L'écolier Célestin Freinet
Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps
Michel Barré
 
De son séjour à l'école primaire, située en face de sa maison et qu'il fréquenta entre 4 et 13 ans, Freinet ne dit presque rien. Ses seuls souvenirs scolaires tiennent en quelques lignes : L'école ne m'a marqué, ni en bien ni en mal (...) Je me souviens comme dans un rêve de mes débuts à l'école. Je crois me rappeler vaguement que j'ai brûlé les étapes de mon syllabaire. Je me souviens aussi d'une lecture collective que je faisais devant le tableau mural. Je ne sais pas ce qu'il pouvait y avoir sur le tableau ni qui nous faisait lire, ni comment, mais j'ai encore dans le cou cette vive impression de lassitude et de courbature que je ressentais au bout d'un moment à tenir, moi si petit, la tête levée vers le haut du tableau.
 
J'ai un autre souvenir, physiologique aussi : je suis assis sur le banc, mes jambes pendent, je me mets à les balancer mécaniquement et ce balancement m'endort presque, lorsque tout à coup mon gros soulier heurte le fer du banc et fait un bruit qui me tire de ma somnolence et m'effraie, car il m'a semblé que toute la classe en avait été bouleversée. Me rappelant ces détails, j'ai souvent pensé plus tard que nombre d'inattentions des enfants ont bien souvent tout simplement une cause physiologique, mauvaise position, fesses endolories par le banc, jambes non soutenues, fatigue de douleurs selon les positions. (...) Comment ai-je appris à lire et à écrire? Je n'en sais trop rien... Je ne me souviens d'aucun effort, d'aucune leçon. (BAF. n° 11)
 
Il résume par ailleurs ses réactions : J'ai été élevé jusqu'à treize ans dans un petit village où mon enfance s'est épanouie avec une richesse et une liberté qui dépassent toujours de beaucoup les plus ingénieuses constructions des pédagogues. (...) Je suis pourtant allé vers 5 ans à l'école du village, mais rien de ce que j'ai pu faire n'a marqué mon souvenir, alors que vibre encore en moi, fraîche et colorée, toute la vie du village, des bêtes et des champs. Preuve certaine que c'est cette vie qui m'a d'abord formé, bien plus que l'école. (Vous avez un enfant, p. 256)
 
L'été 1974, notre amie Marie-Claire Lepape, campant à Gars, découvrit les restes de la bibliothèque scolaire du village et un inventaire rédigé en 1930. Comme beaucoup d'ouvrages dataient du siècle précédent, ils auraient pu être lus par le jeune Célestin et elle releva les titres avec intérêt. Elise Freinet à qui elle communiqua sa découverte, lui répondit : « Je ne sais si la bibliothèque de l'école de Gars existe encore, mais je puis vous assurer qu'elle n'a aidé en rien Freinet à accéder à la culture. Il ne se souvenait pas d'avoir lu un seul livre avant son entrée au cours complémentaire. Ce n'est qu'à l'Ecole Normale qu'il a découvert les tentations de la Culture. »
 
Bien entendu, rien ne prouve que les ouvrages mentionnés se trouvaient à Gars avant 1909 (année de son départ en pension à Grasse), ni que les élèves avaient réellement accès aux livres (nous connaissons des trésors qui dorment dans les réserves de certains établissements). Toutefois le manque de référence à des livres lus dans son enfance ne prouve pas forcément l'absence de toute lecture. Car, même s'il préférait sans aucun doute ce qui se passait hors de l'école, le jeune Célestin a néanmoins été reçu à 12 ans ? au certificat d'études primaires (il n'avait pas obtenu la dispense d'âge qui lui aurait permis de le passer un an plus tôt) et admis à l'école supérieure en octobre 1909. Deux ans plus tard, il obtenait le brevet élémentaire et, l'année suivante, l'entrée à l'Ecole Normale. On a peine à croire qu'un enfant n'ayant pratiquement rien lu soit parvenu à franchir aussi aisément ces obstacles, à l'époque très sélectifs. C'est pourquoi il ne semble pas inutile de signaler les ouvrages qu'il a peut-être croisés dans son enfance paysanne.
 
Se trouvaient dans la bibliothèque de Gars lors de l'inventaire de 1930 :
 
- des romans d'Erckmann et Chatrian : Histoire d'un paysan, Les deux frères, L'ami Fritz, Maître Gaspard Fix, Le fou Yégof;  de Jules Verne : Les enfants du capitaine Grant, 20.000 lieues sous les mers, Michel Strogoff, Aventures du capitaine Hatteras, Les Anglais au Pôle Nord, Le pays des fourrures;  d'Hector Malot : Romain Kalbris ;  et plusieurs livres de Mmes J. Colomb et  Z. Fleuriot. 
 
- des classiques : théâtre de Corneille, Racine, Molière, Don Quichotte  de Cervantès, le Télémaque de Fénelon; des recueils de fables, L'Ami des Enfants de Berquin, Veillées villageoises  de Neveu-Derotrie, Contes du pays niçois  de Chanal.
 
- des ouvrages plus documentaires destinés aux jeunes : Histoire d'une bouchée de pain et Les serviteurs de l'estomac  de Jean Macé; Les clients d'un vieux poirier (le monde des insectes)  de Van Bruyssel; Le père aux bêtes ou l'ami des animaux  d'A. Martin; Paix aux animaux  de Sorel; La Télégraphie  de la Comtesse Drohojowska; L'industrie moderne  de L. Fourtoul.
 
- une trentaine d'ouvrages peu accessibles aux enfants sur l'hygiène et l'anti-alcoolisme, la botanique et l'agriculture, l'histoire, la géographie, la grammaire et l'orthographe (dont deux dictionnaires de Bescherelles).
 
Répétons-le, rien ne prouve que le jeune Célestin ait eu en mains quelques-uns de ces livres. Lui-même écrit plus tard : On imagine mal aujourd'hui ce que pouvait être cet état de pauvreté documentaire d'un enfant de douze ans qui n'avait jamais vu un train, qui ne feuilletait aucun journal, ne voyait aucune vitrine ni étalage, n'entendait jamais parler autour de lui que des éléments de vie des travailleurs rivés au cycle des saisons (L'Educateur, n° 4, nov. 1953). Même s'il y mêle un peu d'humour, ce n'est pas sans révolte qu'il raconte : Ma première émotion d'art me vint le jour où, ayant acheté, pour deux sous, à un colporteur, un superbe crayon rouge et bleu, je dessinai sur la couverture de mon cahier, sur les volets de la fenêtre et sur le plâtre des murs, le drapeau bleu, blanc, rouge de la France (DdM, p. 38 ou T.2, p. 123). Ce n'est sûrement pas par hasard que tiendront tant de place dans sa pédagogie la documentation la plus large (avec la collection Bibliothèque de Travail : la BT) et le droit de dessiner et d'écrire librement.
 
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