La pŽdagogie Freinet ˆ l'Žcran
par Michel BarrŽ


Freinet, hŽros d'un film : L'Ecole Buissonnire

Ds sa prŽsentation au congrs de l'Ecole Moderne ˆ Angers, en avril 1949, le film de Jean-Paul Le Chanois devient emblŽmatique de la pŽdagogie Freinet. Le leitmotiv musical du film, "J'ai liŽ ma botte", restera pendant des annŽes le chant de ralliement des dŽbuts de sŽances de congrs. En rŽalitŽ, ce chant n'a pas ŽtŽ composŽ par l'auteur de la musique du film, Joseph Kosma (le complice des chansons de PrŽvert), mais par Francine Cockempot, animatrice de chant du scoutisme fŽminin. L'explication: Le Chanois avait dŽcouvert cette chanson ˆ l'Žcole Freinet de Vence, au cours du tournage. Michel E. Bertrand l'ayant ramenŽe d'un stage de colonies de vacances des CEMEA, l'avait apprise aux enfants de l'Žcole o il avait ŽtŽ appelŽ en octobre1947 par Freinet, ˆ sa sortie de l'Žcole normale.
Mais remontons en arrire pour Žvoquer la conception et le tournage du film.

Au dŽpart, une rencontre de copains

J'ai souvent entendu dire, sans avoir pu le vŽrifier, que Jean-Paul Le Chanois et Bernard Blier avaient sympathisŽ pendant la guerre, en 1940, et s'Žtaient promis de tourner ensemble plusieurs films ds qu'ils le pourraient. De fait, Blier fut l'interprte principal de plusieurs films de Le Chanois aprs la LibŽration.
Sous son vrai nom: Jean-Paul Dreyfus, Le Chanois, nŽ en 1909, avait jouŽ en 1932 dans L'affaire est dans le sac, film de Pierre PrŽvert auquel participaient Žgalement M. Duhamel et J. PrŽvert. Il avait ŽtŽ assistant rŽalisateur de Tourneur, Renoir et Ophuls. Son premier film personnel, un court mŽtrage sur Vaillant-Couturier, date de 1938. C'est pendant l'Occupation qu'il adopte le pseudonyme de Le Chanois qu'il conserve ensuite.
Bernard Blier avait dŽjˆ jouŽ, avant la guerre, dans plusieurs films connus: H™tel du Nord, Le Jour se lve et EntrŽe des artistes.

Une histoire vraie, largement modifiŽe et romancŽe

Pour le choix du sujet, Le Chanois, membre de la bande ˆ PrŽvert et du groupe Octobre, avait eu connaissance de l'affaire Freinet en 1933. A quel moment se fait, entre Le Chanois et Freinet, la rencontre qui donnera corps au projet de film? Rien ne permet de le prŽciser. Toujours est-il qu'Elise Freinet, qui termine alors son livre Naissance d'une PŽdagogie Populaire , rŽdige un synopsis (payŽ 50 000F de 1948) pour servir de base au scŽnario. La B.T. 100 L'Ecole Buissonnire (22-1-1950) donne une idŽe de ce que pouvait tre ce synopsis. Pour des raisons d'unitŽ de lieu et d'intrigue, Le Chanois dŽcide de regrouper dans un seul village ce qui s'Žtait passŽ ˆ Bar-sur-Loup (l'innovation) et ˆ St-Paul (le conflit). C'est Saint-Jeannet, village proche de Vence, qui est choisi comme cadre de la plupart des scnes d'extŽrieur. Une des placettes est le lieu principal: un dŽcor transforme l'une des maisons en Žcole et un faux monument aux morts est ajoutŽ au bout de la place o les conseillers municipaux du film joueront aux boules.
Il est probable qu'en Italie, un cinŽaste nŽo-rŽaliste aurait crŽŽ un film assez proche de la vŽritable affaire de Saint-Paul. En France, aprs la courte euphorie unitaire de la LibŽration, suivie de la scission syndicale de 1947, la production d'un film grand public contraint ˆ des inflŽchissements importants du sujet:
- une dŽpolitisation de l'histoire (ce n'est plus l'affrontement politique entre l'Action Franaise et l'instituteur "bolchevique", tout au plus une opposition sociale: les nantis face aux gens du peuple),
- de ce fait, l'intrigue se ramne surtout ˆ un problme d'innovation pŽdagogique mal acceptŽe par les traditionalistes de tous bords,
- une issue positive: si l'instituteur obtient la rŽussite de tous ses Žlves au certificat, il pourra rester au village (Freinet n'avait pas eu ce choix ˆ la rentrŽe de P‰ques 33, ses adversaires exigeaient son dŽpart immŽdiat et l'avaient obtenu),
- la polarisation sur un cas symbolique: celui d'Albert, l'adolescent orphelin de guerre, considŽrŽ comme le voyou du village,
- une folklorisation du milieu: le village provenal de L'Ecole Buissonnire ressemble ˆ ceux de Pagnol (Le Chanois reprend d'ailleurs certains de ses acteurs habituels: Delmont, Maupi, Poupon, Arius, Ardisson, Jenny HŽlia),
- enfin, on greffe une petite intrigue sentimentale en deux temps (la serveuse de l'auberge et l'institutrice des filles).
NŽanmoins, on retrouve beaucoup d'ŽlŽments de la rŽalitŽ historique: l'instituteur relevant d'une blessure de guerre, l'introduction de la petite imprimerie, la premire correspondance avec une classe bretonne, la campagne diffamatoire, les pressions exercŽes sur les parents pour qu'ils fassent la grve scolaire, le r™le de l'antiquaire, fer de lance de la cabale contre Freinet. Dans le dŽtail, on reconna”t des textes d'enfants souvent citŽs par Freinet : la course d'escargots, le petit chat qui ne voulait pas mourir, ou des allusions ˆ des Dits de Mathieu. : prendre la tte du peloton, le cheval qui n'a pas soif.
Observons que l'instituteur appara”t comme un novateur isolŽ. A part son correspondant breton, aucun de ses collgues ne semble Žchapper au traditionalisme et la notion de mouvement pŽdagogique est totalement absente.
Certains ont cru voir l'origine du nom du hŽros, M. Pascal, dans celui d'un instituteur varois, citŽ par Elise (p. 54 de N.P.P.). J'en doute, car ce Joseph Pascal, ˆ l'inverse de son ami Alziary, avait refusŽ de se joindre en 1926 au mouvement qui naissait. On peut observer que les deux instituteurs du film (Pascal et Arnaud) portent des noms qui sont des prŽnoms. Il n'est pas impossible que celui d'Albert, donnŽ au personnage de l'adolescent, soit un hommage au jeune Albert Belleudy, fusillŽ pour faits de rŽsistance en 1944, aprs avoir secondŽ Freinet dans toutes les t‰ches de l'Žcole Freinet entre 1934 et 1939.

La figuration enfantine

Le r™le clŽ d'Albert est confiŽ ˆ Pierre Costes, un jeune acteur ayant dŽpassŽ l'‰ge du r™le mais qui a su convaincre le rŽalisateur en se prŽsentant aux essais habillŽ en Žcolier de l'ancien temps.
Pour les autres r™les d'enfants, on a fait appel ˆ des petits Niois, habituŽs ˆ la figuration dans les studios de la Victorine, et ˆ des gamins remarquŽs au cours des repŽrages. Plusieurs pensionnaires de l'Žcole Freinet complŽtent la distribution, tant pour la classe des garons que pour celle des filles. Le Chanois a trouvŽ plus commode, pour les tournages en extŽrieur (ˆ Saint-Jeannet ou au bord du torrent), de loger les petits acteurs ˆ l'Žcole Freinet. C'est Michel Bertrand qui accompagne et encadre l'ensemble de ces enfants, Žlves ou non de l'Žcole, en dehors des moments de tournage, de septembre ˆ novembre 1948.
Je me souviens d'une anecdote ˆ ce sujet. Voyageant dans un train de banlieue parisienne, ˆ cette Žpoque, je dŽcouvre un titre de France-Soir parlant d'une grve ˆ l'Žcole Freinet. Sans tre lecteur coutumier du journal, je l'achte, intriguŽ. Il ne s'agit que d'un potin ŽlevŽ, non sans malignitŽ, ˆ la hauteur d'un fait divers. Parce qu'on voulait leur imposer une alimentation sans sel (prŽconisŽe par Elise Freinet), les petits acteurs non Žlves de l'Žcole ont protestŽ et menacŽ de faire la grve du tournage si on ne les nourrissait pas comme chez eux. Ce qui est dŽcidŽ aussit™t, on le devine.
Les chansons du film sont enregistrŽes, non avec les enfants figurants, mais avec les Žlves d'un instituteur musicien de l'Žcole Fuon Cauda de Nice, Camatte. Les enfants ont ainsi l'occasion de visiter le studio de la Victorine, un jour du tournage de la scne du certificat. Ils le racontent dans La Gerbe de janvier 1949.

La prŽsence de Freinet ˆ certains tournages

Au cours de conversations en 1950-51, j'ai parfois ŽcoutŽ Freinet ou Bertrand parler du tournage du film. C'est pourtant dans une Žmission radiophonique de variŽtŽs que, pour la premire fois, j'avais entendu avec surprise Žvoquer cette prŽsence de Freinet. Un soir d'octobre 1949, Jean Nohain annonce soudain: " Comme c'est la rentrŽe des classes, j'ai invitŽ un instituteur, mais il n'est pas comme les autres puisque c'est celui de L'Ecole Buissonnire ". En un Žclair, je me dis : Freinet n'est tout de mme pas venu chez Jean Nohain! A cette Žpoque, la mŽdiatisation ˆ outrance ne nous avait pas encore habituŽs ˆ voir des personnalitŽs prtes ˆ n'importe quoi pour figurer dans une Žmission ˆ grande audience. Et l'animateur continue intarissable: "Je suis heureux d'accueillir celui que nous aurions tous aimŽ avoir comme ma”tre d'Žcole, M. Bernard Blier !" (ouf!). Quand les applaudissements de rigueur prennent fin, l'acteur encha”ne: "Je veux prŽciser que je ne suis pas le vŽritable instituteur de L'Ecole Buissonnire, car il existe et je le connais, il s'appelle M. Freinet. Depuis bien des annŽes, il s'acharne ˆ transformer la faon de faire l'Žcole, ce qui lui a valu des ennuis et beaucoup de rŽussites." En quelques phrases sensibles, il raconte l'affection spontanŽe des enfants pour Freinet. Cela se remarquait au fait qu'il Žtait immŽdiatement entourŽ d'enfants, ds qu'il arrivait sur les lieux de tournage. Par la suite, Blier citera souvent son r™le d'instituteur parmi ceux, pourtant nombreux, qui l'ont particulirement marquŽ au cours de sa fŽconde carrire d'acteur. Curieusement, dans une interview de la fin de sa vie, il dŽcrit Freinet comme un stalinien sectaire. Peut-tre ne gardait-il plus que le souvenir du conflit juridique qui suivit et dans lequel le stalinisme n'Žtait pourtant pas du c™tŽ de l'inspirateur du film.

L'annonce aux militants

Au dŽbut, l'atmosphre est au beau fixe. Dans L'Educateur n¡3 (1er nov. 48), Freinet Žcrit : Un metteur en scne de talent, J.-P. Le Chanois, avait eu connaisance, il y a quelques annŽes, de nos rŽalisations. Il avait compris tout de suite ce qu'elles contenaient d'essentiel et de typique; cette reconsidŽration profonde de notre Žducation, que nous voyons, nous, sur le plan de la pensŽe et de la vie de l'enfant, il l'a conue, lui, en images. L'idŽe du film Žtait nŽe, d'un film qui ferait comprendre au grand public ce qu'apporteraient de prŽcieux et d'humain les techniques dont nous avions prouvŽ la rŽussite pŽdagogique. Le Chanois, metteur en scne, s'est fait pŽdagogue. Il a lu nos livres et nos brochures, mŽditŽ L'Educateur et surtout les Dits de Mathieu; il a cherchŽ dans notre aventure pŽdagogique la trame du film qu'on est en train de tourner aux environs de Vence et aux studios de la Victorine ˆ Nice.
Il ne s'agit certes pas du film technique dont nous Žtudions et prŽparons la rŽalisation prochaine, mais d'un film pour le grand public, qui doit parler naturellement un langage diffŽrent de celui qui nous est familier. Nous avons aidŽ de notre mieux pour que ce film soit une rŽussite, c'est-ˆ-dire qu'il fasse sentir et comprendre aux parents d'Žlves les vertus des conceptions pŽdagogiques qui constituent un des grands tournants historiques de l'Žducation populaire.
Il ne nous appartient pas de prŽsenter un jugement prŽmaturŽ de l'Ïuvre entreprise. Tout ce que nous pouvons dire, c'est qu'il a ŽtŽ rŽalisŽ avec ferveur par des hommes qui se sont donnŽs profondŽment ˆ leur Ïuvre, sans autre souci que de la faire servir ˆ l'Žducation du peuple.
Dans le n¡ 10 (15 fŽv. 49), Freinet prŽvient ˆ nouveau que ce film n'est point le film de nos techniques qu'attendent les camarades (...) mais un film destinŽ au grand public, que le metteur en scne a quelque peu romancŽ naturellement et surtout qu'il a dž dŽpouiller, au risque de le voir boycotter, des ŽlŽments essentiels du drame : la la•citŽ, la lutte clŽricale et la basse politique rŽactionnaire. (...) Le metteur en scne s'est attachŽ surtout ˆ montrer au public les avantages psychiques et humains de nos techniques, ce renouvellement, cette reconsidŽration de la pŽdagogie sur la base des intŽrts et des besoins enfantins. Et il y a, ˆ mon avis, parfaitement rŽussi.

L'image de l'instituteur traditionnel dans le film

Quand il voit la version dŽfinitive du film, Freinet est le premier ˆ regretter l'image caricaturale donnŽe du vieil instituteur, M. Arnaud, car il craint qu'elle fasse rŽagir nŽgativement certains admirateurs des "hussards de la Troisime RŽpublique" alors qu'il veut montrer comment mieux mettre rŽaliser leur idŽal gŽnŽreux. Il rŽdige un texte o il critique que l'on ait reprŽsentŽ le vieil instituteur d'une faon un peu caricaturale et, ˆ certains moments, un tantinet ridicule. Je sais bien que ce qu'il peut y avoir de forcŽ (...) est ensuite rachetŽ par l'attitude courageuse du vieux ma”tre en face de la coalition anti-la•que, pour la dŽfense du pŽdagogue tŽmŽraire qui bouscule la tradition et la routine. (...)
Si, un jour prochain, le film pouvait devenir un film d'Žducation, non soumis aux exigences insurmontables de la distribution et de la vente, nous demanderions que disparaissent quelques scnes que nous rŽprouvons et qui n'ajoutent absolument rien au film que nous aimons. Mais nous demanderions, par contre, que soient rŽtablis des passages malencontreusement supprimŽs. Quand Pascal rencontre M. Arnaud dans la salle de classe puis qu'il s'en va avec Lise, le vieil instituteur reste seul. Il fait alors, dans un silence Žmouvant, le tour de la salle o il a tant travaillŽ et que la retraite l'oblige ˆ quitter. Il s'asseoit un instant encore ˆ la chaire qui ne fut pas pour lui qu'un symbole, il examine une dernire fois les tableaux que nous trouvons dŽmodŽs et dŽpassŽs, mais qui marqurent en leur temps ce souci de constante recherche pour une meilleure Žducation dont nous nous rŽclamons. Il s'imagine, sur ces bancs aujourd'hui vides, les gŽnŽrations d'enfants qu'il a prŽparŽs de son mieux ˆ tre des hommes. Il se met ˆ pleurer. (...) Puisse cet hommage au Pascal de 1949 faire mieux comprendre aux spectateurs du film L'Ecole Buissonnire le vrai mŽrite des Arnaud de l'Žcole la•que franaise.
Il ne fait pas de doute que Freinet aurait volontiers coupŽ la scne du baiser dans la grange et laissŽ celle des adieux du vieil instituteur ˆ sa classe. Le Chanois a-t-il eu tort de couper au montage une scne qu'il jugeait trop mŽlo? Sur le plan cinŽmatographique, il est difficile de trancher sans pouvoir comparer les deux versions.

Un accueil largement favorable

ProjetŽ en sŽance privŽe ˆ Paris en janvier 49, en prŽsence de personnalitŽs de l'enseignement, le film est bien accueilli. Ds sa sortie en salles, au mois de mars, il touche un large public par son ton enjouŽ et gŽnŽreux, se situant clairement du c™tŽ des exclus. La scne du certificat, o Albert parle de son approche vŽcue des droits de l'homme, est un morceau de bravoure qui ne laisse personne indiffŽrent. Un film donnant une vision positive de l'Žcole, c'Žtait et reste trop rare pour ne pas tre remarquŽ.
L'Ecole Buissonnire obtient le premier prix au festival de Knokke-le-Zoute (Belgique), gr‰ce, para”t-il, au soutien de jurŽs catholiques qui ignoraient le contexte franais de guerre scolaire. Du c™tŽ de l'Est, le film est primŽ au festival de Karlovy Vary (TchŽcoslovaquie). Sous le titre Passion for life , il obtient aussi une rŽcompense ˆ New York, ce qui ne surprendra pas ceux qui savent le triomphe qu'avait fait auparavant La femme du boulanger de Pagnol.
Le Conseil du cinŽma de l'O.N.U. accorde sans rŽserves son patronage ˆ ce film qui "illustre d'excellente manire l'un des aspects de la DŽclaration universelle des Droits de l'Homme". Il faut ajouter qu'en mai 49, une circulaire du Ministre belge de l'Instruction Publique recommande vivement aux enseignants de voir L'Ecole Buissonnire.
La critique franaise fait bon accueil au film. AndrŽ Bazin souligne, pour s'en rŽjouir, le style Žpique dans cette manire de traiter les problmes d'Žducation : Si l'ŽpopŽe ne s'est pas plus dŽveloppŽe au cinŽma, c'est que ce genre est, en partie au moins, fondŽ sur une commune croyance en ce qui est le bien et le mal. Dans une sociŽtŽ divisŽe comme la n™tre, il ne peut plus y avoir que des films de propagande ds lors que l'on touche aux problmes sociaux. Ce n'est pas ˆ mon sens le moindre mŽrite du film de Le Chanois que d'avoir traitŽ d'une question d'actualitŽ sociale en sachant faire que tout spectateur, sans distinction d'opinion, puisse librement tre du c™tŽ du hŽros.
En revanche, une critique clŽricale, signŽe J.H., se situe clairement contre: Il y a trop d'intentions visibles dans ce film pour qu'on ne soit pas inquiet de l'absence totale de la religion ni mme de l'aspect religieux. Ce village (provenal!) n'a pas de prtre, pas d'Žglise... Rien ne s'oppose ici ˆ la morale chrŽtienne ni ˆ la religion, et pourtant cette morale et cette religion sont superbement dŽdaignŽes en Žducation. Quelques images et quelques passages du dialogue seraient ˆ supprimer pour le film puisse passer dans les salles familiales. Valeur morale : 4A/4C - STRICTEMENT POUR ADULTES (aprs coupures)
Notons que si le cinŽaste avait montrŽ le r™le rŽel du curŽ de St-Paul, cela aurait crŽŽ un scandale bien plus grand que son absence dans le film.

La nŽcessitŽ de redresser une image idŽalisŽe de la rŽalitŽ

Trs vite, Freinet se rend compte qu'il faut mettre en garde les jeunes enseignants contre une vision trop ŽdulcorŽe du combat pour un autre Žducation. Le film "n'est qu'un lŽger euphŽmisme" de la vŽritable affaire de Saint-Paul. Il ne faut pas croire que l'aventure se soit terminŽe simplement, romantiquement par un succs au certificat d'Žtudes. Lˆ est l'unique et dangereuse invention du cinŽaste pour nous, Žducateurs. Lˆ est le pige tendu au nŽophyte qui ne viendrait parmi nous que pour cueillir des lauriers. Non, camarades, la lutte n'est pas terminŽe, car la SociŽtŽ reste trop imparfaite pour nous comprendre. Vous tes assez initiŽs aux rŽalitŽs sociales pour laisser au scŽnario la part romantique qui lui revient, cˆ et lˆ : la quelconque aventure sentimentale, le succs thŽatral d'un candidat du Certificat d'Žtudes. Et Freinet conclut qu'au-delˆ de l'Žmotion suscitŽe par le film, il faut participer au combat coopŽratif (Ed 15-16-17, 1er mai 49). Quelques mois plus tard, il ajoute : Nous nous sommes naturellement prŽoccupŽs de "cette exploitation pŽdagogique du film". (...) Nous avons ŽditŽ un programme passe-partout que nous mettons gratuitement ˆ la disposition de nos groupes.(...) Il faut, ˆ l'occasion du film, vendre le plus grand nombre possible de livres :Naissance d'une PŽdagogie Populaire, qui feront comprendre et apprŽcier les idŽes que le film a semŽes. (Ed 4, 15 nov. 49).

Bataille autour d'un gŽnŽrique

Le film est produit par la CoopŽrative GŽnŽrale du CinŽma Franais , ce c™tŽ coopŽratif n'est pas pour dŽplaire ˆ Freinet. Un contrat lui attribue 8% des bŽnŽfices de la production, aprs amortissement des frais de tournage, sommes qu'il a demandŽ de verser au compte de son Žcole. Il semble Žvident, comme le laissent supposer des courriers de Le Chanois en dŽcembre 48 et du producteur en fŽvrier 49, que le nom de Freinet appara”tra au gŽnŽrique.
Le film reoit le visa 13658, le 30 mars 49, et commence sa carrire commerciale. C'est alors qu'on dŽcouvre que seule appara”t, vers la fin du gŽnŽrique (la partie que les spectateurs ne lisent jamais), une petite mention "MatŽriel scolaire et documents de l'Institut CoopŽratif de l'Ecole Moderne Techniques Freinet". L'absence du nom de Freinet au gŽnŽrique est d'autant plus durement ressentie que la plupart des Žchos favorables au film le considŽrent comme une pure fiction, sans rapport avec une quelconque rŽalitŽ. Ce qui n'est pas toujours l'effet de l'ignorance, notamment dans certains organes communistes (voir Les Lettres Franaises, puis plus tard L'Ecole et la Nation ). L'Ecran franais , proche du parti communiste, atteint le comble en Žcrivant dans son n¡ du 1-2-49 : Le rŽcit de Le Chanois a le mŽrite d'tre inspirŽ par des faits authentiques. Il s'agit des progrs scolaires et humains rŽsultant de l'application des mŽthodes pŽdagogiques "actives", dites "mŽthodes Montessori". On peut comprendre la fureur de Freinet quand on sait les critiques formulŽes ˆ l'Žpoque contre le clŽricalisme de Mme Montessori et son ambigu•tŽ ˆ l'Žgard du fascisme italien. C'est seulement en avril 1950 que seront dŽclanchŽes les attaques publiques du PC contre Freinet, par un article de J. Snyders dans La Nouvelle Critique (n¡15, p. 82). NŽanmoins, quand on conna”t les liens qui unissent alors au parti Le Chanois et la coopŽrative productrice, il est probable que les hostilitŽs commencent indirectement par le silence sur Freinet au gŽnŽrique et dans la presse communiste.
Devant l'insistance de Freinet, la sociŽtŽ productrice a finalement acceptŽ le principe d'une dŽdicace collective faisant suite au gŽnŽrique :
Ce film est dŽdiŽ ˆ
Madame Montessori, Italie
Messieurs Claparde, Suisse
BakulŽ, TchŽcoslovaquie
Decroly, Belgique
Freinet, France
Pionniers de l'Education Moderne
Freinet n'est pas seul citŽ mais il se trouve en bonne compagnie dans cette Europe de l'Žducation o il reprŽsente seul la France.
HŽlas! les promesses ne sont pas tenues. Alors s'engage une longue bataille juridique. Dans un article intitulŽ Contre l'exploitation par le cinŽma des enfants acteurs, Freinet critique sŽvrement les conditions de tournage (aprs un rŽveil ˆ 5h30, dŽpart en car ˆ 6h pour le studio de la Victorine, attente sous la chaleur des projecteurs, le visage couvert de maquillage, rŽpŽtition des scnes jusqu'ˆ une quinzaine de fois). Ces critiques concernent malheureusement tous les tournages professionnels et auraient eu davantage de poids si elles n'intervenaient si tard et ne se concluaient par le reproche de la faible indemnisation (150 000F de l'Žpoque sur un budget total de 36 millions) pour l'hŽbergement, la nourriture et la surveillance d'une vingtaine d'enfants pendant 3 mois.
Au congrs de l'Ecole Moderne de Nancy, en avril 1950, une motion exige le respect de la mention au gŽnŽrique. D'autre part, une campagne auprs des parlementaires s'inquite des conditions de travail des enfants dans les studios cinŽmatographiques.
Il faut attendre un jugement du Tribunal Civil de la Seine (3e chambre, 3e section) pour que, le 22 juin 1951, la sociŽtŽ productrice soit condamnŽe ˆ payer ˆ Freinet 500.000F de dommages et intŽrts et ˆ modifier le gŽnŽrique comme convenu, sous astreinte de 10.000F par jour de retard. Jugement confirmŽ par la Cour d'Appel de Paris, le 7 mai 1952.
S'ensuit un combat pour faire vŽrifier l'application ou les infractions. Le film a alors terminŽ sa premire exclusivitŽ et c'est dans les petites villes que Freinet demande ˆ ses militants de faire constater par huissier la non-modification de certaines copies, ce qui n'est pas toujours aisŽ. Gr‰ce ˆ la vigilance des camarades de l'ICEM, de tels constats sont Žtablis ˆ Montoire, ˆ Saint-Nazaire. Le producteur doit finalement se plier au jugement.
Arrive le moment o le film dispara”t des circuits professionnels. Seules des cinŽmathques locales (de la Ligue de l'Enseignement, par exemple), puis celle de l'ICEM, feront dŽsormais circuler des copies en 16mm, pas toujours dotŽes de la mention exigŽe au gŽnŽrique. Actuellement, il est diffusŽ en cassettes vidŽo aux Ždition RenŽ Ch‰teau.

Un intŽrt qui n'a pas disparu

L'Ecole Buissonnire n'est sžrement pas un film pŽdagogique mais, curieusement, aucun documentaire ultŽrieur montrant des moments de classe en pŽdagogie Freinet ne l'a jamais supplantŽ, mme auprs des enseignants. C'est le pouvoir de la fiction, menŽe avec talent, que de savoir mobiliser l'Žmotion pour permettre ensuite la rŽflexion et la remise en question. Le documentaire se contente de montrer, il ne convainct que les convaincus.
L'Ecole Buissonnire fonctionne beaucoup au niveau des relations Žducateurs-ŽduquŽs-milieu, un aspect important qui ne se dŽgage pas facilement d'un simple documentaire. Comment, en effet, ne pas tre sensible au dŽferlement de la classe vers le milieu, les enfants questionnant pour leurs enqutes tous les adultes du village. Observons aussi, dans le film, l'attitude des femmes, percevant mieux que les hommes, les transformations opŽrŽes dans le comportement des enfants par l'action de M. Pascal. Elles prennent plus massivement et plus Žnergiquement position en sa faveur au moment du conflit.
Plus de 40 ans aprs, on constate, non sans surprise, que L'Ecole Buissonnire n'a pas perdu son impact et son intŽrt, pour autant qu'on n'y cherche pas ce que le film n'a jamais prŽtendu montrer.


Les films CEL


Ds la sortie de L'Ecole Buissonnire, Freinet a annoncŽ la mise en chantier d'autres films montrant, sans la romancer, la rŽalitŽ des techniques Freinet. Dans les premires annŽes du mouvement, c'est par des petits films PathŽ-Baby de 9,5mm, tournŽs avec sa classe, qu'il avait montrŽ ses enfants au travail. Il faudrait dŽsormais dŽpasser ce cadre de pur amateurisme et rŽaliser des films de plus large diffusion. L'idŽal aurait ŽtŽ d'intŽresser un producteur de courts mŽtrages ˆ un projet de documentaire, ce qui aurait assurŽ le financement et la diffusion. Faute d'une telle solution, il faut travailler en semi-professionnalisme et rŽaliser coopŽrativement des films de 16mm, format utilisŽ dans tous les dŽpartements par les circuits de cinŽma des amicales la•ques.

La mise en chantier de plusieurs films

Le premier projet mis en chantier est une illustration du dit de Mathieu : Le cheval qui n'a pas soif . Il est probable que le scŽnario a ŽtŽ ŽlaborŽ par Elise Freinet et Michel E. Bertrand. Ce dernier accompagnait les enfants pendant les prises de vue de L'Ecole Buissonnire. Cela n'a fait que renforcer son envie de participer davantage ˆ la rŽalisation de films. Ne raconte-t-il pas ˆ ses amis qu'il a pris des cours d'art dramatique (o il rencontrait Mouloudji) et qu'il a ŽtŽ l'un des boys de Mistinguett lors d'une tournŽe estivale?
Les premires prises de vue, en noir et blanc muet, se dŽroulent dans la campagne de Seine-et-Oise, vraisemblablement en 1949-50. L'opŽrateur est le neveu d'une militante de la Marne, jeune technicien de la tŽlŽvision. Il s'agit des extŽrieurs avec le cheval. Pour les sŽquences de classe, se pose un double problme : le tournage en intŽrieur exigerait des moyens d'Žclairage importants et une autorisation administrative, nŽcessaire pour tourner dans une Žcole publique. Le projet reste en sommeil quelques mois. Au congrs de Montpellier ˆ P‰ques 51, Freinet a obtenu du C.A. de la coopŽrative l'autorisation de faire des essais de tournage pour Žvaluer les dŽpenses ˆ prŽvoir et embauchŽ aussit™t M.E. Bertrand, qui s'est mis en congŽ d'Education Nationale pour venir filmer ˆ l'Žcole Freinet au dernier trimestre. Ce qui provoque immŽdiatement une rŽaction de Fontvieille, responsable de la commission CinŽma, qui se sent court-circuitŽ (CoopŽration PŽdagogique, n¡ 28, avr. 51).
A Vence, pour rŽsoudre les problmes d'Žclairage, on installe, sur un coin de la terrasse servant de salle ˆ manger de plein air, un fond de dŽcor de classe avec tableau noir et bureau magistral. La sŽquence de l'Žcole traditionnelle est jouŽe par l'instituteur de la classe des grands, Roger Lagrave, mais son amour propre est prŽservŽ car on ne filme que sa main, sortant d'une manchette empesŽe, frappant le bureau avec la rgle, montrant les exercices du tableau d'un geste impŽrieux, dŽnonan le mauvais travail d'un cancre et mme le rŽprimandant physiquement. Le r™le du cancre est tenu par un enfant de 11 ans, Christian. Enfin, la sŽquence positive montre une classe moderne au travail. On y voit Freinet animant lui-mme une sŽance de texte libre, comme il le fait souvent le lundi matin. Le tournage est muet, le film devant tre sonorisŽ en voix off.
Sur la lancŽe, M.E. Bertrand propose la rŽalisation d'un autre film, en couleur cette fois. A partir de quelques textes de la classe des petits (3 ˆ 7 ans) et de certains autres inventŽs pour la circonstance, il s'agirait de montrer les divers aspects de la vie des petits ˆ l'Žcole Freinet. Le titre serait Le livre de vie des petits de l'Žcole Freinet. Les textes imprimŽs serviraient de commentaire au film muet, sonorisŽ plus tard avec Les Saisons de Vivaldi.
Un nouveau dŽcor est amŽnagŽ sur la terrasse, avec une porte et une fentre praticables, rŽalisŽs par le menuisier de la CEL, et une fresque peinte par les enfants. Mais on filme Žgalement dans les divers lieux de l'Žcole : le jardin, la piscine, la salle ˆ manger de plein air. Les principaux acteurs sont, bien entendu, les enfants de la petite classe et Simone, la monitrice qui en a la charge. D'autres enfants de l'Žcole et des adultes apparaissaient Žgalement : Freinet dans sa voiture, Jacques Bens (Žtudiant en rupture de fac qui deviendra plus tard gendre de Freinet et Žcrivain) fait deux apparitions, l'une en facteur, l'autre en paysan livrant des lŽgumes. Moi-mme, j'y figure quelques secondes.
Un troisime film est ensuite entrepris d'aprs un conte d'enfants de la collection Enfantines: La fontaine qui ne voulait plus couler. Les personnages modelŽs et peints comme des santons se dŽplacent, tirŽs par des fils, dans des dŽcors de pl‰tre peint. M.E. Bertrand dirige le tournage, trois adultes rŽalisent l'animation : Baloulette Freinet, J. Bens et Fred, moniteur de l'internat. Ce film en couleur doit tre sonorisŽ en voix off.
Enfin, un quatrime film, en noir et blanc, est tournŽ fin 51 : Six petits enfants allaient chercher des figues, d'aprs un texte de l'Žcole Freinet, publiŽ avant la guerre. Les six enfants sont jouŽs par des Žlves de l'Žcole, ŽchelonnŽs entre 4 et 14 ans. La maman est Jacqueline, la femme de M.E. Bertrand, alors enceinte de son premier enfant, ce qui transformera le tournage en course contre la montre.

La proposition d'une caisse spŽciale CinŽma

Ces quatre films ont ŽtŽ tournŽs en moins d'un an mais ils sont loin d'tre terminŽs. Seul Le cheval qui n'a pas soif est vraiment bouclŽ au printemps 52 et pourrait tre prŽsentŽ aux militants ˆ P‰ques au congrs de La Rochelle. Freinet est dŽcidŽ ˆ ne pas en rester lˆ. Pour trouver un financement supplŽmentaire, il propose une caisse spŽciale, appelŽe Guilde du cinŽma , alimentŽe par de nouvelles souscriptions.
Il a sondŽ par circulaire les militants. Comme souvent, seule une minoritŽ a rŽpondu rapidement. Travaillant au secrŽtariat de Freinet, je suis chargŽ de dŽpouiller les rŽactions. Approximativement, 30% approuvent sans rŽserve (comme d'habitude) les projets de Freinet. 20% se dŽclarent contre en disant : "On a dŽjˆ assez de mal ˆ financer les urgences (on vient ˆ peine de terminer les nouveaux b‰timents de la coopŽrative ˆ Cannes). Ce n'est pas le moment d'ouvrir un secteur important de dŽpenses nouvelles". La moitiŽ restante est, d'aprs moi, embarrassŽe ou indŽcise, s'Žchelonnant entre le "Oui, mais ˆ condition que..." jusqu'au "Je ne serais pas contre, mais...". Freinet n'interprte pas les choses comme moi, comptabilisant les "Oui mais" dans les Oui et les "pas contre" comme "plut™t pour". Ce qui lui laisse prŽvoir une large majoritŽ pour l'assemblŽe gŽnŽrale de la CEL.

La projection en avant-premire au congrs de La Rochelle

Lors de la projection du Cheval qui n'a pas soif, c'est un tollŽ pour quelques-uns, notamment Lorrain, militant des dŽbuts devenu inspecteur : "Ce n'est pas en caricaturant ainsi l'instituteur traditionnel qu'on risque d'attirer ˆ nous de nouveaux collgues! Ce film n'informe pas sur les techniques Freinet, il n'apporte qu'un sujet de polŽmique dont nous n'avons nul besoin." Sans tre aussi virulents, beaucoup d'autres camarades n'apprŽcient pas le film. Ils rŽagiront autrement devant des extraits du Livre de vie des petits encore inachevŽ. Pour attŽnuer les critiques, Freinet Žvoque les deux autres films tournŽs d'aprs des textes d'enfants. S'il avait pu tout montrer, il aurait peut-tre inversŽ les rŽticences. En se contentant d'en parler, il laisse surtout se dŽvelopper l'impression du fait accompli. Fonvieille, le responsable de la commission CinŽma, est choquŽ d'avoir ŽtŽ tenu dans l'ignorance des initiatives engagŽes. Ne demande-t-on pas aux militants d'entŽriner des dŽcisions dŽjˆ exŽcutŽes?

La prŽsentation des chants d'enfants de Vence

Un autre problme vient interfŽrer sur celui des films : la sŽrie d'enregistrements intitulŽe : MŽthode naturelle de musique . Il s'agit d'une autre initiative de M.E. Bertrand et J. Bens (qui ont dŽjˆ collaborŽ pour crŽer des chansons proposŽes ˆ Yves Montant). Contrairement ˆ ce que le titre pourrait laisser croire, il ne s'agit pas, comme Freinet l'a fait pour la lecture et le dessin, de rŽunir des documents spontanŽs montrant comment les enfants progressent dans le domaine musical. Il s'agit de quelques pomes d'enfants de l'Žcole Freinet, mis en musique par eux-mmes ou par d'autres, et largement retravaillŽs avec l'aide des adultes, notamment pour leur donner une structure de chanson avec couplets et refrain. Ces chansons sont chantŽes en chÏur et accompagnŽes au piano par J. Bens.
Une anecdote montre les difficultŽs de l'entreprise. Quelque temps auparavant, Elise Freinet a demandŽ ˆ une monitrice de faire apprendre aux autres enfants la crŽation de l'un d'eux, mise au point avec elle ˆ l'Auberge. L'enfant chante sa chanson devant le groupe et la monitrice la fait consciencieusement rŽpŽter. Le chant est prŽsentŽ en veillŽe du samedi. Elise l'interrompt, reprochant ˆ la monitrice d'avoir dŽformŽ la musique. Faute d'enregistrement ou de notation Žcrite, il est impossible de trancher. NŽanmoins, c'est bien l'auteur qui a chantŽ au groupe la version reprise en chÏur. On attendait probablement trop des capacitŽs musicales de ces enfants, beaucoup moins ˆ l'aise dans ce domaine que pour l'expression verbale ou graphique. Il leur est difficile de mŽmoriser leurs trouvailles et, comme on ne dispose pas encore de magnŽtophone lŽger pour saisir les crŽations spontanŽes, cela contraint les adultes ˆ intervenir davantage.
J'associe ce problme ˆ celui des films, car l'audition publique des enregistrements, suivant de peu la projection du film, suscite le mme type de rŽactions. Quelques-uns de ceux qui avaient critiquŽ le film, attaquent violemment les chants, dŽnonant leur style "ˆ la mode", leur absence d'authenticitŽ, leur caractre morbide, le manque de rigueur du chant collectif. Si tout n'est pas faux dans ces affirmations, c'est tout de mme trs excessif. Certes l'appellation "MŽthode naturelle" est abusive et incite ˆ rŽagir. NŽanmoins, certains reproches pourraient s'adresser ˆ de nombreux pomes d'enfants ou d'adolescents. Toutes ces critiques seront dŽtaillŽes par Žcrit, quelques mois plus tard, par un militant du Var, Charles Allo, qui n'Žtait pas prŽsent au congrs mais qui a ŽcoutŽ en dŽtail les enregistrements (CoopŽration PŽdagogique, n¡5 du 18 oct. 52).

Quelles motivations ˆ ces rŽactions nŽgatives ?

Les congrs n'avaient pas habituŽ Freinet ˆ une telle virulence de propos. On pourrait se demander si, aprs deux ans de heurts idŽologiques avec le P.C., on n'assiste pas ˆ une intervention du parti pour provoquer l'affrontement au sein mme du mouvement. Franchement, je ne le crois pas. Bien sžr, quelques militants communistes orthodoxes critiquent l'univers "dŽtachŽ de tout contenu social" de quelques chansons (certes, on est loin du rŽalisme socialiste prŽconisŽ par Jdanov), mais ceux d'entre eux qui frŽquentent l'Žcole Freinet, l'ŽtŽ, sont prts ˆ dŽfendre des crŽations dont ils connaissent les jeunes auteurs.
Par contre, la plupart des rŽactions nŽgatives proviennent de militants assez peu politisŽs qui, connaissant les faibles moyens de leur commission, dŽcouvrent que M.E. Bertrand a bŽnŽficiŽ de matŽriels cožteux. L'objectivitŽ oblige ˆ prŽciser que ces moyens sont trs loin du professionnalisme, qu'il a fallu tendre de vieilles couvertures pour transformer une chambre en studio d'enregistrement. Pour alimenter le magnŽtophone, de type professionnel, il a fallu bricoler pour convertir en courant Žlectrique standard le courant local de Vence (alternatif ˆ 25 pŽriodes), gr‰ce au couplage d'un moteur et d'un alternateur, etc.
Il n'en reste pas moins, aux yeux de beaucoup, une impression de "deux poids et deux mesures". Certains supportent mal que Freinet ait outrepassŽ les dŽcisions prises l'annŽe prŽcŽdente. Plus rares sont ceux expriment en privŽ leur mŽfiance vis-ˆ-vis de M.E. Bertrand, suspectŽ par eux de se faire la main avec l'argent de la coopŽ, pour ensuite se lancer dans une carrire professionnelle. Une telle interprŽtation est tout ˆ fait injuste, mais rŽvŽle une animositŽ contre l'homme en oubliant ses incontestables qualitŽs crŽatrices derrire son caractre impulsif et parfois distant ˆ l'Žgard des militants de base.

Fronde ˆ l'assemblŽe gŽnŽrale de la CEL

Freinet se trouve confrontŽ ˆ une opposition qu'il n'avait pas prŽvue et ne peut comprendre. Habituellement, les empoignades portent sur l'attitude ˆ adopter face ˆ des problmes sociaux, syndicaux ou politiques et cela n'a rien de surprenant dans un mouvement aussi pluraliste. On se rassemble bien vite autour des choix Žducatifs communs. Cette fois, c'est justement autour de principes pŽdagogiques que l'on s'empoigne et parfois en renvoyant ˆ Freinet des paroles prononcŽes par lui un peu plus t™t (par exemple, contre la caricature du vieil instituteur dans L'Ecole Buissonnire , ou dans sa critique de ceux qui font singer aux enfants le monde des adultes).
Je tente alors d'expliquer que beaucoup d'indŽcis ont basculŽ dans l'opposition ˆ une nouvelle caisse CinŽma, mais Freinet me traite presque de menteur. Il en reste ˆ son dŽcompte personnel: ˆ peu prs 80% pour. Quand il s'avre que l'A.G. ne le suivra pas, il se met en colre, dŽclare qu'il retirera son argent personnel de la CEL pour financer le cinŽma et sort en menaant de tout abandonner. Stupeur gŽnŽrale. La fronde, d'accord, mais pas la rŽvolution et sžrement pas le parricide. Il s'agit de recoller les morceaux. Les fidles de la premire heure vont nŽgocier en coulisse.
Il est dŽcidŽ de ne pas mettre un terme ˆ la rŽalisation de films et de proposer une souscription spŽciale pour la Guilde du cinŽma. A peine une centaine s'inscrit sur place, ce qui est fort peu comparŽ au nombre des congressistes, habituellement les plus motivŽs des militants. Tout laisse prŽvoir une faible rŽussite dans le reste du mouvement. Quelques mois plus tard (juin 52), on n'atteint pas 150. Cela ne permettra pas d'entreprendre de nouveaux projets. La caisse spŽciale qui avait ŽtŽ crŽŽe pour le cinŽma ne tardera pas ˆ tre supprimŽe.

Le devenir des films CEL

Alors on se contente de terminer et de diffuser les quatre films dŽjˆ tournŽs. Le cheval qui n'a pas soif est mieux sonorisŽ mais ne sera jamais acceptŽ par les militants et il croupira dans les rŽserves. Le livre de vie des petits de l'Žcole Freinet a la plus brillante carrire, car il correspond au type de document qu'on attendait sur la vie d'une classe, mme s'il s'agit d'un cas un peu spŽcial (niveau maternelle-CP d'une Žcole en internat).
Les deux autres, malgrŽ quelques rŽcompenses reues hors du mouvement, n'obtiendront qu'un accueil mitigŽ des militants. On juge leur rythme trop lent, mais n'est-on pas influencŽ par le style des productions amŽricaines pour enfants? Quoi qu'il en soit, Les six petits enfants et La fontaine qui ne voulait plus couler ne trouveront jamais vraiment leur public.

L'ouverture d'autres pistes

Pour montrer qu'il ne recherchait pas uniquement des films vitrines, rŽalisŽs par M.E.Bertrand et mettant en valeur son Žcole, Freinet relance le problme des films documentaires qui seraient l'Žquivalent de la collection BT. Il faut d'abord se mettre d'accord sur un format de projection dans les classes. Le 16 mm est trop cožteux. Seuls quelques nostalgiques restent accrochŽs au souvenir du PathŽ-Baby en 9,5. La plupart optent pour le 8 mm qui dŽsormais s'impose. Freinet envisage de faire construire un projecteur simple et robuste qu'on pourrait mettre sans crainte dans les mains des enfants, comme l'ancien PathŽ-Baby. Le projet tourne court. Quant aux films documentaires, l'expŽrience ne dŽpassera pas l'Žchange entre classes, comme cela se faisait dŽjˆ avant la guerre. Par contre, sur le plan de l'enregistrement sonore, l'avenir sera beaucoup plus prometteur. Nous en parlerons plus loin.

Les leons tirŽes par Freinet de cette aventure

Au retour du congrs, je suis personnellement soumis au feu des questions de Freinet et surtout d'Elise (qui n'y a pas assistŽ). Autant Elise est indignŽe qu'on ait pu contester le leader, autant Freinet est attentif ˆ ce que j'ai entendu dans les couloirs. En effet, de nombreux militants n'ont pas craint de me dire le fond de leur pensŽe, sachant que je saurais la transmettre ˆ Freinet sans les dŽsigner individuellement. Je m'aperois, dans les mois qui suivent, qu'il tient rŽellement compte des sensibilitŽs qui s'Žtaient exprimŽes ˆ La Rochelle. Autant il est sujet ˆ prendre parfois ses dŽsirs pour des rŽalitŽs (ce qui est la tendance de tous les crŽateurs), autant son rŽalisme reprend vite le dessus. Il sait que lui non plus ne pourra faire boire un cheval qui n'a pas soif; il ne s'agit pas d'une simple parabole mais d'une technique de vie.
Alors qu'il avait critiquŽ ˆ chaud mon interprŽtation des ŽvŽnements, Freinet me propose davantage de responsabilitŽs dans son secrŽtariat, notamment dans les relations avec les jeunes militants. Je serais prt ˆ jouer le r™le qu'il voudrait me confier, au risque de me trouver souvent entre l'enclume et le marteau, comme cela a failli m'arriver ˆ La Rochelle. Mais j'Žprouve surtout le besoin d'acquŽrir une rŽelle expŽrience pŽdagogique personnelle plut™t que de devenir prŽmaturŽment "permanent" du mouvement. Aprs avoir rŽflŽchi, je rŽponds que je suis dŽcidŽ ˆ reprendre une classe ˆ la rentrŽe suivante. D'ailleurs, mes rapports confiants avec Freinet me permettront peut-tre de mieux traduire la sensibilitŽ des militants de base, en me trouvant au sein d'un groupe dŽpartemental.
Quoi qu'il en soit, Freinet ne tarde pas ˆ ressouder l'unitŽ des militants, en recentrant, comme toujours, sur des actions positives. Bien lui en prend, car on va aborder bient™t de plus dangereuses turbulences. Si je tiens pour nŽgligeable l'influence extŽrieure du Parti Communiste dans ce conflit de La Rochelle, je pense que celui-ci en a tirŽ les leons. Depuis 1950, il avait centrŽ les attaques sur le "caractre faussement progressiste de la pŽdagogie" de Freinet, mais, faute de pouvoir dŽfinir une pŽdagogie rŽellement progressiste, il n'avait ŽbranlŽ aucun militant, hormis une poignŽe d'inconditionnels prts ˆ tous les alignements. C'est dŽsormais sur la personne de Freinet, "dirigeant antidŽmocratique" de l'ICEM, puis "patron de combat" de la CEL, que porteront les attaques. Si Freinet n'avait pas su resserrer son mouvement aprs le congrs de La Rochelle, celui-ci aurait sans doute mal supportŽ le choc, l'annŽe suivante ˆ Rouen (P‰ques 53).

D'autres films sur la pŽdagogie Freinet

Il faudra attendre plus d'une douzaine d'annŽes pour que d'autres films soient entrepris sur la pŽdagogie Freinet. Il s'agit de courts mŽtrages professionnels, produits par la sociŽtŽ "les Films de Touraine" et intitulŽs Au matin de la vie et Le pome d'exister. TournŽs encore ˆ l'Žcole Freinet, ils ne recevront dans le mouvement qu'un accueil mitigŽ.
C'est aprs la mort de Freinet que seront rŽalisŽs par la Radio-TŽlŽvision Scolaire, d'intŽressantes sŽquences de L'Atelier de PŽdagogie, tournŽes, entre autres, dans diffŽrentes classes Freinet.