Technique et justification du tâtonnement expérimental
(manuscrit de Freinet)

Si nous travaillions, psychologiquement et pédagogiquement, dans un milieu simple et vierge, non perturbé par des pratiques ancestrales erronées, où les explications expérimentales que nous avons données pourraient être examinées sans à priori, dans ce seul souci de logique et de bon sens qui leur a donné naissance, il nous suffirait d’aller de l’avant vers la même lancée, pour aborder le complexe psychologique, philosophique, pédagogique, technique et social du comportement vital des individus, de la naissance à la mort, dans les situations diverses où ils peuvent se trouver, pour en déduire une méthode d’éducation et de culture optimum.
Ce sera l’objet d’une étude à venir, quand nous aurons mieux assis une conception nouvelle, qui est d’autant plus difficile à acclimater qu’elle se prétend simple et pratique.
Dans ce domaine de l’étude de la personnalité, nous nous heurtons, en effet, à une infinité de conceptions théoriques, de méthodes et de systèmes intellectuellement empiriques, dont les principes et les lois ont été fixés et sont, à chaque période, renforcés par la plus importante chaîne de professeurs et de savants, dont les idées ne sauraient, semble-t-il, être contestées.
Nous osons les contester, non pas d’abord au nom de la théorie, mais de l’expérience et de la vie. Nous avons comme excuse - et comme motif - que, si la théorie a peut-être progressé, la connaissance de l’enfant en reste à ses balbutiements ; que la science psychologique est loin d’avoir trouvé ses assises et que toutes les constructions idéalement abstraites des syndicalistes n’empêchent pas que la pédagogie retarde de cent ans sur l’évolution technique du monde contemporain.
Educateurs soucieux d’un meilleur rendement de nos efforts, nous nous sommes trouvés devant le néant ou à peu près. Il nous a fallu innover pour nous arracher à une routine qui était la loi de l’Ecole ; en le faisant, nous avons été amenés à mesurer la fragilité et parfois l’erreur des principes sur lesquels vivait ou plutôt mourait notre pédagogie.
Avec notre simple bon sens, avec l’ingénuité de nos expériences vivantes, fort maintenant de l’adhésion de milliers d’écoles et de millions d’enfants, nous nous attaquons, nous le savons, à un colosse qui saura se défendre et ne nous ménagera pas les coups. Mais nous savons aussi qu’il y a aujourd’hui, dans le personnel enseignant et parmi les parents d’élèves, une imposante minorité d’hommes et de femmes inquiets devant le drame dont ils souffrent et conscients de l’urgence des problèmes que nous abordons.
La vérité triomphe lentement de l’erreur jusqu'à devenir explosive. Les temps de cette explosion sont peut-être plus proches qu’on ne croit. Notre mérite sera au moins d’y avoir hardiment contribué.
Mais le dialogue que nous amorçons avec nos lecteurs ne sera efficace que s’ils parviennent à se dépouiller du vieil esprit traditionnellement dogmatique pour aborder nos arguments, nous ne disons pas avec sympathie, ce qui serait demander dès l’abord une position d’à priori ; mais objectivement, scientifiquement et humainement.
Nous leur demanderons d’admettre que les théories psychologiques et pédagogiques actuellement enseignées et admises, quels que soient leurs auteurs et leurs défenseurs, ne sont pas forcément intangibles, ce qui se caractérise par une sorte de reconsidération générale des acquisitions humaines, la recherche iconoclaste. Mais nos lecteurs considéreront, en praticiens et en usagers, qu’une théorie n’est valable que si son application la justifie et que le monde actuel se construit globalement, non plus comme naguère par la vanité des mains blanches, mais par la volonté hardie des doigts intelligents et de têtes chercheuses.
Il ne s’agit pas de croire à la psychologie que nous enseignons, mais de nous aider à en vérifier les données pour qu’elle serve mieux encore la pédagogie.
C. Freinet