POINT DE VUE
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TÂTONNEMENT EXPERIMENTAL ET PEDAGOGIE
C. FREINET
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L'idée de tâtonnement expérimental gagne du terrain parmi nos camarades. Ils sentent que la pratique en est naturelle et que ce tâtonnement expérimental est bien le processus de base» et universel, du comportement humain, du comportement d'ai1leurs aussi de tout être vivant

Il n'est pas seulement le processus des essais et des erreurs, connu et condamné depuis longtemps, nous disent les pédagogues et les psychologues. Il comporte un élément nouveau que, à notre connaissance, on n'a jamais fait intervenir: le fait qu'un acte réussi laisse dans l'être vivant une trace favorable comme un sentier où l'on aura tendance à repasser, l'échec au contraire établit comme une barrière qui refoule et décourage les initiatives. La suite des réussites, bénéfiques ou maléfiques suscite comme un cheminement plus ou moins tortueux qui a tendance, en se répétant, à devenir une indélébile technique de vie. J'explique tout cela dans mon "Essai de Psychologie Sensible Appliquée à l'Education (1). Dans une prochaine étude je compte démontrer que, contrairement à ce qu'on croit, le monde, même actuel, n'est nullement mené par la science, mais que la science elle-même, lorsqu'elle n'est pas aveugle, n'est qu'un tâtonnement expérimental, dont la vitesse peut devenir d'ailleurs d'un ordre électronique.

Dans toutes les reconsidérations que nous tentons pour les diverses disciplines culturelles, notre pratique du tâtonnement expérimental s'affronte aux pratiques traditionnelles faussement scientifiques. Au lieu de partir de règles et de lois qui reconstruiraient en préfabriqué les acquisitions et les connaissances, nous commençons humblement par la base, comme l'enfant se traîne à quatre pattes avant de devenir peut-être un coureur à pied émérite, comme s'établit par la seule expérience, et non par l'explication, l'équilibre de l'enfant qui roule à vélo. Cette conception, qui nécessite évidemment des explications plus nourries, justifie le peu de rendement des leçons qui prétendent faire l'économie de l'expérience. Et nous touchons là, d'ailleurs au noeud de toutes nos discussions pédagogiques actuelles : faut-il expliquer les sciences ou les pratiquer ? Faut-il enseigner d'autorité nombres et opérations ou reconstruire expérimentalement les éléments mathématiques ? Faut-il décrire le milieu ou le pénétrer activement pour le changer ? Ce processus de tâtonnement expérimental est parfaitement valable non seulement à l'Ecole, mais dans la vie, non seulement avec des enfants et des adolescents, mais aussi avec des enfants et même avec des éducateurs. Elle est valable - et c'est là que je voulais en venir ici - dans notre travail Ecole Moderne et dans notre propagande. Notre conception s'accorde d'ailleurs sans réserve avec notre longue expérience.

Que dit donc cette expérience ? Elle dit que toutes les explications que nous donnons verbalement, les livres et les brochures que nous faisons lire, les conférences que nous faisons n'ont qu'un rendement minime. Au temps où je parcourais la France pour diffuser nos techniques, j'ai pu parler longuement à des assemblées de plusieurs milliers d'instituteurs enthousiastes; j'ai vendu et distribué une littérature qui représenteraient des tonnes de papier.

Je ne dis pas que la portée en ait été totalement nulle; disons qu'elle a rendu à 2 % tandis que de jeunes instituteurs qui participent à nos stages sont accrochés à 50, parfois à 80 ou 90 %, et que nos plus vieux militants, ceux qui nous ont été, et qui nous restent les plus indéfectiblement fidèles sont ceux qui, au début de nos techniques, et immédiatement après la guerre, ont participé à nos stages de Vence et de Cannes. Vous pouvez aujourd'hui encore parler avec sensibilité et éloquence aux collègues rencontrés dans les réunions; ne vous faites pas d'illusions; votre salive sera perdue. Mais que quelques-uns de ces camarades passent un jour dans votre classe, de préférence en présence des élèves, qu'ils composent et gravent eux-mêmes, qu'ils compulsent votre fichier, s'essayent à dessiner, ils repartiront,je ne dis pas complètement convaincus, mais marqués définitivement. Et ça se retrouvera toujours
Ces considérations, fruit de notre pédagogie et de notre expérience, nous incitent à vous donner un certain nombre de conseils :

1°- Nous avons cru pendant longtemps que les revues et les articles étaient la forme la plus éminente de la bonne propagande. Nous nous sommes trompés, du moins pour ce qui nous concerne. Lorsqu'il s'agit de bouleverser les techniques de travail et de vie, les conseils et les explications restent sans effet. Il faut pouvoir éprouver soi-même les avantages et les risques des moyens nouveaux qu'on vous offre. Et c'est pourquoi nous avons réduit nos publications de propagande. Nos revues elles-mêmes, l'Educateur notamment, ne visent plus comme autrefois à convaincre ceux qui ne connaissent pas encore nos techniques. L'Educateur est notre organe de travail. C’est par lui que nous nous connaissons et que, coopérativement, nous profitons les uns et les autres de nos efforts communs. Faisons du bon travail. Appliquons-nous à mettre au point les techniques et les outils nouveaux dont nous serons les premiers bénéficiaires. Montrons de beaux journaux scolaires, des travaux expérimentaux originaux et enthousiasmants, exposons dans nos classes, ou au chef-lieu, nos superbes peintures, nos tentures, nos céramiques» préparons des enfants à l'esprit ouvert, à l'oeil vif et décidé, des enfants qui sont déjà des hommes pour leur sérieux, leur bon sens, le sentiment de leurs responsabilités, créons dans nos classes ce climat d'humanité et de démocratie qui étonne tous nos visiteurs. Parce que nous ferons oeuvre exemplaire dans une société et en une période où tant de problèmes dramatiques assaillent parents et maîtres, dans la mesure où nous créons de l'intelligence et de la beauté rayonnantes, cela se saura autour de nous, comme se diffuse sans propagande et sans radio, la renommée des vrais hommes de science et des hommes de bien. Et ainsi, nos expériences réussies prépareront forcément le terrain aux transformations éducatives et sociales que nous attendons et que nous préparons.

2°- Le principal de nos soucis et de nos devoirs : créons et développons nos écoles témoins. C'est le conseil que je donnais au Congres à nos amis CE.G. qui étaient quelque peu effrayés de la montagne de conformisme et d'inertie qu'ils ont aujourd'hui à remuer. Et je leur disais : Ne vous épuisez pas en démonstrations et discussions avec des camarades qui n'ont pas encore senti suffisamment le besoin de modernisation qui est un des impératifs de notre époque. Mettez au point vos outils, transformez votre classe en classe de travail, selon l'esprit et la lettre de la circulaire des Travaux Scientifiques Expérimentaux. On saura, nous ne savons trop comment, mais on le saura que Petitcolas dans les Voges, Poitrenaud, Raynaud, Berteloot, etc. et tant d'autres ont inauguré une forme nouvelle de travail qui donne un meilleur rendement, avec moins de peine, avec plus d'enthousiasme pour le maître. Vous verrez alors vos collègues lever la tête et questionner. Alors ce que vous aurez fait et ce que vous direz portera à 100 %.

C'est d'ailleurs parce que nous avons nos solides bases de travail dans toutes les régions de France et dans de nombreux pays étrangers, parce que nos milliers de maîtres animent nos milliers d'écoles témoins, que nous sommes indestructibles. Nous sommes comme ces levains qui sembleront croupir quand le milieu n'est pas favorable et qui explosent dans un irrésistible élan dès que la chaleur, l'eau et les éléments indéfinissables qui s'y ajoutent permettent à la vie d'accomplir son périple et son destin.

Il y a enfin une revendication que nous pourrions formuler pour les années a venir. Il faudrait obtenir que certains instituteurs ou institutrices soient autorisés sur leur demande, à venir faire un séjour d'un jour peut-être même avec quelques-uns de leurs élèves, dans les classes travaillant selon nos techniques.

C'est ainsi que, par tâtonnement expérimental, se fera, sans risque ni aventure, le vrai progrès pédagogique.