- Freinet à Vence
- un livre publié en septembre 2007
- par Henri Go
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- Freinet à Vence. Vers une reconstruction de la forme
scolaire. Ce livre paraît en septembre 2007 aux Presses
Universitaires de Rennes (20 ¤). C'est le deuxième
livre de la nouvelle collection Paideïa, chez PUR. Le premier
livre, paru en mai 2007, était dirigé par
Gérard Sensevy, très beau travail de didactique
comparée intitulé Agir ensemble.
- Dans ce livre, qui est une réécriture de ma
thèse soutenue en décembre 2005, j'adopte une
approche qui peut surprendre par son aspect en mille-feuilles.
Voici quelques questions abordées dans le livre.
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- 1. La distance à soi
- J'adopte une distance critique vis-à-vis de
moi-même en tant que chercheur essayant d'objectiver les
pratiques de l'école Freinet de Vence. Cet effort me
conduit à m'interroger sur mon propre parcours de
professeur. Il s'agit d'abord pour moi de montrer un effort
d'objectivation de l'objectivation, terme emprunté à
Bourdieu. Il se trouve que pour présenter ma façon
d'enquêter et de sympathiser avec l'école de Vence,
ma biographie didactique n'est pas indifférente. Le type
d'intérêt que j'ai porté à cette
école, comme chercheur, m'impliqua dès le
départ à partir de ma propre histoire. S'il est
ridicule pour un chercheur d'impliquer sa biographie dans son
enquête, il est illusoire de penser que sa biographie n'a
aucun effet sur l'enquête. L'enquête, contre toute
attente (n'ayant pas été du tout conçue au
départ à cette fin), est devenue elle-même
analyseur de mon « vécu » professionnel, je veux
dire plus exactement de mon parcours intellectuel (et
professionnel). Mais ce décentrement a certainement
été facilité par la préoccupation de
chercheur qui a été la mienne au cours de
l'enquête. À ce titre, le terme de récit
conviendrait assez pour nommer mon compte-rendu d'enquête,
du fait de la « mise en intrigue » que j'y opère
par mon activité d'écriture. Mais il ne fait aucun
doute que l'enquête vise à constituer l'école
Freinet de Vence comme l'objet manifeste (et singulier)
étudié. Et c'est bien à ce titre que ma
position, lors de cette enquête, n'est pas celle d'un
militant mais celle d'un chercheur.
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- 2. L'enquête de terrain
- L'objet principal de l'enquête est donc la vie actuelle
de l'école Freinet de Vence. Ce n'est donc pas exactement
mon propos d'expliquer la pensée de Freinet, et je ne
saurais trop recommander aux enseignants qui souhaitent s'inspirer
de sa pensée, de le lire, ce que font, me semble-t-il, trop
peu de personnes. En revanche, il manquait encore, dans le champ
de la recherche, un travail systématique d'analyse des
pratiques se référant à cette philosophie de
l'éducation, et la volonté de donner aux lecteurs
les moyens de vérifier les assertions ou les conjectures
avancées. C'est ce que j'ai entrepris de faire en
étudiant, avec une approche basée sur de nombreux
recueils de données, l'école ouverte par Freinet le
1er octobre 1935. Ainsi, au départ, mon projet serait
frappé d'illégitimité si l'on s'en tenait
à l'idée que les techniques Freinet relèvent
d'une doctrine idéologique, ou ne sont
précisément qu'un simple assemblage de techniques.
Je me propose d'analyser les pratiques de l'école Freinet
de Vence dans leur contexte. Toutefois, je devais interroger ce
tripôle :
- -la pensée de Célestin Freinet (ce qui implique
d'essayer de prendre en compte la part d'Élise Freinet dans
cette Ïuvre, et la part de Madeleine Freinet),
- -ce que l'on appelle « la pédagogie Freinet »
(expression passée dans le vocabulaire courant du champ
éducatif, et désignant de nos jours les pratiques
des adhérents de l'I.C.E.M.),
- -les pratiques de l'école Freinet de Vence (où
se réfléchissent à la fois la pensée
de Freinet, et certaines des techniques caractérisant ce
que l'on appelle couramment « pédagogie Freinet
»).
- C'est dans l'analyse des pratiques spécifiques de cette
école de Vence que j'en étudie les liens : mon
enquête porte donc sur la réalité empirique de
ce que j'ai pu relever sur le terrain, en recueillant des
données entre 2001 et 2005. On ne pourra inférer de
cette enquête sur le terrain la définition
générale de la pédagogie Freinet, ni
prétendre y ressaisir strictement et entièrement la
pensée exacte de Freinet. D'autant que l'enquête
m'engage personnellement comme enquêteur, ne pouvant
prétendre, à aucun titre, rendre compte de
façon certaine et objective de ce qui se passe dans cette
école, ni tout à fait de la façon dont ma
propre subjectivité fait irruption dans l'enquête.
J'ai observé pendant quatre ans cette école,
c'est-à-dire l'activité des trois enseignantes et du
personnel, avec l'activité des élèves des
trois classes. Dans cette recherche, j'expose mon vocabulaire et
ma méthodologie au fur et à mesure que je travaille
sur les objets analysés. Mon travail s'est
opéré en plusieurs phases. J'ai d'abord
effectué des « visites exploratoires » pendant
les premiers mois de l'enquête, au cours desquels j'ai
noté sur des carnets de terrain mes impressions. Sur ces
carnets, j'ai rédigé des énoncés
axiologiques (« l'école a été
aménagée dans un beau cadre ») et des
énoncés descriptifs (« les élèves
se mettent spontanément au travail en arrivant le matin
»). Pour la notation axiologique aussi bien que pour la
notation descriptive, le chercheur est impliqué dans
l'enquête. Dans les deux cas, la rédaction des
carnets prend pour trame initiale l'expression des affects de
l'enquêteur, tout ce qu'il a ressenti, les impressions
premières, sur le vif, l'instantané de sa
participation. Cette expression des affects doit ensuite
être travaillée, les jours suivants, en objectivation
pour soi de l'enquêteur pour esquisser l'explication de ses
affects, et c'est poser la question de sa biographie didactique.
Puis, l'analyse d'objectivation pour l'autre doit être
développée, de façon à garantir les
énoncés, notamment dans leur dimension axiologique,
mais aussi dans leur caractère descriptif (ce que je
précise dans le livre sous l'idée d'un « milieu
d'enquête »). J'ai ensuite effectué des visites
de recueil de données pendant les trois années
suivantes, au cours desquelles j'ai enregistré des
entretiens avec les enfants, avec les maîtresses, avec le
personnel, avec d'anciens élèves devenus adultes,
j'ai filmé et j'ai photographié dans l'école,
j'ai fait une enquête socio-didactique sur les parents et
sur les élèves, j'ai séjourné à
l'école, j'ai consulté les archives
départementales de Nice, et les archives de l'école
Freinet, j'ai retravaillé l'Ïuvre écrite de Freinet,
j'ai eu de multiples conversations avec Madeleine Bens-Freinet. Ce
travail constitue le fonds empirique sur lequel s'appuie mon
enquête.
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- 3. Et l'école de la démocratie ?
- Je suis parti de l'idée que l'école de la
République, dont la forme est restée jusqu'à
présent classique, cherche à devenir l'école
de la démocratie, et une école démocratique.
Mais je conjecture que la démocratie ne s'est pas encore
dotée de sa propre forme scolaire, la massification de
l'école n'offrant aucune garantie sur sa
démocratisation. Ce qui m'intéresse n'est pas de
distinguer une pratique pédagogique en supposant qu'elle
serait meilleure que toute autre, mais bien de
réfléchir sur les questions que se pose la
démocratie comme telle en matière
d'éducation. Et « réfléchir avec »,
si je puis dire, le renouvellement du contrat didactique
repéré dans la conception de Freinet. D'ailleurs,
n'y aurait-il pas quelque naïveté dans la
présomption de se penser membre d'une élite
culturelle et intellectuelle (les "éducateurs Freinet"),
fût-elle animée des meilleurs sentiments du monde ?
Mon hypothèse est que, dès 1935-1936, l'école
de Freinet à Vence, en redéfinissant le contrat
didactique, et en retravaillant la relation didactique,
contribuait à la recherche d'une nouvelle forme scolaire et
des éléments de sa démocratisation, dans le
cadre du courant international de l'Éducation Nouvelle -
c'est bien là ce que Freinet avait en vue depuis le tout
début de sa carrière, puisqu'il déclarait
déjà le 7 mai 1921 dans la revue L'école
émancipée : « il faut faire vivre les enfants
en république dès l'école ». J'ai
travaillé cette hypothèse, certes, à la
lumière de documents d'archive, mais surtout en analysant
les pratiques de cette école. Mon intention est de
dégager ainsi la matrice théorique d'une
activité didactique singulière, celle de
l'école Freinet de Vence. Cette intention s'inscrit dans un
contexte où les idéologies de déconstruction
de l'école républicaine se font l'écho d'une
dévalorisation générale de l'action
éducative scolaire.
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- 4. Une philosophie de l'éducation
- Enfin, j'ai accompagné cette observation et ces
analyses d'une réflexion philosophique, en vue de
dégager les lignes essentielles de la pensée de
Freinet, pour les mettre au service d'une pensée de la
reconstruction. L'idée de Freinet, c'est de réserver
aux élèves leur part d'enfance. C'est une
idée philosophique majeure. Car voici l'idée qui
organise toute l'Ïuvre pratique de Freinet : l'élève
qu'institue la « réserve » conserve l'enfant.
Élise Freinet elle-même utilisa cette notion, dans un
livre publié en 1974 chez François Maspéro,
dont le titre est L'école Freinet, réserve
d'enfants. Élise Freinet justifie son titre selon une
conception d'éducation écologique comme «
milieu favorable à l'espèce ; ainsi en va-t-il des
réserves créées pour préserver, chez
les animaux en voie de disparition, la continuité des
espèces et de leurs caractères nobles » (Op.
cit. p. 7) ; notons qu'une réserve est une partie de
forêt qu'on prend soin de laisser croître en haute
futaie. L'école en général peut être
conçue comme un conservatoire où le professeur, dans
une attitude "conservatrice", se porte responsable du monde
(Arendt, 1972). Mais si la réserve est à entendre au
sens de conservation (et non de restriction, ou de
discrétion), c'est une conservation tournée vers
l'avenir, et donc une provision ; il semble que le mot puisse
être pris au sens fort s'agissant de l'école Freinet,
conservatoire de l'enfance ; Freinet ne sépare pas
l'élève de l'enfant, et se présente
d'ailleurs lui-même comme un homme ayant conservé sa
propre enfance : « mon seul talent de pédagogue est
peut-être d'avoir gardé une si totale empreinte de
mes jeunes années que je sens, et que je comprends, en
enfant, les enfants que j'éduque » (1994, T2, p. 120).
Cette empreinte est laissée par ce que Deleuze appelle des
« blocs d'enfance qui sont des devenirs-enfant du
présent » (1991, p. 158), le fouillis de nos
sensations dans les transactions du corps et du monde, de nos
perceptions, de nos affections, tout cela ne formant pas
mémoire, formant au contraire un mouvement vers l'enfance.
Chacun de nous ne devrait-il pas faire des réserves
d'enfance ? À l'école Freinet, tout se passe comme
si l'institution s'efforçait de mettre, pour chaque
élève, de l'enfance en réserve (pour la vie).
Il faudrait imaginer Freinet au milieu de sa "jungle", dit
Élise, « au niveau des enfants, baigné comme
eux par les élans fugitifs d'une vie instinctive qui est
celle de l'enfance, revécue ici, et qui prend de multiples
profondeurs : il fait à chaque instant le constat de
l'incommensurable puissance créatrice qu'il tente de capter
à sa source, avec cette innocence, cette
spontanéité et cette justesse qui ressortent de la
vérité prodigieuse de la vie. Il saura plus tard en
redire la libre venue, la puissance de rayonnement sur le plan
d'une pensée abstraite qui est encore tâtonnante,
hors du formulé, mais qui n'aura point rompu avec ce monde
de sensibilité dont il est, et sera tout au long de sa vie,
participant : le monde de l'enfance » (1974, p. 121).
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- 5. Un socialisme de la vie ?
- Nous avons besoin de travailler avec les fils du peuple,
déclarait alors Freinet, pourtant « il n'y aura chez
nous ni messe rouge, ni éducation communiste
systématique, ni catéchisme orthodoxe : nous
connaissons trop la vanité et la duperie des mots. Mais
nous ferons aimer par-dessus tout l'activité, le travail et
la vie ». Utopie qui peut avoir l'allure d'une
idéologie libertaire, mais ce n'est pas ainsi que l'entend
Freinet lui-même: « à ceux qui osent encore dire
que nous sommes des utopistes, nous répondrons que les
vrais utopistes ce sont ceux qui se payent de mots en face des
réalités qu'ils n'osent affronter »
(cité par Élise Freinet, 1974, p. 220), et dans un
compte-rendu de 1936 : « certains orthodoxes, qui ne
comprennent pas encore le sens pédagogique et humain de
notre confiance en l'enfant, croient que notre expérience
est d'essence anarchiste. Oui, nous attachons une grande
importance au développement individuel mais, nous l'avons
dit, nous ne concevons pas ce progrès individuel sans les
améliorations décisives du milieu social et
politique » (cité par Élise Freinet, 1974, p.
162). Cette allure, et même ce "régime" libertaire de
l'école pourrait-on dire, inspire cependant aux tenants du
traditionalisme une impression paradoxalement différente :
« parce que nos enfants sont libres, parce qu'ils s'en vont
par les champs et les sentiers en chantant sereinement des hymnes
libérateurs, les timides taxent notre école de
communiste. Nous répétons ici, au risque même
de déplaire à quelques sectaires, que nous nous
refusons toujours à faire le moindre bourrage socialiste et
communiste. Mais notre vie est l'expression même de
l'idée socialiste qui nous anime » (Id. p. 161). Je
dis "paradoxalement", parce qu'il est légitime de
distinguer, voire d'opposer les doctrines communistes et
anarchistes : l'anarchisme refusant de mettre en place un
système institutionnel, prônant la libre
autodétermination des individus, alors que le communisme
suppose la médiation d'institutions réglementant le
corps social. Il est intéressant de noter que Freinet ne
revendique officiellement ni l'une ni l'autre de ces doctrines.
Aimer l'activité, le travail, et la vie, cette formule
résume bien le projet de Célestin Freinet,
conçu dès le début de sa carrière en
1920. Le lien organique unissant pour Freinet le socialisme et la
vie est au cÏur de l'enjeu que représente pour lui
l'éducation. Pour cultiver les vertus de l'enfance,
l'instruction des élèves doit être
menée sous les auspices d'une « éducation du
travail », car « s'il ne peut travailler
véritablement, l'enfant use également son potentiel
de vie en des activités auxquelles son imagination neuve et
fraîche donne toutes les apparences et les vertus du travail
qu'il désire ». On verra à quel point ce
principe engage toute la conception éducative de Freinet.
Cela permet de ne pas réduire la philosophie de Freinet
à un socialisme radical, conduisant par exemple à
ostraciser les enfants qui seraient issus de ce que l'on appelle
aujourd'hui "les milieux favorisés", avec l'illusion que de
tels enfants n'ont pas besoin de l'éducation scolaire. Ce
qui peut frapper le lecteur des Ïuvres de Freinet, mais aussi le
visiteur de l'école Freinet de Vence, c'est la
modernité de sa philosophie, ce que j'appellerai son
présentisme. Pour Freinet, l'éducation n'est pas une
activité qui enferme l'enfant dans son futur, elle ne porte
pas sur cet objet absent qu'est le futur adulte, ou futur citoyen
comme l'on dit beaucoup de nos jours. L'éducation est au
contraire ce qui intéresse le plus l'enfant à son
présent actuel, lui permettant d'effectuer des puissances.
L'enfant n'est pas en attente de vivre, il est tout entier
engagé dans le processus de croissance de la vie. C'est
bien tout le projet politique de Freinet de « faire »
l'homme. C'est pourquoi Freinet s'engage de toutes ses forces dans
l'action, jugeant qu'il faut « tenter le maximum pour que
parents, éducateurs, administrateurs et législateurs
prennent conscience de cette réalité - trop
communément négligée -, qu'ils
s'imprègnent de cette interdépendance vitale afin de
situer loyalement et logiquement les problèmes - pas
exclusivement pédagogiques - qui en découlent »
(1994, T2, p. 23). Pour Freinet, la fonction de l'éducation
ne fait aucun doute, il s'agit de favoriser, par l'organisation
d'un milieu riche, l'ascension des individus « vers
l'efficience sociale et l'humanité » (Id. p. 24), ces
deux notions étant strictement interdépendantes pour
Freinet dans la mesure où le socialisme est la
vérité de l'humanité.
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- Ce que ce livre peut apporter à quiconque
s'intéresse à la pensée et à l'Ïuvre
d'Élise Freinet et de Freinet, c'est une
compréhension pratique de leur philosophie
éducative. L'école Freinet de Vence est le haut lieu
de la préservation de cette philosophie, dans une
fidélité inflexible aux conceptions pratiques de
Freinet. En tant qu'ami de Freinet, je suis heureux de
présenter ce modeste travail à la
collectivité, en souhaitant ardemment que ce livre puisse
intéresser tous ceux qui ont le souci de reconstruire la
forme scolaire. Dans ce livre, je présente à la
discussion ma propre vision de l'école et du travail de ses
enseignantes. Mon intention n'est que de mettre à
dispositions des éléments pour
réfléchir et travailler, en assumant certains partis
pris que développe le livre, et qui n'engagent que moi.
- Henri Go