LES INFRACTEURS
École Émancipée n°4 16 octobre 1927
rubrique: VIE LITTÉRAIRE
L. Seïfoulina
(Traduit du russe par Valentine Dronine et C. Freinet)
 
On l’arrêta dans une station : il volait les marchandes de vivres. Il accepta gaiement l’arrestation, comme s’il y était déjà habitué. Il cligna même de l’œil vers l’homme gris au fusil et lui demanda :
« Où me mèneras-tu, camarade, à Wtchaka ou à Goubtcheka ? »
L’homme au fusil en cracha de dépit.
« Quel matois ! Il a tout vu, ma foi », se dit-il.
On le mena d’abord à Wtcheka, puis à Goubtcheka. A Goubtcheka, il restait tranquillement assis par terre, en attendant son tour. A l’interrogatoire il répondit gaiement et de bonne grâce :
«  Comment te nommes-tu ?
- Grigori Ivanovitch Peskoff…
- De quel gouvernement es-tu ?
lui demanda dédaigneusement et presque indistinctement le commandant.
- De loin … Je n’en retrouverais même plus le chemin …. D’Ivanovo-Vosnesensky ….
-Comment, tu t’es retrouvé en Sibérie ?
-Est-ce la Sibérie ? J’ai été bien plus loin encore…
Et, ce disant, il regardait fièrement tous les assistants.
-Quel diable t’a amené ici, d’Ivanovo-Vosnesensky ?
Il répondit d’un air sérieux et posé :
- Ce n’est pas le diable…c’est le train.
Pour toute réponse au rire général des soldats et à l’homme dont la plume grinçait sur le papier, il cracha fortement.
- On m’a fait venir par le train… Les Américains, m’a-t-on dit… On a amené ici à la campagne les enfants de Petrograd avec leurs instituteurs…. Il paraît que la « Croix-Rouge » s’en est chargée. Mais ce n’est pas mon affaire… Bref, ce sont les Américains. Peut-être Lénine les a-t-il payés pour cela ?
Mais juste à ce moment survint Koltchak….Les uns s’enfuirent ; d’autres moururent ; moi, on me mit à l’orphelinat et de là je me suis sauvé à la campagne.
- Et qu’es-tu fait à la campagne ?
- J’ai été en condition chez un prêtre… Tout maigre que je paraisse, frère, je sais bien travailler…
- T’étais-tu engagé dans l’armée de Koltchak ?
- Oui, mais je me suis enfui plus tard.
- Et pourquoi t’étais-tu engagé ?
- Lorsque les rouges arrivèrent, tous s’enfuirent, et je suivis… Personne ne fit attention à moi : je me fis volontaire.
- Pourquoi donc t’étais-tu sauvé des rouges ? Avais-tu peur ?
- Si j’avais peur ? Quelle peur ? Moi-même je suis rouge… Seulement tout le monde s’enfuyait, et moi je fis comme les autres. »
De nouveau les soldats éclatèrent de rire. Irrité, le commandant les fit taire et leur ordonna :
« Fouillez-le ! »
L’enfant les laissa faire avec sa même bonne grâce. D’un geste coutumier, il leva ses deux bras. Dans le visage jaune de l’enfant, les grands yeux gris brillaient gaiement, et, pareils aux taches claires du soleil, ils embellissaient tout le petit visage froissé et la tête ébouriffée couleur de vieille paille et toute pouilleuse.
On saisit sur lui uns somme d’argent importante, un petit registre obituaire à reliure d’argent, une livre de thé et, dans le havresac, plusieurs archines d’étoffe.
«  Où as-tu pris cet argent ?
- J’en ai volé une partie ; l’autre je l’ai gagnée dans le commerce.
- Que vendais-tu ?
- Des cigarettes, des cigares, des choses…
- En voilà un malin !
s’étonnait le commandant. Où sont tes parents ?
- Mon père est mort dans la guerre contre l’Allemagne, et ma mère a eu d’autres enfants. Avec ces nouveaux enfants elle est partie chercher du pain… Elle m’a mis dans le train américain !… »
De nouveau, le rayonnement clair de ses yeux rencontra le regard terne du commandant. Celui-ci hocha la tête, ce qui voulait dire : « il est perdu ce petit ! » ; mais l’éclat des yeux de Grigori l’arrêta. Il sourit et se gratta le menton.
« Que faisais-tu chez Koltchak ?
- Rien. Je m’inscrivis et m’enfuis ensuite…
- Tu es donc du parti rouge ?
- Rouge, oui ! Permettez que j’allume une cigarette !
- Il fallait te battre puisque tu fumes… Eh bien ! fume … Quel âge as-tu ?
- Je vais sur mes 14 ans depuis la St Grigori…
- Tu connais donc les saints ? Pourquoi as-tu ce registre obituaire ?
- J’y ai inscrit le nom de mon père… Il le saura au ciel et sera plus tranquille… Ma mère l’a oublié, mais Grichka se souvient de lui…
- Crois-tu au ciel ?
- Où donc ! L’âme doit-elle vagabonder quelque part quand elle est sortie du corps ? »
Le commandant devint à nouveau morne :
«  Eh bien ! Cela suffit ! On est obligé de te garder…
- En prison ! Soit ! On nourrit mal chez vous. Cela ne fait rien : on s’y résigne toujours… Au revoir ! »
On se souvint longtemps de Grichka à Tcheka.

Bientôt après, la commission de surveillance des mineurs le manda auprès d’elle.
Il trouva cette commission bien pire que Tcheka. Là, tout le monde était gai, on blaguait… Ici, tous le plaignirent et le docteur le tortura longuement.
Mais qu’avait-il donc à tant se démener, ce docteur ? Il mesura dans tous les sens sa tête et ses doigts.
Et bien plus mauvais encore cet examen de son corps nu. On l’a pourtant bien lavé au bain ; mais le docteur l’examinait tellement que Grichka commença à se sentir sale. Puis il l’interrogeait sur des choses gênantes ; et bien maladroitement ! Grichka a vu bien des choses ; lui-même a fait des polissonneries… Mais il ne faut pas en parler ; le souvenir en est dégoûtant. Quand il quitta le docteur, son visage était rouge et ses yeux comme ternis. L’homme à lunettes avait rouvert une plaie.
Le soir, au milieu des autres « infracteurs mineurs », il redevint gai, il apprécia la nourriture :
« Ce n’est pas comme à la cuisine soviétique : du lait, du gruau sucré, de la viande dans la soupe !… Soit ! »
Mais la nuit fut plus triste. Les garçons faisaient du tapage et le surveillant criait pour les faire taire… Cet homme ressemblait au docteur… En quoi ? Grichka ne le savait point.
Grichka resta longtemps sans dormir :
« Mais qu’ai-je donc ? J’ai perdu l’habitude de l’oreiller… il me gêne… »
Et toute la nuit, à peine assoupi, il fut dans l’angoisse.
Il rêvait à sa mère. Elle lui peignait les cheveux en disant :
« Tu deviens grand, mon fils ! Quand tu seras tout à fait homme tu gagneras de l’argent pour que se reposent tes parents… Mon chéri ! » Et elle l’embrassait…
C’est drôle ! Ses yeux sont ouverts : la lampe éclaire le plafond… Il sait que c’est l’Asile… Et point de mère ! Pourtant, il sent encore le baiser sur sa joue. Il a envie de pleurer. Mais, comme un homme, il retient ses larmes, soupire, et se retourne de l’autre côté.
C’est alors le docteur qu’il revoit ; et tous les mauvais souvenirs qu’il avait évoqués. Et de nouveau l’angoisse le tient… Il voudrait dire son « Pater », mais ne s’en souvient plus ; d’autres prières, mais il n’en connaît pas !
Il souffrit ainsi durant toute la longue nuit.
Les jours se suivirent. On n’était pas mal, mais on s’ennuyait beaucoup.
Le matin, on les faisait déjeuner, puis on les menait dans une grande salle. Parfois, on lisait une histoire morale : un garçon était bon ; l’autre mauvais. Grichka aurait volontiers donné une claque à celui qui était bon !
Les institutrices se promenaient dans la salle :
« Enfants, allons jouer et chanter !… Mettez-vous en cercle ! »
Ce qu’on faisait, les fillettes et les garçons ensemble. Les fillettes mimaient et chantaient toujours les mêmes airs : La chanson du sapin et du lapin. Ou bien elles levaient leurs mains d’une manière, puis de l’autre, inclinaient la tête d’un côté, puis de l’autre, et chantaient :
« Là où les saules plient… »
C’était amusant pour commencer, puis cela devenait monotone… La tête n’est pas une girouette ! On la hoche un peu, puis cela vous ennuie… Le mieux c’était l’Internationale, un beau chant, incompréhensible !
Cela vous donnait des airs d’homme : ce n’était pas comme cette chanson du pin et du lapin !
« Debout ! Les damnés de la terre ! »
Ceci est bien mais devint ennuyeux aussi. On ordonna de la chanter tous les jours. Grichka chanterait volontiers, il en avait envie.
Tout de même, il frappe, pour l’Internationale, sur la figure de Georges. Georges est un fils de bourgeois ; sa tante lui apporte des pâtés.
Une fois, Georges dit :
« Il faut chanter : Debout les juifs et les petits juifs ! »
Grichka, étant du parti rouge, sait bien que les juifs sont des hommes. Mais il sait aussi que, par les juifs, on essaye d’atteindre les Soviets. Donc il frappa sur la figure de Georges, et ainsi défendit les Soviets. Depuis lors, les surveillants, Sina et Konstantin Ivanovitch le désignèrent comme brigand.
Et lorsqu’un jour fut volé du linge on fit l’interrogatoire des trois qui étaient réputés « voleurs ».
Aussi Grichka s’étonnait-il :
«  Têtes carrées ! Je n’ai pas besoin de voler ici ; on me nourrit assez bien. Quoi ? Des voleurs ! Toi-même tu volerais si tu n’avais rien à manger… Quand je m’enfuirai, je volerai… »
Car l’idée de s’enfuir l’obsédait.
C’était trop ennuyeux de vivre ainsi. On avait promis d’enseigner les métiers et on n’enseignait rien. On disait qu’il n’y avait pas d’outils.
On était las de faire toujours ces mêmes découpages en papier. Tout ce qu’il avait découpé, Grichka le colla dans le cabinet, et signa en bas :
« C’est ta place ici, pour soulager l’homme, Grigori Pescoff. »
Et habituellement, il écrivait très mal, de travers : là il écrivit très lisiblement.
A partir de ce jour, les surveillants le prirent en grippe. Il s’en souciait peu, du reste.
(A suivre)
L. Seïfoulina
(Traduit du russe par Valentine Dronine et C. Freinet)