- ma première rencontre avec
Baloule
- par Henri Louis Go
- Je sonne. Je sens ses pas derrière le battant, elle
approche. Le seuil s'ouvre doucement. Je me souviens de ses
premiers mots: «Alors, c'est vous!» C'est elle, dans
l'embrasure. Il est tout juste 18 heures, lundi 3 octobre 1983.
«Entrez», dit-elle à mi-voix, une voix retenue,
un peu éraillée. J'ai seulement le temps
d'apercevoir son visage. Elle me précède en
avançant dans la pièce. Drôle de
démarche, elle semble glisser sur le sol, mais sa
silhouette est comme vrillée, l'épaule gauche un peu
en avant, et par moments elle vacille presque. Je ferme la porte
derrière moi. Je la suis vers le salon.
«Asseyez-vous.» Je m'enfonce dans le fauteuil,
près du piano. Elle s'est assise en face, me fixe
délibérément, droit dans les yeux. Je
découvre sa figure ronde, son air attentif. Ses yeux bleus
qui vous scrutent, ou plutôt, qui attendent de voir, et de
savoir. Elle ne dit rien, elle observe. Depuis, je lui ai toujours
connu cet air-là. «Alors...» Je perçois
une nuance interrogative dans le ton de sa voix. Le temps ne passe
pas. J'ai des difficultés à sortir un mot. Elle ne
donne pas l'impression de vouloir faire des efforts de courtoisie.
Je dois me débrouiller. Évidemment, ce n'est pas
elle qui a demandé à me voir. Qu'est-ce que je lui
veux? Ce n'est pas le tout d'être venu jusqu'ici: et
maintenant?
-
- «Je...» C'est mon premier mot. Je suis inquiet.
Quelle phrase vais-je donc fabriquer? Je me méfie, car je
ne sais pas ce que je vais dire. Elle semble un peu amusée,
mais disposée à me laisser une chance, elle voit mon
embarras. Elle a tout son temps et je suis sur les charbons
ardents. Plusieurs phrases de convenance se bousculent dans ma
gorge, plus inutiles, plus ineptes les unes que les autres.
Résisterai-je à leur assaut? Que va-t-il se passer?
Elle rejette légèrement la tête en
arrière. Je suis comme quelqu'un qui l'intrigue un peu mais
ne la dérange pas. Derrière elle, la baie
vitrée, et le jour qui descend. Soudain, une phrase
m'échappe, fulgurante: «Je suis jeune, et j'ai
déjà perdu du temps.» Elle me regarde
impassible, elle paraît comprendre. Je la regarde,
gêné. «Ah ça oui, vous êtes bien
jeune!» Sa réponse me tombe dessus, fatale,
m'écrase, définitive, me résume, imparable.
Auprès d'elle, j'ai toujours eu ce sentiment, me sentir
bien trop jeune. J'esquisse un sourire défaitiste. Mais
elle vole à mon secours: «Allons, racontez-moi, que
cherchez-vous? Pourquoi vous intéressez-vous à mon
père, exactement? Lui qui n'intéresse plus
personne...» Je l'ai si souvent entendue se désoler de
cela, elle ne s'y faisait pas: comment était-ce possible?
Un si grand pédagogue, un si grand homme? Je suis surpris
qu'elle ne m'interroge pas sur ma journée passée
à l'École Freinet, elle ne semble pas curieuse de
savoir, comme si elle voyait le sujet de notre rencontre ailleurs.
Je viens pourtant de vivre ma première journée dans
ce lieu singulier, l'école privée ouverte sur la
colline du Pioulier à Vence en 1935 par l'éducateur
prolétarien Célestin Freinet, congédié
de l'Éducation Nationale à la suite d'une petite
guerre scolaire organisée par l'extrême-droite
à Saint-Paul, où il exerça la fonction
d'instituteur à l'école de garçons. Que
répondre à présent? Qu'est-ce que je cherche,
pourquoi est-ce que je m'intéresse à son
père? Elle est là, devant moi. Son père
à elle. Je me sens insuffisant. Dans le regret d'avoir
voulu cette rencontre. Que vais-je pouvoir dire qui ne me
précipitera dans le plus épais ridicule? Dans la
plus dérisoire présomption?
-
- «Je m'intéresse à votre père, et
à votre mère...» Elle m'interrompt avec
autorité: «Ah ça! Ma mère, tout le monde
l'a déjà oubliée! Mais sans elle, mon
père n'aurait été personne, elle lui a
consacré toutes ses forces, à lui, qu'elle admiraitÉ
Qui sait l'horreur qu'a été notre existence, avec
tout ça?» Cette déclaration péremptoire
me glace. Je voudrais disparaître de la pièce, le
dérisoire me submerge d'être venu. Je me vois comme
un pitoyable badaud devant cette femme qui tient dans sa vie une
histoire. Elle me regarde, hautaine. C'est le moment de
vérité. Pas question de se perdre en bavardages de
seconde zone. Je sens sur ma peau la brûlure de sa propre
mémoire. Je sens qu'avec elle, on ne pourra parler
qu'à corps perdu. Il n'est plus temps de reculer. C'est le
moment d'avoir quelque chose à dire...
-
- Henri Louis Go
publié dans le bulletin Amis de Freinet et de son
mouvement n°88-89 p.7