TOUCHÉ ... par C. FREINET
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Freinet outre ses écrits pédagogiques, a écrit, dans sa jeunesse
"Touché", souvenir d'un blessé de guerre (Maison Française d'Art et d'Edition 37 Rue Falguière PARIS 1920)

"Tony l’assisté" illustration d e Pierre Rossi

"Un mois avec les enfants russes"
bois gravé d’Elise Lagier-Bruno
(Editions de la revue littéraire les Primaires)

"Les humbles"  mai et juin 1927

Dans ce présent numéro, nous donnons quelques bonnes feuilles de "Touché".

Freinet grièvement atteint, analyse son cas avec une simplicité une émotion, une sincérité que l’on retrouvera toujours dans sa vie.

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I - L'Attaque


Le jour J approchait. On avait une baraque, d'assez bons grillages pour dormir. Chaque jour on faisait la "nouba"du jour qui précède l'attaque.
Partout, fourmillement... Obus qui glissent sur le toit... Sur le haut du coteau où nous sommes adossés, un jolis bois où on serait bien avec sa belle....
Quand on est monté en ligne, le bruit des mitrailleuses nous assourdissait.
Un jour, j'ai eu la joie du chasseur en voyant deux hommes à l'affût d'un pauvre allemand qui, de trou en trou, apportait à manger aux premières lignes ...
Fallait-il qu on fut devenu sauvages ?
Un 155 tirait trop court et faisait à tout instant trembler la cagna. Assis sur les marches, je dormais... que je regrette ce sommeil !
Il était tard...On avait mangé un camembert. On m'apporte une photo d'avion et l'heure officielle. Un peu plus tard le commandant de compagnie me donne l'heure H, 5 h.15. Il était 4 heures.
II faisait froid. Le brouillard était épais. La tranchée débordait déjà de gens harnachés. Devant le poste du colonel... des sapeurs discutaient... Les fantassins se taisaient.
Enfin, voilà le roulement classique, l'enfer déchaîné dont rien ne peut donner une idée, ce moment tant redouté, tant attendu arrivait enfin...
On regrettait seulement de n'être pas encore au lendemain. L'aumônier de la division à la lueur des éclairs, on distingue sa haute stature, sa grande barbe, ses gestes diaboliques.
"Mes enfants, vous allez partir à l'assaut... Pour quelques-uns, le sort sera fatal... Recueillez-vous tous.... Nous allons réciter le "Notre père"... Je vais donner l'absolution..."

Comme tant d'autres, je me suis senti au seuil de l'au-delà. Dans mon recueillement, je n'ai pas pu voir mon dieu ! la rage des hommes était trop forte..
Encore une minute... Attention ! hop !
Le brouillard était toujours aussi épais et aussi humide... La boussole brillait dans sa main...il y avait des hommes et des hommes, tous aussi égarés dans ce désert tonitruant.
J'ai atteint l'objectif...Les prisonniers remontent la côte que l'on vient de descendre, les bras en l'air, semblables à des polichinelles....
- Kamerad alsacien! Kamerad.... pas kapout !.. Grands gars roux imberbes... c'était la Garde Prussienne.
Derrière nous un signaleur a voulu rire un brin. Il a arrêté au passage un de ces malheureux et lui a appuyé sous le menton le canon de son mousquet. Et la victime a levé encore plus haut les bras, comme pour appeler Dieu à son secours. Il devait murmurer quelque supplication... Ses yeux devaient être confondus d'épouvante.
Le français n'a pas tiré...
Un soldat a appuyé son front sur le rebord de la tranchée qu'il vient de creuser comme pour dormir, ses voisins n'ont rien vu, n'ont rien entendu, aucune trace de sang... Il est mort.
A droite, des noirs arrivent...un 155 tombe près d'eux qui nous les jette dessus, un obus sur nous... Tels, mus par une ficelle, ils se rejettent d'un bloc à leur première place et se "planquent" dans la terre humide.

II - Touché


Ma belle canne en serpent que j'avais coupée à VRIGNY, je l'ai perdue. Je la cherche désespérément, pressentant l'immense malheur. Oh ! j'en suis sûr, si je l'avais retrouvée; je serais encore comme vous et je chanterais et je rirais... Je ne serais pas un pauvre mutilé.
Je marchais droit devant ma ligne de tirailleurs, regardant sur la cote en face monter le 2° bataillon précédé du feu roulant.
Un coup de fouet indicible en travers des reins : "Pauvre vieux...c'est ta faute... Il ne fallait pas rester devant... Tu n'aurais pas reçu de baïonnette". J'ai ri-je croyais qu'un soldat m'avait piqué par inadvertance, et je voulais l'excuser -J'aurais voulu cacher ma douleur... je suis tombé... Qu'elle était bête cette balle!
Par le milieu du dos le sang gicle. Ma vie part avec... Je vois la mort avancer au galop...
Je n'ai pas voulu m'évanouir et je ne me suis pas évanoui...J'ai voulu me lever : j'ai rassemblé toutes mes forces; je n'ai pas bougé»..Ma poitrine est serrée dans un étau.

Couché sur le brancard, j ai senti qu’il pleuvait. L’aéro de la division rasait le sol.
Mon casque est tombé.

Le médecin du bataillon est tout rouge de sang, un boucher dans le trou ou j’attends, un autre crie...on vient...oh, que de blessés !...
Je grogne. Les allemands qui me portent s'arrêtent. Ils cherchent des épingles anglaises pour me couvrir de deux capotes. Ils me réimportent le plus doucement possible.
Des tanks énormes vont à la bataille. Un blessé léger s'en va clopin-clopant vers l'arrière, que je l'envie ! ....
Me voilà revenu à mon point de départ à 1500m. du nouveau front. Que suis-je allé faire là-bas ?

III – Évacuation


La grotte où nous sommes retentit d'appels déchirants et de cris.» Elle est là, la guerre.
J'ai soif ! J'ai soif ! ... Les gens passent autour de moi, mais je n'ai pas la force d'articuler un mot. Ces gens vont à ceux qui crient le plus fort.... Et pourtant, oh!que j'ai soif !...
Depuis le matin, au point du jour, que nous sommes partis, et ne plus rien boire depuis si longtemps!..
Il va faire bientôt nuit...Depuis que je suis blessé ! Oh que j'ai soif...
J'ai froid, la poitrine nue...Personne ne peut m'entendre. Des soldats errent pressés. On me marche dessus. Il fait froid... moi qui, naguère…et cette loque à présent; qu'ils sont heureux ces hommes qui sont là et qui n'ont rien.
Sur ce brancard, je sens que je dois être flasque et lourd comme un mort. À un instant, j'ai failli tomber...Il pleut toujours...
Je vois des pans de mur...Je vois une auto.
- « Il est mort, celui-là ? »
Cela m’a offensé, j’ai essayé de remuer.
Des secousses terribles comme des grands coups de massue sur ma pauvre poitrine. Mes trois compagnons de misère joignent leurs imprécations à mes grognements. L'auto sautait, sautait... le chauffeur ne nous a pas écoutés.
Il filait de plus belle...Il a peut-être bien fait.
Un bruit de voix...Un bruit de ferrailles....On ouvre l'arrière de la voiture.
- oh!mon épaule!...et ne pas pouvoir crier!C'est le brancard de dessus qui vient de tomber sur mon épaule malade...Je ne sais pas si on m’a plaint.
Un air froid et humide. Je passe entre une haie de vareuses et de tabliers blancs: Une ambulance de triage sans doute - les parois de toile se gonflent et reculent au vent.
Pourvu qu'on ne me laisse pas là!
J’ai bu.

IV - L'Hôpital


Une demi clarté dans la chambre. Des chuchotements des ombres grises et noires qui passent silencieuses...
-"J'ai soif!...J'ai soif!...
Rien à boire, ça vous ferait mal. Vous aurez le café à 7 heures ".
Alors j'ai revu la belle source de mon village qui dégringole du rocher et qui suit le canal. Je me suis couché à plat ventre; j'ai trempé mes lèvres avides dans cette eau rédemptrice...Comme c'est délicieux!....
Jusqu'au matin, j'ai bu l'eau si claire de notre source et elle ne m'a pas désaltéré.. .Au jour, j'ai eu du café.
Depuis que je n'avais plus vu cette belle lumière!...Ma dernière journée me revient à la mémoire.
-"il y a longtemps que je suis blessé ?
-Mais c'est hier ….
-Et quel jour sommes-nous donc ?
-le 24..."
moi qui me croyais déjà en novembre.
J'ai voulu écrire...Ma main droite faisait pitié elle ne voulait plus marcher.
Oh !boire...oh!boire...et passer la nuit à compter les heures...!
Dans la salle voisine, cris d'un homme qu'on écorche expression d'une souffrance indicible. Arrive la petite voiture chargée de flacons et de pansements...Des hommes et des femmes tout blancs.
Chacun à son tour souffre son petit martyre...Je tremble.
Le soir vient; avec lui l'abattement et la mort. L'aumônier va d'un chevet à l'autre pour préparer la mort.
Et puis encore la nuit.
En face un agonisant raconte sa jeunesse et se lamente.
-"Ma soeur, tu ne me verras plus - je suis mort..."
Au loin, le canon gronde encore. Un aéroplane survole l'hôpital. Ne nous laissera-t-on pas mourir tranquilles ?

V - La mort


Et je me replonge dans mon éternelle inconscience qui est déjà la mort, ta sarabande infernale recommence dans la poitrine et dans le crâne.
Vous tous, qui craignez la mort parce, que vous vous figurez une montagne de souffrances toujours plus atroces jusqu'au moment où vous vous sentirez devant le gouffre, remettez-vous, c'est plus facile de mourir et je ne le redoute plus»
Le plus triste instant à passer est celui où la maladie lutte avec la santé où vous rappelant votre vigueur de naguère vous avez pleinement conscience de votre état, vous retenez vos cris et vos plaintes. Les vôtres disent : "11 ne va pas bien mal".
Comme j'aurais voulu rire ce jour-là !
Oh! mais, qu'est-ce qui frappe ainsi dans ma poitrine? … Quel tintamarre dans ma tête!...Comme il fait nuit et triste!...
Quelqu'un me parle d’une voix douce et lente. J'ouvre un instant les yeux : une grosse tête encadrée d'une grande barbe se penche sur mot. On me frotte les mains, les yeux, les oreilles, la bouche… Je baise un crucifix énorme et froid...
- Ah!non!je ne veux pas mourir!...Ils sont fous de me donner l'extrême-onction!...
Puis, le mal triomphe; le cerveau s'obscurcit; vous vivez un cauchemar. Sauf à de rares instants que vous n'avez pas le loisir de prolonger, vous glissez...La chair crie alors... Les nerfs s'agitent... Les gens à votre chevet sanglotent : "Comme il souffre !" et ils souffrent plus que vous.
Un coup de pouce et vous êtes dans l'au-delà.
Me voilà de nouveau sur un brancard...On descend un escalier.
Une salle blanche et qui pue l'éther. Contre les murs, des étagères chargées de récipients bizarres et d'outils extraordinaires.
Dans la pièce à coté, aussi blanche et aussi nue, les quatre murs encadrent le "billard".
Une discussion s'engage : m'endormira-t-on sur le dos ou sur le ventre ?... On va l'endormir sur le dos, on le retournera ensuite".
On m'a couché. Malgré mes cris, un infirmier qui avait une barbe de quinze jours, et rousse, abominablement rousse - m'a attaché les mains. J’ai eu beau promettre de m'endormir tranquille, on m'a attaché.

VI - A LA RECONQUETE DU MONDE


J'ai essayé de lire, mais ma tête est trop paresseuse. J'ai besoin de ne penser à rien qu'à mon bonheur de vivre; j'ai besoin de rire, de parler, d'entendre rire et parler; il me semble qu'après je serai plus sage...Mais hélas!...Maintenant, je vais tous les jours faire mon tour du parc. J'ai oublié de vous dire que j'ai mis des souliers et que je ne traîne plus des pieds en marchant. Je surveille peut-être encore trop ma marche, comme ces enfants ou ces vieillards qui vont de leurs petits pas lents et lourds et qui ne posent pas leurs pieds n'importe où.
Parfois même, je me hasarde hors du parc, en enjambant péniblement un grillage à demi ecrasé.
Je vais...ma seconde enfance communie avec le printemps dont elle est l’image et je mordille les jeunes pousses.
Dans le petit bois, au dessus du lac, j'ai vu un écureuil. Il était accroche à un tronc de pin et on a joué à cache-cache. J'avais beau tourner, il cachait toujours son joli corps à peine plus rouge que l'écorce de l’arbre....et il me regardait.
Comme on est heureux de s'asseoir après une longue promenade! D'autres blessés reviennent las, une baguette de bois blanc à la main.
Dans la cour, un amputé essaye son pilon, son air emprunté provoque des rires. Un manchot envoie des pierres de son bras gauche.
Assis dans un coin de soleil, d'autres blessés racontent des histoires de caserne ou de tranchées .
Un autre parle en riant de son horrible blessure et je n'ose pas le regarder. On dirait qu'il est heureux et fier de montrer son moignon.
Moi, j'ai honte d'être devant lui intact - et je le crois. Tout juste là derrière un petit mal qui guérira, pas même un doigt de coupé. Je suis jaloux.
Et lui, sûrement pense comme moi. Il est heureux de n'avoir qu'un bras coupé et non cette figure pâle, ces traits tirés, cette démarche d'octogénaires que je ne vois pas, moi-même dans une glace.
Et chaque blessé pense de même. Le manchot se sent favorisé quand il regarde son voisin l'amputé de la jambe. Celui-ci a pitié du trépané. Ce trépané est heureux de voir. Cet amputé des deux bras a encore un moignon au bras droit auquel, un jour il avait fait attacher une fourchette. Et l'aveugle bénit le ciel d'être encore en vie.
Et chacun, heureux de son sort, rit et chante.
Le printemps arrive…...La mémoire revient hélas…Quand les feuilles auront poussé, j'aurai cessé d'être un petit enfant.

VII - DESILLUSION


Un bataillon est passé devant l'ambulance musique en tête - jeunes gens imberbes aux capotes plissées, que seul uniformise un sac monumental.
Pourquoi cette musique me donne t-elle envie de pleurer, moi qui suis si heureux de n'être pas mort?
Au loin, un martèlement sourd. Les journaux attendent la terrible offensive (Offensive allemande de printemps 1918). L'ordre est venu de nous évacuer.
Comme tout se tait dans le château ! Comme les infirmières sont résignées!...Le soleil est blanc et mou...Dans la vigne vierge, sous la fenêtre, les oiseaux se sont tus... Il me semble que les arbres sont moins verts que la cour est plus sale, aujourd'hui...
... On nous fait partir...
Comme les jours passés, le ciel est clair et haut ce matin. Je me suis habillé comme autrefois; la vareuse est un peu large.
Déjà les autos ronflent. Serrements de mains; promesses, les larmes aux yeux.Chacun s'attarde avec sa préférée à qui il écrira et qui prolonge la poignée de main.
On ferme la voiture. Par une fente, un dernier coup d'oeil à ma fenêtre, aux mains qui s'agitent, au docteur qui incline la tête et repart...
Et nous voilà seuls, loques humaines, voguant vers d'autres sympathies. J'ai compris alors que c'en était fait de ma douce convalescence.
Je pleurais, laissant derrière moi ce château qui, du moins, avait su ne pas troubler cette longue mais délicieuse renaissance, qui avait respecté ce bonheur insouciant de l'enfant et aussi ses colères.
On se regarde, hébétés, n'osant pas encore parler de ces choses perdues. Des baraques en planches, un quai long et nu, et la plaine givrée. On nous trie. . .
Des épaves, mais sombres aujourd'hui de n'être plus que des numéros au même titre que ceux qui, là, gesticulent et rient, heureux d'aller si loin pour une égratignure.
Je suis monté dans le train, et personne ne m'a aidé.. .Personne ne m'a demandé si j'avais froid... Si je voulais boire...et si je n'étais pas fatigué.
Et plus rien. Ceux qui ne savent pas se taire parlent de cette miss qui était si gentille...de celle-là qui, un jour... le docteur...le parc.
Malheureux compagnons, vous voyiez encore ce matin une auréole de gloire. Non, nous ne sommes pas "glorieux" nous sommes "pitoyables"»
Elle ne reviendra plus ma jeunesse perdue. Les feuilles ont poussé trop tôt cette année.