SOUVENIRS


Suite - (2ème partie de l’article de Roger Lallemand)


Depuis un certain temps, je suis abonné à Clarté, revue de Barbusse, à la fondation de laquelle j'ai participé. En 1925, j'y trouve un article sur l'imprimerie à l'école, signé Freinet. J'écris tout de suite à Freinet et je me procure le matériel, puisque notre coopérative a les reins solides, grâce au cinéma Pathé-Baby. C’est le grand tournant. J'espère que cela me fera mieux supporter la vie sédentaire. C’est ainsi qu'en 1927, je figure déjà sur la liste des adhérents imprimeurs. Nous utilisons une presse de bureau : Cinup, qui demande de grandes précautions, avec ses composteurs fixés au volet. Par rapport à la presse Freinet, elle apparaît comme montée à l’envers. Nous fixons au volet un manche à balai pour servir de levier et augmenter la pression, comme Freinet nous l’a indiqué. Et, comme lui, faute de papier, nous imprimons sur des bulletins de vote. Je n’en manque pas puisque je suis secrétaire à l’état-civil dans le hameau.


Déjà, au cours de l'année 1927/28, nous avons des correspondants : les élèves de Madame Lagier-Bruno, sœur d'Elise Freinet. Je me trouve aussi en relation avec Ferrière, qui a adhéré à la C. E. L.


Pour enrichir la coopérative, je donne des séances récréatives avec le cinéma Pathé-Baby. L’inspection académique a un service de films gratuits très bien choisis et qui fonctionne parfaitement.


Dès les débuts de l'imprimerie à l'école, les gosses sont conquis .

Un jour, deux jeunes gamins, fils d’un douanier, me demandent à la sortie d’onze heures : « Monsieur, on peut rester ? » Des gosses qui réclament une retenue, cela me paraît un peu fort. « Pour quoi faire ? » - « Pour finir de ranger les caractères. » Au bout d’une demi-heure, pensant à leurs parents, je les engage à s'en retourner. Et, avant la rentrée, ils terminent leur rangement.


Les événements : notre mariage. Et plus tard, je n'ai jamais su pourquoi, le patron de la petite usine change d’attitude à mon égard. Son fils avait été jusqu’à me prêter sa moto pour aller voir Simone. Le voilà donc qui ameute les parents, ses ouvriers, qui le craignent. C'est la grève scolaire. Quand l’inspecteur arrive, je n’ai que trois élèves : la grande Louise, Denise, fille du garde-champêtre, et René, dont la mère a résisté courageusement. Louise dit bien haut pour l’inspecteur : « C'est les patrons qui ont fait ça ! »


Heureusement, les reproches sont ridicules . Par exemple : mes élèves « n'en sont qu’au premier livret de lecture. » Or, il s’agit d'une méthode globale qui ne comporte qu'un seul livret. Elle me sert de livret de lecture, avec son histoire de deux enfants, en complément de la méthode naturelle basée sur les textes libres. J'ai été inspecté favorablement peu de temps auparavant. En cette occasion, l’inspecteur, qui n’était pas très fixé sur la méthode Montessori, dont j’avais conservé quelques pratiques, indique dans son rapport que j’utilise « la chaîne d’Emile », qui est une chaîne de mille perles.


Lors de l’enquête, lorsque le patron se présente, je ne lui laisse pas le temps d’ouvrir la bouche. « Ah ! C'est vous le meneur de cette histoire ! » Ce mot « meneur », appliqué habituellement contre les militants ouvriers, est à son égard bien injurieux, surtout en présence des parents. L'inspecteur doit craindre le pire, car il se recule dans un coin. Tout se termine en queue de poisson, c’est-à-dire à mon avantage. Il faut dire aussi que mon père est alors conseiller général, et que son collègue de mon canton me soutient après avoir constaté: « Il n’y a pas de quoi fouetter un chat ! »


C’est aussi l'opinion d'une proche parente du patron, institutrice dans un village voisin, qui s'est tout de suite prononcée en ma faveur.


J'ai l’occasion de visiter deux postes dans la circonscription de Cousinet. L'un est une petite classe peu nombreuse convenant bien à Simone, qui est en congé pour convenances personnelles et reprendrait du service. Quant à la classe que je demanderais, je me renseigne auprès d'un camarade qui s'écrie : « Oui, viens. Les enfants ne font rien. La maîtresse n'en vient pas à bout. » La classe est nue, il y a de la place sur les murs. Chaque groupe pourrait décorer son coin. Mais je me rappelle le dressage de Mézières, ce qui me refroidit. Et puis, la santé de Simone me fait craindre une trop grande fatigue. Finalement, je prends moi-même un mois de congé pour la faire soigner à Paris : traitement physiothérapique qui apporte une nette amélioration. J'ai alors l'occasion d'enseigner dans une école libre d'inspiration théosophique, où j'ai la garantie de faire comme il me plaira. Nous irons donc à Lescar, près de Pau .


Les parents savent que je quitte Linchamps. La mère de René vient me voir ; elle me demande des détails. Puis elle finit par me dire : « Vous ne pourriez pas emmener René avec vous ? » Je reste étourdi.  « Il sera bien content, vous savez! »


Puis, c'est la mère de Denise qui vient me poser la même question. Finalement, j'accepte.


J'obtiens que la mère de René soit embauchée comme cuisinière. Cela me rassure un peu.


C'est à Lescar que se trouve l'Ecole Normale, la seule dont l'école d'application utilise l'imprimerie. Je vais voir le directeur et je vais visiter l'école dans un village voisin.


J'ai l'occasion de faire l'initiation sexuelle de Denise et René. Ils sont assis tous deux près de moi. Je ne me doute pas que j’ai 45 ans d'avance sur le début de réforme officielle ! C'est donc sans complexe que Denise révoltée me raconte qu'oncle Pierre (le directeur avec Mademoiselle Peereboom, directrice hollandaise), l’a embrassée dans le cou alors qu'elle faisait sa toilette.


Notre école se transporte bientôt dans des bâtiments neufs construits à Soulac, en Gironde, à peu de distance de l’océan, au beau milieu des pins. Je continue les techniques Freinet et la méthode Montessori, surtout avec les grands pour l'étude des opérations. Mon souvenir le plus caractéristique : Odette, qui n'a que huit ans, s'intéresse au plan de la maison, très compliqué, à cause de ses chambres et salles de classes disposées autour d'une cour centrale. Elle finit, sans aucune trace de lassitude, par le réaliser sur papier quadrillé en comptant un carreau par mètre.


Nous allons à la mer. Dès le premier contact, René a le coup de foudre. Sa vocation se révèle. Il n'en démordra plus. Pour la rentrée scolaire, comme prévu, je passe la Gironde avec lui pour le diriger sur l'Ecole de Marennes, et je le laisse seul à la station d'autobus. Il se débrouillera bien !


Bientôt, le directeur m’écrit : malgré son examen de bourses 3ème série, il vaut mieux que René suive les cours de 1ère année. Naturellement. Bien entendu, il s'est inscrit à la section maritime .


Plus tard, je recevrai une lettre me disant : « J’ai échoué à mon examen. Vous savez bien que je suis étourdi. Je serai reçu la prochaine fois. » C'est ce qui arrive. Puis, il m'annoncera qu'il va se marier avec une institutrice. Je le mets en garde puisqu'il n’a pas le droit de l'emmener sur son bateau. Il me répondra qu'il y a réfléchi. Plus tard encore, à l'occasion du congrès de Bordeaux, en 1932, je les trouve chez eux. J'écris à ce sujet un article dans l'Educateur. René sera ensuite capitaine de vaisseau sur le plus grand pétrolier de l'époque. Sa femme pourra alors l'accompagner. Puis, plus de nouvelles, malgré les recherches d'un camarade qui tente de se renseigner au bureau de la marine.


A Soulac, je fais la connaissance d'amis espérantistes de la directrice.


A la Maison des Petits, l'alimentation est végétarienne. J'y fais la connaissance avec ce que nous y appelons le chocothé, décoction d'écorces de cacao. J'en ai encore à la maison.


Mais l'atmosphère n'est pas très saine : des moniteurs engagés au pair y défilent et leur influence est nettement défavorable. L'un d'eux, par exemple, dès le premier bain à la mer, laisse les petits nus toute une matinée au soleil. Deux d'entre eux seulement font du bon travail et restent assez longtemps. L'un d'eux est Antonio, Bolivien dont le père possède une grande propriété s'étendant de la montagne à la plaine, avec tous les climats. L'autre est un Hollandais : Klas Storm, qui ira l'année suivante aider Freinet. Elise en parle dans son ouvrage : « Nouvelle pédagogie populaire. »


Malgré l'insistance des Bordelais, nous décidons de partir. Je demande et obtiens un poste en montagne dans les Alpes-Maritimes, département de Freinet.


La rentrée de 1929 me trouve donc à pied d’œuvre à la Bollène -Vésubie, à 700 m d'altitude. En classe, la nouveauté réside dans l'utilisation d'une scie à découper à pédale, qui nous permet de travailler le contreplaqué, le lino ou le carton épais. Je suis déjà convaincu de la valeur du vrai travail manuel. C'est à la Bollène que j'écris pour l’Educateur un article intitulé : « Techniques et Méthodes. »


Au village, tout le monde parle piémontais. Je ne peux m'entretenir qu'avec le maire quand il ne séjourne pas sur la côte, l'adjoint, la sage-femme, les enfants, et une maman italienne.


Mais alors que tout serait pour le mieux, il est dit que nous ne serons jamais tranquilles. M. l’inspecteur « est bien » avec l’institutrice, ma voisine. Il prétend que je ne pourrai pas rester, car « je n'ai pas l'oreille de la population. » C'est tellement faux, qu’à la distribution des prix traditionnelle, où je m'arrange pour que TOUS les enfants reçoivent un livre, tous les parents sont là, très aimables.

Le chef de musique militaire est même présent aussi, bien qu'il ne soit cantonné à la Bollène que depuis peu. Le maire est très étonné de mon départ: « Il fallait me prévenir! En voilà une histoire! » L'inspecteur sera plus tard sanctionné à cause de son comportement. En attendant, c'est moi qui écope.


L'inspecteur d'académie me convoque. Il me rassure et me donne le choix entre les meilleurs postes libres. Mais ce choix est limité : une classe très nombreuse à Vence, et Cannes-Croisette. Rien en montagne, comme cela conviendrait à Simone. Je dois donc choisir Cannes.


Décidément, je n'ai guère connu d'inspecteurs primaires vraiment « aidants », mais les inspecteurs d'académie l'ont toujours été. Coïncidence, ou culture différente ? Je n'ai quand même pas trop à me plaindre : pas d'histoire avec l'imprimerie. Mais la fin d'une inspection me casse les bras : « Faites-Ies chanter » . J'ai mon piano dans la classe. Je « les » accompagne. A la fin, l'inspecteur me dit d'un air important : « Avant de commencer, il faut d'abord donner le la, comme on le fait avec le diapason » . Oh! la la! Voilà vraiment un bon moyen de former l'oreille et la sensibilité musicale de mes exécutants ! Enfin, il est bon prince : il n'a pas "vu » l'imprimerie !


Comme je trouve ridicule de faire de la gesticulation appelée gymnastique dans une cour encombrée d'arbres (heureusement), alors qu'à deux pas se trouve un vaste terrain de sport avec agrès, je demande au responsable si je puis y aller. « Bien sûr » Vous disposez de toute la matinée ». C'est magnifique. Mais il faut rester très correct. Je m'adresse donc à l’inspecteur. Alors, il me récite son catéchisme : « La matinée est réservée aux disciplines de base. Il y aurait d'ailleurs perte de temps à cause du déplacement. » Et moi qui croyais que le trajet donnerait lieu à une marche rapide bien motivée ! Donc, pas de vraie gymnastique.


De Cannes, en 1930, nous allons voir Freinet à Saint-Paul. Au cours de la matinée, son attitude sérieuse, son allure presque sévère ne m'emballent pas. Mais lorsque je parle de le quitter, tout change brusquement : « Et bé, tu vas manger avec nous ! » « Non, écoute, on ne veut pas te déranger. Nous ne mangeons jamais de viande. » « Ce n'est rien, il y a de la salade et des légumes. » Nous voilà à table, « la Mémé », Elise, Baloulette, la petite fille, Simone et moi. Nous parlons alimentation et hygiène. Je ne me doute guère qu'Elise va étudier cette question et se documenter de façon très poussée. Au sein du mouvement, elle militera en faveur d'une vie saine dans la rubrique de l'Educateur : LA SANTE DE L'ENFANT .


Une photo est prise. J'ai alors le loisir de regarder les peintures d'Elise. Le matériel CEL est là. Sur les marches de l'escalier sont alignés les paquets de fiches du fichier scolaire coopératif.


A son tour, Freinet vient chez moi : il s'agit d'établir un fichier auto-correctif d'opérations d'après les livrets du professeur Washburne qui permet cette reproduction. Après lui avoir écrit, je me mets au travail. Je me rappelle mes difficultés dans les classes mixtes ou nombreuses ; je pense aux camarades qui ne peuvent appliquer sérieusement nos techniques. Le fichier d'étude individuelle sera utilisable partout, et aidera « à faire briller un peu de soleil. »


Je travaille aussi à la classification décimale de la documentation scolaire. Otlet, spécialiste de la classification universelle, l'approuvera.


 J'ai d'autres occasions de rencontrer Freinet ; ainsi, nous faisons tous deux partie du syndicat unitaire, où nous défendons la même tendance.


J'ai aussi l’occasion de rencontrer le professeur Petersen, venu passer des vacances sur la côte. Puis il vient déjeuner chez nous. Il est très favorable à notre mouvement.


Enfin, nous faisons la connaissance du conservateur du musée, Joseph Billiet, un vrai révolutionnaire. Nous le retrouverons à la libération, directeur des musées nationaux, au Louvre.


La vie à Cannes est pour nous bien originale. En voici quelques exemples.

L'un de mes élèves est fils d'un Russe blanc. Son oncle, qui en a la charge, emmène un jour une équipe d'élèves visiter l'imprimerie la plus importante de la ville. Il est professeur de gymnastique rythmique et utilise un phonographe quelque peu enroué. Je me trouve un jour avec lui sur son terrain. Entre un client. Le professeur l' interpelle : « Je vous demande pardon, mais voudriez-vous fermer la porte S.V.P. ? » Il se tourne vers moi : « Ce monsieur est le roi de Suède » .

Une « haute personnalité » dont j'ai oublié le titre s'est arrêtée un jour pour regarder mes élèves jouer aux billes ; puis i1 a fini par jouer avec eux. Je me contente d'ajouter un etc… ces messieurs profitent de leur séjour pour vivre comme vous et moi.


Je fais la connaissance des parents de José, dont le père est ingénieur électricien d'origine espagnole. Chez eux se trouve un jour l'un de leurs amis, boucher dégoûté de son métier, car il est végétarien ! A force de manipuler la viande, il a cependant le physique de l'emploi.


La vie pour nous a bien changé. Ainsi, chaque jour, aussitôt la sortie de la classe du matin, j’enfile un peignoir de bain et je cours à la mer. A mon retour, je prends chez moi un bain de soleil.


Je viens de lire l'ouvrage de Bates : « Perfect sight without glasses » (Une vue parfaite sans verres). J'écris pour l'Educateur un article sur les méfaits d'une éducation contraignante sur l’état nerveux et par répercussion sur la vue, avec la myopie scolaire pour conséquence. Je collabore au développement du fichier scolaire coopératif. Je travaille avec des camarades à l'élaboration d'un dictionnaire. J'écris une étude sur la grammaire et l'orthographe, et je prépare avec Guillaume le fichier d'orthographe d'accord. Enfin, je collabore à la commission de correspondance interscolaire par l'Esperanto.


Revenons maintenant aux joies du métier. Je reçois une circulaire catégorique : « . . . Vous devez donc présenter au certificat tous les élèves ayant l'âge de le passer. J'ai bien quatre élèves ayant l'âge. Mais hélas ! Ils sont loin d'être capables de le passer. Les parents eux-mêmes s'en rendent parfaitement compte, et savent que ce sera pour l'an prochain. Mais j’obéis. Donc quatre échecs, comme prévu : on en rit et on n'en parle plus.


Le dernier jour de classe, M. l’inspecteur débarque. On s'explique brièvement. Puis on passe aux choses sérieuses : « Qu'est-ce que vous faites ? » « Nous finissons de mettre au point une sorte de plan de travail pour la rentrée. » Pour mon chef, cela ressemble étrangement à un résumé, et ça doit lui faire plaisir de voir préparer les activités de l’an prochain. Alors, il disparaît.


José, l'un des quatre, veut entrer dès maintenant à l'école d'optique de Morez . Le directeur demande s'il a le certificat. Je fournis alors une attestation comme quoi il a suivi le cours de fin d’études, et il est admis. Son père devient directeur de la Centrale du lac Mort qui alimente Grenoble en électricité. Quant à lui, il s'installera plus tard comme opticien à Aurillac… et m'enverra une lentille pour monter un cartoscope.


C'est à cette époque que je tâche de me trouver un métier de plein air, malgré les satisfactions que j'ai connues dans ma classe. Je vais voir l'inspecteur des Eaux et Forêts. Je pourrai travailler 6 mois au bureau et 6 mois au dehors. Seulement, si je ne perds rien pour la retraite, je ne recevrai que le traitement de débutant. Enfin, c’est le coup de grâce : l'âge limite pour l'examen est de 30 ans. Je viens de le dépasser.


Et malheureusement, la vie à Cannes ne pourra pas durer. Le climat ne nous vaut rien ni à l'un, ni à l’autre. Plus tard, je ne pourrai plus y tenir le coup que huit jours au maximum, faute de pouvoir y dormir suffisamment. Notre départ de La Bollène a été une catastrophe, car notre vie s'y déroulait parfaitement. Nous n'avions même pas à craindre un éboulement comme celui qui avait emporté la moitié du village au chef-lieu de canton : Roquebillière, ni même des affaissements moins tragiques comme celui qui avait mis en danger une maison voisine. L'école était bâtie « sur le dur ». Aucun poste n'est possible pour nous dans le département.


Alors, restait le retour dans les Ardennes, avec le regret amer du soleil. Il nous a fallu y passer.


C'est en octobre 1932 que nous arrivons à Brognon, village du plateau de Rocroi, formé de fermes isolées. L'école elle-même était située à l'écart, près d'une unique petite maison avec écurie. L'instituteur Lallemand, naturiste, vient compléter la série des gens du même nom. Car le curé Lallemand, qui aime boire du concentré, fréquente le cafetier-épicier Lallemand. Pour rire un peu : un jour, le curé motocycliste va échouer dans le fossé, sans trop de dommage. Quand il raconte la chose, il ajoute : « Si ça s'était produit l 'après-midi, on aurait dit : le curé avait encore bu un coup de trop. »


Près de l'école, un puits profond, avec une pompe aspirante-foulante placée assez loin dans le puits et manœuvrée à l'huile de bras. Ce n'est pas grave. Mais nous respirons à pleins poumons... et nous dormons.


Question métier, aucune ombre au tableau. Mon prédécesseur m'a laissé une bibliothèque très riche. Les gens lisent beaucoup, et « Le Feu » de Barbusse, est en piteux état. Le député (et secrétaire d'Etat) Viénot, et sa femme, venus me voir, s'extasient devant un si beau choix de bons livres.


Après l'histoire du certificat de Cannes, je me suis juré de ne plus présenter de candidats. Sur la demande d'inscription du premier, j'ajoute : « Présenté par la famille ». A l'issue de l'examen, l'inspecteur, qui croit que je n'ai pas voulu présenter un candidat trop faible, m'accroche : « Mais, dites donc, il n'est pas mauvais du tout, votre élève ! » Je raconte alors mon aventure de Cannes. Il sourit alors et me fait observer : "Ici, vous n'êtes pas dans les Alpes-Maritimes. » Conclusion : je présenterai désormais mes candidats, et i1s seront reçus, comme ils l'ont toujours été. . . sauf à Cannes.


A cette époque, Freinet a été contraint de quitter l'enseignement à la suite des incidents de Saint-Paul. Comme j'ai pu constater la liberté dans laquelle vivent les écoles privées, je lui propose : « Pourquoi n'ouvrirais-tu pas une école à toi ? » Et c'est effectivement la solution qu’il va adopter.


Je continue à mettre au point le fichier auto-correctif. Je collabore aussi quelque peu au fichier d'expériences scientifiques.


Si donc je quitte Brognon en octobre 1934, ce n'est plus sous la contrainte. C'est un poste à marquer d'une pierre blanche. Je retourne à Haybes où je trouve un village rebâti à neuf et avec goût, une classe de cours élémentaire. . . et une proximité plus grande de mes parents.


C'est partout la grande fraternité, y compris au conseil municipal, où sur une même liste élue sont représentées toutes les opinions, du responsable de la franc maçonnerie au curé. Je m'installe donc dans une école neuve et bien exposée. Mon ancien directeur est heureux de me revoir. Nous sommes cette fois en haut du village, et la vue est beaucoup plus dégagée .


Ici, je suis encore heureux de pouvoir dire : « Rien à signaler ». Je continue les travaux pédagogiques commencés. Lisant l'Educateur, j'y trouve la nouvelle rubrique dont j'ai parlé déjà : La Santé de l’Enfant, rédigée par Elise Freinet. Cela me rappelle ma première visite chez Freinet.


J'ai acheté une grande parcelle de forêt, à peu de distance de Charnois (non loin de Fromelennes), et j’y construis un chalet. J'entoure le terrain d'une clôture de 2 mètres de haut. De Haybes, je vais souvent y travailler. Mon frère m'aide à poser la charpente et à placer les grandes plaques de fibrociment sur le toit. Un ouvrier vient installer sous ce toit un grand réservoir à eau de pluie et les vitriers me montent les glaces des larges fenêtres. Je me charge seul de tout le reste : menuiserie et montage des volets mécaniques. Il ne restera à terminer que le revêtement intérieur, avant que je doive quitter à nouveau les Ardennes! ! ! Je suis très heureux de ce travail. Comme je comprends l'ardeur avec laquelle Freinet, aidé de ses élèves, a bâti son école ! Je dirai plus loin ce que je pense du travail manuel artisanal. Et rien n'est plus réconfortant que de voir tout travail prendre forme. On est toujours heureux quand on crée .


En octobre 1936, j 'obtiens, la classe unique de Charnois , avec un peu plus de 20 élèves pour une population totale de 75 habitants : car il y a deux familles nombreuses. Sauf le fermier (40 vaches), les hommes vont travailler à l'usine, à Givet et dans la vallée .


Seul inconvénient : classe exiguë où je trouve difficilement un petit coin pour l'imprimerie.


En Espagne, où la guerre se poursuit, nos techniques sont combattues. Un article paru dans un journal catalan relate l’assassinat par les fascistes de notre camarade imprimeur Benaiges, en présence de ses élèves. Je le traduis pour l'Educateur. D'autres amis espagnols sont contraints de s’expatrier, en autres Almendros, qui deviendra plus tard inspecteur à Cuba.


La guerre menace. Sous le titre : « Fenêtres sans rideaux », je compare l’école traditionnelle et la caserne. L'article est en grande partie censuré.


Me voici une fois encore chassé de mon école : je suis mobilisé pour la « drôle de guerre ». Nous sommes affectés à la garde de la Meuse. Certains couchent dans le poste de tir en béton. Pour ma part, je loge sous la tente. . . et il pleut (« Touche pas la toile ! ») Puis nous sommes dirigés sur Rethel, d'où je pars pour Ecly comme chef de poste. Les camarades refusent catégoriquement de me laisser monter la garde comme les autres. Comme le cuisinier, je suis exempté. Je raconte cela parce que j'ai la possibilité de travailler à l'index de la classification décimale, dont je trimballe les documents d'un séjour à l'autre.


Au bout de quatre mois, lors d’une permission, je vais faire un tour dans ma classe. Mes élèves m'accueillent avec une grande joie. Ils s'avancent tous tranquillement pour me tendre la main. J’ai raconté cette visite, et Elise a reproduit ma communication dans Naissance d'une Pédagogie Populaire (p 388). Avec le jeune remplaçant, nous parlons techniques. Les enfants me montrent leurs dessins libres.


Notre compagnie est transférée au dépôt de mon régiment, à Ancenis. Je peux y poursuivre le dépouillement des mots à indexer. Je travaille au bureau des effectifs. Qui a soufflé à ces messieurs que je m'intéresse aux fichiers ? ? On me confie sans aucune prudence les secrets de celui des officiers. Je tape même des dossiers, qu'on place sous enveloppe scellée de cachets rouges. Le titulaire affecté ailleurs l’emporte et doit la remettre à l'arrivée. Je découvre, dans le dossier de mon inspecteur-lieutenant, le souhait de le voir faire preuve de plus d'autorité. C'était vraiment un inspecteur « aidant ». Voici ce qu'il nous a déclaré lors d’une conférence pédagogique : « Dans une classe qui marche, les élèves travaillent beaucoup, le maître ne fait pas grand chose, et l'inspecteur ne fait rien. » Lors de notre premier contact sous l'uniforme, alors que je montais la garde en ville, à Mézières, il m'a demandé : « Tiens ! Qu'est-ce que vous faites là, vous ? » J'aurais pu rétorquer : « Et vous ? » A Ancenis, il est aussi dans un bureau.


Simone loge à Ancenis. Nous allons voir un docteur spécialiste à Nantes. Comme je m’inquiète (les déplacements l'ont affaiblie), il me dit qu’en tout cas, je ne dois pas craindre une soi-disant contagion. Lui-même a une bonne qui est malade.


Nouveau déplacement vers le camp d'aviation d'Etampes. Là, ce n'est pas tout à fait la drôle de guerre, car le camp est bombardé. Je couche au bureau, et tout près, la sirène hurle. Je n'ai pas souvent le courage d'aller dans les tranchées qui servent d'abri, à l'écart du camp. Je vais donc dormir avec les camarades.


Mais le nombre de paresseux ne m'encourage pas à sortir. Je rendre donc au bureau. Heureusement pour moi, car une bombe tombe sur la chambre. En plein jour, nouvelle alerte. Nous sommes dans la tranchée. Un soldat se hisse hors de la tranchée pour se rendre compte de ce qui se passe. Il pousse un cri : il vient de se brûler la main sur un éclat d'obus.


Je n'ai pas raconté tous nos déplacements : cela n'était pas intéressant .

En octobre 40, c'est la 17ème et dernière étape de repli. Elle nous amène à Arudy dans les Basses-Pyrénées. Là, je constate à nouveau, que pour être tranquille, il ne faut pas être contestataire. Pétain vient de prendre des mesures contre la vie chère. Il oblige les paysans venus de la montagne pour vendre leurs fromages à baisser leurs prix. On en parle à la cantine. Je donne mon avis : il aurait mieux valu commencer par taxer le gros commerce. Mais parmi les simples troufions qui boivent un coup, il y a un gars de la police ; il fait bien son vilain métier, et le capitaine me fait appeler : il me reproche ma réflexion : « Je sais bien, vous les instituteurs… » (sous-entendu : vous, les révolutionnaires. . . ) et il me recommande la prudence.


Je suis démobilisé . Un peu plus tard, je lui écrirai pour un renseignement. Dans sa réponse, il ne me cache pas son mépris pour le régime.


(à suivre)



N. D. L. R.  La suite et fin de ces « souvenirs » paraîtra dans le bulletin n° 25.