Freinet ˆ Vence

(1936-40)

 

L'Žcole Freinet et la guerre d'Espagne

(1936-39)

 

Nous avions laissŽ les enfants de l'Žcole Freinet aprs une premire annŽe scolaire. Nous les retrouvons ˆ travers leur livre de vie et dŽcouvrons d'autres Žchos gr‰ce aux articles et appels parus dans L'Educateur ProlŽtarien, au livre d'Elise Freinet : L'Žcole Freinet, rŽserve d'enfants (MaspŽro) et ˆ quelques tŽmoignages oraux ou Žcrits de personnes ayant vŽcu ces ŽvŽnements.

 

Un premier trimestre presque ordinaire

 Octobre 36, quelques nouveaux sont arrivŽs, surtout des grands. Par contre certains petits sont retournŽs dans leur famille. Une premire liste des Žlves rŽvle que sur 16, six ont plus de 13 ans, quatre de 10 ˆ 12 et six seulement ont moins de 10 ans.

Principal changement par rapport ˆ l'annŽe prŽcŽdente, un jeune couple est venu renforcer l'Žquipe d'encadrement: FrŽdŽric Urfelds, jeune antifasciste allemand devenu franais, et sa compagne, Lisette Vincent, institutrice maternelle d'AlgŽrie qui avait ŽtŽ menacŽe de mort par des EuropŽens pour sÕtre montrŽe trop proche de la population arabe. Cette dernire, qui s'Žtait fait soigner chez Vrocho ˆ Nice et avait visitŽ l'Žcole Freinet ˆ cette occasion, se trouvait aux c™tŽs de Freinet au congrs de la Ligue internationale d'Education Nouvelle ˆ Cheltenham (Grande-Bretagne) et il lui a proposŽ de venir travailler ˆ Vence o se trouve depuis un an son jeune frre Lulu, l'un des plus grands pensionnaires de l'Žcole. On peut en savoir plus sur la personnalitŽ de  Lisette Vincent, dans le livre de Jean-Luc Einaudi: Un rve algŽrien (Puf)

Le renfort Žducatif est le bienvenu, d'autant plus que Freinet a ŽtŽ invitŽ ˆ Oslo dŽbut octobre par la prŽsidente du groupe d'Žducation nouvelle de Norvge, prŽsente ˆ Cheltenham, et cela permettra ˆ Elise de l'accompagner. Les lettres qu'ils envoient aux enfants traduisent l'accueil triomphal fait ˆ Freinet en Norvge.

Au retour, le couple Freinet trouve les travaux matŽriels et scolaires bien avancŽs, mme si Elise ne trouve pas du tout ˆ son gožt certaines initiatives de Lisette qui a voulu rendre plus rigoureux le plan de travail et fait quotidiennement un cours sur un sujet choisi ˆ l'avance par les enfants. Par ailleurs, les grands ont Žcrit pour l'anniversaire de Romain Rolland qui leur a rŽpondu.

Anecdote curieuse: le 16 novembre, les enfants suspectent d'espionnage un visiteur belge, ch™meur ˆ la recherche de travail, hŽbergŽ une nuit ˆ l'Žcole. Ils ont tous trouvŽ bizarre sa faon de fouiner partout. On serait tentŽ, bien sžr, de les accuser de b‰tir de toute pice un roman, si l'on ne savait aujourd'hui ˆ quel point Freinet se trouvait, depuis l'affaire de St-Paul, dans le collimateur des services de police. Tous les adultes de l'Žcole doutent qu'il s'agisse vraiment d'un espion et non d'un curieux, mais il n'est pas impossible que les enfants se montrent plus perspicaces et moins na•fs que Freinet qui, estimant n'avoir rien ˆ cacher, fait facilement confiance au premier venu. La rŽaction unanime des enfants lui fait pourtant promettre une plus grande vigilance ˆ l'avenir.

Lisette pouvant le supplŽer dans la classe, Freinet se rend ˆ Epinal, Mirecourt et Nancy. Au retour, il ramnera des enfants de la banlieue parisienne. D'aprs un tŽmoignage de sa fille, sa carte de mutilŽ de guerre lui donnant droit au quart de tarif et ˆ une place assise, quelle que soit l'affluence, il voyage de nuit, la tte appuyŽe sur son cartable qui lui sert aussi de pupitre le matin pour mettre au point ses notes. Quand il part le vendredi soir ˆ l'invitation des partisans du changement de pŽdagogie, il lui arrive de donner plusieurs confŽrences dans la mme rŽgion pendant le week-end et il reprend le train de nuit du dimanche. C'est extŽnuant mais efficace.

Comme la plupart des enfants restent ˆ l'Žcole Freinet pour les ftes de No‘l, on prŽpare des sayntes et des chants. Aucune trace encore, au sein de l'Žcole, du drame de la guerre civile espagnole mais elle est dŽjˆ intensŽment prŽsente dans l'esprit de Freinet qui a Žcrit en octobre (EP 1, p. 1): Nous ne saurions commencer cette nouvelle annŽe sans envoyer notre salut fraternellement Žmu ˆ tous nos camarades, ˆ tous les Žducateurs, aux paysans, aux ouvriers et aux ouvrires qui, en Espagne, ont su donner un exemple jamais connu encore de clartŽ, de nettetŽ et d'inŽbranlable dŽcision dans la dŽfense prolŽtarienne. C'est aujourd'hui ˆ coups de fusils, c'est par le sacrifice de leur vie que nos camarades espagnols dŽfendent, avec leurs libertŽs, le triomphe de nos techniques pŽdagogiques. Leur succs sera un Žpanouissement de leurs efforts et de nos efforts; leur dŽfaite serait l'anŽantissement immŽdiat de leurs expŽriences Žducatives.

En effet, s'est dŽveloppŽ en Espagne, un actif mouvement pŽdagogique dont les militants se dŽfinissent comme "FreinŽtistes", avec 120 Žcoles qui impriment, correspondent et une revue mensuelle Collaboracion. En plus de Herminio Almendros, les fondateurs du groupe sont deux militants anarchistes: JosŽ de Tapia et Patricio Redondo. Par ailleurs, beaucoup de voisins de l'Žcole Freinet sont des immigrŽs espagnols. Le plus proche, SunŽ, a frŽquentŽ ˆ Sabadell une "escola moderna" de Francisco Ferrer, militant anarchiste catalan fusillŽ en 1909.

En novembre, Pags Žcrit de Perpignan pour annoncer l'assassinat par les franquistes d'Antonio Benaiges, militant de la rŽgion de Burgos. Simon Omella a ŽchappŽ de peu ˆ la fusillade. Freinet se joint ˆ Pags pour saluer les hŽro•ques combattants espagnols (EP 4, p.77). Il rend compte (EP 5, p. 118) de l'action des Missions pŽdagogiques espagnoles.  Herminio Almendros, devenu inspecteur-chef de Catalogne, raconte l'action de ces missions dans des villages isolŽs o l'Eglise a maintenu, par la peur, l'obscurantisme le plus total. On y projette des films, fait entendre de la musique, informe sur l'hygine et l'Žvolution de l'agriculture. Freinet consacre un n¡ spŽcial (EP 7-8, janv. 37) ˆ L'Ecole Nouvelle UnifiŽe de Catalogne  et s'enthousiasme de voir recommander officiellement, par la GŽnŽralitŽ de Catalogne, des dispositions pŽdagogiques trs proches de ses idŽes. Mais le contraste avec la pŽdagogie soviŽtique de l'Žpoque pourrait passer pour une critique de cette dernire, aussi se sent-il obligŽ d'ajouter: Nous nous en voudrions de laisser sous-entendre quelque opposition de quelque nature qu'elle soit entre l'Žvolution de la pŽdagogie soviŽtique et la nouvelle orientation espagnole et catalane. L'URSS a ŽtŽ, ˆ sa naissance, victime de graves erreurs idŽalistes dans le sens de cette Žducation nouvelle bourgeoise que nous avons maintes fois dŽnoncŽe. Elle a dž, par ses propres moyens, ˆ une Žchelle unique au monde, remonter un courant sans prŽcŽdent et organiser au milieu des pires difficultŽs l'Žducation du peuple.

L'Espagne trouve, idŽologiquement et techniquement, le terrain quelque peu dŽblayŽ. Elle peut s'y engager sans risques graves. Et nous avons quelque fiertŽ ˆ sentir que, parmi les nombreux ouvriers qui ont contribuŽ ˆ dŽblayer ce terrain, les centaines d'adhŽrents de notre CoopŽrative de l'Enseignement ont, mondialement une place d'honneur. (...) Comme nos camarades espagnols, continuons notre lutte ardente sur deux fronts: antifasciste et pŽdagogique. Et un jour prochain, peut-tre, une collaboration complte et effective avec nos camarades espagnols triomphants nous permettra de rŽaliser plus pleinement encore nos buts d'Žducation prolŽtarienne (EP 7-8, janv. 37, p. 150).

 

L'Espagne entre dans les prŽoccupations des enfants

Aprs les vacances de fin d'annŽe, apparemment le jeune couple Urfelds a ŽclatŽ. Le 2 janvier 37, Lisette part seule ˆ Oran reprendre une classe dans l'enseignement public. Le 19, en se levant, les enfants dŽcouvrent, sur le tableau de la classe, un message d'au revoir Žcrit ˆ la craie par FrŽdŽric, parti pendant la nuit rejoindre les Brigades internationales, crŽŽes en septembre 36 pour lutter aux c™tŽs des RŽpublicains espagnols contre la rŽbellion militaire de Franco. Voici la rŽaction des petits Pionniers, dans un texte collectif o la part de l'adulte (Elise?) semble Žvidente: Cher FrŽdŽric, quel mal il se donnait pour nous faire plaisir et nous contenter ! Que de journŽes il a passŽes ˆ rendre notre Žcole plus belle et plus joyeuse, gr‰ce ˆ ses peintures o il mettait toute son ‰me. Il Žtait si heureux et si tranquille dans ce qu'il appelait sa grande famille! Mais l'Espagne lˆ-bas combattait pour sa libŽration. Il a tout laissŽ derrire lui pour aller participer ˆ la lutte. Pendant que nous serons bien au chaud dans notre lit ou ˆ table devant de bons plats, FrŽdŽric, avec des milliers d'autres camarades, souffrira de la faim et grelottera de froid. A chaque instant, sa vie sera en pŽril. Pourquoi toutes ces souffrances? Pour que nous n'ayons pas plus tard ˆ supporter les horreurs de la guerre et du fascisme. Cher FrŽdŽric, nous serons dignes de toi et nous te recevrons avec joie aprs la victoire. 

Le 28, Lulu prŽsente ˆ ses camarades des documents sur l'Espagne. Nous apprendrons plus tard que sa grande sÏur Lisette a rejoint elle aussi les brigades et s'occupe particulirement de la sauvegarde sur place des enfants, en animant une colonie dans la rŽgion de Barcelone. Rencontrant les responsables de l'Žcole Freinet de Barcelone, elle a fait Žtat de quelques-unes de ses divergences sur les pratiques ˆ l'Žcole de Vence. Freinet apprend rapidement par ces militants ce qu'il considre comme un dŽnigrement de son action. Par lettre, il reproche ˆ Lisette sa "trahison", sans se rendre compte que le courrier est ouvert par le commissaire politique qui oblige l'intŽressŽe ˆ s'expliquer sur cette trahison, accusation qui pourrait tre trs grave dans le climat de guerre civile. Heureusement, gr‰ce aux enseignants espagnols, l'incident est ramenŽ ˆ ses justes proportions pŽdagogiques, mais il aurait pu avoir involontairement des consŽquences dramatiques.

Freinet participe souvent ˆ des rŽunions de soutien aux rŽpublicains espagnols. Il emmne avec lui les adolescents volontaires. D'aprs leur tŽmoignage, comme il est extŽnuŽ par les activitŽs qu'il mne sur tous les plans (son Žcole, son mouvement, la politique), il lui arrive de s'assoupir pendant les discours. Ses Žlves se poussent du coude en observant qu'il dort. Mais soudain, c'est ˆ son tour de parler. Il encha”ne sur les interventions prŽcŽdentes, renforant ou rectifiant ce qui a ŽtŽ dit. Les jeunes sont Žbahis: Papa ne dormait donc pas vraiment.

L'attachement profond de Freinet ˆ la cause de l'Espagne rŽpublicaine est encore renforcŽ par l'hommage rendu par le conseil municipal de Barcelone qui vient de donner le nom d'Ecole Freinet  ˆ une Žcole expŽrimentale crŽŽe dans la riche propriŽtŽ rŽquisitionnŽe d'une marquise (EP 12, couv. II).

 

Pour rendre plus rigoureux le plan de travail des enfants

Jusqu'ˆ prŽsent, les enfants se fixaient verbalement un plan de travail hebdomadaire, comportant aussi les travaux non scolaires, notamment jardinage et bricolage. Lisette avait trouvŽ que cela manquait parfois de rigueur et d'efficacitŽ. Freinet a sans doute ŽtŽ sensible ˆ cette critique, mais il ne veut pas revenir ˆ une pratique plus traditionnelle. Le 10 fŽvrier, un long texte de Christiane annonce l'innovation :

Nous cherchions un systme de travail qui nous permettrait de nous occuper librement, comme nous voulons, et avec le plus de profit possible pour la communautŽ et pour les Žlves. Nous croyons l'avoir trouvŽ. Papa a tapŽ ˆ la machine des PLANS DE TRAVAIL o sont inscrits: grammaire, calcul, algbre, gŽomŽtrie, histoire, gŽographie, physique et chimie, histoire naturelle, avec une place pour les confŽrences et le travail manuel. Pour chaque matire, il y a trois cases et des petits carreaux pour les fiches.

Chaque lundi, nous Žtablissons librement notre plan de travail pour la semaine, en inscrivant dans chaque case ce que nous voulons Žtudier et les fiches que nous dŽsirons faire. Mais une difficultŽ se prŽsentait: comment savoir exactement, au bout d'un certain temps, ce qui a ŽtŽ fait et ce qui reste ˆ faire.

Nous avons alors fait un tableau pour chaque matire: en gŽographie, les rŽgions de la France, les pays Žtrangers, les questions gŽnŽrales, etc. - en histoire naturelle: les diffŽrents groupes d'animaux, de plantes et les parties du corps de l'homme et ainsi pour chaque matire. Chaque semaine nous choisissons sur ces PLANS GENERAUX les sujets qui nous intŽressent et que nous inscrivons sur notre plan de travail de la semaine. Lorsque la question est ŽtudiŽe, nous la barrons en rouge sur le tableau pour qu'on ne traite pas deux fois le mme sujet.

Ce systme sera ensuite approfondi et donnera lieu ˆ l'Ždition de grilles imprimŽes de plans de travail. Par ailleurs, Freinet ne cessera de relancer la rŽflexion sur les plans annuels et mme plus gŽnŽraux qui rassembleraient tous les sujets que l'on souhaiterait voir Žtudier par les enfants au cours de leur scolaritŽ primaire.

Un peu plus tard, un autre texte revient sur la nŽcessitŽ d'allier libertŽ et efficacitŽ du travail. Pierre s'est contentŽ de recopier dans un livre quatre pages sur les dents. Freinet lui reproche d'avoir fait un travail inutile. Un discussion s'engage :

PIERRE - Je trouve qu'on fait trop de travail scolaire et pas assez de travail social. J'ai mal fait ce travail parce que je ne trouvais pas d'autre sujet susceptible de m'intŽresser.  LULU - Nous faisons ce travail pour remplir notre plan.  PAPA - Tout travail qui ne vous sert pas ou qui ne sert pas la communautŽ est inutile. Mieux vaut vous reposer que de faire du travail exclusivement scolaire. Mais vous tes tellement dŽformŽs par l'Žcole que vous allez au plus facile et que vous prŽfŽrez passer des heures ˆ copier passivement que de comprendre et de crŽer.  LULU - Je me rends bien compte que, lorsque je fais un travail profond comme celui sur Tahiti, cela m'est bien plus profitable.  PIERRE - J'en ai tellement assez du travail scolaire que tout ce qui y ressemble me dŽgožte. J'aimerais mieux prŽparer des confŽrences sur ce qui se passe rŽellement dans la vie. PAPA - Totalement d'accord. Mais il y a des sujets scolaires qui sont en plein dans la vie, les sciences notamment. Seulement, parce qu'on vous a fatiguŽs avec des mots au lieu de vous intŽresser aux choses, vous n'avez plus aucun dŽsir de rien Žtudier.

Un tŽmoignage oral de Christiane traduit la rapiditŽ avec laquelle Freinet passe de la discussion ˆ l'expŽrimentation. Un matin, comme on parle de la vitesse du son, beaucoup moins rapide que celle de la lumire, certains grands garons restent sceptiques: ils sont persuadŽs que le son se transmet aussi instantanŽment. Le jour mme, Freinet emmne le groupe au fond de la vallŽe de la Cagne, poste les enfants ˆ un endroit dŽgagŽ et va au loin abattre un arbre. Les enfants doivent admettre qu'ils ont vu l'arbre tomber bien avant d'entendre le bruit de sa chute. Freinet a reproduit les faits par lesquels il avait lui-mme, dans sa montagne, dŽcouvert la diffŽrence de vitesse entre la lumire et le son. Actuellement, le souci de prŽserver les arbres obligerait ˆ trouver d'autres formes d'expŽrimentation (par exemple, en jumelant signal sonore et signal visuel: coup de sifflet et abaissement d'un foulard). L'essentiel pour Freinet Žtait de prouver que la science n'est pas un exercice livresque mais qu'elle est liŽe ˆ la vie.

 

Avec l'arrivŽe d'enfants espagnols, le journal devient bilingue

Le 19 fŽvrier 37, les enfants annoncent que Papa est allŽ chercher deux fillettes: Carmen et Rosario, ˆ Perpignan o Pags fait le lien entre l'Espagne et le mouvement. Le Front populaire de Vence et un groupe d'instituteurs progressistes d'AlgŽrie se sont engagŽs ˆ payer la pension de ces enfants.

Un peu plus tard, des textes en espagnol du journal annoncent que d'autres petits rŽfugiŽs sont arrivŽs: Luis, JosŽ, Alfonso. En mai, l'Žcole accueille une institutrice espagnole qui va leur faire classe. Chacun est persuadŽ que l'accueil sera de courte durŽe, puisque les RŽpublicains vont l'emporter. Il n'est donc pas question de priver les enfants de leur langue maternelle. Ils Žcrivent et impriment en espagnol.

Aprs quelques essais de textes traduits dans les deux langues, on se contente de juxtaposer dans le journal, selon leurs auteurs, des textes espagnols et des textes franais. Les enfants se dŽbrouilleront pour les traduire entre eux. Et, de fait, les petits Espagnols apprennent rapidement le franais au contact leurs compagnons franais, tandis que ceux-ci savent bient™t suffisamment d'espagnol pour parler, lire et mme Žcrire de petits textes dans cette langue.

Freinet publie un message d'amitiŽ au Congrs de Nice de l'Imprimerie ˆ l'Ecole, adressŽ du front d'Aragon par Costa-Jou, Palleja, Mateu, Marsal, Miret, maintenant rŽunis dans le bataillon de Ingernieros de la division Carlos Marx. Il lance un appel ˆ parrainage mensuel pour l'accueil d'autres enfants espagnols (EP 16, couv. II). 

Santander est tombŽe en aožt sous la domination franquiste. Dans le livre de vie, le premier texte de la rentrŽe suivante (le 28 septembre 37) annonce en espagnol que quatre des enfants rŽfugiŽs sont allŽs pendant les vacances ˆ Vallouise o habite la mŽmŽ Lagier-Bruno (en dehors de la pŽriode d'hiver qu'elle passe ˆ Vence dans la pension que, depuis 1935, elle est censŽe diriger). Les autres enfants sont restŽs tout l'ŽtŽ au Pioulier. Des nouveaux arrivent, dont plusieurs petits Espagnols de Santander ayant transitŽ par Copenhague. Au grŽ des arrivŽes, en mme temps que la dŽtresse des rŽfugiŽs, ce sont souvent les poux, la gale, l'impŽtigo qui entrent et se propagent ˆ l'Žcole Freinet. C'est une lutte quotidienne contre la misre physiologique autant qu'Žconomique et morale.

Un bilan des Žlves, au 15 octobre 37, mentionne 42 enfants dont 16 Espagnols; six ont plus de 12 ans, douze entre 10 et 12, douze 8 ou 9, dix 6 ou 7 et seulement deux de moins de 6 ans. Presque chaque jour, sont imprimŽs deux textes, l'un en franais, l'autre en espagnol. Beaucoup sont des portraits mutuels, tant physiques que psychologiques.

 

Rien ne se vit sans conflit

Le 23 octobre, un texte de Baloulette (8 ans), Žvoquant les frŽquentes divergences publiques entre Freinet et Elise, montre que leur fille n'apprŽcie pas:

Discussions. Maman a 39 ans; elle est trs gentille. Moi, je n'aime pas quand elle discute avec Papa. Un jour, je leur ai dit: "SŽparation entre l'‰ne et le cochon!...."  - a n'est pas trs gentil ce que tu dis, Baloulette. Qui est l'‰ne et qui le cochon?  - Je crois que ce n'est personne, mais je n'aime pas les discussions. Taisez-vous!...   Maman a dit: Mais, Baloulette, de la discussion jaillit la lumire... 

Le 25, le compte rendu de la rŽunion de coopŽrative de l'Žcole rappelle les consignes de propretŽ, de calme et de rangement. Le texte espagnol n'est pas une simple traduction de ce compte rendu, il critique plus prŽcisŽment les enfants rŽcemment venus de Santander. En effet, ayant vŽcu dans l'insŽcuritŽ la plus tragique, ces enfants ont perdu toute habitude de vie sociale: ils se jettent sur la nourriture, au delˆ de leur faim immŽdiate, mme en fouillant dans les Žpluchures. Parfois, ils n'hŽsitent pas ˆ chaparder le peu que possdent leurs compagnons. Il faudra beaucoup d'affection, mais aussi la fermetŽ et la sŽcuritŽ des rgles du groupe, pour qu'ils retrouvent un comportement ŽquilibrŽ.

Quelques jours plus tard, Anne-Lise, une adolescente danoise de milieu aisŽ, venue apprendre le franais au Pioulier, se questionne: Est-ce le paradis?  Elle comprend vite que, malgrŽ la cadre enchanteur, la rŽalitŽ est plus difficile. Elle conclut: Maintenant, je ne crois plus que l'Žcole est tout ˆ fait un paradis. Heureusement, car je ne suis pas faite pour vivre au paradis.

 

Faire face ˆ la dŽtresse

Le 2 novembre, Marguerite raconte qu'elle est allŽe avec les grands de l'Žcole participer ˆ Vence ˆ la collecte nationale pour l'Espagne. Les enfants doivent affronter l'indiffŽrence des gens riches. Un homme rŽtorque : N'y a-t-il pas assez de malheureux en France  ?  - Monsieur, nous, nous pensons ˆ tous ceux qui souffrent, ceux de France et ceux d'Espagne, car nous avons un peu plus de cÏur que vous.  Un autre va mme jusqu'ˆ dire qu'il donnera quand ce sera pour Franco.

Au sein du mouvement et ˆ l'extŽrieur, des souscriptions sont lancŽes pour la prise en charge d'un enfant espagnol par un groupe de militants pŽdagogiques, syndicaux ou politiques (parmi lesquels beaucoup de femmes). Dans les rencontres et manifestations, on affiche la photo portant le nom du petit rŽfugiŽ et on mentionne le groupe qui le prend en charge, afin de personnaliser le parrainage. Pour permettre les dons ponctuels, une tombola est lancŽe qui se renouvellera (EP 7, janv. 38 et EP 6, dŽc. 38).

 MalgrŽ cela, c'est souvent l'extrme dŽnuement. L'Žcole Freinet accueille sans se poser de questions mais il est difficile de faire face ˆ tous les besoins. Il faut tout partager, mme les vtements et les chaussures quand on doit aller ˆ Vence sans para”tre trop dŽpenaillŽs. Plus tard, Elise Freinet conseillera aux jeunes parents de veiller ˆ ne pas trop sacrifier leurs propres enfants dans leur militantisme. Elle avait ŽtŽ elle-mme bouleversŽe le jour o Baloulette, ayant reu un manteau neuf comme cadeau de sa tante, s'Žtait couchŽe habillŽe pour tre certaine qu'on ne le lui prendrait pas pendant la nuit.

Les enfants espagnols reconstituent en jeu dramatique des scnes de la guerre et, en faisant la qute, recueillent aussi de l'argent pour l'Žcole Freinet de Barcelone.

 Fin mai 38, le livre de vie prŽcise que l'auberge de jeunesse, construite par Freinet et quelques jeunes sur un autre terrain de la colline du Pioulier, ˆ 100 m de l'Žcole, est prte ˆ hŽberger tout l'ŽtŽ les visiteurs de l'Žcole (aprs la guerre, ce b‰timent servira d'habitation au couple Freinet, mais on continuera ˆ l'appeler "l'auberge"). On espre que les visiteurs se montreront gŽnŽreux pour l'accueil des petits rŽfugiŽs. L'annonce para”t pour les militants, en mme temps que l'appel au parrainage des 15 enfants ˆ la charge totale de l'Žcole. Il y a un urgent besoin de chaussures.

 

Des appels de plus en plus angoissŽs

Dans un article sur l'Žcole Freinet de Barcelone, Lisette Vincent interpelle vivement chaque militant franais sur sa solidaritŽ personnelle avec le peuple espagnol (EP 17, mai 38, p. 341).

Dans un Žditorial intitulŽ: L'enfant sera sauvŽ!, Elise Freinet rŽagit en femme hurlant son indignation devant la photo d'un bŽbŽ tuŽ avec sa mre. Il est des spectacles que l'on se refuse ˆ regarder; par l‰chetŽ, fausse sensibilitŽ ou stupide distinction. On dit: - Oh! non! c'est trop affreux et c'est de mauvais gožt! Nous revendiquons toute la responsabilitŽ du mauvais gožt et nous disons: "Regardez!" Une mre tenait son enfant dans ses bras... Voilˆ ce qu'il reste de tant de ferveur et de tant d'amour! (...) Maintenant l'enfant mort n'a plus de sŽpulture et la raison des mres va sombrer! Qui osera chŽrir son propre enfant sans penser ˆ l'enfant dŽchiquetŽ et projetŽ au vent? Qui voudra faire tant soit peu pour sauver une vie innocente et fragile, oh! si fragile! Ou bien, alors, qui voudra se faire complice de la mort? Qui voudra favoriser l'assassinat d'un enfant? (EP 19, p. 377)

Un appel pressant est lancŽ (EP 4, nov. 38) pour venir en aide aux petits Espagnols hŽbergŽs au Pioulier, le dŽficit est actuellement de 5000 F par mois pour couvrir les frais de leur accueil (155 F par enfant). Elise Freinet renouvelle l'appel (EP 8, janv. 39, p. 185) car l'Žcole Freinet qui a dŽjˆ accueilli 32 enfants en reoit encore 14. On en a placŽ 11 ˆ l'extŽrieur pour un temps limitŽ. Il faut trouver une aide financire, des vtements et des chaussures en bon Žtat. Plus de 1500 lecteurs de la revue, cela devrait signifier 1500 bonnes volontŽs.

Le passage le plus Žmouvant de L'Žcole Freinet rŽserve d'enfants  (MaspŽro) est celui (p. 270) o Elise raconte l'arrivŽe de FrŽdŽric, blessŽ sur le front de Catalogne, ramenant avec lui une dizaine de petits rŽfugiŽs dont un enfant squelettique de 4 ans: Alvarito. Pendant des semaines, elle s'acharne ˆ lui redonner gožt ˆ la vie et ˆ la nourriture, tout en lui chantant pendant la becquŽe une mŽlodie catalane. Anne-Lise, troublŽe dans son Žgo•sme d'adolescente bourgeoise, lui conseille de ne pas s'acharner et de ne pas s'attacher ˆ ce cas dŽsespŽrŽ. Finalement, le petit retrouve progressivement la force de vivre. Un jour, comme c'Žtait prŽvisible, l'oncle de l'enfant, sa seule famille dŽsormais, annonce qu'il vient le rechercher. Anne-Lise, bouleversŽe, est maintenant prte ˆ emmener clandestinement le petit au Danemark. Mais il faut bien qu'il soit rendu, au milieu des larmes, aprs un dernier chant accompagnant la becquŽe qui l'a sauvŽ.

L'annŽe scolaire 38-39 a vu arriver de nouveaux enfants espagnols, notamment de Barcelone, tandis que d'autres Žtaient repris par leur famille maintenant rŽfugiŽe en France. Il arrive que les petits rŽfugiŽs soient deux fois plus nombreux que leurs camarades franais. Freinet et Elise voudraient accueillir les enfants de l'Žcole Freinet de Barcelone qui fuient devant l'avance franquiste. Ils lancent pour cela une grande souscription nationale (EP 9, fŽv. 39). Mais l'autoritŽ militaire franaise filtre les entrŽes ˆ la frontire et oriente le flot des rŽfugiŽs dans des camps qu'on peut lŽgitimement appeler "de concentration" puisque les internŽs, privŽs de tout, n'ont pas le droit d'en sortir. MalgrŽ les promesses d'hŽbergement de l'Žcole Freinet, aucune entrŽe n'est tolŽrŽe dans les Alpes-Maritimes et Freinet souponne que les ftes du carnaval doivent tre protŽgŽes de tout mouvement d'immigrŽs. Il appelle donc tous les militants ˆ aider les rŽfugiŽs qui se trouveraient dans leur dŽpartement (EP 10). Dans le mme n¡, il dŽveloppe (p. 245) dans un article sur Les fondements sociaux de notre pŽdagogie, la nŽcessitŽ d'allier action pŽdagogique et lutte sociale. PŽdagogiquement, comme socialement, la France reste un des derniers il™ts de pensŽe libre, de formation humaine et d'espoir libŽrateur. Nous devons tenir, regrouper nos forces, faire face, montrer envers et contre tous la puretŽ et l'humanitŽ de notre idŽal. Mais pour sauver cet idŽal, il ne suffit plus de prcher et d'espŽrer. (...) on a moins que jamais le droit de pratiquer cette paisible pŽdagogie de chambre contre laquelle nous nous sommes si souvent ŽlevŽs : soutenir les rŽfugiŽs, rŽconforter les enfants, accueillir ceux de nos camarades qui ont trop ouvertement luttŽ pour notre idŽal pour espŽrer jamais un pardon du vainqueur, travailler dans un large esprit d'humanitŽ et d'union ˆ Žtablir le barrage indispensable ˆ la barbarie envahissante, c'est faire de la pŽdagogie nouvelle populaire. Et il reproduit un texte rŽcent d'Almendros o ce dernier dŽcrit l'attitude calme et digne d'un ma”tre d'Žcole qui ne cesse de dire ˆ ses Žlves : L'avenir est ˆ vous. Une phrase qui continue de rŽsonner dans la tte des enfants aprs que les fascistes aient exŽcutŽ sommairement leur instituteur.

Freinet revient sur le blocage par les autoritŽs franaises de l'Žlan de solidaritŽ en faveur des rŽfugiŽs espagnols : A l'annonce de l'afflux massif des Catalans fuyant l'envahisseur, tous les cÏurs s'ouvraient; dans toute la France des milliers de camarades ajoutaient un lit dans leur appartement exigu et prŽparaient dŽjˆ le couvert du petit rŽfugiŽ. Du jour au lendemain, ˆ l'appel du camarade Gadea, directeur de notre Žcole Freinet de Barcelone, annonant son arrivŽe ˆ la frontire, 30, puis 50, puis 100, puis 200 places Žtaient trouvŽes et prŽvues. On ne l'a pas voulu. Nous ne nions pas qu'il n'y ait ˆ cela quelque raison sanitaire valable. Ce ne saurait tre la vraie raison : on n'a pas voulu que se manifeste de faon aussi touchante et aussi totalement fraternelle la solidaritŽ du peuple de France pour les rŽpublicains Espagnols. On nous a volŽ nos enfants.  

Il insiste sur la nŽcessitŽ d'une mobilisation pour rŽunir de l'aide et obtenir de sortir des camps tous les rŽfugiŽs qui y sont internŽs. Pour attŽnuer le dŽpaysement des petits rŽfugiŽs, il propose qu'une revue Žcrite et publiŽe par les enfants espagnols de l'Žcole de Vence soit envoyŽe ˆ tous ceux qui ont auprs d'eux des rŽfugiŽs. Cette revue appelŽe Ninos Espanoles  aura plusieurs numŽros.

 

Bilan d'une Žducation pluriculturelle

Le livre de vie du Pioulier contient toujours des textes dans les deux langues, mais le recul puis l'effondrement des dernires forces rŽpublicaines a provoquŽ visiblement un changement pŽdagogique. Certains textes franais, trs simples et sans nom d'auteur, ont pour fonction Žvidente d'apprendre aux petits Espagnols, rŽcemment arrivŽs, ˆ se dŽbrouiller le plus rapidement possible dans notre langue.

 Mais l'apprentissage mutuel naturel a dŽjˆ produit ses effets avec les plus anciens. Quelques textes franais sont maintenant signŽs de prŽnoms espagnols: Carmencita, Begonia, Jose-Luis, Mila, Angelines, tandis que certains textes espagnols portent la signature d'enfants franais: Baloulette, Michelle, Coco. On pouvait difficilement pousser plus loin l'interpŽnŽtration culturelle. L'Žducation pratiquŽe par Freinet est aussi ŽloignŽe de l'assimilation ˆ la jacobine que de la cohabitation de communautŽs Žtanches ˆ l'anglo-saxonne. Il ne s'est jamais agi de rendre les petits Espagnols semblables aux jeunes Franais, comme si ces derniers se ressemblaient tellement entre eux, mais on ne les a pas non plus cantonnŽs dans leur langue et leur culture (dont il faut rappeler qu'entre Catalogne, Andalousie et Pays basque rgne une grande diversitŽ). On peut rŽellement parler de mŽtissage culturel dans la fraternitŽ.