Vers l’imprimerie à l’école
L’Ecole Emancipée n°37, 13 juin 1926 Rubrique : Chacun sa pierre

L’imprimerie à l’école ! Ce n’est pas là une chose bien nouvelle, dira-t-on.
Le mot peut-être. Mais la méthode d’emploi de cette imprimerie, la pensée qui anime cette technique sont cependant originales.

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Une imprimerie ! Mais toutes les écoles nouvelles - ou à peu près - en sont pourvues. Il en existe dans un grand nombre d’écoles allemandes et dans quelques écoles russes. A l’école du Dr Decroly en Belgique, les enfants impriment, avec une presse perfectionnée, une vraie revue mensuelle : Le Courrier de l’Ecole. En France pourtant, rares sont encore les initiatives semblables (L’Oiseau Bleu lui-même de M. Cousinet, écrit par des enfants pour des enfants, est cependant édité par un imprimeur).
Mais ces imprimeries ont, à notre avis, deux défauts capitaux. Assez perfectionnées pour imprimer un Journal de l’Ecole, grand format, elles sont donc relativement très coûteuses, et ne peuvent être acquises que par des écoles privilégiées à quelque titre. On ne peut nullement en prévoir l’emploi pour les modestes écoles populaires.
De plus, on limite le but à un Journal de l’Ecole, ordinairement mensuel, écrit et composé par les élèves. De ce fait, une telle imprimerie est déjà bien précieuse, car elle apporte nécessairement dans la vie de la classe un regain d’intérêt. Elle ne peut pourtant pas faire disparaître le dualisme de notre enseignement. L’élève est toujours en face de ces deux techniques : la lecture des textes manuscrits et la lecture des textes imprimés. Il ne sent la liaison entre l’une et l’autre qu’aux rares moment où il travaille à l’imprimerie.
Certes, l’imprimerie telle qu’on l’a employée dans ces écoles est un moyen puissant d’éducation logique et intéressante. Mais nous affirmons que c’est une technique insuffisante et que nous avons bien plus à apprendre de l’emploi constant, en classe, de l’imprimerie.

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Disposer les lettres imprimées les unes à côté des autres pour former des mots, ce n’est pas non plus une nouveauté dans l’enseignement aux débutants, prétendra-t-on.
Je sais... Mme Montessori recommande l’emploi de lettres en bois, au tracé rugueux, avec lesquels l’élève peut composer des mots, puis des phrases. Toutes les maisons d’édition vendent aujourd’hui des alphabets divers dont nous ne méconnaissons pas l’utilité, et qu’on peut d’ailleurs fabriquer soi-même à un prix modique.
Mais placer l’enfant de cinq ou six ans, qui connaît à peine 15 ou 20 lettres de l’alphabet, devant une table de composition ; lui mettre dans les mains un composteur grand modèle et lui faire composer un texte connu de tous, qu’on imprime ensuite ; c’est là une technique non seulement nouvelle, mais autrement complète et passionnante que ce qui s’est fait jusqu'à ce jour.

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Il y a encore la pâte à polycopie qui est bien, celle-là, d’une modicité de prix et d’une facilité d’emploi à la portée de nos écoles publiques. Elle permet de reproduire à un grand nombre d’exemplaires les devoirs d’élèves et même leurs dessins. Quelques collègues en font un emploi intelligent qui doit leur procurer aussi de grandes joies. Mais si la pâte à polycopie reproduit l’écriture manuscrite, si elle rend ainsi plus vivants tous les travaux manuscrits, elle ne permet malheureusement pas un apprentissage plus graduel et plus normal des textes imprimés. Elle n’aide pas à rétablir dans l’enseignement cette unité dont nous avons parlé.

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Pour reproduire en textes imprimés les devoirs manuscrits, quelques collègues emploient la machine à écrire.
Voilà qui serait mieux, certes : la machine transcrit en caractères imprimés ce que l’élève vient de dire, ce que la plume vient d’écrire. Mais trop peu d’élèves collaborent à ce travail et le nombre d’exemplaires dactylographiés est aussi trop réduit. D’ailleurs, combien d’écoles pourraient actuellement se procurer une machine à écrire d’un millier de francs ?
Les promoteurs de cette technique objectent encore que, dans les villes, il est plus utile d’être bon dactylographe que d’avoir des notions de composition à l’imprimerie. D’accord ! Mais l’école n’a pas à se soucier d’un si précoce apprentissage à un travail de bureau trop limité. Il est bien plus indispensable de présenter à l’enfant une technique simple, un peu primitive même ; il est bon que l’élève dispose lui-même les caractères sur le composteur, qu’il voie les mots tout préparés à donner au tirage, le texte imprimé attendu. Les qualités d’attention et de précision intellectuelle et manuelle que demande l’imprimerie sont bien plus fondamentales en éducation que l’acquisition de l’habileté dactylographique.

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L’imprimerie à l’école, aboutissement de toutes ces recherches pour faciliter l’expression manuscrite, puis imprimée, des enfants, n’est pas une invention quelconque pour écoles nouvelles ou classes privilégiées. Elle a déjà été expérimentée dans plusieurs écoles primaires. Les résultats obtenus ne manqueront pas d’être appréciés par le personnel primaire, par les éducateurs du peuple auxquels je m’adresse tout particulièrement.
C. Freinet