FREINET collaborait aux revues départementales.
En particulier il a donné, à l’île de France, organe des membres de l'Ecole Moderne de Paris, de nombreux articles. En voici trois, choisis parmi beaucoup.

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POINT DE VUE
L'ESPRIT ET LES TECHNIQUES
C. FREINET


“Toute, doctrine traverse trois états : on l'attaque, d'abord en la déclarant absurde; puis on admet qu'elle est vraie, évidente, mais insignifiante. On reconnaît enfin sa véritable importance et ses adversaires revendiquent l’honneur de l'avoir découverte.”
William JAMES.

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Notre mouvement pédagogique n'a pas le privilège des expériences. Il y a eu de tous temps des éducateurs chercheurs, curieux et dévoues qui découvraient des outils, perfectionnaient des tours de mains, mettaient au point des méthodes qui constituaient des progrès sur ce qui existait avant eux.

Seulement, ils restaient seuls et isolés. Leur découverte, ils la gardaient pour eux. Ils ne savaient, ni si ce qu'ils croyaient avoir découvert n'était pas déjà dans le domaine public, ni si d'autres camarades seraient éventuellement intéressés par leurs trouvailles. Aucun organisme aucune revue, n'accueillait leurs essais. Les instituteurs prenaient ainsi un complexe d'infériorité total et définitif.

Pour la première fois dans le mouvement pédagogique contemporain, nous sommes parvenus à grouper des milliers de travailleurs qui acceptent de verser leur oeuvre dans le creuset coopératif pour qu'elle soit reprise, améliorée jusqu'à devenir une réussite utile à tous.

Et notre mouvement n'ira en s'enrichissant et en s'amplifiant que si ne cessent de croître le nombre et la cohésion de la masse des éducateurs qui font encore des expériences.

Mais cet esprit coopératif est encore si peu développé, les sollicitations diverses à l'individualisation et la dispersion des efforts sont si pressantes que la force de notre mouvement ne s'accroît pas du tout au rythme d'augmentation du nombre d'usagers de nos techniques. Nous constatons même un fait grave; des centaines de camarades qui achètent notre matériel ne prennent pas contact avec nos groupes, ne s'abonnent pas à nos revues, n'apportent pas leur collaboration.

C'est pour nous une partie de nos forces essentielles que nous ne parvenons pas à mobiliser, et qui échappent peu à peu à la forme sinon à l'esprit de notre pédagogie. Et rien n'est plus dangereux pour nous que des adhérents inexpérimentés qui adapteront nos techniques à leur scolastique jusqu'à les scléroser définitivement.

II nous faut aujourd'hui :
- D'une part amener tous nos adhérents à une compréhension profonde de notre pédagogie pour que l'effort commun soit coordonné.
- D'autre part essayer de contrebattre ceux qui se réclament de notre pédagogie, sans rien faire qui y satisfasse.
Cette action négative sera toujours délicate et difficile. Nous préférons cultiver l'aspect constructif de notre entreprise et tenir la tête du peloton.

Que faire donc pour un meilleur travail coopératif ?

1- Il nous faut travailler ensemble d'abord. Rien ne cimente mieux une équipe ou une association que ce travail coopératif : préparation de B.T., de fiches-guides, de suppléments B.T., bientôt de bandes autocorrectives, de bandes magnétiques, de disques.

Les Bulletins départementaux et régionaux doivent y contribuer. A défaut et pour ceux surtout qui sont éloignés des centres, les cahiers de roulement doivent sillonner la France.

Une partie de ce travail peut se faire pour ainsi dire " à domicile". Il faut tenir compte en effet du fait que nos adhérents sont rarement dans les grande centres et que, lorsqu'ils y sont nommés, ils sont très souvent étouffes par les grands ensembles, la surcharge des classes, la vie fiévreuse qui ne laisse aucune place dans les grandes agglomérations pour la pensée personnelle. Tout l'essentiel de nos réalisations a été fait ainsi par correspondance, par circulation et enquêtes.

Il faut absolument continuer ainsi et maintenir les liaisons.

2- Il faut se retrouver et se réunir le plus souvent possible. Les réunions pour démonstrations sont d'ordinaire bien organisées dans un bon nombre de départements et de régions. Il faut absolument les généraliser. On en connaît le principe:

Les groupes établissent un calendrier qui comporte une réunion tous les mois ou tous les deux mois chez des camarades sur des thèmes choisis a l'avance.

Les camarades qui reçoivent font d'abord, autant que possible, une "démonstration" avec les élèves; on visite ensuite la petite exposition organisée : documents C.E.L. divers, exposition de dessins, éditions. L’après-midi, on discute librement.

3 - A une condition seulement, et qui est valable également pour les bulletins : que dirige et oriente la discussion un camarade parfaitement pénétré des techniques et de l'esprit de notre pédagogie.
En effet, nul ne pratique nos techniques à 100 %. Vous pouvez vous réunir des classes qui n'en sont imprégnées qu'à 30 ou 50 %. Dans les bulletins, les camarades racontent comment ils pratiquent dans leur classe. C'est très bien. C'est le tâtonnement expérimental en action. A condition que les spectateurs ou les lecteurs ne croient pas que telle est la pédagogie que nous recommandons, celle dont nous devons nous satisfaire. Car, alors, au lieu d'aligner les nouveaux venus sur nos techniques, on risque d'aligner nos techniques par le bas, sur la scolastique.

C'est en ce moment un de nos plus graves dangers et nous allons tacher d'y remédier. Il est indispensable qu'il y ait dans chaque réunion et pour le bulletin, un camarade qui fasse le point en fonction de notre pédagogie, qui dise par exemple, qu'un texte libre une fois par semaine, sans imprimerie et sans journal n'est pas un texte libre, qu'une leçon de lecture avec une avalanche d'exercices n'est pas une méthode naturelle., etc..

Ce n'est pas là dénigrer les camarades, c'est leur faire prendre conscience au contraire de la nécessité où ils sont de se perfectionner sans cesse, comme nous tous.

Ne sacrifions pas trop à la propagande. Ne suivons pas trop la pente facile qui consiste à montrer que le plus petit effort met le pied à l'étrier, ce qui est vrai, mais à la condition de pouvoir un jour monter sur le cheval.

Il nous faut reprendre et développer l'aspect théorique de nos techniques. Il nous faut insister sur le côté intellectuel et culturel de notre activité, se pénétrer de l'esprit de nos techniques et en promouvoir la ligne.

Il est exact que nos techniques sont en train de gagner la partie. Mais seulement en tant que techniques. On prend chez nous ce qui est technique et on néglige l'esprit qui est considéré comme dangereux. Si nous n'y prenons garde, ce sont les techniques FREINET sans FREINET qui triompheront. Voyez ce que fait "l'Ecole Libératrice" quand elle publie une fiche sur le Texte Libre qui semble sortir ainsi, tout armé de la pédagogie traditionnelle dont il ne sera qu'une incidente.

On expérimente actuellement, dans chaque département, des classes terminales, pour les enfants de 13 à 16 ans qui n'ont pas pu suivre la filière. Les instructions ministérielles prévoient (sans la nommer ce qui est naturel) la pratique de notre pédagogie. Encore faudra-t-il qu'on ne la dépouille pas de ce qui en fait la caractéristique et le succès.

J'aurai assez souvent encore à insister sur cet aspect à mon avis essentiel de notre travail. En attendant, nous conseillons à nos adhérents, aux jeunes, surtout, de lire nos revues, non seulement "l'Educateur" - ce qui est indispensable - mais aussi "Techniques de Vie" et "Art Enfantin". Il nous faut accéder le plus nombreux possible à un deuxième degré qui peut conférer à ceux qui y sont parvenus, cette indispensable fonction de pilotes.

C. FREINET