Freinet et la Suisse
le Testament de Célestin Freinet
par Louis Meylan


Les collaborateurs de ce grand éducateur, au premier desquels naturellement, son épouse Élise Freinet, viennent de nous donner un petit ouvrage que, très consciemment Freinet a rédigé pour être son adieu à ses amis, et en quelque sorte, son testament pédagogique: Travail individualisé et Programmation, Bibliothèque de l'École Moderne, 1966.

Le renouvellement de l'école publique, qu'il s'est proposé dès ses débuts à Bar-sur-Loup, s'est élargi et précisé au cours des ans; aujourd'hui il est en parfait accord avec ce que réclament les "prospectifs": "Qu'il s'agisse de la formation de la personne ou de la préparation d'une fonction sociale, le caractère mobile du monde à venir conduit à mettre l'accent sur les qualités de caractère, d'imagination, d'adaptabilité, de sociabilité, d'enthousiasme plutôt que sur l'étendue des connaissances, dont on a pu faire autrefois un attribut essentiel de la culture". Rappelons ici les étapes de renouvellement:

II s'agissait de rompre le cercle fatal: leçon magistrales, devoirs mécaniques, manuel appris par coeur. Ce fut d'abord le texte libre, que l'enfant produit lorsqu'il a quelque chose à dire; le texte libre enrichi ensuite, coopérativement, et imprimé. Puis le fichier documentaire (avec classification décimale) a permis de constituer en quelque sorte un manuel rédigé par les élèves eux-mêmes. Cependant que les brochures de la Bibliothèque de travail (plus de 20000 pages illustrées aujourd'hui) permettaient de nouvelles formes de travail individualisé, particulièrement dans le domaine des sciences naturelles, de l'histoire, de la géographie. Les fichiers autocorrectifs de calcul et de français introduisent le travail individualisé dans les deux disciplines maîtresses de l’enseignement élémentaire. Maintenant, des bandes enseignantes permettent aux éducateurs de concilier plus harmonieusement encore, les deux exigences complémentaires d'une authentique éducation de l'humanité: pour l'acquisition des connaissances indispensables et le développement de l'intelligence, travail individualisé, pour l'adaptation aux exigences de la vie sociale, insertion de l'enfant dans une communauté responsable, dans le cadre de laquelle il coopère librement.

Chaque enfant doit donc pouvoir lire individuellement ce qui l'intéresse, écrire individuellement ce qu'il éprouve le besoin d'écrire, s'exprimer individuellement par le dessin, le chant ou un travail artisanal; tous les élèves doivent pouvoir individuellement ou en équipes, calculer à leur rythme; mener individuellement ou par groupes, des recherches en sciences, géographie, en histoire. Ou moins nécessairement enfin, on doit leur offrir la possibilité de mettre en commun ce qu’ils ont trouvé, de confronter le résultat de leur effort avec celui de leurs camarades dans une atmosphère de coopération harmonieuse.
Il ne faut sacrifier aucune de ces deux constantes d’une éducation intégrale. Dans son testament pédagogique, Freinet montre pp. 39-72, comment elles se composent dans le cours d'une journée de travail. Il y aura des moments de travail totalement coopératif, des moments de travail totalement individuel, et des moments où l'activité des élèves sera à cheval sr les deux. La classe s'ouvre naturellement sur le mode coopératif: organisation de la journée, chant d'ensemble, travail individuel et vie coopérative sont étroitement mêlés. Alors chaque élève lit le texte qu'il a composé (moment individuel). Un texte est choisi et mis au point (moment coopératif). L'impression de ce texte est d’abord répartie entre quelques élèves (individuel) elle s'achève coopérativement. Et, ainsi, jusqu'au soir, où la journée se termine par une synthèse coopérative.

Le travail individuel se fera tantôt dans le local de documentation, tantôt dans l'atelier de travail manuel, de peinture, de modelage, de science expérimentale, à l'imprimerie ou au jardin. Toutes ces annexes à la salle de séjour sont nécessaires, pour que puisse s'accomplir la naissance de la personne communautaire, but dernier de l'éducation. Pour que - pour être le plus concret - le maître puisse être parmi ses élèves, l'aîné qui maintient avec eux un contact non seulement intellectuel, mais encore affectif; non celui qui contrôle et note, mais le collaborateur qui jamais ne s'impose, qui répond aux questions que lui posent ses élèves (et qu'ils se sont posées avant de les lui poser). Pour que la classe devienne le lieu de la recherche, où l'erreur est permise et où tout élève ait la satisfaction de triompher des difficultés qu'il affronte.

C'est avec une émotion profonde qu'on lit les dernières lignes de ce petit écrit, d'esprit si généreusement coopératif; comme toute l'oeuvre rénovatrice de Freinet: "Ces travaux - les recherches qui ont abouti aux techniques énumérées tout à l'heure - nous les avons menés scientifiquement, en théoriciens-praticiens et c'est parce que nous avons confronté sans cesse nos réalisations avec les principes pédagogiques anciens et nouveaux qui les justifient, que nous avons pu avancer avec sûreté dans une voie qui a subi maintenant l'épreuve de l'expérience... Vous apprendrez plus tard comment rédiger vous-mêmes des bandes avec la collaboration de vos élèves, comment les enrichir par la correspondance, comment enfin en tirer le maximum, pédagogiquement et humainement... La tare la plus grave de la méthode des leçons et des manuels à laquelle vous êtes encore condamnés, c'est qu'elle vous met en opposition permanente avec vos élèves, qui défendent par tous les moyens, licites ou non, contre les atteintes de l'école à leur liberté et à leur vie. Avec nos techniques, que les bandes viennent d'enrichir, vous serez désormais près de vos élèves, non pour les contraindre dogmatiquement mais pour participer avec eux à cette oeuvre noble entre toutes: "la formation en l'enfant de l'homme de demain".

Vienne bientôt l'école moderne, individualisée et coopérative!

Louis Meylan