IV - PESTALOZZI EDUCATEUR DU PEUPLE
----------------------------


Au moment où la mode est trop souvent de se dire ami et défenseur du peuple, il est bon de nous rappeler ceux qui se sont vraiment dévoués pour cette cause. Ce nous sera une bonne leçon d'humilité.
PESTALOZZI fut un de ceux-là et c'est avec raison qu'on l'a surnommé le SAINT-VINCENT-DE-PAUL Laïc.

Henri PESTALOZZI qui naquit à ZURICH en 1746, subit de bonne heure l'influence de l'Emile, de J.J. ROUSSEAU -qui prêchait le retour à la nature -et se retira à la campagne pour y exploiter une petite terre. Il s'y montra ce qu'il fut toute sa vie, excessivement bon, mais à peu près complètement dénué de sens pratique. Et déjà, il pensait à recueillir des orphelins, pour les instruire tout en les employant à divers travaux agricoles ou ménagers.

Cet essai malheureux fut cependant le point de départ de sa longue carrière d'éducateur. Ce pédagogue de génie ne fit rien moins que réformer1’enseignement. Aux méthodes dogmatiques, seules employées jusqu'alors, il substitua des méthodes intuitives qui tenaient un plus grand compte de la personnalité de l'enfant. Il voulut"diviser l'enseignement suivant la marche progressive des forces de l'enfant et déterminer avec la plus grande précision ce qui convient à chaque âge, de manière à ne rien omettre de ce que l'élève est complètement en état d'apprendre, de manière aussi à ne pas accabler et troubler son intelligence par des études qu'il n'est pas encore tout à fait capable d'apprendre". Par ces conceptions théoriques, comme par quelques-unes de ses réalisations, il se montre bien comme un des grands précurseurs de l'Ecole Moderne, et même de l'Ecole nouvelle, de demain.

L'un des premiers, il pensa à "psychologiser" - le mot est de PESTALOZZI lui-même - l'enseignement- c'est-à-dire à en baser le développement sur les sciences de l'éducation, ce qu'essaient de réaliser aujourd'hui nos pédagogues.

Ce PESTALOZZI-là n'a pas été méconnu. On a dépouillé lentement et ses écrits et sa correspondance. Mais ses commentateurs se sont appliqués surtout à montrer ce que sa carrière eut de glorieux et d'avantageusement remarqué par les gens bien pensants d'alors, par ceux-là même dont PESTALOZZI cherchait naïvement l'appui, parce qu'il croyait - les voyant commis à la sainte mission du gouvernement des peuples - qu'il suffisait de leur montrer le chemin du salut pour qu'il s'y engageassent !.

Mais PESTALOZZI a été presque constamment détourné de son principal souci - améliorer le sort du peuple - par ceux qui, même lorsqu'ils parlaient de meilleure méthode d'éducation, ne pensaient qu'au sort de leur classe. Il me semble voir PESTALOZZI malade, se levant comme un somnambule et se précipitant chez le tzar qui était de passage, pour lui présenter sa méthode et intervenir en faveur des serfs de Russie.

Rares, hélas furent ceux qui s'intéressèrent à ses rêves. Lorsque son institut d'YVERDON était à son apogée, lorsque la renommée de la "Méthode" s'étendait par toute l'EUROPE, nul savant, nul homme éminent n'aurait traversé la Suisse sans rendre visite au vieux père PESTALOZZI et s'extasier devant les résultats obtenus. Des élèves arrivaient de tous les coins du monde et payaient à l'Institut de fortes pensions. Et cependant, PESTALOZZI n'était pas content: il ne pensait toujours qu'au peuple."Depuis longtemps, hélas ! dit-il depuis les années de mon adolescence, une seule, unique et puissante aspiration faisait battre mon cœur : tarir les sources de la misère où je voyais le peuple plongé autour de moi".
(Comment GERÏRUDE instruit ses enfants). Et c'est pour le peuple qu'il se ruinait, qu'il ruinait sa femme, qu'il ruinait et décourageait aussi ceux qui lui prêtaient de l'argent.

Quelle était, aux yeux de PESTALOZZI la situation de ces 'pauvres" en face de leurs maîtres?

Oui, oui, disent les ecclésiastiques quand ils viennent nous trouver. Ils n'entendent pas un mot à notre enseignement. -Oui, oui, disent les juges, auraient-ils cent fois raison» il leur est impossible de faire comprendre leurs droits à qui que ce soit. - La dame en parle avec une souveraine pitié : "C'est à peine s'ils sont d'un degré supérieur à là brute; on ne peut les employer à aucun service". Des ventrus, incapables de compter jusqu'à cinq, les estiment plus bêtes qu'eux, ventrus; et des misérables de toutes couleurs crient, en gesticulant chacun à sa façon : "Heureusement pour nous qu'il est ainsi ! S'il en était autrement, nous ne pourrions les acheter, sur nos foires, aussi bon marché, ni les vendre aussi cher..."

Et PESTALOZZI l'apôtre s'écrie : «je veux ouvrir aux intelligences délaissées et livrées à l'abrutissement, aux pauvres et aux faibles de ce monde, les voies de l'Education qui sont les voies de l'Humanité ».

II n'ignore pas, cependant que d'autres avant lui se sont occupés de l'enseignement des pauvres. Mais cet enseignement même restait un enseignement d'esclaves. "Je ne conteste pas, dit-il, que les méthodes actuelles puissent former de bons tailleurs, de bons cordonniers, de bons négociants,de bons soldats; mais je soutiens qu'elles ne peuvent former un négociant ou un commerçant qui soit un homme dans la véritable acception du mot". Nous n'avons que des écoles d'épellation, d'écriture, de catéchisme; ce qu'il nous faudrait ce sont des écoles d'hommes".

Quels sont donc les vices de l'enseignement que PESTALOZZI s'attachera à réformer ? "C'est une grande lacune que nous laissons subsister au coeur de la civilisation... n ne faisant rien pour enseigner aux basses classes à parler, bien mieux encore, en faisant apprendre par coeur des mots isolés, abstraits, a un peuple qui n'a pas de langage". Le bavardage est proprement la maladie ecclésiastique dont nous avons si grand besoin de nous guérir...Des actes ! Voilà ce dont l'homme a besoin. Foin des discours ! « Tout mon être se révolte quand je vois la nature et l'art, non seulement séparés dans l'enseignement du peuple, mais opposés l'un à l'autre jusqu'à la folie par des hommes pervers ». Car dans ses moments de détresse et d'indignation, il sent qu'il y a une force sourde - et elle existe encore aujourd'hui - qui contrecarre tous ses projets de libération du peuple. Car "ces hommes pervers" ce sont les NAPOLEON et les TALLEYRAND, qui disent de sa méthode : « c'est trop pour le peuple ».

Pour lui, plus il, réfléchit sur la condition du peuple plus il en voit toute la misère
Et c'est en ces mots qu'il en parle dans « Les recherches  sur la marche de la nature ».

"L'homme qui n'a point de part à la propriété trouve-t-il, dans les institutions existantes, des Etats, une compensation réelle pour les droits naturels qu'il ne peut exercer ? Y- trouve-t-il 'Instruction et les moyens nécessaires pour s'assurer une existence humaine ? Je suis obligé de répondre : Notre siècle si éclairé ne reconnaît pas ce principe. Plus les lumières se répandent et moins les Etats se préoccupent de la solution de tels problèmes. Nos législations se sont élevées à des hauteurs si sublimes qu'il leur est impossible de songer aux hommes. Elles s'occupent des besoins de l'Etat et de l’éclat des trônes. Quant à celui qui n'a point de part à la propriété, elles l'oublient, excepté quand il s’agit du service militaire « De temps en temps aussi on organise pour lui, une loterie, où chacun, moyennant quelques sous, peut tenter la fortune.

"Il est certain que la classe des propriétaires n'est pas même imposée d'une façon équitable, en proportion de ce qu'on exige des petits et qu'on laisse les riches accumuler de plus en plus leurs capitaux d'une façon qui remplit le monde de créatures misérables et profondément dégradées. Et quand les conséquences de cette dégradation du peuple deviennent visibles, on rejette les fautes sur ceux qui ont été corrompus, et non sur les corrupteurs; et ceux-ci continuent, au profit de leurs intérêts, à évelopper un état de choses dans lequel la condition morale et matérielle du peuple doit empirer toujours davantage".

Mais les échecs successifs de ses essais d'organisation d'un enseignement pour les auvres ne purent le décourager. Il est vrai qu'il voyait la question dans toute sa complexité. Fonder une école de pauvres pour laquelle il consacrerait tout son temps et son argent, ce fut, certes, toujours son rêve.

Mais il pensa aussi à organiser l'enseignement dans ces écoles pour le jour où, lui disparu, ses successeurs n'auraient ni son génie ni son dévouement. Ce qu'il veut obtenir, c'est que l'instituteur doué d'un minimum de capacité, non seulement n'exerce plus une action nuisible, mais fasse lui-même des progrès dans la direction indiquée. Et cette ligne de conduite reste toujours à méditer par les faiseurs de méthodes ou les constructeurs de systèmes à l'usage de l'enseignement primaire.

Ce qu'il veut, enfin, c'est préparer les futurs éducateurs du peuple.

"Si je ne réussis pas, dit-il, à préparer, au moins, de mon vivant, l'application de l'idée de l'instruction élémentaire dans les écoles de pauvres et les écoles populaires, et à en assurer l'exécution après ma mort, ne fut-ce que sur une petite échelle, la chose essentielle par laquelle je puis encore servir, l'Humanité sera perdue. Il en sera de même si je ne me trouve pas, avant ma mort, en situation de réunir autour de moi, un certain nombre de jeunes gens pauvres, que j'aurai librement choisis, afin de les préparer aux parties les plus rudimentaires de l'Education populaire, et non seulement de les instruire, mais de les enthousiasmer pour cette tâche".

Hélas ! cette partie de son oeuvre dont on l'avait sans cesse distrait pour le muer, lui éducateur du peuple, en éducateur de la bourgeoisie, semble, dans ses vieux jours, définitivement compromise. L'institut d'Yverdon lui-même se disperse. Tous les efforts d'une longue vie si remplie apparaissent désormais inutile. Aussi PESTALOZZI écrit-il quelques instants avant sa mort:
"Mourir n'est rien; je meurs volontiers, car je suis fatigué et je voudrais enfin trouver le repos; mais après avoir vécu, avoir tout sacrifié et n'avoir pas réussi : voir son oeuvre ruinée, descendre avec elle dans la tombe, oh ! c'est affreux ! je ne puis l'exprimer car je voudrais pleurer et je n'ai plus de larmes.

''Et mes pauvres, opprimés, méprisés ! pauvres gens ! on vous abandonne, on vous repoussera comme on me repousse moi-même. Le riche, au sein de l'opulence, ne pense point à vous : il pourrait tout au plus vous donner un morceau de pain; lui-même est pauvre : il n'a que de l'or. Vous convier à un banquet spirituel, vouloir faire de vous des hommes, on n'y pense pas encore et l'on n'y pensera pas de longtemps !

On a encore tardé longtemps après lui, à organiser l'enseignement du peuple qu'il rêvait. Même aujourd'hui, nos écoles restent des écoles e pauvres, auxquelles on reproche volontiers et le coût et l'esprit. Cependant les idées de PESTALOZZI ont germé. L'école, malgré ses dirigeants bourgeois, est en train de devenir humaine. Elle essaie de faire des hommes. Elle se débarrasse lentement de l'emprise cléricale si tenace. Et là encore PESTALOZZI fut un précurseur. Car à une époque où nul ne contestait les devoirs envers Dieu, où lui-même aimait à lever humblement les yeux vers le ciel, PESTALOZZI osa dire un jour à ses petits mendiants :
"Les crucifix ne vous donneront point de pain; vous devez apprendre à travailler".

C. FREINET