L’assaut contre l’instituteur Freinet est dirigé contre l’école laïque et contre la pédagogie neuve
L’incident de Saint-Paul : une coalition de la Bêtise et de la Réaction
Monde, n° 240 du 7 janvier 1933, page 5

L’instituteur Freinet, qui enseigne à Saint-Paul, non loin de Nice, depuis quatre ans, s’est fait connaître auprès de tous les pédagogues sérieux de France et du monde par l’œuvre admirable qu’il accomplit avec un bel acharnement. Freinet est l’initiateur d’une technique nouvelle, l’imprimerie à l’école, il a créé La Gerbe, la première revue d’enfants entièrement écrite et illustrée par les écoliers, il a créé une collection de brochures d’enfants, les « Enfantines », extraits de La Gerbe, toutes initiatives que les lecteurs de Monde connaissent ; nous avons souvent parlé dans notre journal du bel effort de Freinet, de ses réussites ; lui-même exposa dans nos colonnes le sens et le résultat de son expérience, nous avons reproduit souvent des dessins de La Gerbe ; on sait donc que, comme l’écrivait un pédagogue, cette modeste petite localité de Saint-Paul est presque une « capitale pédagogique » de l’Europe.
On nous précise comme suit la situation matérielle de l’école de Saint-Paul :
La classe se tient dans un local sombre, sans soleil l’hiver ; le plancher disjoint est tout bosselé, et les vieux bancs branlants dansent sans cesse sur les monticules, quel que soit le soin avec lequel les enfants entassent sous les pieds planches et coins.
Les cabinets se déversent dans une fosse étanche qui n’est jamais vidée à fond. Régulièrement, plusieurs fois par an, ils débordent et le purin s’en vient paraître jusqu'à la la porte du préau, les vers envahissent parfois le réduit, obligeant le maître à condamner la porte, pour envoyer les enfants, au mépris de toute hygiène, faire leurs besoins aux remparts.
Point d’eau ! Les enfants eux-mêmes doivent aller à la fontaine du village, à 100 mètres, faire la provision indispensable, aux risques et périls de l’instituteur responsable.
Chauffage ! Un vieux poêle est au milieu de la classe et les tuyaux menacent sans cesse de s’écrouler sur la tête des élèves. Bien mieux, notre camarade Freinet est obligé de refendre lui-même le bois et de fournir, la plupart du temps, le bois d’allumage, sinon il n’y aurait jamais de feu.
Une deuxième classe, récemment créée, est installée dans un local de la vieille tour municipale ; elle n’est éclairée que par une fenêtre et elle n’est jamais ni blanchie ni balayée.
Aucun crédit d’enseignement : il n’est accordé que 50 francs par an pour deux classes pour l’encre et la craie. Une Caisse des Ecoles fondée par Freinet, il y a quatre ans, a permis d’acheter un cinéma et quelques livres, mais, depuis deux ans, il est impossible d’obtenir du maire, président, la convocation du Conseil de la Caisse des Ecoles, et l’argent reste inemployé pendant que les écoles pâtissent.
Pourquoi ce délaissement scandaleux ? Le Maire de Saint-Paul, sans enfant, en a donné la raison à M. l’Inspecteur Primaire :
- Vous pouvez supprimer les quatres classes de Saint-Paul si vous voulez...
Tout cela ne suffisait pas... Freinet ne mêle pas la politique et l’enseignement, comme tant de curés et maîtres réactionnaires.
Mais Freinet est révolutionnaire. C’est son droit le plus strict et le plus absolu. Nul ne peut rien contre ce droit. Or, au cours d’une réunion politique, Freinet posa une question à un candidat réactionnaire, une question embarrassante sur le budget. Cela suffit.
Le lendemain, des affiches recouvraient les murs de Saint-Paul, dénonçaient le « bolchevik » Freinet et déclenchaient sur lui la plus ignoble campagne fondée sur un faux. Voici l’histoire, à la suite de laquelle Freinet est menacé de poursuite et de révocation :
De par la méthode même qu’il emploie, Freinet laisse toute liberté d’expression à ses petits élèves. Les textes écrits par les écoliers prennent place dans un cahier, le Livre de Vie que les parents lisent journellement. Un des écoliers est un enfant difficle, en qui Freinet avait décelé certains mauvais instincts. Il en avertit les parents qui tombèrent d’accord et lui confièrent l’enfant, pour essayer des méthodes d’amendement. Freinet voulut sonder le subconscient du petit ; sur un thème donné par lui, les enfants devaient écrire librement comme toujours. L’enfant, le petit Diaz, décrivit son rêve, où il parlait de tuer le maire...
Imagination puérile et déréglée, bavardage d’enfant qu’il faut surveiller. Or, les affiches attaquant Freinet donnaient le texte puéril comme étant la dictée faite par l’instituteur à ses élèves. Et de clamer alors : Voilà l’éducation... Voilà la provocation malsaine... etc., etc.
Et voilà. Toute la réaction, Echo de Paris, Action française, emboîte le pas à cette mensongère infamie et aboie contre Freinet. On cite encore d’autres textes de sujets d’inspiration pacifiste donnés par Freinet. Crime inexpiable ! Les plus sournoises manoeuvres ont eu lieu, on a arraché à des parents des protestations qu’ils viennent d’ailleurs de rétracter... Le maire de Saint-Paul lui-même vient aussi de reculer et de se déclarer « incompétent ». Les amis de Freinet apportent, par centaines, des témoignages d’admiration venus de partout en faveur de l’œuvre accomplie par Freinet.
La réaction ne lâche pas et veut « avoir » cet instituteur laïque et révolutionnaire.
A tous ceux qui défendent l’école populaire et la pédagogie neuve de défendre Freinet ; sa défense, c’est celle de toute l’école populaire, des méthodes saines de rénovation pédagogique, contre la crasse routinière, l’école chauvine et cléricale.
Article non signé