L’emploi des tests en Amérique
Bulletin de la société Binet n°335-236 de janvier 1929
L’école à travers le monde
Célestin FREINET


Le Dr Simon, qui rentre d’un voyage en Amérique, parle longuement dans le dernier bulletin de la société Binet de l’emploi intensif des tests outre Atlantique :

« Que retenir de New-York, de New-Haven, de Boston ? Plusieurs choses.
La première impression est de surprise devant l’immensité de recours aux tests. J’étais prévenu cependant. Mais en dépit de ce que je savais déjà, quand on se trouve en présence des armoires qui renferment les tests, quand on voit les piles de papier qu’ils représentent, les chambres ou ils s’entassent, leur multiplicité, on reste d’abord confondu.
On ne l’est guère moins par le nombre des bureaux où l’on est introduit successivement. Car là-bas, l’examen d’un enfant, au lieu d’être comme nous le faisons, œuvre individuelle, est subdivisé presque à l’infini, et la division du travail et le travail par le procédé de la chaîne sont de règle dans ce domaine autant que dans l’industrie : outre la salle d’attente souvent agréable, bureau pour l’examen physique de l’enfant, quand il n’y a pas une chambre pour l’examen du sang et une pour le métabolisme basal…, bureau pour l’interrogatoire des parents, bureau psychiatrique qui correspond à ce que nous appelons ici l’examen médical clinique, bureau pour l’examen psychologique, c’est-à-dire pour l’exécution des tests d’intelligence générale, d’aptitude ou de performance…, bureau pour l’examen pédagogique… L’enfant passe de l’un à l’autre et tout revient à l’autorité qui prononce. Un dossier n’a pas moins de 10 pages, et l’on en cite qui ont deux pouces d’épaisseur. D’un bout à l’autre du pays, et seulement avec de légères variantes de détail, à l’Institut pour l’étude de l’enfance à Chicago, dirigé par le Dr Adler, à l’Institut de Lowrey ou à celui du professeur Healy, c’est à peu de choses près la même chose. Un monde d’examinateurs, de sténographes… Des bureaux, des dossiers, voilà le coup de massue dont on reste d’abord étourdi.
Or, cela explique bien des choses. Et en premier lieu ce fait que la mesure du niveau se ramène à peu près à des notations en + et en -, à un chiffre brutal. Pour nous ici, la prise de niveau est demeurée une occasion de voir l’enfant et de relever toutes les nuances de son attitude. Aux Etats-Unis, elle ressemble à ce qu’est la prise de température pour un malade. Nul besoin évidemment que le médecin la prenne lui-même.
Cela aussi explique le succès des tests. C’est comme instruments qu’ils sont aimés. Et si cela m’inquiète quelquefois un peu, cela me réjouit en même temps. Il a fallut vraiment que notre échelle métrique et la méthode qu’elle représente fussent bien objectives pour résister à un pareil maniement. Et j’ai recueilli d’ailleurs de curieux échos de la surprise américaine qu’avec si peu de fait nous ayons réalisé quelque chose d’aussi grand, car rarement enfant de 30 ans a produit si grande famille.
Que le terme de tests recouvre des choses aussi différentes surprend un peu, si l’on a l’habitude de ne désigner par là que certaines questions définies. En fait, l’extension est pourtant légitime, car c’est une même méthode qui donne leur valeur à ces diverses épreuves. C’est leur construction selon des principes communs ; identité des questions pour tous les candidats, questions dont les réponses ne peuvent donner lieu qu’à un minimum d’interprétation, enquêtes assez étendues pour fixer les degrés de savoir les plus différents !
Qu’il s’agisse des enfants des écoles, ou de classer les 750 000 étudiants qui se pressent aux universités américaines, le type d’examens dont nous venons de rappeler les règles s’est avéré commode ; commode aussi pour la mise en place sur le marché du travail des sujets si divers dont se compose la foule américaine.
Et si l’on est frappé de rencontrer partout des tests, et de les voir, de Chicago à New-York, et probablement de San-Francisco à New-York, maniés de façon très analogue, on s’aperçoit vite aussi qu’on le doit à leurs applications.
Les tests représentent un des aspects de cet effort d’organisation auquel la préoccupation constante de l’efficacité et du rendement contraint les Etats-Unis. Et ce mouvement emporte tout. »
Dr Simon

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Mais il en est des tests comme de toute découverte scientifique. Ils peuvent être employés à la libération des individus ou, au contraire, à un plus grand asservissement. Nous lisons dans le livre que André Philip, professeur à la faculté de droit de Lyon, a écrit après une enquête en amérique : le problème ouvrier aux Etats-Unis (Alcan, éd., 1928).
« Une enquête a été faite sur les relations existant entre le mécontentement des ouvriers et leur intelligence. Le mécontentement était mesuré par le turnover (stabilité, mouvement d’entrée et de sortie dans les entreprises), l’intelligence par le succès des ouvriers lors de leur passage à l’école publique…
La moyenne pour toute usine donnait un turnover de 30% pour les imbéciles, de 50% pour les médiocres, de 75% pour les intelligents.
L’homme le plus stupide est donc l’ouvrier le plus stable et le plus satisfait de son sort : c’est donc l’ouvrier le plus désirable pour l’usine, et plusieurs établissements commencent à faire passer aux ouvriers des tests d’intelligence afin d’exclure les intelligents… » (Page 325).

Note- Les camarades qui désireraient lire et traduire des documents allemands, italiens, espagnols, sont priés de se faire connaître à C. Freinet, à St-Paul (Alpes-Maritimes).