LES INFRACTEURS
École Émancipée n°6 30 octobre 1927
rubrique: VIE LITTÉRAIRE
L. Seïfoulina
(Traduit du russe par Valentine Dronine et C. Freinet)
(suite)

II

Le printemps buvait la neige avidement.
On ouvrit la porte de l’église. L’air ravivait la voûte sombre. Il y entrait ivre et libre et sortait avec des pleurs triste de Carême.
Les religieuses circulaient toujours comme des ombres. Elles criaient encore plus à Dieu leur délire de repentance.
Ces ombres silencieuses et noires sur le fond clair du printemps, les chants du carême, le bruit inquiétant de la rue printanière, troublaient Grichka.
Mais les surveillants étaient contents : Grichka obéissait à toutes les prescriptions et restait tranquillement assis des heures entières.
Ses yeux devenaient vides.
Pourtant Grichka vivait en lui-même. Il se réveillait la nuit et songeait à la liberté. Mais il était difficile de s’évader…
Six jeunes gens volèrent la supérieure et s’enfuirent. On les rattrapa… Ils se révoltèrent. Des hommes presque : les moustaches commençaient à pousser… On les mit aux travaux de camps.
Depuis on surveilla plus sévèrement les autres. On mit encore une sentinelle, un agent de la Tcheka et quelques surveillants.
Mais l’occasion aida.

***

La guerre des enfants avec les religieuses s’envenimait.
Dans le triste cours des jours, les querelles avec les sœurs étaient comme des points lumineux. On vivait d’elles, dans une détention obsédante et désœuvrée.
Pour comble, la prison s’accrut de 50 détenus.
Pour les loger, il fallut faire déménager les religieuses. On vida, pour elles, une grande maison à deux étages derrière la rivière tout près de l’extrémité de la ville.
On leur offrit le déménagement : les religieuses l’acceptèrent avec résignation. Elles demandèrent seulement la permission de se servir de l’église.
Mais en cachette, chacune d’elles exhala sa plainte.
Et le matin, les chariots des paysans s’arrêtèrent à distance des murs du monastère. Des paysans et des paysannes passaient, d’un air coupable, devant la porte cochère. Ils parlaient à la sentinelle d’une voix affable et solliciteuse ; puis ils glissaient sous le porche.
La cour les surprenait par les résonances d’une agitation nouvelle et étrangère.
Des mots : « camarade ! », « detdom ! », « infracteur ! » sonnaient dans l’air. La vie centenaire du monastère se cachait craintivement.
Passant devant les enfants criards ou silencieux, aux yeux questionneurs, ces paysans se dirigeaient vers les petites maisons du fond.
C’est à ces paysans qui donnaient l’aumône en cachette que les religieuses se plaignaient habilement.
On répandit des papiers que la supérieure signait : Une fidèle de la paroisse – une ouvrière du Monastère…
Dans des réunions de croyants à l’église, la religieuse disait :
« Tout gouvernement vient de Dieu ! »
Pourtant, à une de ses connaissances, le laïque Astafieff, qui possédait autrefois deux cinémas et donnait régulièrement au monastère, et qui, à ce moment-là servait dans l’Union sans oublier Dieu, elle dit :
« On vous délie de vos devoirs envers Dieu ! »
Des messagères coururent par les maisons où l’on croit encore en Dieu :
« On fait évacuer les religieuses !…
- On installera un théâtre au monastère !..
- On enlève les ornements de nos icônes !
- On emporte au président de la Tcheka tout ce qu’on peut arracher aux autels.
- On torturera notre Révérende Mère à la Tcheka ! »

Et la nouvelle, ailée, vola de maison en maison, sur la place, devant le monastère.
Le jour du déménagement les paysans se signaient avec épouvante.
Une paysanne qui vendait des choux n’avait pas été payée intégralement par un acheteur. Tout en soupirant, elle entrecoupait ses prières de jurons divers :
« Sainte Vierge ! …que le choléra les emporte !… En me donnant une partie de l’argent il est parti… Epouvantail ! Race de juifs !…
Saint Nicolas !… Les prières les gênent, paraît-il… Nos femmes du bon Dieu, ces mères révérendes, où iront-elles à présent…. Que la montagne vous tombe dessus, antéchrists !…
Et voilà ! A peine l’ai-je aperçu qu’il a disparu… je me souviens de ta figure avec tes yeux à fleurs de tête… Reparais donc une autre fois, fils de chien !… »

Les paysans mirent leurs chariots à la disposition des religieuses. On ouvrit la porte cochère que les sentinelles encadrèrent.
La nouvelle du départ, transmise comme par un fil secret, se répandit aussitôt.
Et la foule bigarrée se massa devant le monastère.
La mère Estolie jeta un regard perçant du dessous de sa capote noire et s’arrêta, grande, raide, grave, sous la porte cochère. Elle se tourna vers l’icône posée au-dessus de la porte et se prosterna.
Les paysannes commencèrent à pleurnicher…
La supérieure fit de cérémonieuses génuflexions des quatre côtés. Son image ressemblait à une ancienne image sainte… Les autres religieuses l’imitèrent.
Dans l’air bleu du printemps, ces silhouettes noires faisaient naître la tristesse.
Une femme se précipita vers les religieuses en criant :
« Nos mères ! nos religieuses !… Pardonnez-nous, au nom de Dieu !… »
Une autre cria plus fort encore :
« Ne nous accusez pas ! Ne vous en plaignez pas à Dieu ! »
Toutes pleuraient en criant. Des dizaines de voix plaintives résonnaient dans l’air.
Les passants accoururent :
Un cavalier arrêta son cheval tout court et resta bouche bée. La marchande Filatiff quitta sa voiture aux pâtés et se précipita sur le soldat.
« Pourquoi vous moquez-vous de la religion chrétienne ? »
La foule s’émut. Des cris de femmes s’élevèrent.
Les hommes grondèrent :
«  Nous ne laisserons pas piller le monastère !…
- En quoi vous gênent nos religieuses ?…
- A qui touchent-elles ? »
Un instituteur grisonnant, directeur d’une ancienne école cléricale, se glissa vers les chariots. D’un cri frissonnant de vieillard, il dit :
« La liberté des cultes, où est-elle ? La liberté des cultes, jadis accordée par le gouvernement, où est-elle ? »
Ce cri fouetta la foule.
« Plus de droits !…
- Il faut nous plaindre à Lénine !…
- C’est le bon plaisir des autorités locales !…
- Apostats ! Vous n’avez mis personne dans la synagogue !
- Juifs ! Judas !…
- Vous n’avez pas occupé l’église catholique ni la mosquée ! …
- Vous avez mis des va-nu-pieds dans notre couvent orthodoxe ! … »

Sur ces entrefaites, nos jeunes « va-nu-pieds » se répandaient bruyamment dans la cour. Ils observaient tout ce monde avec de grands yeux ronds. Mais Grichka en oublia son angoisse et son désir d’évasion. Les yeux gris brillaient et sa tête tournait et retournait impétueusement.
(A suivre)

L. Seïfoulina
(Traduit du russe par Valentine Dronine et C. Freinet)