De l’enseignement traditionnel à l’Ecole Moderne avec Freinet

Il fallait bien que les ressources de mes parents fussent limitées pour que je sois orienté vers l’Ecole Normale où la pension était gratuite. Car, malgré une timidité excessive, j’avais dû faire comprendre à mon père que cela me déplaisait totalement. Je le formulais un jour en ces termes ; « Rester enfermé comme un fou toute la journée ! » Je suis pourtant devenu un maître d’école, après un transfert, de l’Ecole Normale de Troyes où l’internat m’était insupportable, à celle de Rouen.
Le jeune instituteur que j’étais n’avait conquis aucune renommée en matière pédagogique. C’est comme campeur randonneur que j’étais connu. Ai-je besoin de dire que l’Ecole Normale ne m’avait été d’aucun secours pour l’exercice de ma profession ? Ce n’était point faute d’avoir fait une troisième année pendant la guerre, surtout par manque de moyens financiers pour mon argent de poche, et parce que j’étais épuisé par la faim.
Mon premier poste n’avait rien d’encourageant : 75 élèves, dont quelques voyous formés par l’occupation ( en 14-18, le nord de la France avait été envahi par les Allemands). Mon premier principe (lui non plus ne m’avait pas été « inculqué » par l’E.N.) fut donc de séparer les torchons d’avec les serviettes : répression pour les premiers, gentillesse systématique pour les autres. Je crois que je ne pouvais mieux en ces circonstances. Mais qu’est-ce que j’étais venu faire dans cette galère ?
Lors de la colonie de vacances, je retrouvai mes élèves. Ils accoururent au-devant de moi. Le directeur me dit : « Eh bien ! ils vous aiment bien ! » Il n’y avait pas longtemps, car la discipline ne s’était adoucie qu’un mois auparavant.
Jusque là, par conséquent, aucun autre espoir que celui de changer de métier. Pourquoi mon père, chef cantonnier, qui répétait souvent que la vie en plein air, c’était la santé, ne m’avait-il pas dirigé vers les Ponts et Chaussées ?
Plus tard, je suis nommé dans mon village natal (frontière de la Belgique, dans les Ardennes). L’Inspecteur de la circonscription de Sedan vient de faire une causerie sur la méthode d’ « éducation nouvelle ». Il s’agit de Cousinet et de sa méthode de « travail libre par groupes ». Si j’ai aujourd’hui des critiques à y apporter, je me souviens du choc que j’éprouvai à l’occasion de ce contact. Il y a un abîme entre les conceptions de Cousinet et le dressage. Le métier pouvait-il donc avoir du bon... en attendant mieux ?
Mais revenu dans ma classe, il m’est impossible d’amorcer quelque technique sérieuse, car j’ai un autre inspecteur bien convaincu de la justesse des vues traditionnelles et de son autorité. Mais la voie est ouverte. Je me rattrape comme je peux en lisant les deux gros volumes de la « Pédagogie Scientifique » de Mme Montessori. Voilà un son de cloche bien nouveau !
J’aurais pu continuer à lire ainsi les ouvrages d’autres pédagogues, ce que je n’ai fait, heureusement, que plus tard, à l’occasion de la préparation à l’inspection. (Toujours la perspective d’un métier plus actif !)
Car les pédagogues les plus valeureux n’avaient pas prévu les techniques d’éducation valables dans les écoles populaires.
Je suis lecteur de la revue « Clarté » de Barbusse. En 1925, un an à peine après l’arrivée dans le poste que j’occupe, je découvre un article sur l’Imprimerie à l’Ecole. J’imagine tout de suite la joie que doivent éprouver les enfants à manipuler de vrais caractères et surtout à publier un journal de leur composition. Mais naturellement, je ne réalise pas du tout la révolution que peut apporter la correspondance interscolaire. Mais qui est donc ce Freinet, auteur de l’article ?
J’écris immédiatement à Clarté qui me donne l’adresse de Freinet et je m’abonne à l’Educateur Prolétarien (à l’époque, le bulletin s’appelle encore l’Imprimerie à l’Ecole). Enfin ! voilà quelque chose de réaliste et de possible. Je ne me doute pourtant pas de ce que toute ma vie va se trouver transformée de fond en comble par ce contact. Je finirai par oublier ce besoin de m’échapper de la prison pédagogique.
Et me voilà nommé dans le hameau de Linchamps, noyé dans la forêt des Ardennes, « à la tête » d’une classe unique de 45 élèves. Cette fois, ça y est : je me procure le matériel d’imprimerie, une presse de bureau « Cinup ». Les caractères, dans leurs composteurs, sont bloqués sur le couvercle de la presse. Il faut d’infinies précautions pour ne pas tout renverser. Notre corps d’imprimerie est le 9. C’est un peu petit, mais les gosses s’en tirent bien. Nous imprimons sur le format _ commercial, que nous appelons bulletin de vote, parce que nous les utilisons effectivement (sur l’autre face).
Comme j’y crois, j’ai confectionné un matériel Montessori : barres de 1 à 10, mais réduites ; perles par dizaines, chaîne des 100, chaîne des mille (dans son rapport, M. l’Inspecteur écrit : chaîne d’Emile). Mais tout cela reste inutilisé. Quant aux équipes constituées en souvenir de Cousinet, elles ont pris un autre caractère, puisqu’elles laissent à la fois la possibilité de travaux individuels et surtout parce qu’elles contribuent aux activités de toute la classe.
Nous sommes alors en France une quinzaine d’imprimeurs et le département des Ardennes est à la tête du peloton !
Je me mets en relation avec une artiste parisienne ; Hélène Guinepied, qui fait peindre les enfants. Un nouvel enthousiasme est né : il s’agit de la peinture en grand. Un superbe héron est apporté en classe. Nous utilisons les pinceaux à filet, des poudres de couleurs des peintres. J’en trouve d’excellentes, finement broyées, en Belgique et le verso du papier à tapisser. Notre héron a les honneurs d’une exposition à Paris. Il est magnifique, mais c’est une copie fidèle et non une interprétation. Comme nous sommes loin encore du dessin libre auquel Elise Freinet nous initiera !
En 28, ma femme se trouve gravement malade : je me mets en congé pour convenances personnelles pour exercer dans le midi, dans une école privée. Elle est située à Lescar où se trouve aussi l’Ecole Normale des Basses-Pyrénées. Le Directeur est le seul en France à préconiser l’emploi de l’imprimerie scolaire. Je prends contact et il m’autorise à aller visiter la classe d’application où elle est en usage.
Je m’y présente. L’instituteur, qui corrige le cahier d’un élève, se retourne lentement, pendant que son porte-plume se maintient dans la direction de son épaule, selon la théorie pédagogique de l’époque en matière d’écriture.
On m’explique seulement comment on se sert de la presse, ce que je sais faire. Nous bavardons un peu, pour la forme, car je n’apprends rien de neuf.
Au bout de quelques mois, nous nous transportons avec armes et bagages dans une école en construction à l’Amélie, hameau de Soulac-sur-Mer, dans la Gironde. Je conserve toute liberté d’action, mais sans matériel suffisant. Je plonge alors dans la méthode Montessori, puisque nous pouvons nous procurer le premier matériel authentique introduit en France par Mme Waddington que j’ai rencontrée.
Je l’utilise avec les petits et confectionne tout ce qu’il faut pour les grands. J’en apprécie les avantages... mais il manque quelque chose : la SOCIALISATION que Freinet a mise au premier plan.
Parmi les élèves de 2 à 15 ans, deux grands, qui ont terminé leurs études primaires dans ma classe de Linchamps, me donne l’occasion d’une éducation plus profitable. Ils ont voulu me suivre à tout prix dans le midi, et leurs parents ont accepté. Il s’agit de Denise et René. C’est face à face qu’ils sont initiés à tous les problèmes. Je crée un matériel concrétisant les formules chimiques. Eux-mêmes, par tâtonnement, cherchent les quantités de chaque corps nécessaires à l’équilibre d’une réaction, celle-ci découlant tout d’abord de l’expérience.
René est devenu mon camarade : il me tutoie. Je le conduis à l’école de Marennes, car il a eu le coup de foudre pour la mer. Il deviendra le commandant du plus grand pétrolier de France. On lui avait pourtant dit, avant mon arrivée à Linchamps : « Tu ne feras jamais rien, tu as une tête de cochon ». Grâce aux techniques Freinet, malgré mes 45 élèves de tous âges, j’avais pu lui confier la responsabilité de ses études. C’est pourquoi, à l’examen des bourses, il avait fait une démonstration magistrale au tableau, tout comme un bon professeur.
Mais à l’école de l’Amélie, une incompatibilité totale existe entre la direction et moi. Malgré la liberté dont je bénéficie sur le plan pédagogique, j’apprends qu’on ne peut rien faire de vraiment valable dans une atmosphère défavorable et désordonnée. Des moniteurs désoeuvrés défilent dans l’établissement où ils vivent au pair. Ils ont presque toujours un dogme en tête et, par là même, sont aveugles devant les réalités vivantes.
J’obtiens un poste dans l’enseignement public à la Bollène-Vésubie, dans les Alpes-Maritimes. Me voici maintenant dans un site magnifique de montagne.
Je m’occupe des Amis de « Monde », le journal de Barbusse, pour les Alpes-Maritimes.
En classe, il ne m’est pas possible de démarrer le journal scolaire, avant qu’une histoire idiote, suscitée par l’Inspecteur, avec des prétextes racistes (« Vous comprenez, vous n’êtes pas du pays ») m’oblige à quitter le village. L’Inspecteur, tristement célèbre, a dû être sanctionné, trop tard hélas ! Il avait donc inventé que « je n’avais pas l’oreille de la population », ce qui fut démenti par la présence bienveillante de tous les parents d’élèves et même d’étrangers, à la distribution des prix. J’avais innové : TOUS les élèves avaient un livre. Le maire était effaré et scandalisé de mon départ : « Il fallait me prévenir ! ».
Je dois passer sur bien d’autres histoires, précédant souvent celle-ci : elles avaient pour cause ou pour prétexte l’emploi des techniques Freinet.
Mais Freinet était dans le département ! Nous nous rencontrions lors des réunions du syndicat unitaire.
J’obtins le poste de Cannes-Croisette, où je jouis d’une certaine indépendance : ni directeur, ni adjoint.
C’est là que je prépare l’Inspection... mais j’ai décidé de faire la grève des examens et ai répondu dans ce sens à la circulaire qui posait la question. Je suis appelé avec quelques autres au Ministère où on nous fait une leçon de non-suivisme aux décisions du syndicat. Et je ne suis pas reçu. Ma note frise la moyenne. C’est tant mieux parce que je ne sais si j’aurais pu, à l’époque, occuper un poste pareil.
Me voilà donc plus proche de Freinet. Je me décide à aller le voir. Ma femme et moi, nous arrivons un matin à l’école de Saint-Paul. Dans le petit logement, je trouve Freinet, Elise, la petite Baloulette (Madeleine) et « la Mémé ». Prise de contact pédagogique. Aussitôt passé la porte d’entrée, à droite, l’escalier qui mène à l’étage. Sur chaque marche, dans le coin, un paquet de fiches. C’est le fameux (à l’époque) Fichier Scolaire Coopératif sur papier, comportant surtout des textes littéraires sur différents centres d’intérêt. Il n’a que deux ans d’existence. Toute la coopérative est dans ce logement, et le ménage Freinet constitue tout le personnel.
Vers 11 heures, je veux prendre congé et rentrer pour déjeuner. Freinet, jusque là, a été presque froid, sans doute à cause des problèmes qui se posaient à son esprit. Tout à coup, il s’anime : « Vous n’allez pas vous en aller comme ça ! Vous dînez avec nous. - « Non, non. Tu sais, on va te déranger avec notre régime sans viande... » « Eh bé ! tu mangeras tout de même bien de la salade et des légumes... »
Et là-dessus, nous parlons alimentation. Freinet, qui avait le sourire, devient sérieux. Je ne me doute pas que tous deux (Elise surtout) vont s’intéresser au problème de la santé et réformer complètement leur mode de vie. Nous faisons connaissance avec le Docteur Vrochopoulos (dit « Vrocho », de Nice qui collaborera au livre « Cultiver l’Energie » de Ferrière). Elise ouvrira une rubrique nouvelle dans l’Educateur Prolétarien : « La santé de l’Enfant ».
L’après-midi me révèle le Freinet aimable, rieur, laissant négligemment tomber, comme argument, une plaisanterie pleine d’à-propos. Une photo est prise.
Seulement, quand on est mordu par l’esprit « Imprimerie à l’Ecole, il est impensable qu’on ne soit pas engagé dans une responsabilité.
Notre conversation sur le fichier scolaire coopératif permet au psychologue Freinet de dépister en moi un goût du classement qui vient bien à point. Comme il est trop tard pour étudier sérieusement la question, il m’en touche un mot en me signalant l’urgence d’une classification par centres d’intérêt.
Lorsque je l’invite chez moi, à Cannes, cela devient très positif. Je lui soumets mes suggestions. Il est d’accord. « Bien sûr, aussitôt que ce sera prêt, tu m’envoies ta classification ».
En ce temps-là, nous n’avions aucune pratique sérieuse de l’emploi du fichier de documentation. Par habitude, nous avions en tête les « idées générales », les matières du programme. Impossible de grouper des camarades pour former une équipe. Pouvait-on y penser, alors que nous n’étions que quelques camarades par département ?
Bref, l’usage de la classification n°1 fut quand même profitable, mais dès que le fichier se répandit dans les classes utilisant plus profondément les techniques Freinet, il fallut s’inspirer des besoins nouveaux qui se manifestaient. Toute évolution nouvelle, tout élargissement de la pratique a nécessité des modifications, jusqu'à la 5ème édition actuelle.
En toute chose, Freinet était à l’écoute de ses collaborateurs toujours plus nombreux. Il me transmettait toutes les remarques qu’il recevait et que je joignait à celles qui m’arrivaient directement. Ce fut ainsi jusqu'à la dernière contestation des jeunes camarades qui, en 1965, ont exigé une réforme plus profonde, en accord avec l’afflux de nouveaux maîtres « école moderne ».
Tout au long de sa vie, Freinet, qui savait faire preuve d’une volonté inébranlable lorsqu’il était sûr de répondre aux besoins de tous les coopérateurs, savait aussi tenir compte des observations d’un débutant dans l’usage de nos techniques. Cela se traduisait généralement par un conseil de ce genre : « Tu dois avoir raison. Alors, tu vas essayer cela et tu nous expliqueras ce qu’il en est résulté ». Il le mettait souvent en relations avec un camarade qu’il savait susceptible de coopérer. Quelquefois, le gars se décourageait, parce que Freinet semblait avoir oublié, ou attaché peu d’importance à son expérience. Puis, un beau jour, comme cela m’est arrivé plusieurs fois, il recevait un petit mot de Freinet lui demandant : « Tu m’avais parlé, un jour, de... Qu’est-ce que ça devient ? Tu sais, ce serait intéressant, si ça pouvait marcher. Donne-moi des nouvelles. Et ne tarde pas trop, car il faut le soumettre aux camarades avant de publier, si possible dès la rentrée scolaire ? »
Au moment du mouvement pour les « méthodes actives », nous n’avions été qu’une poignée à lutter avec Freinet, après le congrès de Paris de 1928. Au cours des années 30, les techniques Freinet prouvaient leur supériorité pratique en ce domaine. Le problème du matériel prenait toujours plus d’importance, confirmant les conceptions de Freinet sur le « matérialisme pédagogiqueé. Mais justement, nous étions les seuls à ne pas dissocier les techniques de l’esprit de l’ »école actice » en évitant de tout centrer sur le matériel et la méthode qui en déterminerait l’emploi. C’est à cette distinction que je m’attaque alors : d’une part, des « jeux éducatifs » à portée limitée, visant le plus souvent à enseigner plutôt qu’à former la personnalité ; d’autre part, de véritables outils aux multiples possibilités d’expression et de création, en relation avec la vie sociale.
Comme Freinet encourage tout ce qui va de l’avant dans le sens de la vie naturelle, comme dans le sens du progrès social, il publie la communication que je lui fais sur les expérioences du Docteur Bates concernant l’amélioration de la vue et la myopie scolaire (1931).
Depuis 1928, dans certaines classes, les occasions naturelles de calcul sont saisies, grâce au texte libre et aux enquêtes. Puis, le calcul vécu est préconisé, non plus seulement comme activité « sur le vif », mais aussi dans son développement. Comme pour le texte libre, on pense à élérgir l’horizon en mathématiques. Je propose que les problèmes surgis de la vie soient conservés et classés dans le fichier documentaire, de façon à étoffer, à élargir tout calcul issu de la vie. Ce voeu n’est pas encore réalisé.
Pour favoriser cet élargissement du centre d’intérêt mathématique, je fais alors connaître la technique des histoires chiffrées. Celle-ci a plus de succès, puisqu’on va jusqu'à l’échange avec les correspondants.
Lorsque Poujet propose la publication d’un dictionnaire CEL, me voici entraîné dans le travail d’une nouvelle équipe, formée au congrès de Bordeaux, sous la direction de Freinet qui dirige les débats.
Ces années 30 sont l’occasion de nombreuses autres initiatives. Freinet a publié sa « Grammaire en quatre pages ». Je pense qu’on peut battre ce record et ramener l’étude de la grammaire ... à zéro. Freinet m’encourage à donner mon point de vue. Je commence par distinguer grammaire et orthographe, puisqu’il existe des langues où l’on écrit tout simplement comme on parle, à très peu de choses près.
L’étude de l’orthographe subsiste, hélas ! Me voici donc mobilisé pour la mise au point du fichier d’othographe d’accord. Je réussis à éviter la publication d’un fichier de syntaxe et analyse, basé sur des textes libres, bien que je l’aie enn grande partie mis en forme. Car j’estime, avec Freinet, qu’il suffit de partir du texte libre fraîchement élaboré, et encore sans tirer sur la corde !
Puis Freinet m’invite à adapter la méthode du Pr Washburne, dite de Winnetka, sur fiches graduées, pour l’entraînement aux mécanismes des opérations. Il m’explique l’avantage de cette disposition, alors que jusque là j’avais expérimenté cette technique avec les livrets originaux. Il est partsans de fiches plus courtes que les pages des livrets, pour que l’élève peu entraîné puisse limiter son travail. Notre reconnaissance est vive envers le Pr Washburne qui nous a permis aussi facilement d’adapter sa méthode, fruit de longues expériences.
Lorsque Freinet, nommé (déplacé d’office) à Bar-sur-Loup, à la suite d’un scandale retentissant provoqué par la réaction locale, estime que ce serait une capitulation que d’accepter le poste, il se met en congé et reste à St-Paul. C’est à ce moment que je lui suggère d’ouvrir une école expérimentale au service de sa pédagogie, ce qui lui permettrait une liberté d’action plus grande.
C’est en 1935 que l’ouverture devient officielle. Mon souhait se trouve réalisé. Mais lorsque Freinet me demande d’être son collaborateur, je ne puis accepter.
J’allais quelquefois à l’école Freinet. Des réunions, des stages y avaient lieu et je ne manquais aucune de ces manifestations. Peu à peu, les bâtiments s’élevaient, les premiers construits par Freinet et ses élèves. Mais, dès le début, l’atmosphère, malgré la présence d’internes, y était étonnante de santé morale et de fraternité.
Un jour, Freinet demanda à un garçon si sa blessure allait mieux. La plaie se situait aux parties qui, à l’école Freinet, ne passaient pas du tout pour honteuses. J’en ai eu la preuve ce jour-là, un groupe de garçons et filles s’est approché ; cela allait beaucoup mieux. La physionomie de ces enfants me prouvait leur inquiétude au sujet de la guérison de leur camarade et strictement rien d’autre. Chaque matin, tous les élèves faisaient leur plongeon dans l’eau froide. Je me rappelle la réponse de Freinet à un stagiaire qui lui parlait de cette situation : « Tu vois, les gosses, ici, ne sont pas à poil, ils sont nus ». Quand je pense qu’aujourd’hui seulement on ose enfin considérer les questions sexuelles comme toutes naturelles, je mesure quelle avance notre ami avait sur son temps, même en cette matière.
Je revois aussi cette soirée où un groupe d’élèves joue devant nous une petite pièce de théâtre libre de leur cru. Un garçon représentait Freinet. Je ne me rappelle plus le thème, mais j’entends encore, dans la bouche de l’enfant, la remarque qui revenait souvent sur ses lèvres : « ça s’arrangera ». La gamine qui représentait Elise n’était pas en reste et soignait un élève malade.
Un jour, Freinet vient à Bruxelles à l’occasion du congrès de la Ligue de l’Enseignement. Nous partons de l’école de Paudure où les Mawet, fondateurs du mouvement belge, pratiquent nos méthodes. Nous allons visiter l’Ecole Decroly. Nous sommes reçus par Mlle Hamaïde. Freinet nous fait tout de suite remarquer que les belles synthèses n’en sont pas en réalité, du moins pour les enfants. En effet, elles ne résultent pas de la comparaison naturelle de faits et de phénomènes étudiés à l’occasion de la vie. Il est vrai que, de son vivant, Decroly avait recommandé de donner la priorité aux centres d’intérêts spontanés. Mais c’est Freinet seul qui a créé les techniques permettant que surgissent de tels centres d’intérêt.
Au cours du voyage aller, Mawet nous fait passer par l’observatoire que nous devons contourner, le parcours est plus pittoresque. Puis, on descendra vers la ville sur la gauche. A un certain moment, je montre à Freinet une maison en construction et je compare les murs de pierre épais aux construction du midi, déjà hâtives, en parpaings et minces briques creuses.
Nous tournons, Mawet guettant l’endroit où il doit bifurquer. Tout à coup, fou rire général dans l’auto ; on aurait juré une bande de gosses, nous voici à nouveau près du chantier. C’est Freinet, comme par hasard, qui décochait les blagues les plus percutantes.
Le guerre d’Espagne éclate. Je reçois régulièrement le journal du mouvement catalan. Il se place d’emblée dans la résistance au fascisme. Un jour, j’y trouve la relation au sujet de notre camarade Benaïges. Il a été arrêté brutalement dans sa classe, emmené à peu de distance et fusillé devant ses élèves. Je traduis immédiatement cet article pour l’Educateur Prolétarien.
Lorsque, de temps à autre, je vais à l’école Freinet, j’y rencontre les réfugiés orphelins exilés d’Espagne. Une vaste souscription a aidé les Freinet au début.
Notre ami Almendros, inspecteur, et nos meilleurs camarades imprimeurs doivent fuir après la défaite (des Républicains). Ils ne pourront pas demeurer longtemps en France et se réfugieront en Amérique latine. Un jour, Almendros est venu assister à un congrès. Il se trouve assis près de moi. A ce moment, c’est Pagès, catalan de France, qui parle avec sa volubilité habituelle, roulant les « r ». Je comprends difficilement ce qu’il explique. C’est Almendros, le catalan espagnol, qui m’aide à saisir le sens de son intervention.

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Et le travail continue ! La classification comporte bien un index alphabétique sommaire qui permet aux non-habitués ou en cas d’hésitation de s’y retrouver quand même assez rapidement, par exemple, si l’on ne connaît pas la famille d’un animal ou la période historique correspondant à un fait. Freinet le trouve insuffisant : il souhaite un index aussi complet que possible, éliminant seulement les cas rares. C’est un travail qui exigera de moi plusieurs années. Je suis l’ordre d’un petit dictionnaiore, concernant tous les mots susceptibles d’être recherchés. A mesure, je les note sur des petits cartons avec leur numéro. Ensuite, il me suffira de les ranger alphabétiquement et de recopier.
Quand la guerre mondiale éclate, j’emmène mes paperasses pour continuer le travail. J’y réussis pleinement pendant les quelques jours où je suis chef de poste déchargé de garde, aux environs de Rethel, car les copains refusent catégoriquement que je la prenne à mon tour, tout comme le cuisinier d’ailleurs. Malheureusement, je suis rappelé au cantonnement où le confort est inexistant.
Pendant l’occupation, je reste en relations avec Elise, puisque Freinet n’est plus là. Je ne suis donc qu’indirectement en rapport avec lui, moyennant certaines précautions.
Il me fait parvenir le manuscrit de son « Education du Travail ». Me voici plus que jamais convaincu de la totale confiance qu’il me témoigne, et étonné aussi de la profondeur et de l’ampleur de ce travail magnifique.
Depuis lors, il est tant de mémoires pour revivre les activités infatigables et débordantes de Freinet et de tout l’Institut Coopératif qu’il n’est pas nécessaire que je donne des exemples personnels des faits qui se sont produits au cours de cette période plus récente. Non que les difficultés se soient aplanies, hélas !
Je n’ai jamais douté que le mouvement se prolonge et continue à se développer après la disparition de Freinet. Il y a trop de volontés et de compétences qui ne peuvent rester en suspens. Mais les anciens, ceux qui ont vécu avec lui, dès les premières années de son action, ressentent profondément le vide qui s’est creusé, ne serait-ce que par les hésitations qu’il nous aurait permis d’éviter. Personnellement, je m’attendais au pire et je m’étonnais qu’un homme puisse résister au train d’enfer qu’il s’imposait, malgré les précautions qu’il prenait pour conserver sa santé.
Aujourd’hui, je connais un autre étonnement : la rapidité avec laquelle les nouveaux-venus, les jeunes surtout arrivant à une surprenante maturité. Ils deviennent des collaborateurs éclairés, des militants très avertis, et même des chercheurs. Ils nous donnent l’assurance que la Pédagogie Freinet continuera à évoluer en gardant la tête du peloton, et qu’elle évitera l’écartèlement entre la fidélité à ses principes et les dangers de son extension parmi la masse des enseignants.
Que tous les nouveaux-venus, surtout ceux du printemps révolutionnaire de 1968, lisent l’Education du Travail et autres ouvrages de Freinet, ainsi que l’histoire de notre mouvement : Naissance d’une Pédagogie Populaire d’Elise Freinet.
Comme les quelques anciens, présents lors des toutes premières années, qui ne se comptent aujourd’hui que sur les doigts de la main, ils connaîtront ainsi les bases de l’ « Imprimerie à l’Ecole », devenue l’ »Institut Coopératif de l’Ecole Moderne », jusque dansleurs racines. Et qu’ils n’oublient pas que la « Coopérative de l’Enseignement Laïc », si elle n’a pas changé de nom, si elle obéit toujours aux mêmes idéaux, si elle a toujours besoin de tous, est devenue aujourd’hui une entreprise moderne.
Mars 1969
Roger Lallemand
Chemin Célestin Freinet
83 - Gonfaron