Avec l’ami Freinet

C’est jeudi, Alberthe, des enfants et moi essayons la presse que nous venons de construire. A notre presse primitive, nous avons adjoint un volet presseur, et surtout nous allons mettre au point une technique de reproduction de dessin gravé sur carton.
Sous le préau, les enfants s’affairent ; la table, les bancs sont en place. Le dessin, un superbe lion, a été découpé dans du carton épais, ses yeux, sa barbe, sa crinière et les poils de sa queue ont été gravés au couteau. Le voilà collé sur la planchette ; soigneusement encré. Paul vient de poser la feuille de papier blanc de petit format (nous n’étions pas riches, du 13,5x10,5 nous suffisait). Jean, le plus costaud, manoeuvre le volet presseur ; il appuie, appuie et, le volet soulevé, Paul retire la feuille, la passe à Marcel, le plus petit, qui s’écrie : Quel beau lion !
Il était beau, en effet. Sa masse noire se détachant sur le fond blanc du papier, et cette crinière, cette barbe, cette queue si finement gravées, c’est un émerveillement... Et Marcel va poser son lion sur la table où il va sécher. Et voilà un deuxième lion près du premier, puis un troisième... et Marcel de courir des lions à la presse et de la presse avec un nouveau lion, en s’écriant chaque fois : Que de lions !... Que de lions !...
Un enthousiasme, un émerveillement semblable, une satisfaction aussi profonde de tout l’être qui vient de voir surgir la beauté ; qui sait en jouir, et en faire jouir les autres... C’est cela la joie à l’Ecole Moderne... C’est tout cela, Freinet. Et le souvenir de cette petite scène familière, sous le préau de l’école de Corbelin, un matin de 1927, s’associe pour moi à une joie toute simple, toute champêtre que nous avions réservée à Freinet et à Elise, pendant le congrès de Grenoble à Pâques 1939. Nous nous étions rendus tous les quatre : Alberthe, Elise, Freinet et moi à Corbelin voir l’ami Billion, le père d’André qui, lui aussi, avait participé à la grande joie des lions. L’ami Billion qui avait perfectionné la presse sur laquelle travaillait son fils... avait remplacé le bois par l’acier, le volet par un rouleau presseur. Bref, l’inventeur de la première presse semi-automatique de la CEL.
Au retour de cette visite, nous avions réservé une surprise à nos amis. Tant pis, nous aurions un léger retard, il fallait s’arrêter sur le bord de la route entre les Abrets et Paladru, grimper une petite côte et déboucher derrière le petit bois, dans un champ de jonquilles pointant toutes jaunes, sur le vert nouveau de l’herbe printanière. Et voilà le cri de joie de Freinet : Que de jonquilles ! Que de jonquilles ! et ne cessant de dire, tout en faisant la cueillette : Que c’est beau ! Que c’est beau !... Oui, mon ami Freinet avait conservé, malgré ses travaux et ses veilles, malgré les événements de St-Paul-de-Vence, toute la fraîcheur et tout l’enthousiasme de la jeunesse. Que de jonquilles ! que de lions !... cris de joie semblables à ceux du petit Marcel.
Avec Freinet, et grâce à lui, il y a toujours des jonquilles... et des lions... à découvrir et à créer.
A Grenoble, en 1939, c’était le congrès tel que nous le connaissons actuellement... Le congrès tel que nous le vivions avant 1936 (en marge du congrès syndical d’été de l’Ecole Emancipée)... nous profitions des entractes des repas pour nous réunir dans les couloirs et surtout dans les jardins publics où, pendant que les autres s’entassaient dans les restaurants, nous parlions Pédagogie Ecole Moderne, tout en dégustant les raisins que nous étions allés « cueillir » chez l’Espagnol, car pour Freinet tout marchand de fruits était « l’Espagnol ».
Ces entractes de Congrès permettaient à Freinet de faire le point de ce qui allait devenir la Pédagogie Freinet.
C’est pendant un de ces entractes que j’ai, en compagnie de Freinet, rencontré l’ami Honoré Alziary.
Nous tenions nos assises à la Bellevilloise (en marge du congrès E.E. de l’été 1928) et Alziary, qui participait au congrès du S.N.I., était venu nous rejoindre ou plutôt nous nous étions rejoints et, pendant deux heures, sous la fraîcheur des platanes, nous avons, tout en cheminant, parlé du présent et de nos classes, de notre pédagogie et de son avenir, et mis sur pied ce qui allait devenir l’I.C.E.M.
Les jonquilles de Corbelin, les platanes de la Bellevilloise, les bancs des jardins d’Angers, les noix de Raoul Tessier, que nous cassions tout à tour avec le casse-noix qui passait de main en main, et cette grande promenade sur les bords du lac de Serre-Ponçon qui commençait à s’emplir. C’est le même Freinet qui, au Congrès de 1946, à Grenoble encore, faisant la connaissance de Marcel Gouzil avec qui il était en correspondance, lui disait : « Je te voyais un peu plus gros », car, ayant correspondu avec lui, il le connaissait déjà...
Et les soirées de Vence où, très tard dans la nuit calme, nos discussions en table ronde se poursuivaient autour de lui... Quelles que soient l’autorité, la compétence, la science de ses hôtes, c’est lui qui dominait les débats, les discussions avec sa bonhomie provençale.
J’égrènerai peut-être d’autres souvenirs : celui de sa puissance de travail, de sa volonté, mais aujourd’hui, c’est celui de l’homme simple, aux joies simples, avec qui il faisait bon parler, sans complexes, que j’ai voulu évoquer. Il faudrait un grand talent pour y réussir, mais en vous contant ces petits souvenirs, je me suis fait plaisir, mais est-ce bien cela que me demandait l’ami Marcel Gouzil ?
Raoul Faure
P.S. J’oubliais un détail. Pour une fois, au restaurant en plein air, nous avions une assiette d’amandes et un seul casse-noix. Je cassais une dizaine d’amandes à la suite. Il me dit : « Pourquoi casses-tu tes amandes toutes à la fois ? Tu vas les manger trop vite. Il faut prendre son temps pour manger, tu casses une amande, tu te l’épluches et, tout doucement, tout lentement, tu la mâches, tu l’avales, pendant que tu en épluches une autre. Apprends à manger lentement, tu conserveras ton estomac ».