Freinet vivant chez nous
par Louis Meylan, Suisse


Quatre mots latins: Heri meum, tuum hodie m'ont martelé la tête tout le temps que je lisais le n°75 du bulletin de la Guilde de travail, techniques Freinet, publié à Lausanne, rendant compte du congrès de l'École Moderne à Tours, le premier congrès de l'École Freinet sans Freinet. Heri meum, hier c'était moi; j'ai fait ce que j'ai pu; tuum hodie, aujourd'hui c'est toi. Tu es maître d'aujourd'hui. Que, par ton effort, l'horizon des hommes soit toujours plus lumineux et plus ouvert!
Bien sûr Freinet y était présent, à ce congrès, rétrospectivement, si je puis dire. Dans la salle du Quarantenaire (au Lycée de Grandmont), sous les espèces de la première presse à imprimer commandée pour son école au menuisier du village et des presses de ses premiers émules.
Au nombre de 27, ils s'étaient réunis à Tours en 1927: "les imprimeurs à l'école". Il revivait dans révocation, par Mlle Porquet, inspectrice scolaire, de la lente et difficile ascension de cette pédagogie populaire, qui se heurta très souvent aux institutions officielles ou religieuses trop rigides; également à la malveillance et à une générale indifférence... Et aussi dans le rappel, par un vieil instituteur breton, M. Daniel, de ses premiers échanges de textes libres avec les élèves de Freinet.
Mais quelque émouvante que fût cette rétrospection de l'action de Freinet, plus saisissante était l'affirmation triomphale de son actualité. Ce fut, par exemple, un moment d'émotion bouleversant quand le vieil instituteur breton termina son évocation par ces mots: “Aujourd’hui, sur cette estrade, la place de Freinet reste vide. Mais nous sommes là pour transmettre plus loin, plus haute, plus brillante, la flamme de notre mouvement”.
Le nombre des participants (1200, de 19 pays) leur enthousiasme, l'atmosphère coopérative, fraternelle des discussions et des rapports, tout cela affirmait la victoire de la vie sur la mort. Le nombre et la qualité aussi de ces dessins d'enfants qui sont devenus un des symboles de la libération de l'enfant par une méthode éducative respectueuse de sa personnalité naissante; ces dessins parmi lesquels un gemmiste avait choisi le modèle d'un lumineux vitrail. L'enfant artiste, l'enfant poète, en effet, ce sont là des faits établis par l'École Moderne, et qui assureront à jamais son actualité.
Éternellement actuelle aussi, la conclusion du message envoyé par Élise Freinet aux congressistes: “Au travail donc, sous le signe du courage, de la persévérance et de l’amitié, pour que devienne toujours plus humaine et plus rayonnante une pédagogie à base de vie”. Et cette formulation du tâtonnement expérimental, cette position didactique si caractéristique du paysan qu'était Freinet, ce tâtonnement expérimental qui est une règle de vie, par son disciple et ami Le Bohec: “Laisser l'enfant faire ses expériences dans un milieu riche où le rôle du groupe a une importance primordiale, puisque c'est par la critique d'autrui que nous progressons ... Puisque l'école est là pour l'enfant!”.
C'est un moment particulièrement émouvant, dans ces congrès, que celui où l'on rencontre un jeune instituteur (ou institutrice) venu pour la première fois à une telle manifestation: "Quatre journées, dont je suis sortie la tête pleine de projets, de résolutions, qui seront autant de petites révolutions personnelles, car on ne peut assister à ce brassage d'idées, à ce bel élan des organisateurs, sans se sentir directement concerné... Ce fut mon premier congrès, ce ne sera pas le dernier". Ou un éducateur qui tire, dans une sorte de monologue passionné, les corollaires d'une position affirmée devant lui, la définition de la culture par exemple: "le respect de l'art ne doit jamais passer avant le respect de l'homme. La culture humaine est une culture sans complaisance. C'est un sport d'équipe qui doit se situer au niveau de l'action”.
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Mais où l'actuelle présence de l'esprit de l'École Moderne, chez nous vous saisit et vous éblouit sans réserve, c'est quand vous écoutez un témoignage comme celui-ci (et des dizaines d'instituteurs venus à ce congrès ont fait des expériences analogues): '"A fin octobre, je suis appelé à la tête d'une sixième année (cinquième instituteur depuis la rentrée d'avril!), classe profondément perturbée. Après deux mois pénibles de reprise en main, essai timide de gouvernement autonome. Cinq responsables sont élus, dont un président, un garçon peu sûr de lui et bafouilleur. Visite de l'inspecteur. Satisfaction mitigée, questions sur le travail accompli dans les différentes disciplines. Je pèse mes réponses... Avant même que j'ouvre la bouche, voilà mon "bafouilleur" qui réplique, explique, développe, avec une assurance et une précision qui me laissent sans voix.
"Malade, absent une semaine, pas d'école. J'avertis mes élèves que si le fait se reproduit, ils devront être régulièrement en classe. Fin mars, rechute! je fais appeler mon président au téléphone et lui indique le travail de la journée. Pendant trois jours, seuls ils travaillent. Le président de la commission scolaire passe: tout est calme, tout le monde est occupé, il n'en revient pas! (ces élèves étaient les chahuteurs du bâtiment)."
En quelques mois, par l'application des idées-forces de la méthode Freinet (liberté de l'initiative, partage de certaines responsabilités, travail par groupes), une bande d'élèves démoralisés et chahuteurs devient une communauté scolaire, une équipe à laquelle on peut faire confiance, capable entre autres choses de travailler sans maître!
Instituteur, le plus beau des métiers quand on le pratique dans l'esprit illustré par Freinet, ou par cet instituteur de chez nous, René Badoux, mort comme Freinet, mais si vivant pour ceux à qui il a révélé le secret de ce service de l'enfant, et qu'évoque un des articles du Bulletin! L'esprit libérateur illustré aujourd'hui par des milliers d'éducateurs de tous les degrés, dans une vingtaine de pays! Heri meum, tuum hodie.
Louis Meylan