Les plans de clivage avec l'ancien système d'éducation
Méthode ou techniques éducatives ?
Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps
Michel Barré
 
  En décembre 1928 (IE n° 18, p. 3), Freinet définit sa démarche vers une méthode d'éducation nouvelle pour les écoles populaires. Il critique le galvaudage du mot "méthode" par tous les faiseurs de manuels qui baptisent ainsi de simples procédés qui abêtissent l'enfant au lieu de contribuer à sa véritable éducation . (...) Dans l'ancienne école, l'instituteur instruit, parfois même prétend éduquer ses élèves. Nous disons : c'est l'enfant lui-même qui doit s'éduquer, s'élever avec le concours des adultes. (...) La vie de l'enfant, ses besoins, ses possibilités sont à la base de notre méthode d'éducation populaire.  (...) Nous parlerons seulement de techniques éducatives, montrant d'abord que les diverses solutions que nous apporterons ne sont rien par elles-mêmes, sans l'esprit de la méthode qu'elles doivent servir ; et aussi que ces procédés, si nouveaux et si bien étudiés soient-ils, sont, eux, à notre mesure, c'est-à-dire incomplets, sujets à changements fréquents, à perfectionnements incessants pour une marche assurée vers notre idéal éducatif. Si nous avons tenu à faire cette distinction capitale entre la méthode d'éducation et les techniques de travail, c'est afin qu'on ne continue pas à confondre l'oeuvre d'élévation et de libération avec les outils qui permettront de l'édifier, et qu'on n'isole pas nos recherches pratiques du grand problème social, politique, économique et philosophique qu'est la recherche d'une méthode d'éducation populaire.
Toute sa vie, Freinet évitera de qualifier de méthode l'ensemble de ses pratiques éducatives. Voyant comment se sont figées et souvent dogmatisées les méthodes Montessori ou Decroly, il continuera à dire : techniques Freinet  et, bien plus tard, pour réunir dans un même mot les pratiques et l'esprit qui les sous-tend, il dira pédagogie Freinet. Il n'utilisera le mot méthode  qu'associé à naturelle  pour désigner la démarche qu'il préconise pour les apprentissages du langage, de la lecture, du dessin, du calcul, etc.
Au-delà des appellations, il faut bien voir que tous les nouveaux outils, toutes les pratiques que Freinet introduit dans sa classe, transforment, beaucoup plus profondément qu'il ne semblerait au premier regard, le système éducatif précédent.
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Une autre dialectique de l'oral et de l'écrit
L'imprimerie existe depuis des siècles quand Freinet commence à l'utiliser quotidiennement avec ses élèves, mais peut-être n'a-t-on pas toujours vu assez clairement qu'il est le premier à rompre radicalement avec une pédagogie fonctionnant sur des schémas bien antérieurs à la propagation de l'imprimerie, notamment dans la confusion des rôles respectifs de l'oral et de l'écrit.
Traditionnellement, la scolarisation semble impliquer d'abord l'inhibition de l'expression orale personnelle des enfants, taxée de "bavardage" dès lors qu'elle n'est pas la réponse attendue aux questions du maître. L'école passe alors la majeure partie de son temps à faire oraliser de l'écrit (lecture à haute voix, récitation par coeur des résumés), à faire transcrire de l'écrit (copie) ou de l'oral, généralement tiré lui-même d'un livre (dictée et, pour les plus grands, cours dicté). Dans la leçon magistrale, l'enseignant se contente souvent de raconter en moins bien ce qui est contenu dans les livres (généralement dans un seul livre : le manuel). On assiste, en circuit fermé, au recyclage permanent (oral-écrit; écrit-oral) du même "beau" langage, excluant tout registre différent, tout apport extérieur suspect d'en altérer la qualité académique. D'où le refoulement violent des parlers locaux au siècle dernier, le rejet de toute expression spontanée; ce qui aboutit à la non-implication d'un grand nombre d'élèves expliquant l'énorme taux d'échec, malgré la scolarisation généralisée.
Dans la classe de Freinet, oral et écrit retrouvent leur spécificité. Le langage oral sert d'abord à dire, à échanger, à discuter. Quand la pensée s'est élaborée, on peut l'échanger sous forme écrite (manuscrite ou imprimée). Lorsque l'enfant a compris comment sa parole peut se transformer en écrit (et pas simplement en la transcrivant telle quelle), comment elle peut acquérir pérennité mais aussi se moduler de façons diverses, il se tourne avec plus de curiosité vers les écrits des autres (enfants et adultes). Il pourra ensuite réagir oralement aux textes explorés, non pas uniquement en les lisant tout haut ni en les récitant, mais en discutant avec d'autres de ce qu'il y a découvert. Sans être interchangeables, oral et écrit ont maintenant de multiples connexions.
L'enseignant ne perd plus son temps uniquement à contrôler l'oralisation et la transcription stériles ou à déflorer ce que les élèves sont capables de lire par eux-mêmes. Il est devenu le meneur de jeu du dialogue, l'incitateur à mieux préciser et nuancer sa pensée dans les textes que l'on écrit, l'aiguilleur qui favorise les échanges avec l'extérieur, l'intercesseur vers tous les écrits disponibles, en classe et hors de l'école.
L'enfant ne ressent plus le passage à l'écrit comme inhibition ou aliénation de sa propre parole. L'oral et l'écrit sont devenus complémentaires et non conflictuels.
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Une redistribution de l'éphémère et de l'immuable
Corollaire du nouveau rapport à l'oral et à l'écrit, s'instaure alors dans l'école une redistribution de l'éphémère et du permanent.
Jusqu'alors, une place importante est tenue dans la classe par le tableau noir qui possède son équivalent dans chaque pupitre : l'ardoise. Ici règne l'éphémère. Sur le tableau, le maître, ou un élève, écrit ce qui est voué à l'effaçage et doit donc être rapidement transcrit ou mémorisé. Sur l'ardoise, l'élève répond à l'interrogation, écrit l'exercice jetable dont, après le contrôle rapide du maître, il ne restera rien. Outils antiques, bien antérieurs à l'apparition de l'imprimé.
 Sur les murs, un décor fixe, décidé une fois pour toutes par le maître, affichage souvent didactique (carte de France ou tableau de sciences), plus rarement esthétique (reproduction photographique). On y ajoute généralement l'emploi du temps pour montrer qu'il fait loi. Dans chaque cartable, un manuel par matière, identique pour tous. C'est le domaine de l'immuable.
Entre les deux, une zone intermédiaire occupée par le cahier dont le statut varie selon qu'il est "de brouillon" ou destiné au travail "au propre". Même le cahier-vitrine (fallacieux lorsqu'on n'y recopie que les corrigés) n'a guère d'espérance de vie au-delà des grandes vacances.
Le travail scolaire appartient essentiellement au domaine du jetable, probablement à cause d'une ancienne conception larvaire de l'enfance, selon laquelle c'est seulement à l'issue de son éducation que ce petit animal devient une personne (dite grande, il n'en existe pas d'autre). S'intéresser aux productions de l'enfance relèverait du fétichisme naïf qui fait parfois conserver une mèche de bébé ou une dent de lait. Seul le savoir, adulte par nature, mérite d'être conservé.
C'est peut-être la survivance inconsciente d'une telle mentalité qui explique le mépris de certains enseignants pour la psychologie de l'enfant et de l'adolescent, suspecte de mettre en cause le monopole exclusif du savoir, à leurs yeux unique élément important de l'école, donc de la formation des maîtres.
Dans la classe de Freinet, cette hiérarchie est complètement bouleversée. Ce qui était jugé éphémère tend à être conservé : les brouillons de textes, les griffonnages spontanés passent bientôt de la feuille volante au bloc-notes ou au classeur permettant d'observer les évolutions. De nombreuses recherches personnelles des enfants se transforment en petits albums échangés avec les correspondants dont on garde aussi soigneusement les envois.
L'immuable a la double caractéristique de ne plus être décidé par l'adulte seul et de se modifier au fil des semaines. Les enfants participent à l'affichage, à la décoration de la classe. L'emploi du temps acquiert de la souplesse pour prendre en compte également l'opportunité. Dans chaque pupitre, l'élément de permanence n'est plus le manuel (qui trouve place avec d'autres dans la bibliothèque, elle-même évolutive), c'est le livre de vie des enfants, véritable mémoire imprimée du groupe, quotidiennement enrichie.
Que des travaux d'enfants aient quitté le domaine du jetable pour acquérir la majesté et la permanence de l'imprimé, voilà un scandale que certains adultes ne sont pas près de surmonter.
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Unité et harmonie dans le travail
En juin 1930 (IE n° 33, p. 229), Freinet synthétise sous ce titre une conception qu'il développera plus tard dans L'Education du Travail . Il dénonce le divorce entre l'école et la vie. Dans l'immense majorité des cas, l'enfant est contraint d'avoir deux vies si ce n'est pas trois même : la vie véritable et complète dans  la rue ou aux champs, avec la nature même, la première et l'idéale éducatrice ; la vie dans la famille où l'autorité du père censure souvent et réfrène à l'excès toutes les manifestations d'activité ; et enfin, la vie à l'école.  Pour combler l'hiatus, l'école doit prendre les enfants tels qu'ils sont, partir de leurs besoins, de leurs intérêts véritables - même s'ils sont parfois en contradiction avec les habitudes sociales ou les idées des éducateurs -, mettre à leur disposition les techniques appropriées et les outils adaptés à ces techniques, afin de laisser librement s'amplifier, s'élargir, s'approfondir et se préciser la vie dans toute son intégrité et son originalité. (...) Freinet se situe déjà face aux tenants d'une pédagogie par le jeu : Nous ne saurions certes nous élever contre le jeu, besoin organique des enfants, mais nous pensons que se résoudre à employer le jeu à l'école comme procédé pédagogique d'acquisition, c'est tout simplement affirmer qu'on n'a pas su donner au travail, joyeux et voulu, la place qu'il mérite. Lorsque le travail est, non plus une obligation servile, mais une libération, il cesse d'être une fatigue psychique et il est monstrueux de le vouloir remplacer par un jeu. Désormais, les enfants que nous élevons sentent dans leur vie une implacable unité.
Après plus d'un demi-siècle, la rue et même les champs ont largement perdu de leur capacité éducatrice, mais cette évolution ne fait que renforcer la responsabilité de l'école dans la recherche d'une véritable unité de vie des jeunes.
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Un acte significatif : la suppression de l'estrade
Si, d'après NPP (p. 35), l'événement semble remonter à 1924, les anciens élèves de Bar-sur-Loup n'ont pas gardé souvenir que leur instituteur ait descendu son bureau de l'estrade. Freinet lui-même n'en parle qu'en 1928, à St-Paul, lorsqu'il transforme cette dernière en table de travail. Il préconisera plus tard cet acte comme prémisse au changement de pédagogie. Il s'agit là bien plus que d'un geste symbolique contre le dogmatisme. Alors que l'enseignant est, par nature, un adulte qui domine généralement en taille tous ses élèves, le système scolaire a jugé nécessaire de le hausser davantage, afin de le désincarner en porte-parole de l'autorité, comme le juge ou le prélat, et pour faire comprendre à ceux qui l'ignoreraient encore que, dans la classe, toute parole importante tombe du haut de cette chaire (il est d'ailleurs significatif que le terme soit commun à l'église et à l'école, même laïque : la vérité y est "révélée"). Un piédestal qui procure un semblant de prestige au prix de la distance et de l'immobilité.
Descendu définitivement de l'estrade, Freinet reste adulte, mais il se trouve au milieu des enfants, de plain-pied avec eux, comme tous les adultes dans la vie. Loin de renoncer à la moindre parcelle de son rôle culturel, il a cessé d'être magistrat du savoir pour devenir chef de chantier.
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Un nouveau rapport de l'individuel et du collectif
La classe ancienne n'est que la juxtaposition fortuite d'un certain nombre d'élèves, agissant tous de façon identique, chacun étant individuellement responsable devant le maître. S'occuper du voisin, c'est bavarder ou tricher. La compétition elle-même vise uniquement à établir une hiérarchie entre les élèves. Elle incite moins à l'émulation naturelle qu'à la rivalité, elle exclut la solidarité et l'échange. Il n'existe de vie collective que pendant les récréations ou les moments de chahut, ce qui est loin d'être négligeable et tient d'ailleurs une large place dans les mémoires écolières.
Très souvent, certains enseignants croient opérer une révolution en acceptant que tous les exercices ne soient pas accomplis simultanément par les élèves. Certes l'assouplissement des rythmes constitue un relatif progrès, mais une simple individualisation des tâches obligatoires ne modifie en rien la juxtaposition des élèves et peut même renforcer leur isolement.
A l'époque, deux inspecteurs ont tenté d'infléchir l'individualisme scolaire : Cousinet en préconisant des travaux de groupe, Profit en instituant une solidarité par la coopérative scolaire. Freinet veut aller beaucoup plus loin. Sa pédagogie circule sans cesse entre l'individuel et le collectif, en les poussant tous deux à leurs limites.
Quoi de plus personnel que le texte libre dont l'enfant a choisi le sujet et l'opportunité de l'écrire ? Mais ce texte n'est pas limité au journal intime, il n'a pas pour destinataire, comme la rédaction, un seul lecteur : l'enseignant qui, tout au plus, en lira à la classe quelques extraits pour honorer ou ridiculiser le jeune auteur. Le texte libre est destiné à être présenté au groupe, pour aboutir, s'il est choisi, à une mise au net collective, puis sortir de la classe vers les correspondants et dans le journal scolaire. Toute recherche, toute découverte personnelle fait l'objet d'une communication, elle-même souvent diffusée hors de la classe. Chaque enfant est incité à apporter le maximum d'initiatives qui ne s'épanouiront que grâce aux autres.
La classe n'est plus la juxtaposition d'individus, tous soumis à l'autorité qui les domine, et où chacun ne peut réussir que par compétition contre ses semblables. Elle devient la communauté d'êtres en quête d'autonomie personnelle, participant à l'élaboration de leurs lois pour trouver ensemble le maximum d'épanouissement. Et cette communauté n'est pas close sur elle-même mais reliée à beaucoup d'autres, tout comme au milieu ambiant.
Qui ne s'aperçoit pas que ces deux modes d'éducation correspondent à des conceptions différentes de la vie sociale et politique ? Freinet ne cessera de le rappeler aux enseignants démocrates qui se satisfont du féodalisme scolaire.
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L'esprit de la coopération scolaire
Si l'on s'en tient aux livres de vie, c'est seulement à St-Paul en 28, que Freinet institutionnalise la coopérative de sa classe en faisant élire par les enfants : président, trésorier et secrétaire. En mars 32 (IE n° 50, p. 170), Freinet juge nécessaire de faire le point sur cette notion de coopérative scolaire, embrouillée par les incitations équivoques de certains inspecteurs : Si vous fondez votre coopérative dans le but essentiel de recueillir l'argent que l'Etat ou la commune se refusent à vous allouer ; si, plus ou moins habilement, vous imposez à l'enfant une tâche financière qui lui répugne ; si vous exigez de lui cotisation, services excédant ses forces, besognes sans rapports avec la vie scolaire, vous ne faites plus de la coopération scolaire véritable ; vous vous contentez d'organiser l'exploitation des "possibilités financières de l'école" aux dépens de la pédagogie prolétarienne, aux dépens des travailleurs eux-mêmes. (...) Dès mon arrivée (à Saint-Paul), il y a trois ans et demi, j'ai posé comme principe essentiel de notre vie scolaire que les enfants doivent être capables de se diriger, de s'organiser, de chercher eux-mêmes les modes d'organisation susceptibles de servir le groupe. Seulement, il faut alors jouer franc-jeu. J'ai aussitôt mis entre les mains des enfants la gestion commerciale des fournitures scolaires  (non fournies par la commune). (...) La gestion "imprimerie" a été mise également entre les mains des enfants. Pour la marche de ces divers services, pour les tâches nouvelles et nombreuses qui découlent aussi du travail de la classe, il a fallu désigner des élèves. Une assemblée a donc été nécessaire, des votes émis, des titulaires désignés. (...) Freinet explique qu'avec ses enfants de paysans pauvres, il a renoncé à percevoir des cotisations s'ajoutant au paiement des fournitures ; que devant le dédain des "riches" du village, il a renoncé à les faire solliciter par les enfants pour l'achat des journaux scolaires. Il refuse également de les exploiter pour des corvées ( nettoyage de la classe et des cabinets, transport de l'eau) qui devraient être assumées par la commune. Nous réprouvons nettement toute coopérative qui ne serait qu'une formule économique, qu'un organisme destiné à pallier à la misère de nos écoles. (...) Si vous parvenez au contraire -- et toutes nos techniques tendent vers ce but -- à enthousiasmer vos élèves pour des activités répondant à leurs besoins, vous aurez fait l'essentiel pour la vie de la classe. Nous sommes, dans une large mesure parvenu à ce but, en faisant soigneusement alterner les moments de travail en commun, dans la classe, avec les activités libres, en classe ou aux abords, en donnant au travail scolaire tout à la fois une adaptation parfaite à la vie des enfants, une motivation nouvelle et une grande souplesse d'expression par l'imprimerie à l'école, les échanges interscolaires et le fichier. Nous avons en réalité, et beaucoup mieux certainement que tant d'autres écoles possédant une coopérative officielle, réalisé la coopération effective dans le travail scolaire.
Il n'est pas surprenant que B. Profit, initiateur de la coopération scolaire en France, réagisse (IE n° 53, p. 270). Tout en reconnaissant que le stade éducatif préconisé par Freinet est un aboutissement, il défend le bien-fondé des autres formules : C'est par les petites entreprises d'ordre économique, auxquelles l'enfant collaborera non à son bénéfice personnel, par voie de répartition de dividende ou de ristourne, mais au bénéfice de la communauté scolaire que l'enfant prendra conscience de son rôle dans la société et qu'on pourra développer en lui le sens social et l'esprit de discipline nécessaire à toute action collective.  Le débat n'est pas près de se clore.
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Espace intime et espace public
L'école a jusqu'alors dressé une cloison étanche entre l'espace intime de l'enfant (au milieu de ses parents) et l'espace public dont elle estime faire partie, malgré son caractère de microcosme clos. Tout le monde peut être amené à fréquenter un espace, sans qu'il s'agisse pour autant d'un véritable espace public (exemple : la caserne).
Elle ne veut rien savoir de la famille, ni la langue qu'elle parle, ni sa culture, ses traditions, sa mentalité. En mettant un pied dans l'école, les parents ne chercheraient-ils pas à imposer leur loi ? Une telle hantise amène certains enseignants à refuser tout contact.
L'enfant qui entre à l'école doit abandonner ses faibles racines pour accéder à un autre univers culturel. Comme ce dernier est identique pour tous, on voudrait faire croire que l'égalité scolaire est ainsi réalisée, même si les statistiques des résultats démentent lourdement cette prétention. Privés de leurs repères, beaucoup d'enfants sont incapables de s'adapter à l'univers étrange (et parfois étranger) de cette école.
Freinet refuse ce type de cloisonnement qui engendre l'aliénation et provoque les blocages. Pour lui, l'enfant doit pouvoir arriver en classe, porteur de sa vie intime, matérialisée dans son expression, ses trouvailles. Par contre, l'école doit lui offrir le maximum d'ouvertures, non seulement sur l'univers clos de la culture académique, mais sur toutes les richesses du monde.
Le système scolaire n'est plus conçu comme un espace public aseptisé et fermé sur lui-même, mais comme un véritable sas, à la fois espace intime où l'enfant est chez lui, où l'affectivité garde tous ses droits, et espace de rencontre, largement ouvert. A cet égard, il n'est pas inutile de préciser que l'ouverture ne signifie pas l'irruption continuelle, au sein de l'école, d'intervenants extérieurs (ce qui est seulement une façon d'élargir le microcosme), elle donne surtout le droit et la possibilité de prendre de multiples contacts à l'extérieur.
En fait, on a changé de topologie éducative. Tous ceux qui ont travaillé avec les milieux déshérités ou immigrés savent à quel point ce changement est fondamental.
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La rupture avec la scolastique médiévale
La démarche inaugurée par l'éducation nouvelle au début du XXe siécle est la première rupture radicale avec une pédagogie héritée du Moyen Age et qui n'a pas vraiment disparu avec l'avËnement de l'école laïque. Ses caractéristiques : l'importance de la mémoire littérale (le "par coeur"), le poids dominant accordé aux mots plutôt qu'aux réalités qu'ils désignent, la compilation (même quand la photocopieuse a relayé la copie manuscrite), la glose sur les textes fondateurs (devenue commentaire émaillé de citations). Malgré le respect de façade accordé à Descartes et Claude Bernard, cette pédagogie, que Freinet qualifiera avec justesse de "scolastique", préfère que les élèves tiennent pour vrai ce qu'ils ont appris de façon livresque plutôt que de l'avoir longuement observé et expérimenté par eux-mêmes.
Le courant d'éducation nouvelle donne systématiquement priorité à la confrontation avec les réalités, en privilégiant l'observation, l'activité, et en ne recourant aux livres que dans un deuxième temps, comme élargissement de la recherche personnelle. L'expérience des autres n'est plus préalable, elle devient un prolongement, un épanouissement. On a rompu avec l'aliénation obligeant à penser par procuration plutôt que par soi-même.
L'apport personnel de Freinet est de renforcer ce processus par la confrontation permanente avec les autres, au sein de la classe et au-delà, et surtout en l'appliquant aux premiers apprentissages (langages, lecture-écriture, etc.). On ne commence pas par apprendre pour savoir faire, on agit en tâtonnant pour apprendre. C'est ce qu'il appellera plus tard les "méthodes naturelles".
Sur le plan culturel, on est passé, dès le plus jeune âge, de l'école du livre unique, bien antérieure à l'imprimerie et où le catéchisme (biblique ou coranique) avait été relayé par le manuel laïc, à une école de la communication dans un monde qui a beaucoup évolué mais où la culture écrite garde et gardera une place déterminante, en dépit des fausses angoisses du conservatisme et des rodomontades d'un certain pseudo-modernisme. Le véritable enjeu de l'éducation devient d'apprendre à comprendre et à utiliser tous les modes de langage, au maximum de leur spécificité.
 
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