Paul, l'ami, le compagnon, l'éclaireur
par Bernard Monthubert
 
La pédagogie Freinet ne peut se comprendre sans tenir compte de tous les camarades qui autour de Freinet ont permis que se développe l'oeuvre collective qui nous a tous transformés au plus profond de nous-mêmes.
Oui, la pédagogie Freinet n'est pas la pédagogie de Célestin tout seul, ni de Célestin et Elise, même si nous savons tous combien nous leur devons.
C'est la pédagogie construite par des camarades en lien direct avec les enfants, dans les classes, les pionniers des premières heures d'abord, qui comprirent qu'en travaillant avec Freinet, ils n'entraient pas dans une secte, ne devaient pas être adorateurs d'un gourou prêchant la bonne parole, suiveurs dociles d'un maître, mais qu'ils devaient eux-mêmes apporter leur regard, leurs recherches, leurs découvertes, leurs questions afin que puisse se construire une véritable éducation, prenant en compte non seulement les apprentissages mais le développement personnel de chaque enfant.
Paul fut l'un de ces pionniers et nous avons tous conscience de ce qu'il nous a apporté.
 
Avant le congrès de Niort, au printemps 63, je ne connaissais Paul Le Bohec que par ses écrits dans l'Educateur.
C'était l'année où Freinet présentait sa dernière création « les Boîtes Enseignantes », l'année où l'on commençait à parler de « programmation »
Le mouvement Freinet, à cette époque, s'interrogeait aussi sur les plans de travail, l'organisation de la classe.
Lors de la réunion du groupe Val de Loire, deux « personnalités » du mouvement, les deux Paul, Delbasty et Le Bohec s'affrontaient à propos des « plannings ».
Paul Delbasty mettant en relief les dangers des plannings, Paul Le Bohec montrant l'intérêt de "plannings de lancement" outils de déblocage et de rupture.
Ces deux camarades étant l'un et l'autre de grandes figures du mouvement Freinet, ce débat fut très important pour moi car il m'a conforté dans l'idée que la Pédagogie Freinet n'est pas une science exacte mais qu'elle permet la recherche, le tâtonnement, le débat, l'évolution.
Seuls les principes fondateurs restent constants, les « invariants », la place de l'enfant dans sa construction personnelle, dans le groupe, l'importance de la création, du « tâtonnement expérimental », le rôle du maître qui ne s'efface pas mais accompagne, impulse.
Paul présenta ses positions sur ces sujets avec des slogans tels que « tous les départs avant 7 ans », « le texte libre libre », « la non non directivité », « pour enseigner l'anglais à Pierre il est plus important de connaître Pierre que de connaître l'anglais » (formule provocatrice bien sûr) ...
Mes premiers souvenirs des échanges avec Paul vont vers les techniques parlées, l'expression corporelle (avec des ateliers dans les congrès). Mélanges d'expression libre et de techniques de déblocage.
Je me souviens d'une rencontre chez lui, à Trégastel, à l'occasion de vacances en Bretagne. Il était enfermé dans sa caravane occupé à faire des montages à partir des enregistrements de chants libres des enfants de sa classe.
Dans la place que j'ai moi-même accordée à la création libre dans toutes les activités, pas seulement le dessin et la peinture ou l'expression écrite mais dans des domaines moins explorés comme le chant, le théâtre, la gymnastique et bien sûr les sciences, les mathématiques, je sais que Paul a joué son rôle d'éclaireur ou de compagnon. Pas seul bien sûr mais toujours dans le peloton de tête, celui des échappés.
 
J'ai eu la chance pendant plus de quarante ans de partager avec Paul de nombreuses expériences, en France dans les congrès, les journées d'études à Vence, des stages régionaux mais aussi à l'étranger dans les Ridefs, les rencontres ou stages comme au Québec, à Berlin-Est, en Russie.
Dans les stages à l'étranger le lien était encore plus serré car nous avions en commun le désir de transmettre des concepts éducatifs forts parfois bien loin des modes de fonctionnement habituels des stagiaires et lorsque la charge repose sur un tout petit groupe de 3 ou 4 copains, chacun cherche à mettre en avant la compétence de l'autre.
C'est certainement dans ces rencontres que l'amitié et la reconnaissance se renforcent.
C'est à travers tous ces échanges vrais de courriers, de débats, de pratiques, d'outils, d'expériences que se construisent les liens les plus forts qui font parfois ressentir le mouvement Freinet comme une « famille ». Pas comme une chapelle ou une secte !
 
Paul m'écrivait, à l'époque d'avant l'informatique où mon courrier était manuscrit, de mon écriture très personnelle que quelques uns connaissent, « ce qui est bien avec tes lettres c'est qu'on ne peut pas te lire en pensant à autre chose, continue ! »
J'en connais qui auraient simplement mis la lettre au panier ou demandé de faire des efforts.
Pour Paul, ce qui se cache sous les apparences premières est toujours le plus important.
 
Je pense que ce désir de découvrir l'enfant, la personne, sous la partie visible de l'expression a été toujours le moteur de son action pédagogique.
Toutes les créations n'ayant de valeur que par ce qu'elles témoignent, permettent de soulager, ou construisent.
Le résultat final, visible, lisible, audible, a moins d'importance que les processus qui l'ont fait naître, que les réactions-constructions engendrées dans la phase de réalisation.
 
Pour moi c'est ce regard très personnel de Paul dans l'expression libre et les démarches naturelles qui est le plus marquant de son influence dans la pédagogie Freinet.
 
Paul restera dans nos mémoires et nos coeurs mais je tiens à associer Jeannette qui elle aussi enrichit l'oeuvre commune et sans laquelle Paul n'aurait peut-être jamais été l'ami, le compagnon, l'éclaireur que nous honorons aujourd'hui et garderons parmi nos pères, nos pairs, nos repères.
 
Bernard Monthubert
Châtellerault le 21 Janvier 2009