interpellation sur l’engagement en éducation
par Michel Barré

Observant que reste plus actuel que jamais le choix de la responsabilisation des enfants par l’autonomie plutôt que leur soumission à des normes imposées, constatant qu’un nombre croissant de jeunes adultes sont en recherche ouverte de voies éducatives nouvelles, je m’interroge sur la perte de rayonnement de l’ICEM, caractérisée par la baisse continuelle des abonnés aux revues du mouvement, en premier lieu L’Educateur qui devrait être le carrefour des dynamiques de changement. Je me demande si l’ICEM n’est pas victime de la confusion entre engagement social des éducateurs et proclamation idéologique.
Pour Freinet, l’engagement social était inséparable des choix éducatifs, dans une globalité aussi évidente que l’impossibilité de dissocier l’écolier de son milieu familial, comme de ses racines culturelles. Quand je l’ai connu à 19 ans, son engagement politique se trouvait de toute évidence “au parti” (il n’éprouvait pas le besoin d’ajouter “communiste”). Personnellement, j’étais réticent à l’imiter à cause d’un certain totalitarisme culturel, concrétisé par le réalisme socialiste en art et littérature et “l’affaire Lyssenko”, brutalement tranchée par Staline par la mise à l’écart (et probablement au goulag) de ses contradicteurs généticiens classiques. Freinet ne faisait rien d’autre que de me rappeler l’impossibilité de me tenir à l’écart des problèmes sociaux. Je savais que ses premiers compagnons avaient opté pour des choix politiques très divers, allant de l’anarcho-syndicalisme au progressisme chrétien, en passant par toutes les nuances de la gauche. Les odieuses méthodes employées par le PC pour éliminer Freinet m’avaient dégoûté de toute appartenance formelle à un parti. Ce qui ne m’empêchait pas de partager tous les combats qui me paraissaient importants. Je me souviens d’avoir engueulé des amis communistes quand leurs députés avaient voté les pouvoirs spéciaux en Algérie et de m’être retrouvé assez vite à leurs côtés et avec d’autres pour manifester sous différentes formes contre la guerre coloniale et la torture (que seuls ignoraient ceux qui se bouchaient les yeux).
Il ne me serait jamais venu à l’idée que mon combat au sein de l’ICEM consistait à obtenir une motion à ce sujet. L’essentiel était d’y approfondir la cohérence de nos choix éducatifs, en rappelant qu’ils débordaient largement le seuil de l’école. La priorité quotidienne était la participation aux chantiers et commissions de l’ICEM, mais aussi le soutien financier qui permettrait les éditions, ainsi que leur diffusion militante. Il était certes exténuant d’agir sur tous ces fronts (celui des manifs où, malgré l’absence de toute provocation, les matraques s’abattaient sans état d’âme; celui des multiples bulletins ICEM, des cahiers de roulement, des collaborations aux outils pédagogiques). Qui aurait osé se plaindre à Freinet sans avoir été, comme lui, mutilé de guerre, déplacé d’office de St-Paul, interné dans plusieurs camps? D’ailleurs, qui donc nous contraignait à tout ça, hormis le besoin d’être cohérents avec nous-mêmes?
Pourquoi rappeler cela? Sûrement pas avec l’espoir d’un médaille d’ancien combattant, dérisoire à côté de la satisfaction d’avoir participé à la construction collective du mouvement. Ce qui ne confère aucun droit de propriété sur l’ICEM d’aujourd’hui, simplement le devoir de critiquer le glissement de l’engagement personnel vers l’idéologie de proclamation, ainsi que le désengagement par rapport aux productions pédagogiques, jugées parfois comme des éléments extérieurs, pour la seule raison qu’on n’a pas su en conserver la pleine propriété.


Le glissement de l’engagement personnel à l’idéologie de proclamation

Je remarque de plus en plus une volonté de pétitionner au nom de l’ICEM, en se couvrant d’une phrase de Freinet pour prouver que c’est en sa mémoire qu’on le fait. C’est oublier que la manie de déplier ce type de parapluie ressemble plus à du dogmatisme qu’à de la pédagogie Freinet (que l’on pardonne mon allergie venue d’une époque où tout texte politique devait débuter par une citation du guide suprême). Sans trop croire à l’efficacité des pétitions, je n’ai rien contre quand il s’agit d’un engagement personnel, le seul qui implique réellement chacun.
Ce qui me semble plus important que les grandes déclarations, c’est le comportement de chaque éducateur, sans attendre le feu vert d’un quelconque comité central. Le jour où l’on a demandé aux enseignants de faire respecter trois minutes de silence après les attentats aux Etats-Unis, je me suis demandé comment j’aurais fait dans ma classe. Je vous livre mes réflexions du moment. Sans me dérober, j’aurais dit à mes élèves:
" Mes amis, je vous invite à penser aux victimes de la fureur guerrière, aux civils qui n’avaient pas commis d’autre crime que de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment, que ce soit dans des tours de New-York, des villages palestiniens, des rues d’Israël, mais aussi aux victimes de mines anti-personnel ou d’agents chimiques comme naguère au Viêt-Nam ou encore d’explosions nucléaires comme à Hiroshima."
Je crois que, sans endoctriner les jeunes, je les aurais aidé à réfléchir. Il est probable que nous aurions discuté plus tard de la différence entre la justice et la vengeance, ce qui n’a rien à voir avec le clivage entre pro et anti-américanisme. Cette réaction sur le terrain, qui n’exclut pas la participation à une manif sans bannière précise, me semble plus importante que d’ajouter un nom sur une proclamation.
On me rétorquera que je n’ai plus de classe depuis longtemps. Alors quel est mon engagement pratique actuel? Je vous en dis deux mots.
Cet été, une rave-party a été improvisée dans un hangar vétuste de ma ville. Un jeune homme s’est tué pour être grimpé par une échelle métallique qui aurait dû être condamnée. Quand j’ai appris que des élus socialistes locaux avaient rejeté l’obligation de déclaration préalable au nom des libertés, je leur ai rappelé que toutes les manifestations sportives et culturelles, les colonies de vacances sont astreintes à des réglementations strictes, ce qui est tout à fait normal (pour éviter, par exemple, la noyade de plusieurs scouts marins). Je ne voyais pas pourquoi les rave-parties seraient à l’écart de règles minimales, surtout quand on connaît certaines dérives dues à la drogue et à l’alcool. Bien sûr, il faut interdire les tracasseries arbitraires de certains préfets désireux d’empêcher ça sur leur territoire. Une législation nationale éviterait l’arbitraire local. J’ai ajouté que certains enseignants sont aussi victimes de l’arbitraire d’un chef d’établissement ou d’une autorité académique locale. Jack Lang, prêt à voler au secours des raves-parties sauvages, s’engagerait-il à protéger les enseignants novateurs qui, eux, relèvent directement de sa responsabilité ministérielle?
A l’occasion de l’interdiction, émise par certains maires, de la déambulation des enfants de moins de 12 ans non accompagnés après 22 heures, j’ai écrit à ceux qui dénonçaient cette atteinte aux libertés individuelles. J’ai commencé en récusant le terme de couvre-feu qui réveille de sinistres souvenirs d’occupation militaire.


Mon expérience, courte mais authentique, d’éducateur de rue me permet d’affirmer qu’un enfant de moins de 12 ans, livré à lui-même la nuit, peut tomber facilement dans la délinquance si des plus grands l’utilisent comme guetteur ou comme relais dans un trafic, sans parler des dangers d’ordre sexuel. Je ne trouve pas scandaleux qu’on raccompagne ces enfants dans leur famille. Cela devrait relever d’une règle générale, applicable en tout lieu et en tout temps, ce qui aurait pour effet de désamorcer tout effet d’annonce d’un maire et toute opposition démagogique. En cas de récidive fréquente, la solution n’est pas de couper les aides sociales, comme le menacent certains abrutis, mais d’alerter les services sociaux (une mère malade mentale qui met ses gosses à la rue quand elle est énervée ne sera pas guérie par la suppression des allocations). Sur ce point, je rapproche de la situation de l’école: serait-il plus délictueux pour des gamins de se déplacer seuls dans leur établissement scolaire que de vagabonder la nuit?
Pour moi, l’engagement consiste d’abord à réagir dans son domaine de compétence, sans brandir la bannière de son appartenance. Je voudrais rassurer les acharnés des déclarations solennelles au nom de l’ICEM. Le monde entier ne vit pas suspendu dans l’attente de ce que dit l’ICEM sur tous les problèmes de la planète. Il s’en fout et n’a pas tort. Ce n’est pas sur la mondialisation ou l’Afghanistan que nous attendent ceux qui nous estiment. Par exemple, sommes-nous pour l’abrogation de la loi de 1945 sur la délinquance des moins de 15 ans et la réouverture des maisons de correction (comme le souhaite J.P. Chevènement)? Répondez sans consulter le spécialiste patenté. Des éducateurs devraient avoir quelques idées là-dessus.


Le désengagement vis-à-vis des productions de l’ICEM

Il n’est pas sans lien avec le point précédent. Si l’on préfère les envolées verbales, on a tendance à négliger les tâches quotidiennes moins spectaculaires. J’ai trouvé totalement aberrante la suspension des crédits aux chantiers, sous prétexte que PEMF n’avait pas réglé ses dettes. Ces chantiers appartiennent-ils, oui ou non, à l’ICEM? Et si ce dernier n’a pas été capable d’empêcher naguère le naufrage de la CEL, ils ne sont pas devenus des étrangers parce qu’il a fallu confier l’édition à une entreprise qui ne s’enrichit pas (hélas! pour elle) sur le dos des militants.
L’action du mouvement devrait consister à s’interroger sur l’adéquation des revues et des outils aux besoins actuels d’un nombre suffisant d’utilisateurs. Ne pas hésiter à critiquer positivement pour améliorer. Veiller à ce que les travailleurs de chaque chantier ne soient pas une poignée travaillant en vase clos. Éviter que les sujets soient trop répétitifs. Faire qu’ils correspondent aux attentes des jeunes utilisateurs. Et ensuite se démener pour les faire connaître. On ne peut pas pérorer contre le système commercial capitaliste, sans accentuer la diffusion militante. C’est une question de cohérence.
Si vraiment on ne croit plus à la possibilité de survivre en édition papier, face à la concurrence des très gros éditeurs, la seule solution restante serait de travailler sur les nouvelles technologies, non pas de façon ponctuelle, mais approfondie, en dépassant le simple amateurisme pour paraître dans le vent. Certains comprendront peut-être pourquoi j’ai fulminé en lisant (dans L’Educateur!) le “billet d’humeur” d’un soi-disant chercheur condamnant le modernisme et faisant l’éloge du conservatisme.

Pour conclure
Je n’ai pas besoin de citer une phrase de Freinet pour rappeler que, dans tous les moments tragiques de sa vie, il n’a jamais désespéré, ne s’est pas enfermé dans une paranoïa de persécution. Chaque fois, en refusant de sombrer, il a fait fond sur les seuls éléments positifs qui lui restaient, afin de repartir. Même si nous nous sentons incapables de l’égaler, nous pouvons au moins nous inspirer de son courage et de sa cohérence sinon, on laisse couler le bateau en chantant des cantiques de tonalité révolutionnaire.
Je suis très conscient que ce texte n’est pas gentil. Que voulez-vous, j’ai toujours eu mon franc-parler, même avec Freinet (de 32 ans mon aîné).
Il écoutait et dialoguait, lui.

Michel Barré