à la conspiration du silence.

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Ah ! maintenant que notre Internationale des travailleurs de l’enseignement est vivante et active, maintenant qu’elle force journaux et revues à s’occuper de la nouvelle éducation russe, il faudra bien que la « Ligue Internationale pour l’éducation nouvelle », que « Pour l’ère nouvelle » emboîtent le pas.
Je m’attendais à mieux.
Je me disais que M. Ferrière, ce pionnier de l’éducation nouvelle, serait toujours à l’avant-garde, réfléchi, mais ferme ; et qu’il nous montrerait la voie en nous aidant à nous garer prudemment des dangers.
Il s’est tu !
Nous tâcherons de profiter de sa grande expérience ; nous relirons toujours avec profit et gratitude les beaux ouvrages qu’il a écrits sur l’éducation ; nous suivrons avec plus d’attention que jamais l’effort de la « Ligue internationale pour l’éducation nouvelle » et du « Bureau international des écoles nouvelles ». Mais il y a un bout de chemin qu’il faut nous résoudre à faire seuls désormais, celui qui mène de la pédagogie bourgeoise à la pédagogie révolutionnaire.
C. Freinet