en chemin avec Freinet
par Édouard Cachemaille


C'était en janvier 1933. Jeune instituteur débutant dans un village je trouvai un jour dans ma boîte aux lettres deux numéros de "L'Action Française" apportés par un inconnu qui signalait en rouge des articles de Charles Maurras. Celui-ci clouait au pilori un nommé Célestin Freinet, instituteur à Saint-Paul-de-Vence, pédagogue hérétique des plus dangereux.
Un travail absorbant et les événements internationaux me firent oublier cette polémique.
En novembre 1945, Célestin Freinet, vint à Lausanne pour présenter à une rencontre d'enseignants, les buts et les réalisations de son École Moderne. Que disait alors ce dangereux révolutionnaire?
L'enfant doit pouvoir s'exprimer, se réaliser en classe ...
A la sortie de l'école, il faut qu'il ait une instruction suffisante, mais qu'il ait surtout gardé le goût de s'instruire...
Le défaut de l'école actuelle, c'est l'intellectualisation...
A l'école, l'enfant pose des questions...
Le maître aide l'enfant à se réaliser...
A l'issue de la conférence, chacun pouvait feuilleter les journaux scolaires et les albums d'enfants. Ainsi, il existait des classes où la vie coulait comme une source fraîche. Serait-ce aussi possible dans la mienne?
Un changement de poste m'apporta d'autres problèmes. Cependant ma classe citadine fut organisée en une coopérative scolaire, particulièrement vivante en cet été 1951. Il ne lui manquait qu'un lien: le journal scolaire. C'est alors qu'un collègue lausannois, maître d'une classe de développement, me montra comment utiliser ces créations de Freinet: le limographe et l'imprimerie à l'école.
Enthousiasmés, mes élèves décident l'achat d'un limographe qu'ils commandent à la C.E.L. à Cannes. La C.E.L. c'est la coopérative de l'Enseignement Laïc, fondée par Freinet qui a su communiquer ses convictions à des milliers d'instituteurs et d'institutrices. Leurs parts sociales ont permis l'édification de cette entreprise qui livre le matériel au juste prix. Quelle joie pour mes élèves de déballer le paquet de Cannes. Ce simple limographe allait transformer la classe en une coopérative de production. Voici ce qu'écrivait le président âgé de 12 ans:
“Chers lecteurs,
Avec l’argent de notre caisse, nous avons acheté un limographe qui nous permet d’éditer ce journal. Nous avons la joie de vous offrir notre premier numéro. Toute la classe a collaboré au tirage de ce journal”.
Sans pression de ma part, ces écoliers coopérateurs avaient baptisé leur société "Les joyeux compagnons" et leur journal "Travaillons gaiement". Des titres dans la ligne du mouvement lancé par Freinet où l'on se réunit pour travailler, non pour discourir. Ainsi, les enseignants romans qui veulent pratiquer l'une ou l'autre des techniques de l'École Moderne se sont groupés dans "La Guilde du Travail" qui compte aujourd'hui près de deux cents membres.
Chaque printemps a lieu le Congrès de l'École Moderne. Je me souviens de celui de Châlons-sur-Saône, en 1954. Sur le perron ensoleillé d'une école, Freinet exposait ses idées à un cercle de futurs instituteurs et institutrices. Il parlait sans élever la voix, simplement avec une chaleur communicative.
Les ateliers, les échanges d'expériences, les commissions de mise au point des techniques, les visites des expositions artistiques et technologiques occupaient les journées. Le soir, les 800 congressistes venus de France, de Belgique, de Hollande, d’Allemagne, d'Italie, de Grèce, de Suisse, d'Afrique du Nord, du Viêt-nam, se réunissaient en séance plénière. Freinet prenait la parole le dernier:
“L’intelligence, c’est la perméabilité à l’expérience...
Ne jamais laisser un enfant sur le quai...
Il faut apporter ce brin de soleil dans notre classe...
Que l’éducateur progresse au lieu de se scléroser...”
Et nous voyant tous devant lui, il disait:
“Cette grande amitié vaut tous les millions du monde”.
Le congressiste rentre chez lui plein de courage pour reprendre sa classe. Il a noté dans son carnet toutes les nouveautés qu'il pourra réaliser avec ses élèves. Il n'oublie pas le conseil de Freinet: " Introduire une technique à la fois. Quand elle est rodée, passer à une autre".
C'est ainsi qu'au limographe, nous avons ajouté l'imprimerie et la linogravure. S'il existe des activités qui réclame de l'enfant une attention soutenue, ce sont bien celles-là. Pour la composition typographique et l'impression, la classe est répartie en équipes qui fonctionnent à tour de rôle et rivalisent de soins pour fournir un travail impeccable.
Au congrès, l'instituteur a recueilli les adresses de collègues désireux d'échanger leur journal scolaire avec le sien. Dans le choix des textes à imprimer, on tiendra compte de l'intérêt qu'ils peuvent présenter pour ces lecteurs proches ou lointains.
Le texte choisi est écrit au tableau noir, puis mis au point par toute la classe. C'est un véritable travail coopératif: les uns signalent une faute d'orthographe, d’autres interviennent pour la ponctuation, ou proposent les synonymes qui éviteront une répétition. Vocabulaire, grammaire, orthographe, rédaction sont motivés par l'exigence d'imprimer un texte compréhensible.
Les illustrations donnent lieu à des concours. La récompense pour le meilleur, c'est de voir son dessin imprimé.
Le jour de l’agrafage, les enfants vivent l'aboutissement d'un effort collectif de plusieurs semaines; il n'en est pas un qui n'ait contribué soit artistiquement, soit intellectuellement, soit manuellement à la parution du journal; celui-ci est vraiment l'oeuvre de tous et le travail personnel des auteurs de textes et des dessinateurs a été porté par l'organisation coopérative de la classe.
Les exemplaires les mieux réussis sont glissés dans des enveloppes sur lesquelles la secrétaire de correspondance et son aide ont préalablement écrit les adresses. Et ces journaux apporteront de nos nouvelles aux classes amies de Suisse, de France, d'Allemagne, de Hollande, d'Algérie.
En retour, ces dernières nous envoient leurs journaux. Quand nous en recevons un, nous situons sur la carte la localité des expéditeurs. Puis chaque texte est lu à haute voix par un élève. Un vote désigne les textes et les dessins préférés, ce qui sera noté sur une fiche où nous ajouterons nos remarques et poserons nos questions.
Outre cet échange de journaux, Freinet a expérimenté puis préconisé l’échange de lettres personnelles entre élèves de deux classes. Pendant plusieurs années, mes écoliers de la banlieue lausannoise ont correspondu avec leurs camarades de la Manche, de la Sarthe, de Provence, d'Alsace. L'aboutissement de ces dernières relations épistolaires fut un voyage échange: la classe vaudoise passa trois jours en Alsace, logeant chez des familles, visitant Strasbourg, Sainte-Odile, et Colmar, tandis que la classe d'Eckbolsheim fut reçue sur les bords du Léman.
Les maîtres bénéficient autant, si ce n'est plus, que les enfants de ces contacts. Ils correspondent pour fixer les modalités de l’échange, se font part de leurs remarques, nouent des relations amicales.
Ainsi, des réseaux d'amitiés sont tissés par dessus les frontières, un courant de vie anime les classes.
Pour tout cela, merci, Cher Freinet, merci pour les sentiers que tu as tracés, pour l'élan que tu nous a donné. Nous, les camarades, continuons le travail.
Édouard Cachemaille