LES INFRACTEURS
École Émancipée n°15 1 janvier 1928
rubrique: VIE LITTÉRAIRE
L. Seïfoulina
(Traduit du russe par Valentine Dronine et C. Freinet)
(fin)


A une demi-verste de la colonie existait une maison de repos. Les employés soviétiques y venaient passer leurs vacances. Les dames s’y engraissaient… Elles venaient avec leurs cavaliers se promener dans la colonie. Martinoff ne dit rien la première fois, ni même la deuxième. Mais un jour, il sortit de sa cuisine en tablier blanc – car il était de service de jour-là – et commença :
« Est-ce une promenade ici ? Mesdames ! Voulez-vous venir laver la vaisselle ? Non ! alors allez-vous en, je vous prie !… Il n’y a rien à faire pour vous ici…
Vous voulez vous plaindre ? Eh bien ! plaignez-vous ! Envoyez un télégramme à Sovnarkom ! »
C’est à peine s’ils purent trouver hâtivement la porte.
Martinoff était toujours en recherches. Il ne lisait pas de livres et en écrivait encore moins. Il n’avait pas assez de temps pour cela. Tantôt il allait à la ville chercher de la farine ; tantôt il procurait du bois à la colonie. Les enfants chargés du chauffage réclamaient des fermetures hermétiques pour les poêles car on se préparait pour l’hiver.
Martinoff allait parfois avec Nicolas dans les villes abandonnées et recueillait lui-même ce qui pouvait lui servir.

***

L’automne vint.
Les bouleaux se dépouillèrent. La forêt devint morne et sourde. Le ciel sombre pleurait méchamment par averses. De bleu, le lac était devenu noir. Les oiseaux s’envolèrent. On aperçut un loup dans le champ. On commença à chauffer les poêles. Les garçons mirent des pantalons longs et les fillettes leurs jupes. La maison sifflait comme s’il avait voulu arracher les toits de la colonie.
La tristesse et la pluie n’étaient pas venues seules avec l’automne. Le spectre de la faim commença à effleurer la colonie. Martinoff revint très contrarié de la ville et dit aux enfants :
« Le pain que j’apporte doit nous suffire pour un mois ! »
La Commission ménagère fit le compte et décida que désormais la ration de pain serait de trois quarts de livre par personne.
La viande disparut de la table. Mais pour l’instant le poisson du lac suffisait.
Les jours difficiles vinrent.
Le travail devint pénible. Les enfants labouraient ; mais il n’y avait pas assez de place et il fallut défricher du terrain.
Un technicien vint installer l’électricité. Et tous se réjouirent, oubliant la fatigue. Ils travaillaient la nuit avec l’électricien, par équipes, à tour de rôle.
Le soir, tous, fillettes et garçons, travaillaient à faire des couvertures. Et il fallait se hâter. Mais on se procura de l’ouate trop tard.
Le vent devenait plus furieux. Il frappait aux fenêtres avec une méchante obstination et hurlait dans les cheminées. On plaça les poêles : il fallait alors couper beaucoup de bois et le faire transporter avant la neige. Bientôt la neige s’amoncellerait et on ne pourrait plus y aller.
Tout près de la colonie, il y avait un village qui était entièrement malheureux. En été même, il n’y avait pas de pain ; on s’y nourrissait de baies, de pommes, de champignons. Maintenant on y faisait de pain avec un mélange de farine et d’écorce.
Les enfants affamés venaient dans la colonie, pour voler, comme des moineaux, chercher des miettes. Il y avait un asile dans ce village. Mais les enfants de cet asile avaient faim aussi. On arrêta un jour quelques-uns d’entre eux qui étaient allés voler de la viande chez l’intendant de la maison de repos.
Martinoff raconta cela à ses colons.
Grichka frémit ; ses yeux se troublèrent ; il dit :
« Prenons-les chez nous dans notre colonie ! »
Dans une réunion générale, les colons décidèrent de prendre cet asile à leur charge et de partager leur pain avec les petits affamés.
Chacun eut alors une demi-livre de pain seulement.
Mais ils n’étaient pas encore de bons ménagers. Ils mangèrent presque toutes les provisions qu’ils avaient préparées pour l’hiver.
Il leur restait fort peu de champignons. Les pommes de terre furent arrachées tard et une bonne partie avait été volée par les villageois. Le potager rapporta peu. Et rien de la ville !
Le gruau touchait à sa fin. Les joues des enfants se creusèrent et se fanèrent. Ils se fatiguaient vite et se couchaient tôt.
Mais on entendait tout de même encore le bon rire enfantin. Martinoff riait aussi en commandant :
« Serrez vos ceintures ! Ha !… Ha !… Ha !… »
Mais il était moins gai pourtant et allait plus souvent à la station.

***

Une nuit, le lac se mit en colère. Ses vagues battaient avec un bruit étourdissant comme pour rompre les murs. Lorsqu’il s’apaisait, on entendait des hurlements. Etaient-ce des loups ou des chiens affamés ?
On n’avait pas encore l’électricité. La nuit enveloppait la colonie de lugubre ténèbres. Les enfants ne pouvaient pas s’endormir. Toutes conversations cessaient. Ils écoutaient les murs craquer, le lac hurler et envoyer ses malédictions.
Grichka hocha la tête :
« C’est la nature ! »
Il ne faisait plus de rêve d’agrandissement : Maintenant, la colonie lui semblait petite, frêle et oubliée de loin.
Mais, qui donc pleure derrière les murs, menace ou chante lugubrement ? D’où vient cette angoisse ressentie par tous ce soir ?
Taïtchanoff gémit :
« La mort est tout près ! »
La porte d’entrée s’ouvrit bruyamment. Tous frissonnèrent. Vasile cria, épouvanté. Les pas lourds les tranquillisèrent.
Grichka dit joyeusement :
« Serge Micaïlovitch ?..
- Oui, moi.. »
Martinoff entra dans le dortoir, Grichka couchait près de la porte. Martinoff s’assit sur son lit.
« Vous ne dormez pas encore ? Vous vous amusez à bavarder ? »
La peur de Grichka s’évanouit. Les autres garçons commencèrent à s’agiter.
« Nous allons dormir à l’instant !
- Moi, Pescoff, je réponds pour eux : à l’instant ! »
Martinoff, fatigué, dit :
« Notre affaire est mauvaise, Grigori Pescoff ! Mauvaise !
- Qu’y a-t-il ? »

Taïtchanoff sauta sur le lit de Grichka. Tous s’émurent.
« Il y a une dépêche de Goubono. On ordonne de vous amener à la ville. On refuse de nous donner des provisions. Par nous-mêmes, nous ne pouvons pas nous nourrir, n’est-ce pas ? »
Grichka s’écria :
« Je crèverai ici plutôt que de m’en aller ! Ah ! voici la cause de mon angoisse d’aujourd’hui ! »
Il frissonna et cacha sa tête dans les genoux de Martinoff.
Martinoff n’embrassait jamais les enfants ; et quand il voyait les fillettes s’embrasser, il disait :
« Sentimentalité ! »
Cette fois, pourtant, il embrassa Grichka et frissonna de son frisson.
Les enfants grondèrent :
Pourquoi à la ville ? Mourir pour mourir, nous préférons que ce soit ici ! Nous nous nourrirons d’écorces !
- Serge Micaïlovitch, ne le permettez pas !
- Nous n’irons nulle part ! Nous resterons ici ! »
Les fillettes pleuraient et criaient de même.
« Mes amis… Il faut bien y réfléchir ! Vous savez qu’il y a peu à manger ! Nous ne mourrons pas mais nous souffrirons ! »
L’un d’eux dit, pour tranquilliser ses camarades :
« Ne pourrons-nous pas tenir jusqu’au renouveau ? »
Grichka, s’approchant de Martinoff, promit :
«  Moi, je ne mangerai qu’une fois tous les deux jours ! Que je périsse si je mange chaque jour !… »
Les notes enfantines de sA voix devinrent soudain graves. Et, comme s’il devenait tout à coup adulte, il dit, avec une angoisse profonde :
« Ne nous mettez pas de nouveau dans les infracteurs ! »
Martinoff le regarda dans les yeux.
Il y devina, plutôt qu’il ne vit, l’horrible douleur humaine. Il grimaça, frotta ses mains et dit :
« Je ne vous y remettrai jamais ! »

L. Seïfoulina
(Traduit du russe par Valentine Dronine et C. Freinet)

FIN