SOUVENIRS
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Lorsque, le 26 juillet 1940, venant de la prison SAINT PIERRE DE MARSEILLE, je débarquais au camp de CHIBRON, commune de SIGNES (Var) au pied de la SAINTE-BEAUME, je ne savais pas que j'allais faire connaissance avec un homme dont, depuis plusieurs années j'admirais l'oeuvre et le courage avec lequel il la défendait, c'est-à-dire Célestin FREINET. Pour la clarté de ce qui va suivre, il me faut expliquer comment moi, simple ouvrier maçon, j’avais eu connaissance du combat de FREINET.
Militant syndicaliste, j'étais abonné à une revue animée par Robert TOUZON, la Révolution Prolétarienne qui le défendait énergiquement, demandant à ses lecteurs de s'abonner à la Gerbe pour soutenir et encourager FREINET, ce que je fis, donc j'eus le privilège d'avoir les premiers numéros de la GERBE que ma mère fit brûler pendant mon séjour dans les camps de concentration.
J'admirais cet instituteur qui osait braver la routine, les préjugés et défendre très énergiquement son oeuvre, face à la réaction déchaînée.
Aussi quelques jours après notre arrivée à CHIBRON, je fus surpris mais très heureux de faire sa connaissance dans les circonstances suivantes. Dans ce camp, nous n'étions astreints à aucun travail, aussi pour nous occuper utilement, quelques camarades instituteurs prirent l'initiative d'organiser des cours de français, de comptabilité, d'électricité, de géographie et d'espéranto. C'est à cette occasion que je fis connaissance avec Célestin FREINET; sa douceur,sa gentillesse, son affabilité m'impressionnèrent profondément; je me souviens que les camarades décidèrent de faire des cours de français de différents degrés.
Freinet se chargea des illettrés, GAGNAIRE du cours moyen et SPINELLI du cours supérieur.
Nous allons vivre dans ce camp jusqu'à février 1941 date à laquelle le camp fut dissous et nous fûmes transférés soit à SAINT-SULPICE-LA-FOINTE (Tarn), soit à FORT-BARCEAU dans l'Isère , FREINET ainsi que GAGNAIRE, SPINELLI et moi échouèrent à SAINT-SULPICE-LA POINTE, ce qui nous permit de continuer ce que nous avions entrepris à CHIBRON.
Une anecdote situera la personnalité attachante de FREINET; ses élèves n'étaient pas des jeunes, mais parmi eux se trouvait un vieux Tarnais de 65 ans environ que nous avions surnommé familièrement le pépé.
Lorsqu'il écrivit à ses enfants sa première lettre ce fut avec des larmes de joie. Quelle patience avait-il fallu à FREINET pour arriver à un tel résultat; aussi quand la nouvelle fit le tour du camp, plus d'un d'entre nous fut ému et reconnaissant à FREINET d'avoir procuré au Pépé cette joie.
Je fus libéré le 1° Janvier 1942, FREINET était encore au camp; combien de temps y resta-t-il, je l'ignore, mais je garde de lui l'image d'un être bon et désintéressé qui vécut son idéal, c'est-à-dire la libération de l'être humain à partir de l'enfant, et pour moi, son souvenir est impérissable.

Pierre ROUSSEAU
17 - SAINTES