Michel Barré

Célestin FREINET

un éducateur pour notre temps

1896-1936
Les années fondatrices

Tome I


Avant-propos


Depuis plus de quarante ans, l'unique référence biographique concernant Célestin Freinet reste l'ouvrage d'Elise Freinet : Naissance d'une Pédagogie Populaire, publié à Cannes en 1949 par la Coopérative de l'Enseignement Laïc (Ed. de l'Ecole Moderne Française), puis réédité à partir de 1969 chez Maspéro (La Découverte). On sait le rôle important que joua ce livre, témoignage vécu de la compagne qui partagea les espoirs et les angoisses d'un exemplaire combat. Sans les nombreuses citations qu'elle avait réunies, comment les nouveaux militants auraient-ils eu accès à des articles devenus introuvables?
Mais ce n'est pas diminuer les mérites de ce livre que d'en rappeler les intentions et les limites. Elise Freinet a brossé une fresque à la gloire du leader et de ses fidèles compagnons, afin de fédérer toutes les énergies militantes pour les nouveaux combats de l'après-guerre. Ecrit sur la base de ses souvenirs personnels, en s'appuyant sur une collection des circulaires et bulletins du mouvement parus entre 1926 et 1940, son ouvrage évoque moins d'un tiers de la vie de Freinet. S'achevant à la Libération, il ne peut prendre en compte aucun fait, aucun texte ultérieur dont certains éclairent rétrospectivement les périodes précédentes. C'est pourquoi il est nécessaire de le compléter par d'autres apports et d'autres regards.
En 1986, j'ai eu la responsabilité de sauvegarder en catastrophe les archives pédagogiques du mouvement Freinet, du fait de la mise en liquidation judiciaire de sa coopérative, la CEL, et de l'urgente obligation de libérer une grande partie des locaux. Ayant constitué, avec ces archives et les dons d'anciens militants, un important fonds Freinet au Musée National de l'Education, à Rouen, je fus chargé d'y organiser, en 1987-88, la première grande exposition sur Freinet et sa pédagogie. A cette occasion, j'ai dû rechercher, consulter, comparer de nombreux documents peu ou jamais utilisés jusqu'alors.
J'ai pensé qu'il fallait approfondir et partager ce qui avait été mis au jour au cours de ces recherches et dont le catalogue de l'exposition ne gardait qu'une infime trace. C'est l'origine de ce livre qui n'a nullement la prétention de se substituer à celui d'Elise Freinet. Il ne veut être qu'un jalon avant la grande biographie que mérite Freinet mais qui ne pourra s'accomplir qu'avec l'accès à ses archives personnelles, aux papiers conservés dans sa famille, ainsi qu'aux dossiers administratifs encore couverts par le secret.
Je tiens à marquer la particularité et les limites de mon travail. Par delà mon réel souci d'objectivité - car Freinet m'a appris que la réalité instruit toujours mieux que le mythe -, je ne cache pas que je porte là un regard personnel, regard de praticien de l'éducation, de familier de Freinet, de militant enraciné au coeur de son mouvement.
Praticien de l'éducation, je m'intéresse principalement aux pratiques réelles de la pédagogie Freinet. Loin d'occulter ou de minimiser les choix idéologiques et les principes théoriques qui les sous-tendent, je ne me cantonne pas sur ce seul terrain que j'abandonne volontiers à ceux qui préfèrent les débats d'idées aux actions quotidiennes. Sans négliger les ouvrages théoriques rédigés par Freinet, je considère pourtant qu'ils sont loin d'épuiser l'étonnante richesse de son initiative pédagogique et de sa démarche militante, auxquelles je m'attache particulièrement parce qu'elles restent porteuses d'avenir. Chaque fois que je le peux, je tiens à montrer et à analyser les actions réelles, plus importantes à mes yeux que toutes les déclarations faites à leur sujet. De plus, j'essaie de retrouver la parole même des enfants à qui il l'a si largement donnée.
Familier de Freinet, j'ai eu la chance, à l'orée de l'âge adulte, de partager quotidiennement son travail et ses préoccupations d'éducateur, d'animateur de mouvement, de responsable d'entreprise coopérative. Mon cas n'est pas exceptionnel (mais le temps qui passe réduit chaque jour le nombre de ceux qui ont vécu auprès de lui); il ne me confère aucun privilège pour parler "au nom de Freinet", tout au plus le devoir de témoigner qu'il n'était pas un personnage abstrait, mais un être de chair et de sang, avec ses qualités et ses défauts. Je crois en effet qu'on ne pourrait, sans le trahir, placer sur un piédestal l'homme qui, le premier, a voulu descendre de l'estrade.
Militant de longue date, j'ai cotoyé les plus anciens de ses compagnons alors qu'ils enseignaient encore. Ensuite j'ai vu, pendant plus de quarante ans, se constituer, génération après génération, les strates successives de son mouvement. Désigné après sa mort comme secrétaire général du mouvement qu'il avait créé, l'ICEM, je me suis trouvé pendant 15 ans, sans son charisme et son génie créateur, devant les mêmes problèmes internes et extérieurs auxquels il avait été confronté. Cela me donne une approche particulière de ses combats et de sa démarche pour les aborder.
Tout en serrant au plus près les faits, je cherche moins à faire preuve d'érudition ou d'exhaustivité qu'à comprendre une évolution qui me semble à la fois significative de son époque et riche d'enseignements pour le temps présent. Je serai amené à contredire certaines affirmations, si souvent répétées qu'elles semblaient être des certitudes. Ce ne sera pas par souci d'originalité mais pour serrer au plus près la réalité. Je cite mes sources afin de permettre à d'autres d'approfondir plus particulièrement les points qui les intéresseront.
J'ai trop de lucidité pour ne pas mesurer l'écart qui sépare l'ouvrage que je suis capable d'écrire de celui que mériterait son sujet. Je me risque à le livrer au public avec l'espoir que ses imperfections même susciteront d'autres recherches venant le compléter, le contester, le prolonger et, un jour, le remplacer. C'est alors seulement que mon but sera atteint et ma tâche accomplie.

L'ouvrage complet comportera des annexes, dont un index thématique et une chronologie. Mais sans attendre que l'ensemble soit achevé, nous avons voulu publier dès maintenant la première partie. Afin d'en faciliter la lecture, un glossaire des sigles et mots particuliers y est inclus.


Dans les moments les plus pénibles de ma vie - et notre génération semble née sous le signe des grands bouleversements sociaux - lorsque l'horizon est comme barré par des catastrophes successives, ce n'est point dans l'enseignements des philosophes dont on m'a imposé autrefois la lecture, que je vais chercher apaisement et même espoir. Je revois mes sources.

C. Freinet
Introduction de L'Education du travail


La jeunesse de Célestin FREINET (1896-1919)

Une enfance de paysan en haute Provence


L'oeuvre de Freinet est pleine de son enfance, mais il y décrit davantage un milieu qu'un cadre familial précis. Au début d'un article de souvenirs, il prévenait : Il y a des individus qui pourraient, en partant d'une date précise, donner par le menu la succession des événements, comme si un secrétaire consciencieux et minutieux les avait notés tout au long des jours. Chez moi, le secrétaire a fort mal rempli ses fonctions et seuls surnagent dans mon esprit les pensées, les faits, les sensations qui l'ont particulièrement impressionné. C'est seulement ce qui surnage ainsi de ma vie sensible que je pourrai donc noter, mais alors avec tout le luxe de détails, d'odeurs, de bruits, de gestes qui sont encore en moi comme s'ils étaient d'hier. (Bulletin des Amis de Freinet, n° 11 de mars 1972).
Dans ses conversations, revenaient à tout moment des références à la vie dans son village : "Tu ne devrais pas manger si vite! Tu sais, chez nous, quand les paysans faisaient la pause pour manger, ils n'avaient souvent emmené dans les champs qu'un morceau de pain et du fromage de chèvre. Mais ils le savouraient lentement, bouchée après bouchée. Le travail devait attendre, on ne le reprendrait que plus énergiquement ensuite."
ou bien, une autre fois : " On ne me fera jamais croire que le fumier sent mauvais. Gamins, quand nous allions aider à l'épandre dans les champs, nous montions sur le chariot et, assis sur le chargement, nous croquions une pomme ou des noix, entourés de l'arôme qui montait. Pour nous, cela ajoutait une saveur particulière". Par contre, même dans les conversations intimes, il est toujours resté très discret sur ses parents, ses frères et soeur.

Un village coupé du monde

Lors de son inhumation dans son village natal de Gars (Alpes-Maritimes), en octobre 1966, rares étaient ses amis, même les plus proches et les plus anciens, qui y étaient déjà allés. Il faut préciser qu'on ne le traverse pas par hasard, en se rendant ailleurs. Encore aujourd'hui, après avoir quitté au Logis du Pin la route Napoléon (Grasse-Grenoble) et suivi la modeste départementale 2211 vers Puget-Théniers, après avoir traversé St-Auban puis Briançonnet, on aperçoit à peine un panneau signalant à droite la direction de Gars. Ayant parcouru quelques kilomètres sur une voie étroite, on parvient au village par une rue en impasse se terminant sur la place où se trouvent tout à la fois la fontaine principale, l'église, l'école, depuis longtemps fermée, et la maison natale de Célestin Freinet. Pour quitter le village, pas d'autre choix que de reprendre le chemin inverse jusqu'à la départementale.
Dominé par un énorme rocher, Gars a gardé la même physionomie depuis un siècle. Comme beaucoup de villages du haut-pays, il semble coupé du monde. C'était bien réel quand n'existaient que des chemins caillouteux et aucune automobile. Freinet décrit l'expédition d'un des rares voyages à Grasse de villageois généralement en groupe : Les convois partaient en pleine nuit, les jeunes gens conduisant les ânes chargés de haricots secs, de lentilles ou de noix, les femmes suivant avec un panier au bras ou parfois même un paquet sur la tête. Il fallait marcher pendant quinze heures, traverser les montagnes, couper les vallées par d'étroits sentiers rocailleux, pour arriver à la nuit tombante à la ville. On remisait les bêtes dans les écuries qui tenaient tout l'emplacement des beaux magasins actuels de la place aux Aires. Au matin, on vendait la charge, et on faisait les commissions : quelques "hectos" de sucre, des épices, deux barriques de vin chargées sur la bête la plus forte et, à midi, le convoi repartait, refaisant en sens inverse le même chemin difficile. (L'Education du Travail, p. 67).
Autant on peut sur place imaginer la vie au début du siècle, autant il est difficile d'obtenir des renseignements précis sur la famille Freinet. Comme il arrive souvent dans les lieux clos sur eux-mêmes, ces villages de l'arrière-pays se sont souvent partagés en clans opposés et, tout le monde y étant plus ou moins parent avec tout le monde, il n'est pas rare que deux listes rivales aux municipales contiennent les mêmes noms de famille. Actuellement seules vivent encore à demeure quelques personnes âgées, avec en fin de semaine l'animation des résidents secondaires, descendant pour la plupart d'anciennes familles du cru. Le maire n'habite pas sur place. Apparemment, très peu d'archives. Des questions sur Freinet n'obtiennent souvent que des réactions évasives : "Ah! oui, l'instituteur végétarien!" et plus rarement des réponses empreintes de réticence.

Célestin enfant

L'élément le plus fiable est l'état-civil qui confirme la naissance, le 15 octobre 1896, de Célestin Baptistin Freinet, dernier des quatre enfants (dont l'aînée était la seule fille) de Joseph, Delphin Freinet, cultivateur (décédé en 1939), et de Marie Victoire Torcat (décédée en 1929). Selon un témoignage oral, sa mère tenait l'épicerie, ce qui ne signifie pas l'opulence, compte tenu du nombre limité des clients possibles, mais n'est pas non plus l'indice d'une extrême pauvreté.
Tout montre que le jeune Célestin a vécu en totale symbiose avec son village. Le premier texte que Freinet ait rédigé pour les enfants s'appelle Tony l'assisté, publié en 1925 par les Editions de la Jeunesse, de la Fédération syndicale de l'Enseignement (Ecole Emancipée). Il y raconte de façon sensible l'arrivée d'un enfant de l'Assistance Publique chez un vieux couple, dans un village ressemblant beaucoup à Gars. Certes, Tony n'est pas l'autobiographie de Célestin qui possédait une vraie famille. Mais, quand on sait que ses parents hébergeaient également deux enfants de l'Assistance, nommés Antoinette et Tony, on comprend mieux que ce texte exprime une réalité bien connue de l'auteur. Les jeux de cabanes, dans la rivière, avec le feu, la participation aux travaux des champs, la surveillance des chèvres, l'aide apportée à tour de rôle au berger communal, la nuit passée au clair de lune, la profonde communion avec les bêtes, les plantes, le ciel, l'univers entier; tout est profondément ressenti.
Plus tard, quand il écrit L'Education du Travail, Freinet se réfère constamment à son enfance, notamment pour la participation des enfants à la vie et aux travaux des adultes: Quand venait le temps de couper la lavande, ma mère m'accrochait au cou un petit sac de toile; elle m'avait trouvé une mignonne petite faucillette pas trop aiguisée, et je partais, comme les grands, couper les fleurs parfumées. La première fois, il m'en souvient, j'avais coupé non seulement les brins bleuissants mais, plus bas, la tige ligneuse et lourde avec ses touffes de feuilles... Ce qui était tricher. Par pitié pour moi, pour m'encourager aussi, le distillateur avait quand même accepté ma charge : 2 kilos... J'avais gagné vingt sous! (EdT. p. 115, voir également pp. 121 à 123). Il raconte aussi les veillées et son amour des contes populaires (pp. 50 et 51).
Dans Conseils aux parents, repris ensuite dans Vous avez un enfant (La Table Ronde), il écrit (p. 280) : Dans mon jeune âge, au début du siècle, nous n'avions absolument aucun jouet du commerce : rares jeux de cartes, balles fabriquées avec des vieux chiffons, billes remplacées par les noix de galle des chênes, boutons. Les plus communs étaient pour nous les divers jeux à courir, à se cacher, à attraper ou les jeux avec le feu et l'eau, si obsédants pour les enfants. A propos du feu, il dit par ailleurs : Ma mère ne voulait pas que nous jouions avec le feu. Je saurai plus tard qu'elle avait quelques raisons à cette crainte : un frère plus âgé s'était brûlé atrocement un jour, en allumant un feu à la campagne. Il était mort la nuit suivante (Bulletin Amis de Freinet n° 11).

L'écolier Freinet

De son séjour à l'école primaire, Freinet ne dit presque rien. Ses seuls souvenirs scolaires tiennent en quelques lignes : L'école ne m'a marqué, ni en bien ni en mal (...) Je me souviens comme dans un rêve de mes débuts à l'école. Je crois me rappeler vaguement que j'ai brûlé les étapes de mon syllabaire. Je me souviens aussi d'une lecture collective que je faisais devant le tableau mural. Je ne sais pas ce qu'il pouvait y avoir sur le tableau ni qui nous faisait lire, ni comment, mais j'ai encore dans le cou cette vive impression de lassitude et de courbature que je ressentais au bout d'un moment à tenir, moi si petit, la tête levée vers le haut du tableau.
J'ai un autre souvenir, physiologique aussi : je suis assis sur le banc, mes jambes pendent, je me mets à les balancer mécaniquement et ce balancement m'endort presque, lorsque tout à coup mon gros soulier heurte le fer du banc et fait un bruit qui me tire de ma somnolence et m'effraie, car il m'a semblé que toute la classe en avait été bouleversée. Me rappelant ces détails, j'ai souvent pensé plus tard que nombre d'inattentions des enfants ont bien souvent tout simplement une cause physiologique, mauvaise position, fesses endolories par le banc, jambes non soutenues, fatigue de douleurs selon les positions.
(...) Comment ai-je appris à lire et à écrire? Je n'en sais trop rien... Je ne me souviens d'aucun effort, d'aucune leçon. (BAF. n° 11)
Il résume par ailleurs ses réactions : J'ai été élevé jusqu'à treize ans dans un petit village où mon enfance s'est épanouie avec une richesse et une liberté qui dépassent toujours de beaucoup les plus ingénieuses constructions des pédagogues.
(...) Je suis pourtant allé vers 5 ans à l'école du village, mais rien de ce que j'ai pu faire n'a marqué mon souvenir, alors que vibre encore en moi, fraîche et colorée, toute la vie du village, des bêtes et des champs. Preuve certaine que c'est cette vie qui m'a d'abord formé, bien plus que l'école. (Vous avez un enfant, p. 256)
L'été 1974, notre amie Marie-Claire Lepape, campant à Gars, découvrit les restes de la bibliothèque scolaire du village et un inventaire rédigé en 1930. Comme beaucoup d'ouvrages dataient du siècle dernier, ils pouvaient avoir été lus par le jeune Célestin et elle releva les titres avec intérêt. Elise Freinet à qui elle communiqua sa découverte, lui répondit : "Je ne sais si la bibliothèque de l'école de Gars existe encore, mais je puis vous assurer qu'elle n'a aidé en rien Freinet à accéder à la culture. Il ne se souvenait pas d'avoir lu un seul livre avant son entrée au cours complémentaire. Ce n'est qu'à l'Ecole Normale qu'il a découvert les tentations de la Culture."
Bien entendu, rien ne prouve que les ouvrages mentionnés se trouvaient à Gars avant 1909 (date de son départ en pension à Grasse), ni que les élèves avaient réellement accès aux livres (nous connaissons des trésors qui dorment dans les réserves de certains établissements). Toutefois le manque de souvenir persistant des livres lus ne prouve pas forcément l'absence de toute lecture. Car, même s'il préférait ce qui se passait hors de l'école, le jeune Célestin a pourtant été reçu au certificat d'études primaires et admis à l'école supérieure avant 13 ans. Trois ans plus tard, il obtenait le brevet et l'entrée à l'école normale. On a peine à croire qu'un enfant n'ayant pratiquement rien lu soit parvenu à franchir aussi aisément ces obstacles, à l'époque très sélectifs. C'est pourquoi il ne semble pas inutile de signaler les ouvrages qu'il a peut-être croisés dans son enfance paysanne.
Se trouvaient dans la bibliothèque de Gars :
- des romans d'Erckmann et Chatrian : Histoire d'un paysan, Les deux frères, L'ami Fritz, Maître Gaspard Fix, Le fou Yégof; de Jules Verne : Les enfants du capitaine Grant, 20.000 lieues sous les mers, Michel Strogoff, Aventures du capitaine Hatteras, Les Anglais au Pôle Nord, Le pays des fourrures; d'Hector Malot : Romain Kalbris ; et plusieurs livres de Mmes J. Colomb et Z. Fleuriot.
- des classiques : théâtre de Corneille, Racine, Molière, Don Quichotte de Cervantès, le Télémaque de Fénelon; des recueils de fables, L' Ami des Enfants de Berquin, Veillées villageoises de Neveu-Derotrie, Contes du pays niçois de Chanal.
- des ouvrages plus documentaires destinés aux jeunes : Histoire d'une bouchée de pain, Les serviteurs de l'estomac de Jean Macé; Les clients d'un vieux poirier (le monde des insectes) de Van Bruyssel; Le père aux bêtes ou l'ami des animaux d'A. Martin; Paix aux animaux de Sorel; La Télégraphie de la Comtesse Drohojowska; L'industrie moderne de L. Fourtoul.
- une trentaine d'ouvrages peu accessibles aux enfants sur l'hygiène et l'anti-alcoolisme, la botanique et l'agriculture, l'histoire, la géographie, la grammaire et l'orthographe (dont deux dictionnaires de Bescherelles).
Répétons-le, rien ne prouve que le jeune Freinet ait eu ces livres en mains. Lui-même écrit plus tard : On imagine mal aujourd'hui ce que pouvait être cet état de pauvreté documentaire d'un enfant de douze ans qui n'avait jamais vu un train, qui ne feuilletait aucun journal, ne voyait aucune vitrine ni étalage, n'entendait jamais parler autour de lui que des éléments de vie des travailleurs rivés au cycle des saisons (L'Educateur, n° 4, nov. 1953). Même s'il y mêle un peu d'humour, ce n'est pas sans révolte qu'il raconte : Ma première émotion d'art me vint le jour où, ayant acheté, pour deux sous, à un colporteur, un superbe crayon rouge et bleu, je dessinai sur la couverture de mon cahier, sur les volets de la fenêtre et sur le plâtre des murs, le drapeau bleu, blanc, rouge de la France (Dits de Mathieu, p. 38). Ce n'est sûrement pas par hasard que tiendront tant de place dans sa pédagogie la documentation la plus large (la collection Bibliothèque de Travail : la BT) et le droit de dessiner et d'écrire librement.

Une empreinte définitive

A cerner de plus près l'enfance de Freinet, on comprend que ses références fréquentes à la nature, à la vie rustique ne sont pas un effet de style ("à la Giono") mais l'ancrage dans un milieu qui lui a appris l'essentiel. Sans doute, par-dessus tout, la méfiance à l'égard des belles paroles, la priorité toujours donnée à ce qu'on fait par rapport à ce qu'on dit. Certains le taxeront d'anti-intellectualisme, il serait plus juste de dire antiverbalisme.
Ne retenir que les conclusions positives qu'il tire de ses origines serait pourtant un contre-sens si l'on oubliait sa révolte contre le dénuement et l'isolement culturel. La place qu'il donne très tôt à la correspondance interscolaire est à cet égard significative. Aucun passéisme dans sa revendication d'une éducation qui prenne en compte le droit de tous au modernisme, sans renier ni laisser perdre les valeurs et la cohérence des sociétés ancestrales.

Cinq années de pension loin du village


En 1909, Célestin Freinet est reçu au certificat d'études (il a 12 ans et 8 mois). A la rentrée d'octobre, il part en pension à Grasse préparer le brevet élémentaire. Selon Naissance d'une Pédagogie Populaire (NPP), il entre au cours complémentaire. Or, d'après les archives administratives, on ne trouve trace dans cette ville à l'époque ni d'un cours complémentaire (annexé à une école primaire), ni d'une école primaire supérieure autonome. Seule possibilité restante, la section spéciale (primaire supérieure) du collège, fondé dès le XVIe siècle par les Oratoriens, devenu collège communal en 1792. Il s'agrandit justement en 1909 de locaux neufs, venant d'être inaugurés par le président Fallières et le chef du gouvernement Clemenceau. L'établissement est devenu l'actuel lycée Amiral de Grasse où l'on n'a pu confirmer ni infirmer la présence du jeune Freinet entre 1909 et 1912. Peut-être des palmarès de l'époque pourraient-ils apporter la preuve qui manque encore.
Sur ces trois années passées à Grasse, Freinet n'a rien écrit. En cherchant le moindre indice, on découvre une phrase dans Les Dits de Mathieu. Il publie le poème plein de douleur d'une adolescente de 14 ans, mise en pension, et indique : Je l'aurais peut-être écrit, il y a quarante ans. Mais personne alors n'aurait enregistré ma plainte; on aurait ri de mon audace et raillé mon désespoir (DdM. p. 66).
Ce désespoir n'empêche pourtant pas son succès au brevet et sa réussite au concours d'entrée à l'école normale d'instituteurs de Nice où il est inscrit, sous le n° 649, en octobre 1912 (il a à peine 16 ans). Il passe deux années dans cet établissement, alors situé route de Gênes, au pied du Mont-Boron. De cela il ne dit rien non plus, sinon une phrase écrite incidemment sur la nécessité de transformer l'enseignement de la musique : Que d'heures perdues à l'Ecole Normale à gratter lamentablement du violon (Educateur Prolétarien, n° 7, janv. 39).
Si rares et limités que soient les témoignages oraux et les notations écrites de Freinet concernant sa vie scolaire, tout va dans le même sens : lui qui avait le besoin et la capacité de se passionner, s'est ennuyé dans les écoles qu'il a fréquentées, alors même qu'il y réussissait relativement bien. Toute son action ultérieure se mobilisera contre l'une des tares majeures du système scolaire : l'ennui.

Première confrontation avec la guerre

En octobre 1914, la guerre écourte son séjour à l'école normale. La consigne ministérielle a été donnée de remplacer certains instituteurs mobilisés par des normaliens en dernière année d'études. Célestin Freinet est donc nommé à l'école de Saint-Cézaire, à l'ouest de Grasse (il a tout juste 18 ans). Six mois plus tard, le 15 avril 1915, il est lui-même mobilisé, après avoir obtenu en mars le Certificat de Fin d'Etudes Normales.
Sur sa vie au front, deux sources d'informations sont données par Freinet lui-même : la BT 403 Combattant de la Guerre de 1914-1918 dans laquelle il raconte aux enfants son expérience personnelle de la guerre et un récit écrit pendant sa convalescence, publié en 1920 : Touché! (souvenirs d'un blessé de guerre). De larges extraits en ont été republiés après sa mort dans L'Educateur n° 5, nov. 1966.
Nous apprenons dans la BT que son baptème du feu date du 2 janvier 1916 dans le sud de l'Alsace, il est aspirant et a la responsabilité d'une quarantaine de soldats (il a eu 19 ans, deux mois et demi plus tôt). Pour les jeunes lecteurs, Freinet décrit différents aspects de la vie des tranchées.
C'est le 23 octobre 1917 qu'il est très grièvement blessé. Une curieuse tradition orale situe l'événement à Verdun, alors que l'intéressé dit clairement que c'est au Chemin des Dames, près de Soissons. Son dossier militaire précise même : au moulin de Laffaux, lieu de multiples affrontements, depuis les catastrophiques offensives Nivelle d'avril 17 qui provoquèrent des mutineries. Précisons que le roman de Barbusse : Le Feu, publié en 1917, se situe dans le même secteur (il est dédié à ses "camarades tombés à Crouy et sur la cote 119"). Cette coïncidence de lieu n'est peut-être pas étrangère à la sympathie qui lia aussitôt les deux hommes après cette guerre.
Dans "Touché! ", Freinet raconte les circonstances de sa blessure : Je marchais droit devant ma ligne de tirailleurs, regardant, sur la côte en face, monter le 2e bataillon, précédé du feu roulant. Un coup de fouet indicible en travers des reins :"Pauvre vieux... c'est ta faute... Il ne fallait pas rester devant... Tu n'aurais pas reçu ce coup de baïonnette". J'ai ri -- je croyais qu'un soldat m'avait piqué par inadvertance, et je voulais l'excuser --J'aurais voulu cacher ma douleur... je suis tombé...
Qu'elle est bête cette balle! Par le milieu du dos, le sang gicle... Ma vie part avec... Je vois la mort avancer au galop...
Je n'ai pas voulu m'évanouir et je ne me suis pas évanoui... J'ai voulu me lever : j'ai rassemblé toutes mes forces, je n'ai pas bougé... Ma poitrine est serrée dans un étau.
Couché sur le brancard, j'ai senti qu'il pleuvait. (...) Le médecin du bataillon est tout rouge de sang -- un boucher. Dans le trou où j'attends un autre crie... On vient... Oh! que de blessés!... Je grogne. Les Allemands qui me portent s'arrêtent. Ils cherchent des épingles anglaises pour me couvrir de deux capotes... Ils me remportent le plus doucement possible.
Constat inscrit dans son dossier militaire : "L'aspirant Freinet Célestin du 140e d'Infanterie, 2e compagnie, est admis à l'hôpital, étant atteint de plaie pénétrante du thorax par balle". Il faut opérer car la balle, après avoir traversé le poumon droit, s'est logée dans l'épaule. Le récit continue après l'opération :
J'ai soif!... j'ai soif!...
- Rien à boire, ça vous ferait mal.
Alors, j'ai revu la belle source de mon village qui dégringole du rocher et qui suit le canal. Je me suis couché à plat ventre; j'ai trempé mes lèvres avides dans cette eau rédemptrice... Comme c'est délicieux!... Jusqu'au matin, j'ai bu l'eau si claire de notre source et elle ne m'a pas désaltéré.
Pendant quelques jours, c'est le combat contre la mort :
Quelqu'un me parle d'une voix douce et lente. J'ouvre un instant les yeux: une grosse tête encadrée d'une grosse barbe se penche sur moi. On me frotte les mains, les yeux, les oreilles, la bouche... Je baise un crucifix énorme et froid...
-Ah! non! je ne veux pas mourir!... Ils sont fous de me donner l'extrême onction!...
Et je me replonge dans mon éternelle inconscience qui est déjà la mort. La sarabande infernale recommence dans la poitrine et dans le crâne.
Vous tous, qui craignez la mort parce que vous vous figurez une montagne de souffrances toujours plus atroces jusqu'au moment où vous vous sentirez devant le gouffre, remettez-vous... C'est plus facile de mourir et je ne le redoute plus.
Heureusement le blessé est jeune (juste 21 ans), sain et robuste, il échappe à la mort, à l'infection, mais tous ceux qui auront, par la suite, l'occasion de voir Freinet travailler au jardin, torse nu, seront frappés par l'énorme cicatrice en creux qu'il a gardée à la partie postérieure de la poitrine. Les conséquences de sa blessure ("séquelle de pleurésie purulente, suite de la plaie pénétrante du thorax; résection de 4 cm de la 9e côte droite; vaste cicatrice; rétraction thoracique accentuée; raideur articulaire de l'épaule droite") lui font attribuer un taux d'invalidité de 70%.
Alors commence une interminable convalescence. Il faut quitter l'hôpital.
Je suis monté dans le train, et personne ne m'a aidé... Personne ne m'a demandé si j'avais froid... si je voulais boire... si je n'étais pas fatigué.
Et plus rien. Ceux qui ne savent pas se taire parlent de cette miss qui était si gentille... de celle-là qui, un jour... le docteur... le parc...
Malheureux compagnons, vous voyiez encore ce matin une auréole de gloire. Non, nous ne sommes pas "glorieux", nous sommes "pitoyables".
Elle ne reviendra plus ma jeunesse perdue. Les feuilles ont poussé trop tôt cette année.
(extraits de "Touché!")
C'est sur ce cri de désespoir que se termine le récit. Mais le jeune paysan de Gars a acquis assez de force de caractère pour ne pas céder à la résignation. Il refuse d'être à jamais le héros mutilé (avec Médaille militaire et Croix de guerre, jamais arborées) à qui l'on procurerait peut-être un emploi protégé, pas trop fatigant. Il s'était préparé à devenir instituteur, peu importe son état, il sera instituteur. Il doit désormais porter témoignage contre l'horreur de la tuerie qui ne profite qu'aux plus riches. Il veut lutter contre le dressage et le conditionnement moral qui, dès l'école, ont insidieusement préparé les esprits à l'obéissance aveugle et à la hargne belliciste.

Retours ultérieurs au village

Nous retrouverons désormais Freinet dans d'autres contextes. Quels liens gardera-t-il avec le milieu natal qui l'a si fortement marqué? Il faut se rappeler que depuis 1909 il n'a plus fait à Gars que des séjours de vacances.
Elise Freinet écrit qu'à son retour d'U.R.S.S., l'été 1925, il remonte dans son village pour voir où en est l'installation électrique mise en chantier depuis quelques mois. Il a créé là-haut un syndicat communal et maçons, ouvriers électriciens, paysans, apportent leur part de besogne; la source qui dévale vers le moulin a été captée; la petite usine électrique a vu le jour; et bientôt le courant apportera la lumière dans chaque foyer... Cette entente solide des travailleurs pour une oeuvre commune le réconforte. (NPP, p. 47)
Dans Les Dits de Mathieu, Freinet ajoute un autre son de cloche : Mathieu, un jour, (...) fonda un syndicat, fit étudier un projet, verser les fonds. Il eut contre lui, cela va sans dire, les autorités, l'administration et la préfecture. Et les "novateurs" de tous poils, et les tireurs de plans se firent un jeu de gêner par leur scepticisme la téméraire entreprise de celui qui prétendait faire passer dans la réalité les rêves des discutailleurs.
Et un soir, le courant illumina le village!... La lumière fut!... Autour des lampes égrenées le long des rues, la jeunesse du village dansa pour fêter le miracle enfin réalisé. La lumière était devenue une chose publique, évidente et définitive. Alors, les "novateurs", les tireurs de plans et les discutailleurs en vantèrent les bienfaits. Habiles en l'art d'exploiter le travail des autres, ils formèrent un comité, informèrent les journaux et, à l'inauguration officielle, on invita ceux-là même qui s'étaient opposés au projet audacieux, préfet en tête.
Mais on oublia Mathieu, qui prit sa bêche et s'en alla dans les champs soigner sa récolte à venir. Il avait d'ailleurs eu sa récompense, puisqu'il avait fait jaillir la lumière!
(DdM. p. 165). Ce texte trouve un prolongement (DdM. p. 168) dans La vengeance des "réalistes".
Au-delà de la parabole, ne peut-on percevoir aussi un écho de l'amertume de Freinet qui, se présentant dans son canton d'origine comme candidat au conseil général en 1936, fut déçu de la réaction de ses compatriotes? Dans ces lieux isolés, on devient vite un "estranger" ou la victime des rivalités de clans.
Rappelons enfin le texte qu'il consacre, en octobre 52, à un retour à son village après 13 ans d'absence, probablement depuis le décès de son père. Le titre Ecrit sur parchemin insiste sur le caractère indélébile des expériences profondément vécues (DdM. p. 87).


Une maturation des objectifs de l'éducation
(1920-1924)


Dans Naissance d'une Pédagogie Populaire, l'histoire de Freinet commence le 1er janvier 1920 avec son arrivée à l'école de Bar-sur-Loup. Selon cette tradition, le handicap respiratoire de sa blessure de guerre l'amène à la recherche d'une autre façon de faire classe. Peu à peu, au contact du milieu social, il élabore seul les principes de son action, à l'école et dans le village, ses contacts extérieurs ne venant qu'ensuite renforcer son expérience personnelle.
Même si Freinet a, vers la fin de sa vie, repris cette version du déterminisme physiologique, l'examen attentif des faits montre une autre réalité. Qu'il ait dû alors ménager son souffle, on le croit volontiers, compte tenu de l'ampleur de sa blessure. Mais cela ne suffisait pas à lui imposer un changement de pédagogie : de tout temps, avec une bonne férule et des livres d'exercices, certains instituteurs ont su ne pas s'époumoner dans leur classe. Tout prouve que, dès le début, Freinet cherche moins à économiser ses forces qu'à rompre avec la pédagogie qu'il a lui-même subie. Il sait où il veut aller, disons plutôt vers quoi il refuse de se laisser entraîner. Sa pédagogie ne lui est pas dictée par le poids d'un handicap, mais par des choix qu'il élucidera progressivement.
Bar-sur-Loup est-il son premier poste à l'issue de sa convalescence? Peut-être son rattachement administratif à La Croix Villard dans l'année 1919 traduit-il simplement une période de réadaptation progressive à la vie professionnelle. C'est en tout cas à Bar-sur-Loup que nous commençons à le suivre. Le nom exact est Le Bar-sur-Loup, mais Freinet ne prendra jamais en compte l'article (comme de nombreuses personnes à l'époque, y compris à la sous-préfecture de Grasse), il dira toujours : "à Bar-sur-Loup" et je ferai de même. Il s'agit d'un village de 1500 habitants que la proximité de Grasse, capitale des parfums, voue alors principalement aux cultures florales ou aromatiques. Au sommet de la colline, l'église, un ancien château des comtes de Grasse et la mairie qui abritait aussi l'école de garçons. L'ancienne classe de Freinet est maintenant une salle de réunion, au mur extérieur de laquelle est apposée une plaque commémorative de l'action de Freinet. Au milieu, une place qui servait à la fois de cour de récréation et de lieu de rencontre avec la vie du village.

Des textes dans L'Ecole Emancipée

Rien dans NPP n'est signalé d'une douzaine d'interventions écrites* de Freinet dans la revue L'Ecole Emancipée, entre mai 1920 et juin 21. Ces textes révèlent un militant combattif qui est loin d'aborder naïvement les nouveaux problèmes qui se posent à lui. L'Ecole Emancipée, créée en 1910, est alors la revue de la Fédération de l'Enseignement, la branche la plus à gauche du syndicalisme enseignant de l'époque. Elle compte 4000 membres (3% des instituteurs), anarcho-syndicalistes pour la plupart, avec une forte minorité d'admirateurs de la Révolution d'octobre.
* Dans un mémoire de DEA en Sciences de l'Education, à l'université de Rouen, Denis Roycourt a étudié en détail ces textes (lire sa participation au colloque Actualité de la pédagogie Freinet, dont les actes ont été publiés en 1989 par les Presses Universitaires de Bordeaux, pp. 41 à 52).
Que ressort-il de la lecture de ces textes? Tout d'abord, le tempérament de leader que révèle d'emblée Freinet (n'oublions pas qu'il n'a que 23 ans; cette précocité explique peut-être l'attention particulière qu'il portera plus tard aux jeunes militants de son mouvement). Même quand il suscite des contradictions, il se trouve pratiquement toujours au centre des débats autour du thème : la révolution à l'école .
Critiquant l'école capitaliste et son conditionnement autoritaire, il affirme : Sans la révolution à l'école, la révolution politique et économique ne sera qu'éphémère . Dans un article suivant : Si nous ne trouvons pas de réponses adéquates à toutes les questions d'éducation, nous continuerons de forger "des âmes d'esclaves" à nos enfants . Dans un autre, il ajoute : Il faut donner la vie à nos enfants. Pour cela, il n'y a qu'un moyen : les faire vivre, non de la vie factice et réglée d'aujourd'hui, mais de leur vie à eux. Il faut les faire vivre en République dès l'école.
En revanche, il refuse de s'enfermer dans le verbalisme révolutionnaire ou dans un activisme hasardeux. Devant un projet de grève voué à l'échec certain, il n'hésite pas à écrire : Nous ne sommes pas prêts. Au lieu d'essayer de couvrir notre impuissance par de la phraséologie révolutionnaire, voyons enfin notre situation et, au travail.
Dans un autre article : Le mode d'enseignement, le système d'éducation, nous serons obligés de l'adapter aux écoles et aux maîtres existant actuellement. Mais les principes à la base de cette éducation, il faut qu'ils rompent avec le mensonge et le monstrueux égarement qui nous entourent.
On reconnaît déjà la démarche réaliste de Freinet : définir clairement son cap et avancer avec patience et détermination. Son choix idéologique est déjà affirmé : la nécessité d'une révolution au sein de l'éducation mais en refusant tout endoctrinement. Avons-nous le droit d'imposer aux enfants un dogme capitaliste ou communiste, en leur donnant une tournure d'esprit qui les empêchera de chercher la vraie loi de la société?

Ce qui frappe aussi dans ces divers articles, c'est sa connaissance de ce qui se passe à l'étranger, notamment en Allemagne (à 18 mois de l'armistice, est-ce si évident pour un mutilé de guerre?). Il cite à plusieurs reprises l'expérience de l'école nouvelle de Hambourg qu'il n'a pas encore visitée. Il affirme nettement que l'éducation nouvelle sera internationale et préconise les échanges entre instituteurs grâce à l'espéranto.


Lectures et rencontres multiples

A cette époque paraît un livre du sociologue suisse Adolphe Ferrière, intitulé Transformons l'école. On se doute que Freinet ne reste pas insensible à un tel titre. Il lit également l'ouvrage précédent de l'auteur, L'école active, qui lui fait connaître de nombreuses expériences d'éducation nouvelle dans le monde entier.
Il lit ou relit les philosophes pédagogues (Rabelais, Montaigne, Rousseau et l'éducateur rousseauiste Pestalozzi), moins pour trouver des réponses à ses problèmes que pour voir comment ils se posent les questions fondamentales ; également pour se placer sous leur haut patronage dans ses actions personnelles. Il fera de même lorsque paraîtront les Instructions Officielles de 1923 qui redéfinissent les programmes et les méthodes de l'enseignement primaire. Beaucoup plus ouvertes que les précédentes, elles seront d'abord peu appliquées dans la plupart des classes et Freinet ne cessera de montrer qu'il ne fait que réaliser pleinement les intentions générales qui s'y expriment.
D'après NPP (p. 27), à cette époque, il passe avec succès l'examen du professorat de lettres des Ecoles Primaires Supérieures, mais renonce à cette voie après avoir visité le poste de Brignoles qu'on lui proposait. Je n'en ai retrouvé aucune trace. Une chose est certaine : Freinet lit beaucoup. Non pour acquérir un vernis culturel ou accumuler des connaissances selon les schémas scolaires traditionnels qu'il critique tant (le capitalisme de culture, selon son expression qui signifie plus exactement : capitalisation des savoirs). Il se comporte plutôt en orpailleur, passant au tamis des quantités d'alluvions pour ne garder que les pépites qu'il fera fondre dans son creuset personnel. Bien que l'image soit moins poétique et peut-être iconoclaste, il fait penser aussi au bricoleur un peu chiffonnier, fouillant partout, mettant de côté, çà et là, un élément apparemment inutile dont lui seul sait qu'il en aura un jour l'usage, en le transformant selon son projet.
La symbolique de l'homme de la base, puisant l'essentiel de sa pensée dans son génie personnel et son expérience, amène trop souvent à minimiser ces apports extérieurs préliminaires qui sont pourtant évidents et n'altèrent en rien l'originalité profonde de Freinet.
Car il faut distinguer deux types d'autodidactes dans la façon de puiser dans leur environnement culturel. Les premiers, fonctionnant généralement en vase clos, sont subjugués par leurs trouvailles successives et les enchâssent telles quelles dans leur construction personnelle, comme les orfèvres du haut moyen âge. En fait, ils procèdent par simple accumulation, comme hélas! certains universitaires, avec moins de cohérence que ces derniers, mais un charme baroque naît parfois de l'hétéroclite.
Les seconds, parce qu'ils se confrontent en permanence à la réalité et dialoguent avec les autres, ne peuvent se contenter d'accumuler; ils assimilent les apports de telle façon qu'ils les transforment en sécrétion personnelle. Une grande attention est souvent nécessaire pour reconnaître dans leurs initiatives une influence extérieure et l'on serait tenté parfois de les accuser de plagiat, alors qu'ils n'ont jamais caché leurs sources ni les influences ressenties. En ce sens, tout novateur travaillant sur un terrain non défriché se comporte en autodidacte, même quand il a préalablement suivi un cursus classique. Freinet appartient à ce deuxième type, plus proche d'un Picasso que d'un facteur Cheval.
L'été 1922, à l'invitation de son ami allemand Siemss, directeur (chargé de cours) d'une école de 14 classes, il se rend en Allemagne et prend réellement contact avec l'école de Hambourg qu'il avait si souvent citée de réputation.
L'été 1923, c'est à Montreux (Suisse) qu'il assiste au congrès de la Ligue Internationale pour l'Education Nouvelle où il rencontre ceux dont il avait lu le nom dans le livre de Ferrière. Nous retrouvons l'écho de ces deux voyages dans Clarté.


Des articles dans Clarté

Henri Barbusse qui dirige cette revue proche du parti communiste, en ouvre les colonnes à Freinet. Ce dernier y publie neuf articles, échelonnés de janvier 1923 à juin 1925.
Le premier article (n° 29, du 15 janvier 1923), inspiré par son récent voyage en Allemagne, traite des instituteurs allemands
. Il y insiste sur l'école unique qui réunit obligatoirement tous les enfants de 6 à 10 ans. Deux éléments importants : le conseil des maîtres, doté de réels pouvoirs, et le conseil des parents qui s'occupe des questions matérielles et pédagogiques mais, par manque de confiance en eux, les parents ne sont pas encore à la hauteur de leur tâche. Freinet cite en exemple l'Etat de Hambourg qui s'est donné pour but l'instruction de milliers d'ouvriers.
Le second (n° 35, du 5 mai 23) évoque la morale laïque. Après des considérations générales sur la morale cléricale et le dogme laïc nationaliste qui déboucha sur la guerre, il conclut en se référant à John Dewey : Il faut, si nous voulons que l'école contribue à la moralité, que nous en fassions une "institution réelle et vivante", car "la seule manière de se préparer à une tâche sociale est d'être engagé dans la vie sociale".
Le troisième (n° 42, du 1er septembre 23) est consacré à Pestalozzi, éducateur du peuple.
Freinet y insiste particulièrement sur le caractère populaire de l'action du grand éducateur suisse.
Les articles suivants portent le titre commun : Vers l'école du prolétariat. Le quatrième (n° 47, du 15 nov. 23), donne un long compte rendu du congrès de la Ligue Internationale pour l'Education Nouvelle à Montreux. après avoir opposé cette "internationale" très bourgeoise à L'Internationale de l'Enseignement (prolongement de la syndicale et révolutionnaire Fédération de l'Enseignement dont il est adhérent).
Congrès honnête, académique, où l'on écoute sans passion, où l'on discute à peine. Beaucoup de directeurs (d'écoles privées dont les frais d'écolage interdisent l'accès aux enfants des familles non privilégiées). Les instituteurs sont totalement absents. Les pays pauvres, désavantagés par le change, sont à peine représentés, les Russes jugés trop compromettants. M. Ferrière se fait timide toutes les fois qu'il traite des relations entre l'école et la société. (...) Un certain M. Wilson découvre toute la misère capitaliste pour conclure : "Ne crions pas contre le capitalisme. Faisons en sorte que la machine serve vraiment au bonheur humain".
Freinet rencontre le Dr Decroly, le grand pédagogue belge, Cousinet, inspecteur français qui a introduit le travail par groupes, le professeur genevois Baudouin, spécialiste de la psychanalyse, Coué, le créateur de la fameuse méthode d'autosuggestion, et aussi le professeur Cizek, de Vienne, qui montre avec des projections ce qu'on peut obtenir, en fait d'art et par la liberté des enfants du peuple
.
Il est attentif aux expériences de Paul Geheeb dans son école de l'Odenwald (Allemagne) : Une libre communauté qui est surtout remarquable par la réalisation d'un milieu social dont la perfection, au milieu de la société capitaliste, n'est guère explicable que par l'isolement. On y pratique les bains d'air, corps nu (éducation sexuelle naturelle), le libre travail aux champs et à l'école, et un enseignement en rapport avec ce nouveau mode de vie. Mais il juge abusif le nombre d'éducateurs (15 pour une quarantaine d'enfants). Aurait-on même un gouvernement prolétarien tout dévoué à l'enfance, il serait impossible de recruter consciencieusement un nombre suffisant de maîtres. (...)Il nous faut donc trouver une autre technique de l'enseignement en commun. (...) Que sera cette technique? Au point de vue discipline, c'est la libre communauté scolaire qui libère l'enfant de l'adulte. (...) L'enfant peut beaucoup apprendre de lui-même; il suffit de lui en donner l'occasion. Il faut cependant que l'adulte intervienne au moment voulu pour hâter le développement des enfants ou pour prévenir leurs erreurs. (...) L'enseignement ainsi compris devient une oeuvre infiniment délicate, qui demande beaucoup de tact et une connaissance approfondie de l'enfant. Nous aurons moins d'éducateurs (que les écoles nouvelles citées) mais les éducateurs devront être préparés minutieusement à leur métier.
La conclusion exclut cependant tout sectarisme : La Ligue sera incapable d'obtenir la mise en pratique de principes dont elle aura prôné la valeur. L'oeuvre de réalisation, c'est à nous de l'entreprendre, grâce à notre vivante Internationale. Mais nous aurons souvent à demander conseil à cette Ligue pour l'Education Nouvelle et nous trouverons, dans les livres et revues qui publient les travaux de ses membres, quelques-uns des matériaux pour l'Ecole du Prolétariat.
Freinet est déjà tout entier dans cette phrase : prendre son bien partout où il se trouve afin de l'utiliser, souvent d'une façon différente, dans une autre stratégie.
Le cinquième article (n° 49, du 15 décembre 23) est consacré à la discipline nouvelle, à la libre communauté scolaire et aux écoles de la révolution. Freinet observe la volonté des créateurs d'écoles nouvelles bourgeoises de les installer en pleine nature : Pour nous, ce choix nous paraît être une condamnation du système capitaliste. Il confond un peu régime capitaliste et système industriel, mais la critique est judicieuse : si un tel milieu est incompatible avec la formation des enfants privilégiés, pourquoi y laisse-t-on s'étioler les autres? Des écoles d'esprit analogue - telles que les écoles communautaires de Hambourg ou les écoles nouvelles de Russie - ont pu vivre et prospérer dans un milieu social régénéré par la Révolution. Est-ce à dire que les écoles futures doivent rechercher la vie fiévreuse des usines plutôt que le calme des champs, des montagnes? Les écoles seront de préférence dans des endroits paisibles, mais vivants (forêts et jardins). (...) La Révolution s'efforcera de placer l'enfant dans un milieu non pas luxueux mais beau et harmonieux.
Quant à l'éducation : Au monde nouveau devra correspondre une nouvelle activité et on ne comprendrait pas que, dans une société où le libre travail sera roi, l'école s'en tint encore aux pratiques désuètes d'autoritarisme et de servilité. L'école nouvelle sera nécessairement l'école de la liberté,
(...) milieu basé sur la liberté sociale et non sur la liberté intégrale chère aux anarchistes.
Parlant de l'expérience de Hambourg : Ces enfants, livrés à eux-mêmes durant les journées de crise révolutionnaires, ne furent pas toujours capables de sortir seuls de l'anarchie. Mais, là surtout où quelque adulte intelligent put les y aider, les bandes d'enfants s'organisèrent spontanément et s'installèrent dans des châteaux et des villas où ils s'instruisirent en commun. Il est cependant probable que, dans bien des cas, ces bandes n'auront pu franchir le stade intermédiaire qui est le règne des meneurs.
On observe là déjà sa méfiance à l'égard de l'utopie non directive. Pour lui, la liberté fait partie des apprentissages sociaux. Il conclut que la libre communauté scolaire sera la forme révolutionnaire de l'école du prolétariat.
L'article suivant (n° 60, du 1er juin 24), intitulé La dernière étape de l'école capitaliste
dénonce l'accumulation des connaissances au détriment de l'équilibre personnel et de l'harmonie sociale.
Le septième article (n° 62, du 1er juillet 24) est consacré à l'école du travail. Faisant la critique de la conception petite-bourgeoise et réformiste de l'Ecole du travail allemande, il témoigne d'une réelle connaissance de Kerchensteiner, Gauding et Blonsky mais ne semble pas encore connaître les idées du soviétique Pistrak. Freinet préconise d'abord pour les enfants les travaux au sein de la nature (cultures, élevages, construction d'abris primitifs, ébauches d'industrie) car ils sont une création constante qui développe l'intelligence et la raison, tout en familiarisant avec les premières pratiques scolaires : lire, écrire, compter, mesurer, peser, etc. (programme très proche de Decroly). Mais il va plus loin : A mesure qu'ils acquerront le sens de l'entraide et de la sociabilité, les élèves accéderont à un nouveau stade de l'éducation, celui de la différenciation lente des métiers. (...) La dernière étape sera la division actuelle du travail, caractérisée par le machinisme. Mais un tel enseignement ne devra pas être prématuré. Une des suggestions de Freinet nous fait songer aux futurs tenants de la Révolution culturelle chinoise : L'école doit rester l'école du travail. Non pas exclusivement car nous serons parfois en présence de chercheurs passionnés pour les spéculations intellectuelles pures. Mais du moins l'école devra garder cet autre correctif : être une branche de la production. Que l'étudiant se livre aux fantaisies intellectuelles qui lui plairont, mais pas avant de s'être acquitté de ses premiers devoirs sociaux, c'est-à-dire d'avoir contribué par son travail à créer la richesse sociale.
On le voit, avant même d'avoir transformé sa propre classe, Freinet a déjà défini les grands axes d'une autre pédagogie. Les deux articles suivants se reliant à ses nouvelles initiatives pédagogiques, nous en parlerons plus loin.

Au coeur du mouvement coopératif adulte

Dans NPP, est évoqué à plusieurs reprises le rôle déterminant de Freinet dans la création de coopératives ouvrières ou rurales. Faute d'avoir accès à des archives de ces coopératives, il est difficile de donner des précisions pour cette période. En plus de son action dans son village natal, on peut affirmer qu'il est impliqué dans la vie de l'épicerie coopérative L'Abeille baroise qui occupe, sur la place principale de Bar-sur-Loup, un ancien petit bastion attribué maintenant à l'office du tourisme. Il arrive qu'on le trouve parfois aidant au comptoir, le soir, emplissant un litre de vin de pays ou une mesure d'huile d'olive.
Il ne partage pas l'illusion réformiste, selon laquelle la société pourrait passer, progressivement et en douceur, de l'économie capitaliste à une économie coopérative et mutualiste, alors qu'il juge nécessaire une révolution sociale profonde. Mais il refuse de reporter après le "grand soir" les changements immédiatement possibles. Même si l'on ne peut encore tout transformer, pourquoi ne pas changer dès maintenant ce qui peut l'être ? C'est la démarche qu'il appliquera aussi dans l'école.

Une patiente observation des enfants

Les extraits qui suivent ont une histoire. Parmi les archives pédagogiques sauvées en 1986, se trouvaient essentiellement des éditions, des circulaires, des journaux scolaires et des dessins. En triant et classant tous ces documents, je découvris des copies, sans nom d'auteur, d'observations d'un même enfant échelonnées sur plusieurs années. Le prénom, Joseph, faisait penser à un petit élève de Bar-sur-Loup évoqué dans NPP (p. 19 à 23), mais un prénom ne constitue pas une preuve. D'autre part, si le style des notations pouvait rappeler celui de Freinet, comment expliquer qu'un tel document soit resté si longtemps inédit et, en tout cas, ignoré?
Devant l'intérêt de ces observations, quel qu'en ait été l'auteur, je décidai de les publier dans le bulletin des Amis de Freinet, en espérant que l'un des plus anciens lecteurs, compagnons de la première heure de Freinet, pourraient nous aider à en savoir plus. Quelques semaines plus tard, la fille de Freinet, Madeleine Bens elle-même, confirma, photocopie d'une note manuscrite à l'appui, que son père était bien l'auteur de ces notes, sans préciser s'il en existait d'autres dans ses archives. Il ne fait donc plus de doute que ces observations concernent le petit Joseph de Bar-sur-Loup. Comme elles commencent dès sa petite enfance, bien avant son admission à l'école, leur rédaction pourrait s'échelonner durant presque tout le séjour de Freinet à Bar-sur-Loup (de 1920 à 1928). Ces notations qui semblent préfigurer certaines pages écrites, vingt ans plus tard, dans Conseils aux parents, L'Education du travail et Essai de psychologie sensible, ne pouvaient rester inconnues. En voici quelques extraits :

Il y a des enfants que les parents élèvent. Ils leur apprennent à manger en leur mâchant parfois les aliments ; ils les habituent patiemment à parler, à marcher.
Car, que serait l'enfant faible et désarmé sans le secours de sa mère et de son père?
Il mourrait! ou resterait muet et estropié!
Eh! bien, Joseph n'a pas de père. Sa mère l'a mis au monde un jour sans que nul, dans le village ne s'en émût. Et l'enfant poussa, avec sa maigre ration de lait que lui donnait honteusement sa mère.
Et quelques mois après, Joseph descendait dans la rue à quatre pattes, au risque de se tuer cent fois en roulant les quatre marches d'escalier qui, de la maison, débouchent sur la place.
Mais quelle bonne maman que cette place! Avec, pour tout vêtement, une robe translucide et déchirée qui lui sert de chemise et de tablier, Joseph prend corps avec la place. Il est là, assis dans la terre, les formes grassouillettes de son derrière nu se meurtrissant aux petits cailloux pointus. Il prend le sable à pleine main et le fait tomber sur sa tête en une jolie cascade qu'il admire avec sa figure épanouie... Et le sable parsème ses belles boucles blondes, vierges et pouilleuses, que le fer ni le peigne n'ont encore touchées.
Il porte à la bouche tout ce qui tombe sous sa main. Si c'est bon, il le savoure, même si les gens, autour de lui, font une effroyable mine de dégoût. Si c'est mauvais, il a toujours le temps de le repousser et de le faire tomber sur le devant de sa robe d'où il le chasse avec sa main, geste de coquetterie.
Tel qu'il est, petit sauvageon dégoûtant, on l'admire. On admire ses beaux yeux noirs pétillants; on admire surtout sa patience et son sans-gêne...
La nature est tout de même une bonne mère. Toutes les saletés que Joseph a ramassées et mangées ne l'ont pas tué ; au contraire, regardez ses bonnes joues d'enfant Jésus. Les charrettes et les automobiles ne l'ont pas écrasé non plus... et dieu sait s'il en passe pourtant!
Mais cet enfant ne peut pas prospérer! Personne ne s'occupe de lui. Sa mère le connaît à peine, comme la chatte qui court après les mâles. Une vieille grand mère qui a bien d'autres soucis, le couche le soir, le lève le matin et lui donne le jour quelques morceaux de pain.
Et pourtant Joseph pousse.

*

Il s'est dressé sur ses pattes!
Pourtant, personne ne l'a accompagné durant de longues journées dans une marche difficile et hésitante. Et le voilà droit! Il marche! S'il tombe, ma foi!... il se ramasse... Il pleure d'abord à plat ventre, la bouche et le nez dans la terre. Il pleure très fort comme tous les enfants, espérant peut-être que quelque divinité viendra le relever et le consoler.
Et puis, il ouvre ses yeux tout brillants de larmes. Des paillettes brillent dans le sable; un petit bâton noir le tente... L'enfant les saisit à pleine main, les remue, les jette et les reprend. Il est encore à plat ventre comme il était tombé, mais il ne pleure plus ; il ne se souvient plus même d'être tombé... Et il gazouille... Il parle à la terre sa mère, à la branche son amie.
Il remue enfin. Mais c'est pour se coucher sur le dos cette fois. Sa robe s'est repliée sous les épaules et on voit le corps comme un ver nu. Joseph, jambes en l'air, s'en soucie bien peu. Il est maintenant occupé à faire cascader sur son ventre chaud le sable frais qui brille et danse au soleil.

*

Il commence à courir vers la campagne. Et, si la grand-mère ne veut pas l'emmener, il se couche sur le dos, en dressant ses jambes en l'air et criant à tue-tête, comme s'il allait mourir. Et peut-être bien qu'il souffre beaucoup de ne pouvoir quitter la place pour les champs où il serait si bien.
Les occupations ne lui manquent pourtant pas.
Il a quelques vieilles boîtes de conserve rouillées, aux bords échancrés. Avec ces ustensiles, il porte de la terre dans un coin du parapet ; puis il va chercher de l'eau à la fontaine toute proche et il passe de longs instants à faire couler l'eau sur le sable qu'elle entraîne. La petite rivière disparaît entre deux pierres. Et c'est toujours avec le même frémissement de joyeuse attente qu'il la voit reparaître au-dessous.
Quand il a soif, ces boîtes qui ont contenu tant de choses font office de verre. Et parfois, comme pour donner un peu plus de goût à l'eau claire, il la parsème de sable et la remue avec un bâton souillé. Puis il boit avec délices.

*

C'est l'automne : les feuilles sèches s'entassent au pied des murs.
Joseph en prend d'énormes brassées et les porte consciencieusement dans un coin entre deux branches formant berceau. Sans se lasser, il répète son geste jusqu'à ce qu'une bonne couche fasse un lit moelleux. On croirait voir un petit primitif préparant son repos de la nuit. Et de fait Joseph s'allonge avec volupté dans son lit dont les feuilles crissent. Puis plus rien ne bouge. Un instant Joseph a fermé les yeux. Il joue tout seul à l'enfant endormi.
Un oiseau gazouille, une poule gratte tout près de l'eau. Debout, voici le matin.
Il se dresse, se secoue, éparpille les feuilles et s'en va à une autre occupation.

*

Et voici l'hiver.
Malgré le vent froid, De bonne heure, Joseph redescend les marches de l'escalier. Il joue avec le vent qui enfle ses jupes et mord à même dans ses cuisses grassouillettes. Mais Joseph chante.
A-t-il froid ? Souffre-t-il ? On ne peut le dire. Il doit bien sûr sentir la bise qui pique. Mais il considère peut-être que c'est là un petit mal naturel, comme la main de la mère qui frappe, comme la pierre qui le blesse quand il tombe. Si la douleur est trop vive, il pleure un instant, puis reprend sa vie.
Le garde a entassé les dernières feuilles et les a allumées. Joseph tourne un instant dans la fumée âcre; puis s'approche du foyer. Il souffle et voit en effet le feu incolore qui grignote les feuilles sales. Plus il souffle fort, plus le feu mord à grandes bouchées.
Remuons un peu ! Mettons un peu de papier, c'est bien plus amusant.
Voici un tison. Joseph souffle bien, car le voilà bien embrasé. Il regarde un peu à droite et à gauche. Personne de suspect. Prestement il emporte le tison dans un coin derrière la coopérative; il approche fébrilement des brindilles et du papier. Il souffle.
Le beau feu flambe. Et Joseph, les bras levés, chante un hymne au feu qu'il a maîtrisé et asservi.

*

Ah! ces bonnes soirées d'hiver devant le feu qui brûle la face ! les paisibles dîners, à la lueur d'une bonne flambée ! les veillées dont le souvenir nous est si doux à tous !
Hélas! Joseph n'a rien de tout cela. Ce qu'il a au juste, je n'en sais rien car je n'ai jamais pénétré dans sa maison. Mais je sais que le bois est rare - et plus rare encore la place pour la nombreuse famille. Il y a le grand-père que Joseph appelle "son père"; la grand-mère qui est "ma mère"; la mère qui est on ne sait quoi pour lui; un frère et une soeur qui ne savent que crier de leur voix éraillée. Ils ont à tous une cuisine et une chambre.
Calme de la maison paternelle!
Le soir, vers 7 h, j'entends souvent Joseph qui pleure de toute son âme. Savez-vous ce que c'est que pleurer de toute son âme? Tout le corps, tout le cerveau est secoué alors par une peine accablante, une peine qui vous ferait mourir. Les hommes sentent encore cela quand un malheur épouvantable les atteint.
Ce soir Joseph pousse des sanglots de malheureux.
Et brusquement, dominant les sanglots, les arrêtant un court instant, la voix de la mégère - de la maman - crie : - Ah! r.r.r! Tu vas voir ce que je te fais là-dessous!
Et je devine Joseph sous le noir de la table, frémissant de terreur et d'angoisse.
Un instant après, la porte s'ouvre. Joseph descend dans la rue, une bouteille au bras et se dirige vers la coopé.
- Un litre de vin...
Et il s'en retourne en traînant ses savates. La porte se referme et assourdit à nouveau le continuel bruit de disputes.

*

Joseph n'a pas de bonne maman, mais Joseph a un chat. C'est un joli chat noir qu'il prend dans ses bras et serre très fort contre la poitrine. La chat confiant miaule, on ne sait trop si c'est de douleur ou de plaisir. Il allonge sa tête jusqu'à la figure de Joseph qui l'embrasse à pleine bouche.
Joseph fait la course avec son chat. Il l'emporte jusqu'au parapet. Là il le lâche brusquement, et tous deux, pieds nus, courent à toute vitesse vers la maison. Parfois Joseph - car il est leste - arrive à attraper la queue du chat. Celui-ci s'arrête alors, désappointé, et sa minauderie semble dire : recommençons !
Cette fois - peut-être le chat a-t-il à dessein accéléré sa course -, cette fois, Joseph est bien en arrière. Et voilà déjà le chat sur le pas de la porte où il attend Joseph.
Tous deux s'en vont à la maison où ils partagent une croûte de pain.

*

Joseph a grandi et il est à l'école. Tout l'intéresse d'abord sauf la classe.
Le chat à l'école
Il y a une petite souris dans le placard de l'école. Elle ronge le papier. Il faut l'attraper. Joseph s'offre pour débarrasser et chercher la souris. Il suit avec attention les traces diverses, comme un chat. Mais il n'a rien vu.
On lui a suggéré d'apporter son chat. D'abord il était décidé. puis il a réfléchi : son chat languira tout seul là. Il sera mal, il aura froid.
- Oh! je peux pas l'apporter, il ne veut pas.
Et il n'y a rien à faire. Car ce soir, quand tout criera dans la maison, il caressera le chat. Il s'endormira en le tenant dans les bras.
Je n'ai pas voulu le priver de cette consolation.
Finalement, son frère a apporté le chat pour manger la souris de notre placard. Lui ne voulait pas. Et, au moment de sortir, il lui a jeté un dernier coup d'oeil compatissant.
Le matin, Joseph était là de bonne heure.
- Je ne sais pas s'il a dormi dans un bureau.
Le chat s'était couché tranquillement sur la chaise.

*

Hiver
Derrière la coopérative, ils sont cinq ou six autour d'un petit tas fumant de brindilles. Ils ont mis deux pierres avec, dessus, un petit entonnoir qui est la cheminée. Et chacun, à tour de rôle, s'époumone à souffler. Et quand le souffle ou la fumée fait chavirer l'entonnoir, ils s'écartent et frissonnent de peur.
Le feu brûle maintenant... Puis il reste un peu de braise. Joseph va prendre chez lui quelques châtaignes et les enterre sous la cendre.
Ce jour-là justement, il y avait encore un peu de neige. Mais Joseph et Ginetto surveillaient les châtaignes qui rôtissaient. Mais on est rentré (en classe) et les châtaignes n'étaient pas encore cuites.
Et pendant que les autres pensaient au bonhomme de neige, eux avaient l'esprit et la bouche pleins de châtaignes rôties et brûlées.

*

Joseph accourt avec une poignée de brindilles dans la main. Et les autres enfants, grands et petits, le suivent. Ils sont tous là maintenant, accroupis sous un recoin du mur et un peu de fumée monte par instant. Celui qui vient de souffler se redresse en s'essuyant les yeux, inspecte le chemin et le champ, puis s'accroupit pour suivre en frémissant les progrès du feu.
Tout d'un coup, un flottement étrange se produit dans le groupe attentif. Joseph se dresse aussi, regarde et remarque tristement :
- Va, il ne nous dit rien!...
Mais tout de même,par prudence, il ramasse son bâton, son chapeau qu'il avait sur les genoux, un gros rouleau de papier, et, lentement, sans rien dire, s'en va en suivant le mur et disparaît dans une ruelle. Les autres n'ont pas même fait de réflexion. En bons moutons craintifs, ils ont suivi Joseph, les pieds sur ses talons et ont disparu de même.
Le feu est seul maintenant et s'éteint... Le gendarme passe, sans regarder même, et sans se douter qu'il vient de faire fuir Joseph et ses servants.

*

Je rappelle à Joseph que, lorsqu'il était petit, il ne voulait pas venir à l'école. Joseph répond :
- Oui, mais j'avais un hanneton dans le trou d'un mur et il fallait que je le surveille. Alors je ne pouvais pas venir à l'école.

*

- Oh! Monsieur, il est entré une grosse bête dans le placard. Et il ouvre, cherche avidement comme un chien de chasse. Il découvre enfin une sorte de petit mille-pattes qu'il jette sur le parquet.

Voyage en URSS

Comme ce voyage s'inscrit dans la logique des précédents (Hambourg, Montreux), je l'inclus dans ce chapitre, mais la rigueur chronologique m'obligera à revenir en arrière au chapitre suivant.
En 1925, le syndicat pan-russe des Travailleurs de l'Enseignement lance une invitation aux instituteurs d'Europe occidentale. Une cinquantaine d'entre eux seront pris en charge pendant leur séjour par les syndicalistes soviétiques. Par contre, les frais de passeport et de voyage jusqu'à la frontière (2000 F de l'époque) seront à la charge des invités. Le Syndicat National des Instituteurs (réformiste) n'en a pas informé ses syndiqués, mais la Fédération de l'Enseignement a fait paraître plusieurs articles à ce sujet dans L'Ecole Emancipée. Freinet se porte candidat au voyage.
Dans la délégation, se trouvent quatre Allemands, un Luxembourgeois, un Belge, tous socio-démocrates, une Italienne communiste, cinq Français, dont un seul communiste (Boyer) et les autres sans parti (Blutte, Wullens, Françon et Freinet).
Nous connaissons ce voyage d'après deux textes publiés en 1927 par la revue de Wullens Les Humbles : l'un est de Wullens lui-même, intitulé Paris-Moscou-Tiflis (P.M.T., 232 p.)*, l'autre de Freinet : Un mois avec les enfants russes (M.E.R., 57 p.). Certains lecteurs des deux textes m'ont dit avoir été déçus par la brochure de Freinet face au livre de Wullens. C'est, à mon avis, oublier qu'ils n'ont ni la même ampleur, ni, surtout, le même but.
* Les lecteurs pourront lire l'analyse que donne Michel Launay du livre de Wullens dans Actualité de la pédagogie Freinet (Presses Universitaires de Bordeaux, 1989), pp. 53 à 62.
Pour Wullens, le propos est clair : malgré ses réticences, il est allé voir sur place et a été convaincu des transformations positives opérées par la révolution soviétique. Il en fait la démonstration, sans cacher quelques critiques légères mais en montrant leur faible poids par rapport à l'ensemble. Au total, le témoignage "globalement positif" d'un militant politique, salué comme tel par la presse communiste de l'époque.
Pour Freinet, l'objectif est différent : Des relations de voyage à l'usage des éducateurs ont paru dans divers journaux pédagogiques. J'ai pensé que nos grands élèves, ceux qui commencent à s'intéresser à l'organisation sociale -- à l'école ou dans la vie -- ne devaient pas être oubliés. Je leur dédie aujourd'hui ce modeste compte rendu .
Je ne retiens de Wullens qu'un passage montrant la volonté de Freinet de ne pas se contenter des visites organisées : Van de Moortel, fouinard et indiscipliné, ayant cru discerner une école dans le bâtiment voisin, a traversé la haie de clôture suivi par Freinet. Un quart d'heure d'attente, les camarades russes s'impatientent, craignent d'arriver en retard, prétendant que nous aurons le temps de voir des écoles, que cela n'est pas prévu au programme d'aujourd'hui, qu'il est l'heure de rentrer, etc. Van de Moortel et Freinet finissent par arriver, radieux. Ils sont entrés dans une grande salle de jeux où il y avait un piano. Van de Moortel a joué "l'Internationale" et de toutes les chambres, de tous les coins du jardin sont accourus des petits bonshommes à la face camuse, au teint bronzé : jeunes Tartares, orphelins, ayant failli mourir de faim lors de l'inondation de la Volga. Accueil enthousiaste des gamins aux grands camarades d'Occident. Cordialité des maîtres se désolant qu'on les surprenne dans une école en vacances, exhibant à la hâte journaux muraux, cahiers, diagrammes, travaux des élèves, etc., toutes choses que nous allions retrouver dans les écoles, les jours suivants, mais qui là, dans cette école, non préparée, où nul ne nous attendait, existaient pareillement. Le cortège se remet en route, salué par les acclamations de tous les hôtes de la maison. Un épisode semblable se déroule, à l'occasion d'une panne de voiture, avec la visite inopinée mais très chaleureuse d'un internat pour fillettes "arriérées".
Wullens et Freinet ont tous deux été subjugués par l'immense défilé de la journée internationale des Jeunesses Communistes, le 6 septembre à Léningrad. Après avoir dit qu'ils s'étaient arrangés pour arriver vers la fin, mésestimant le retard de la manifestation, Wullens reconnaît : Ma foi, il nous enthousiasma plus que nous ne l'avions cru : ces milliers de jeunes gens et de jeunes filles, fraternellement unis, avec leurs drapeaux rouges et leurs pancartes aux inscriptions vibrantes, voilà l'avenir de la révolution ! Ces jeunes générations qui montent et remplacent peu à peu les adorateurs d'icônes et les serviteurs du tsar, voilà qui peut donner confiance (PMT, p. 71). Cet enthousiasme ne l'empêchera pas de trouver rapidement qu'il s'agit là en fait de nouvelles icônes et d'un nouveau tsar. Son antistalinisme le poussera même à déclarer dans Les Humbles en 1938, après les accords de Munich, qu'Hitler est beaucoup moins dangereux que Staline et le fera verser plus tard dans la presse de la Collaboration.
Freinet, familier du carnaval de Nice, apprécie de découvrir qu'un défilé de chars peut avoir un contenu social et éducatif (MER, p. 21). Il reste éberlué devant le déferlement de cette foule (120 000 jeunes, affirment les guides).
Nos deux témoins s'intéressent au journal mural, affichage de propagande interne, utilisé aussi bien dans les usines que dans les écoles. Wullens s'acharne à en ramener en France des exemplaires (PMT, p. 81). Freinet de son côté (MER, p. 15), découvrant l'importance de la communication par affichage, lui donnera un autre contenu : d'abord exposition de documents, préparés par les élèves ou envoyés par leurs correspondants, et, plus tard, il appellera "Journal mural" l'expression publique par écrit des souhaits, critiques ou félicitations des enfants.
L'essentiel de sa brochure est consacré à l'éducation des enfants soviétiques. En plaisantant légèrement, on pourrait dire que Freinet admire surtout en URSS l'application des pédagogies anglo-saxonnes modernes. J'exagère à peine car il utilise des termes n'ayant rien de russe : les clubs (p. 29), le self-government (p. 23), le Dalton-Plan, méthode américaine de travail individualisé (p. 32). En fait, il confirme ses propos de Clarté : seule la révolution sociale donne sa véritable portée à l'éducation nouvelle, contradictoire avec l'injustice et l'exploitation de l'homme qui fondent le système capitaliste. Même point de vue dans son article de L'Ecole Emancipée (n° 7 du 8 novembre 25), Mes impressions de pédagogue en Russie soviétique qu'il conclut ainsi : Ce qui doit pourtant réconforter les chercheurs d'Occident, c'est de constater que les Russes ont recommencé nos expérience sur une vaste échelle. L'identité des résultats nous prouve que la pédagogie d'avant-garde occidentale est dans la bonne voie et elle nous encourage à continuer nos efforts pour préparer, en régime capitaliste, l'avènement de l'école du peuple.
Alors que certains l'accuseront plus tard de prétendre changer la société par la pédagogie, Freinet considère, au contraire, qu'il n'existe qu'une seule éducation fonctionnelle, conforme aux besoins des enfants et de la vie sociale. C'est seulement par l'éducation de la liberté (ni par l'endoctrinement - quel qu'il soit - , ni par le laisser-faire) que l'on forme des êtres libres, capables de décider de leur destin collectif et personnel. Dans les régimes d'injustice sociale, une telle éducation n'est tolérée que pour une minorité de privilégiés, dont elle renforcera l'emprise sur les masses n'en ayant pas bénéficié. Il faut donc démocratiser cette éducation en la généralisant, mais on ne peut faire l'économie de la révolution sociale qui seule lui donnera une perspective.
Pour l'heure, Freinet assiste en URSS à un vaste brassage de pratiques éducatives qu'il approuve. Cela contribue sans doute à son adhésion au Parti Communiste dont je ne peux fixer la date précise en 1925-26. On observera bientôt un gel de toutes les expériences admirées et la mise en place d'une pédagogie encore plus dogmatique et contraignante que celle que Freinet condamne en France. Il ne remettra pas pour autant en question son choix politique, car il considère l'abolition du capitalisme comme déterminante, mais il ne cessera de répéter qu'il rejette tout endoctrinement parce que c'est la manière la plus bête et la plus inefficace de former des hommes.
Curieusement, ni Wullens, ni Freinet ne citent le nom de Pistrak dont ils doivent avoir visité l'école expérimentale du Narkompross à Moscou, si l'on en croit Van de Moortel dans sa courte préface de la première traduction française du livre de ce pédagogue de pointe de l'école soviétique d'alors : Les problèmes fondamentaux de l'école du travail
(réédité en 1973 chez Desclée De Brouwer). Freinet semble pourtant influencé par cette expérience lorsqu'il construit sa propre pédagogie.

Vers la transformation des pratiques

Avant même d'avoir entamé le processus de transformation de sa classe, Freinet sait clairement où il veut aller. On glisse souvent trop rapidement sur cette période essentielle d'imprégnation et de maturation. Peut-être afin de prouver qu'en bon matérialiste, il tire toute théorie de sa pratique, selon le processus de tâtonnement expérimental qu'il décrira par la suite.
Il faut pourtant se rappeler que son expérience de l'éducation n'a pas débuté dans sa petite classe de Bar-sur-Loup, mais dans son village de Gars où il a vécu tant de découvertes passionnantes, dans ses écoles successives où il a subi le dogmatisme et l'ennui, dans les tranchées et les hôpitaux où il a mesuré l'imposture du nationalisme belliciste et l'immense gâchis qui en résulte. Par la confrontation des idées, il vient de clarifier ses choix fondamentaux : une éducation du travail et de la liberté au sein d'un groupe coopératif, une école conçue pour tous les enfants du peuple, dans la perspective d'une société internationaliste, libérée de l'exploitation.
Freinet ne s'embarque pas, tel Christophe Colomb, pour atteindre par une autre voie un continent connu. Il a défini les caps qui le conduiront vers un monde nouveau. Sur le choix des moyens, aucun sectarisme idéologique ne lui fera refuser ce qui est utilisable, sous prétexte que cela proviendrait d'une origine qu'il n'apprécie pas. Il ne lui faudra pas des décennies pour découvrir, comme les successeurs de Mao, que "les bons chats sont ceux qui attrapent les souris", l'important pour lui est de s'assurer auparavant qu'ils ne commenceront pas par dévorer tous les oiseaux.
Avant la rentrée charnière d'octobre 1924, qu'a-t-il déjà modifié dans sa classe? Seul son journal de bord pourrait peut-être nous informer. Ses observations d'enfants indiquent le climat général. Freinet raconte dans une interview enregistrée (livre-cassette Freinet par lui-même, PEMF, 06 Mouans-Sartoux), qu'il a commencé à changer sa pédagogie en pratiquant les "promenades scolaires", c'est-à-dire en allant étudier sur place la nature et les travaux des adultes. Un de ses anciens élèves, Lucien Pellegrini, confirmait en 1971 : Les "leçons de choses" en plein air étaient toujours l'occasion de découvertes passionnantes et chaque élève, en apportant ses brins de connaissances, contribuait à bâtir une leçon bien équilibrée et très vivante. Les insectes et les petits animaux n'étaient pas absents de ces discussions. Nous en apportions souvent en classe et le maître savait attirer notre attention sur le rôle qu'ils jouaient dans la nature.
Un hiatus se produisait au retour dans la classe, ajoute Freinet. Après les sorties, on écrivait un petit compte rendu collectif, mais on devait revenir bien vite aux exercices traditionnels des manuels, sans aucun rapport avec ce vécu. Il aurait fallu d'une part donner à chaque enfant un exemplaire lisible de ces textes, mémoire vivante de la classe (la polycopie donnait des résultats trop pâles), d'autre part proposer des documents et des exercices liés au sujet qui venait de susciter l'enthousiasme. Ce sera l'objet des recherches suivantes.


Les débuts d'une autre pratique de l'éducation
(1924-1926)


L'imprimerie à l'école


Des repères chronologiques à clarifier

Une légère entorse à la chronologie m'a fait parler précédemment du voyage en URSS pour l'inclure dans les influences extérieures. Cela m'oblige à revenir en arrière pour aborder la mise en oeuvre de nouvelles pratiques pédagogiques.
Dans NPP, sans précision sur la date à laquelle Freinet commence à imprimer, le début de sa première correspondance interscolaire avec René Daniel est situé à la rentrée scolaire de 1924 : On comprend l'émotion qui se cachait sous cette simple phrase transcrite, sans commentaire, sur une page du journal de bord : "28 octobre 24 : Maintenant, nous ne sommes plus seuls!" (NPP, p. 44). N'ayant jamais eu en mains le journal de bord de Freinet, rien ne m'autorise à contester qu'il ait écrit cette phrase à cette date. Une chose est pourtant certaine : Freinet lui-même (dans Les Techniques Freinet de l'Ecole Moderne, Colin-Bourrelier, p. 23, et dans le témoignage oral du livre-cassette Célestin Freinet par lui-même, confirmé par Daniel (sur la même cassette) affirme que c'est en octobre 26 que débute cette correspondance. Les imprimés des enfants bretons cités (NPP, p. 43) portent en réalité tous une date : 1927. Il nous faut donc rechercher le fil chronologique exact, en l'occurrence sous la plume du principal acteur de l'aventure : Freinet.

Une imprimerie utilisable par de jeunes enfants

Jusque là, les rares établissements d'éducation possédant une imprimerie utilisaient un matériel professionnel d'artisan imprimeur, manié par les plus grands. Le jeune âge des élèves de Freinet (CP-CE) et ses faibles moyens financiers excluent une solution de ce type, tout comme le manque d'espace dans sa classe. Dans son livre L'Imprimerie à l'Ecole, publié en 1927 chez Ferrary à Boulogne-sur-Seine (à ne pas confondre avec la seconde édition, publiée en 1935 à Vence et profondément remaniée), Freinet écrit : Après mûre réflexion, après des hésitations et de nombreuses recherches pour découvrir, dans le commerce, une presse à main d'un prix abordable, d'une simplicité de manoeuvre et d'un rendement typographique suffisants pour l'usage que je m'en proposais, je commandai la presse à main "La Lino", qui m'apparut comme remplissant le plus de conditions désirables. En octobre 1924, j'installai la presse à l'école et nous commençâmes le travail .
Comme il est seul à démarrer cette expérience, on voit mal comment pourrait naître immédiatement un échange. Si Freinet écrit le 28 octobre 24 : Nous ne sommes plus seuls, il ne peut s'agir que d'encouragements reçus de personnes auxquelles il aurait envoyé ses premiers essais. Trois noms connus se présentent aussitôt à l'esprit : Ferrière, Barbusse, Romain Rolland dont nous savons qu'ils ont très tôt soutenu chaleureusement ses expériences.
L'imprimerie choisie n'avait pas été conçue à des fins pédagogiques, mais pour permettre à des commerçants d'éditer eux-mêmes les étiquettes et papillons publicitaires dont ils pouvaient avoir besoin. Les caractères de plomb étaient de type professionnel. Par contre, les composteurs d'une seule ligne, en cuivre, avec vis de serrage, permettaient une manipulation simple pour de non-professionnels. Quant à la presse de bois, elle présentait une caractéristique singulière la différenciant de toutes les autres. Sans doute par analogie avec les cachets de caoutchouc ou de métal, couramment employés dans les commerces et les bureaux, le bloc de caractères n'était pas fixé sur le socle, comme sur toutes les presses d'imprimerie, mais sur le volet abattant. Ce qui exigeait un serrage vigoureux des composteurs, nécessitant une poigne forte, et occasionnait une fatigue supplémentaire des enfants pour rabattre totalement le volet afin de procéder à chaque encrage. A l'expérience, cette anomalie technique motiva la première modification apportée par Freinet et les caractères de plomb furent définitivement posés sur le socle fixe de la presse.
Freinet précise : Nous avons ainsi, durant l'année scolaire 1924-25, imprimé environ 2000 lignes qui correspondent à un livre de lecture ordinaire de 100 pages. Nous avons donc là notre livre, non seulement copieux, mais vécu, travaillé, scruté ligne à ligne, et dont l'intérêt pour les élèves est tout simplement une révélation.
Il ne passe sous silence ses prédécesseurs dans l'utilisation de l'imprimerie avec des jeunes. Dans son livre, il cite (p. 7) les exemples qu'il connaît* : bon nombre d'écoles nouvelles allemandes, quelques écoles russes. En Belgique, l'école Decroly publie chaque mois Le Courrier de l'Ecole.
En France, l'inspecteur Cousinet fait imprimer par un professionnel L'Oiseau bleu, revue de textes d'enfants écrits pour des enfants. Mais nous allons voir que Freinet attend bien davantage de l'imprimerie.
* Il semble ignorer à cette époque l'action de Paul Robin à l'orphelinat de Cempuis et celle de Sébastien Faure à La Ruche.

Première diffusion de l'expérience

A la suite de ses premiers essais, Freinet écrit deux articles pour Clarté, toujours sous le titre général Vers l'école du prolétariat. . Dans le n° 73 (avril 25), avec le sous-titre Les manuels scolaires, il se livre d'abord à une critique : le manuel fatigue nécessairement par sa monotonie; il est fait pour les enfants par des adultes; il est un moyen d'abrutissement; il continue à inculquer l'idolâtrie de l'écriture imprimée; il asservit aussi les maîtres en les habituant à distribuer uniformément la matière incluse à tous les enfants; on moule déjà l'enfant à la pensée des autres et on tue lentement sa propre pensée; il faut donc détrôner le manuel scolaire. Je me contente de citer les têtes de paragraphes dont le développement n'a pas toujours la force convaincante qu'il acquerra par la suite. Mais on voit bien la continuité de la pensée de Freinet depuis 1920 : l'école capitaliste est une entreprise de conditionnement des enfants; les manuels sont le principal moyen d'asservissement des élèves comme des maîtres; il faut donc les remplacer par un autre moyen d'éducation.
Dans la partie positive de l'article, il montre comment il a fait évoluer le cahier de vie conseillé par Ferrière pour y réunir les textes personnels des enfants. Avec l'imprimerie, il en fait un livre de vie dans lequel l'enfant apprendra à lire puis désirera lire d'autres livres. Il évoque le travail de bibliothèque (on dirait maintenant recherche documentaire) et le Dalton Plan.
Le second article (n° 75, juin 25) porte en sous-titre Contre un enseignement livresque, l'imprimerie à l'école. Un chapeau précise que pour répondre aux questions de plusieurs lecteurs, on a demandé à "notre camarade Freinet" de raconter l'application de sa méthode. Il décrit donc comment les enfants apportent des sujets de textes qui sont imprimés. Ce qui surprend, c'est son anticipation sur une phase suivante, car jusqu'à présent il est seul à imprimer dans une classe. La composition terminée, on imprime. Avec une presse à main pourtant rudimentaire, 100 imprimés sortent en cinq ou dix minutes (évaluation très optimiste avec ce matériel!) : un exemplaire que chacun collera à son livre de vie; quelques exemplaires supplémentaires pour les absents. Et parfois, le soir, un petit dévoué porte les leçons du jour à son camarade malade qui se tient ainsi au courant de la vie de sa classe. Trente-cinq imprimés sont destinés à nos camarades de l'école de J..., quarante à ceux de l'école de F... Et tantôt un grand expédiera à leurs adresses ces fragments de vie. Il est vrai qu'à dix heures aussi, le facteur apparaîtra, apportant deux envois des écoles de J... et de F... Et vous pouvez juger de l'entrain avec lequel nos élèves vont dévorer ces autres fragments de camarades qui habitent bien loin, dans des régions dont ils ne peuvent pas encore se figurer la place, mais dont ils apprennent ainsi la principale vie qui les intéresse : celle des autres enfants. L'anticipation est tellement saisissante que certains ont voulu deviner quels noms se cachaient sous les initiales de J. et de F. Aucun encore, et si Freinet les connaissait, il serait trop heureux de les citer clairement comme il fera toujours.
On peut penser que c'est en réaction à ces articles, peut-être déjà au premier, que Durand, instituteur à Villeurbanne, demande comment se procurer une imprimerie et que Freinet lui propose l'échange quotidien d'imprimés.
Nous savons aussi qu'au congrès syndical de la Fédération de l'Enseignement, en juillet 1925, juste avant le voyage en URSS, Freinet a rencontré Daniel et Wullens. Il est probable qu'il montre alors ses premiers imprimés à tous les collègues avec lesquels il discute. Cela ne suscite aucune décision immédiate mais produira ultérieurement des prolongements.

Vers un échange régulier d'imprimés

Dans son livre L'imprimerie à l'école, Freinet retrace (p. 16) le cheminement exact : Nous avons fait mieux en 1925-26. Non seulement les enfants mieux entraînés composent très aisément des textes plus longs, mais surtout nous avons organisé l'échange régulier de nos imprimés avec une classe de Villeurbanne. Toutes sortes de contretemps, surtout administratifs, ont empêché notre expérience d'avoir son plein effet. Telle qu'elle est, elle ne manque pourtant pas d'être très encourageante. (...) Le total de nos deux livres de vie forme un ensemble de 3000 lignes, correspondant à un gros livre de lecture de 150 pages.
Plus loin (p. 26), il en dit davantage sur cet échange entre sa classe (25 garçons de 5 à 9 ans: section enfantine, CP, CE) et celle de Villeurbanne (un CE plus avancé de 30 élèves, dans une école à 10 classes) : L'annonce de cet échange avait suscité dans ma classe une joie et une curiosité étranges. Et, lorsque les premiers imprimés sont arrivés, il aurait fallu voir avec quelle avidité les élèves lisaient la pensée de leurs camarades de Villeurbanne! Que de réflexions! Que d'interrrogations! Quand, plus tard, de jolis dessins d'élèves, signés, accompagnaient les textes, quel bonheur! Et comme on suivait attentivement la vie des Antonini, des Varloud, etc.
(il s'agit, on le devine, d'enfants de Villeurbanne). Même enthousiasme, paraît-il, dans la classe de Villeurbanne. "Comme mes élèves sont contents, m'écrivait l'instituteur, lorsqu'ils voient votre enveloppe d'imprimés sortir de la boîte aux lettres!". Hélas! Au moment le plus passionnant, brusquement, la classe de Villeurbanne a cessé ses envois. Notre camarade Durand, qui venait d'être nommé Professeur de Gymnastique, quittait son poste en novembre, et, jusqu'en février, la classe devait vivoter sans titulaire, les enfants dispersés, l'imprimerie désormais inactive. Malgré ce long arrêt, malgré le nouvel apprentissage qu'ont dû faire et les élèves et leur maître, M. Primas, l'enthousiasme n'a pas cessé. Notre expérience a triomphé de toutes ces difficultés administratives, et, depuis février, l'échange régulier a repris, à la grande joie des deux classes.

Des échos de presse sur l'imprimerie à l'école

De novembre 25 à juillet 26, Freinet n'écrit pas moins de cinq articles pour L'Ecole Emancipée. Sans doute parce que sa priorité est d'amener les lecteurs, tous instituteurs, à modifier leurs pratiques, il adopte un ton beaucoup moins idéologique que dans ses articles précédents et il reste très près des réalités de la classe. Sous le titre Une expérience d'adaptation de notre enseignement : L'imprimerie à l'école, il montre (EE n°7, du 8 nov. 25) comment, à partir de leurs textes, les petits apprennent à lire en se passionnant. Sous le même titre, il répond ensuite (n° 8, du 15 nov.) aux objections de coût, de nombre d'élèves, de respect des programmes. Un peu plus tard (EE n° 36, du 6 juin 26), il insiste sur la nécessité de lier texte manuscrit et texte imprimé. Il évoque pour la première fois l'unité que créerait l'élévation graduelle du langage à l'écriture et à la lecture, cette unité qui existe dans l'éducation familiale qui fait monter l'enfant lentement, mais sans arrêt, du premier balbutiement au langage correct. Puis (n° 37, du 13 juin), il compare son utilisation de l'imprimerie avec celle de Decroly, Cousinet ou avec le matériel didactique Montessori. Il la compare également avec la polycopie et la machine à écrire. Enfin (n° 40, du 4 juillet), il tire un premier bilan pour sa classe et celle de Primas à Villeurbanne. Il annonce qu'à la rentrée, six écoles au moins imprimeront et participeront aux échanges. Il invite les lecteurs à lui demander tous renseignements complémentaires. C'est grâce aux articles de L'Ecole Emancipée que viennent se joindre les premiers adeptes de l'imprimerie, tous militants engagés, même si leurs convictions politiques sont diverses (anarcho-syndicalistes, communistes dont certains deviendront trotskistes, socialistes et quelques chrétiens progressistes). La plupart ont combattu, souvent courageusement, en 14-18 et sont revenus résolument pacifistes.
Jusqu'alors, Freinet s'est fait lui-même le propagandiste de sa nouvelle pratique. En juillet et août 26, d'autres parlent de son expérience et, fait plus étonnant, dans la presse d'information. Le dimanche 4 juillet, paraît dans le très sérieux et très bourgeois quotidien parisien Le Temps un article intitulé A l'école de Gutenberg . Comment Freinet a-t-il rencontré le journaliste qui signe d'un V ? Ce dernier ne se contente pas de décrire le côté pittoresque auquel s'attachent souvent ses collègues, il se livre à une analyse de la démarche de Freinet :
Ce psychologue a remarqué qu'un enfant ressent une impression forte et durable lorsqu'il voit sa pensée imprimée. Il y a là une transposition dans un plan nouveau, une transmutation de valeur et, si l'on peut dire, une transfiguration que connaissent bien les écrivains et qui permet assurément à un maître intelligent d'exercer sur l'imagination et sur la volonté d'un enfant une action extrêmement énergique. (...) L'imprimerie confère à un mot une dignité dont les enfants doivent ressentir profondément le prestige. Couler sa pensée dans du métal, c'est lui assurer une apparence flatteuse de solidité et de pérennité. (...) Travailler pour l'imprimerie constitue une opération de l'intelligence très différente de celle qui consiste à noircir un cahier scolaire. On choisit ses mots avec infiniment plus de soin et de respect lorsqu'on songe qu'ils vont recevoir les honneurs de la composition. (...) L'instituteur des Alpes-Maritimes a utilisé fort ingénieusement tous ces secrets mouvements de notre instinct. (...) Quel journaliste refuserait de saluer avec sympathie une initiative qui rend hommage à ce qu'il y a de plus mystérieux, de plus troublant et de plus fort dans la technique quotidienne dont il se sert pour saturer l'air que nous respirons de particules de sensibilité et d'intelligence ?
Un tel article en suscite d'autres. Le journal bourgeois régional, L'éclaireur de Nice et du Sud-Est,
ne veut pas rester à la traîne et méconnaître une possible gloire locale, découverte par un confrère parisien. Il s'empresse de publier le 6 juillet, sous le titre : Un procédé moderne d'enseignement, l'éducation par la typographie, un article plus long et très descriptif de G. Davin de Champclos, illustré de deux photos : l'instituteur au milieu de cinq de ses élèves et, en médaillon, le portrait de Freinet. A son tour, Comoedia, hebdomadaire parisien que rien ne destine à parler de pédagogie (sinon le fait que Davin de Champclos en a été le collaborateur avant de s'installer sur la Côte d'Azur), publie dans son n° du 23 juillet des extraits de l'article précédent sous le titre : Pédagogie en action: Des écoliers deviennent imprimeurs .
D'autres journaux font écho à l'innovation mais tous ne partagent pas l'enthousiasme du journaliste du Temps. Ainsi, dans Le Républicain Orléanais du 21 juillet, un certain P.B. écrit dans un entrefilet L'Ecole de l'imprimé : Nous sera-t-il permis d'être moins enthousiaste que notre confrère? (...) quel sera le résultat fréquent du procédé? C'est de donner aux enfants la terrible passion de l'imprimé, de les introduire dans le domaine enchanté des lettres, de leur pendre au coeur l'écritoire diabolique. Il ne faut rien faire devant les enfants. Petit "imprimé" deviendra grand. Il voudra faire un roman, comme tout le monde, écrire des articles dans les journaux, ou sur les murs des professions de foi. (...) Quand l'école assiègera les éditeurs, le Temps regrettera les temps révolus où, avant d'écrire, on apprenait à lire!
Le quotidien milanais Corriere della Sera
va plus loin dans la critique. Il se méprend d'ailleurs en croyant qu'il s'agit d'imprimer une anthologie des meilleures rédactions. Il conclut : L'enseignement et l'art sont deux choses bien différentes qui vont rarement ensemble. Tant que les enfants sont restés éloignés de l'art, ils se sont contentés de l'école ; mais quand ils sauront que, fermant le syllabaire, ils auront le droit de laisser de côté la grammaire et de conquérir quand même l'immortalité, ils délaisseront les programmes, les horaires, le travail et ne cultiveront que la petite plante de la vanité ; et c'est vous, Monsieur F. qui l'aurez semée. Quel remords! Pour donner chaque année une cinquantaine d'écrivains, bons ou mauvais, à la France, vous aurez étouffé dans l'oeuf un tas d'éléments qui seraient devenus d'excellents coiffeurs, entrepreneurs ou charcutiers. Il est bon d'aimer les Muses, mais il ne faut pas faire en sorte que d'ici dix ou quinze ans, on ne puisse plus trouver, dans les Alpes-Maritimes, à se faire faire la barbe ou rapetasser les chaussures. Et s'il n'y a plus de charcutier, à quoi serviront les feuilles de l'anthologie ?
On a rarement aussi bien résumé la mentalité obscurantiste et l'esprit de caste. Ce qui surprend, c'est de retrouver le 21 août, sous le titre : Le maître imprudent
, la traduction de cet article italien dans Le petit Niçois , quotidien régional de gauche. Freinet riposte aussitôt : Je n'ai jamais eu la prétention de faire de mes élèves des écrivains, ni même de futurs imprimeurs. Au lieu de les contraindre à lire sur des livres écrits par des adultes des histoires ou des pensées qu'ils ne comprennent jamais parfaitement, je les invite simplement à imprimer leurs propres pensées, à raconter et à fixer ce qu'ils voient autour d'eux, y compris le travail des coiffeurs, des entrepreneurs et des charcutiers. Ce faisant, je ne prépare pas des citoyens dociles pour un quelconque régime d'exploitation fasciste (le journal italien, dont l'article est traduit, vit sous la coupe du régime mussolinien). Je voudrais surtout contribuer à développer davantage le bon sens des fils de travailleurs. J'espère que, devenus grands, mes élèves se rappelleront ce que sont les feuilles imprimées : de vulgaires pensées humaines, hélas! bien sujettes à erreur. Et, de même qu'ils critiquent, aujourd'hui, leurs modestes imprimés, je souhaite qu'ils sachent lire et critiquer, plus tard, les journaux qu'on leur offrira. Je n'aurais pas relevé cette négligence du Petit Niçois, si ce journal ne s'était attaché, depuis longtemps, à défendre l'Ecole et ses maîtres. Car l'opinion d'un journaliste retardataire m'importe bien moins que l'appréciation de mes collègues qui, attelés à cette même tâche d'éducation populaire, savent juger les résultats pratiques de mon expérience.
Bien sûr, on peut expliquer la réaction du journal de gauche par sa rivalité avec le journal de droite et rappeler qu'en revanche, lors de l'affaire de Saint-Paul, c'est Le petit Niçois
qui défendra Freinet contre les attaques de L'Eclaireur de Nice. Il faut pourtant pousser plus loin l'analyse. Face à une innovation, la droite politique ne réagit pas toujours négativement. Certes, elle manifeste souvent une indifférence obtuse, mais parfois aussi une curiosité amusée, intéressée dans tous les sens du terme, en se disant qu'il y a peut-être là quelque chose à récupérer. La gauche se méfie a priori des innovations qu'elle n'a pas elle-même revendiquées ou organisées et, partant du principe qu'un changement qu'elle ne dirige pas ne peut être que suspect, elle tend à se montrer spontanément conservatrice. Ce qui ne l'empêche pas de prendre parti devant les enjeux les plus graves, mais (on l'a vu à plusieurs reprises, dans le cas de Freinet) sans se départir d'une grande méfiance à l'égard de toute remise en question fondamentale, surtout lorsqu'il s'agit du droit de tous à l'expression et à la liberté critique.

Une compagne pour la vie


Le 6 mars 26, Freinet épouse Elise Virginie Lagier-Bruno*, institutrice des Hautes-Alpes. Née le 14 août 1898 à Pelvoux (H.A.), d'un couple d'instituteurs ayant eu six enfants (quatre filles et deux garçons), sa compagne a étudié à l'Ecole Normale de Gap, de 1916 à 1919, et a exercé six années dans plusieurs villages des Hautes-Alpes. Si elle a parfois des accrochages avec l'administration pour la façon vindicative avec laquelle elle revendique ou refuse certains postes, elle impressionne son inspecteur par son talent pédagogique, notamment dans l'enseignement du français.
Depuis la rentrée de 1925, elle se trouve en congé sans traitement. Elle a appris la gravure sur bois. En privé, elle rappelait parfois que la contrainte du matériau lui avait imposé une rigueur qu'elle n'aurait pu acquérir seule en pratiquant uniquement la peinture. On retrouve là un souci personnel d'exigence que reconnaîtront ceux qui l'ont côtoyée. Peut-être a-t-elle alors l'intention d'en faire son métier. Quand elle s'installe à Bar-sur-Loup, au printemps 26, elle grave beaucoup, par exemple pour illustrer la brochure : Un mois avec les enfants russes , puis pour décorer la couverture du journal des enfants de Bar-sur-Loup. On lui doit entre autres l'image du forgeron qui fut longtemps l'emblème de la pédagogie Freinet.
En 1927, elle reçoit le prix Gustave Doré, comme le précise le livre qu'elle a illustré alors pour la collection Le Livre Moderne Illustré, éditée par Férenczi. Il s'agit d'un roman de Marion Gilbert, intitulé Le Joug, dont l'action se situe en Normandie dans la trace de Maupassant.
* D'après leur fille, c'est par Clarté et grâce à Barbusse qu'ils auraient fait connaissance.


Constitution d'un réseau éducatif
(1926-1927)


Une campagne de persuasion individuelle


Il serait illusoire de penser que des articles de presse suffisent à provoquer la naissance d'un mouvement. Ils sont indispensables pour informer largement et surtout pour indiquer comment les personnes sensibilisées pourront prendre des contacts afin d'aller plus loin. Mais les retombées médiatiques sont éphémères. Freinet ne s'illusionne pas sur l'effet durable des articles publiés, il réagit longuement au courrier qu'il reçoit.
La seule lettre qui nous soit parvenue de cette période a été reçue par Paul Boissel, instituteur en Ardèche, et communiquée par son fils, devenu également militant du mouvement. Avec ses trois pages manuscrites, elle est suffisamment significative pour mériter d'être reproduite presque intégralement.

L'imprimerie à l'école
Le 26/6/26
C. Freinet
Bar-sur-Loup (Alpes-Maritimes)
Mon cher Camarade,
J'ai reçu le papier que vous m'avez retourné ainsi que votre lettre. Je suis heureux d'être entré en relations avec quelqu'un qui cherche aussi hardiment la voie pour une meilleure école. Même si vous n'achetez pas la presse, je serai toujours heureux de correspondre avec vous et de vous soumettre mon travail pour une juste critique.
Je n'ai pas terminé la lecture de votre étude sur les "classes-promenades"
(il s'agit d'un long article publié en mai 1925 dans L'Emancipation, le bulletin syndical départemental ardéchois). Elle m'intéresse naturellement beaucoup. J'ai moi-même une classe absolument identique à celle de votre femme : sect. enf., CP, CE. Comme j'ai des petits de 5 ans, j'ai renoncé à faire de longues promenades, mais nous partons souvent à la recherche de documents aux environs de l'école. Et au retour, il est passionnant d'écrire puis d'imprimer ce qu'on a appris.
L'imprimerie me semble être le complément nécessaire des classes-promenades, soit qu'on fasse un compte rendu rapide d'une observation comme la fenaison, la moisson, soit même qu'on fasse un ensemble de travaux imprimés (en 5 ou 6 fois), constituant un vrai petit livre illustré ayant comme centre d'intérêt le centre d'intérêt même de la promenade.
(suivent quelques considérations techniques sur l'imprimerie).
L'échange est tout aussi précieux. Celui que nous avons réalisé cette année est tout à fait rudimentaire. Mais pensez à ce qu'on pourrait réaliser à peu de frais si nous étions quelques dizaines à travailler ainsi en collaboration. Nous sommes en bonne voie, il est vrai. En octobre, 5 écoles au moins (peut-être 7 ou 8) travailleront avec l'imprimerie. Si vous voulez être des nôtres, ce sera avec joie. Vous ne le regretterez pas non plus. (...)
Voilà mon programme : le matin (8-8h20) lecture par 2 ou 3 élèves pris dans un livre de bibliothèque et préparé (pendant ce temps les autres élèves dessinent). Puis choix du texte à composer (composition commune ou rédaction d'élève), distribution aux composteurs. Pendant qu'on compose, la classe continue comme si rien n'était : lecture par tous (même les gosses de 5 ans 1/2), écriture de même, devoir de grammaire s'y rapportant ou exercices individuels de calcul. Ordinairement, à la récréation de 9h40, le texte est sorti. Pendant la récréation, des élèves impriment les imprimés pour l'échange. En rentrant, lecture des imprimés, puis vocabulaire ou grammaire d'après le texte ou calcul. Le soir, on va parfois faire une petite promenade. En rentrant on imprime ou bien on fait le travail ordinaire en se basant sur les imprimés (les nôtres ou ceux de l'échange. Bref cela ne change guère l'allure de la classe. Mais il y a beaucoup plus de vie. Voilà en raccourci ce que je fais. (...)
Si votre femme se décidait à acheter la presse, je me ferais un plaisir de lui donner de plus amples explications, non pas pour qu'elle suive ma trace, mais afin que, partant pour ainsi dire du point où je suis parvenu, elle nous aide à développer notre expérience. (il ajoute qu'une seule presse pourrait, avec deux jeux de caractères, servir pour deux classes, si elles sont dans le même bâtiment).
Mais je vous sais convaincu. C'est à vous bien entendu de décider. Je serai toujours heureux d'avoir de temps en temps quelques mots de vous et je vous tiendrai au courant de mon travail en attendant le jour où il vous sera possible de nous aider. Bien amicalement à vous.
C. Freinet
Le couple Boissel ne viendra se joindre que quelques années plus tard au groupe des imprimeurs, mais il est désormais sensibilisé par l'expérience de Freinet. Les efforts de communication sont un investissement à long terme.

La première circulaire

En juillet 1926, six écoles possèdent l'imprimerie, plusieurs projettent de s'en procurer une avant la rentrée. Freinet rédige sa première circulaire (deux pages dactylographiées avec papier carbone). Elle est adressée le 27 juillet à Daniel (Finistère), Primas (Rhône), Mme Alquier (Hérault), Bordes (Dordogne), Mlle Ripert (Algérie), Alziary (Var), Van Meer (Belgique) et Ferrière (Suisse). Comme on le voit, une dissémination géographique qui favorisera l'implantation au niveau national.
Afin de constituer le jumelage des classes pour les échanges quotidiens (on ne parle pas encore de correspondance interscolaire), Freinet demande à chacun de préciser le niveau de sa classe, le nombre de divisions, le milieu local, les préférences personnelles. Quelques semaines plus tard, un seconde circulaire donne la répartition des paires : Freinet-Daniel; Alziary-Bordes; Primas-Mlle Ripert. Pour le moment, les échanges quotidiens ne peuvent se faire avec l'étranger à cause des tarifs postaux. Freinet indique les modalités de l'échange .
L'échange doit se faire le plus régulièrement possible. Votre classe doit tirer, de chaque imprimé, un nombre d'exemplaires légèrement supérieur à l'effectif de la classe correspondante. Ces imprimés doivent être à peu près parfaits comme correction du texte et netteté de l'impression . C'est une condition essentielle; on y arrive très vite (Mettez-vous en rapport avec l'instituteur correspondant pour vos besoins mutuels. Vous pourrez, par la suite, échanger des cartes postales, des travaux manuscrits, etc...)
Nos imprimés voyagent comme Périodiques . Pour cela il faut :
1°/ Que chaque imprimé porte une mention uniforme. Consacrez-y un composteur dont vous ne changerez que la date et le numéro
(de la page). Par ex : Journal de classe ... N°... Bar-sur-Loup 3 oct. 1926.
2°/ Mais cela ne nous donne cependant pas le droit légal de faire circuler nos imprimés comme Périodiques. C'est pourquoi je vous recommande de demander la permission à votre Receveur des Postes., en citant les nombreux précédents
(2 en juin 26, NDLR). Si quelque bureau refusait ce service, nous aviserions un autre moyen.
3°/ Il y a avantage à imprimer les adresses, avec la mention Périodiques. Cela donne une meilleure allure.
4°/ On peut joindre des dessins à l'envoi mais jamais de manuscrit.
5°/ Ne pas fermer l'enveloppe.
L'envoi ainsi fait ne coûte que 0,02 F par 50 gr.
Il faut vous appliquer avant tout à imprimer la vie réelle de votre classe. C'est la chose qui intéresse le plus les petits correspondants.
J'ai pensé qu'un seul échange quotidien suffit. Cela fait une moyenne de tirage de 80 - 90 exemplaires, ce qui est suffisant.
Autres échanges. Tous les 15 jours, vous expédierez aux autres classes 3 exemplaires de chaque imprimé ( dont un au moins écrit seulement au recto et pouvant être collé), soit journellement 3 x 6 = 18 imprimés supplémentaires
(le 6e envoi est pour Ferrière), les faire classer après chaque tirage pour faciliter l'expédition et répartir les tâches. L'envoi se fait en Périodiques.
Les mots soulignés le sont par Freinet
Freinet indique l'utilisation qu'il préconise de ces envois supplémentaires: deux livres de vie à la disposition des élèves; un exemplaire affiché sur un "tableau mural" consacré à cette classe, en y joignant photos, cartes postales reçues. En fin d'année, échange d'autres travaux individuels et collectifs. Suivent des conseils pour le financement et pour se procurer du papier*.
Tout Freinet se trouve déjà dans ce texte : clarté des objectifs, précision technique des pratiques quotidiennes et recherche des moyens, y compris par ce qu'on pourrait appeler du bluff s'il ne s'agissait d'une anticipation sur la prochaine réalité. Il faut noter que, malgré l'emploi du mot "journal", Freinet n'envisage encore que l'envoi de séries d'imprimés identiques. La périodicité est néanmoins définie : l'envoi quotidien semble suffisant .
* A cause du coût et de la difficulté de trouver des feuilles au format de la petite presse, certains n'hésitent pas à utiliser le verso d'anciens bulletins de vote ou d'imprimés administratifs périmés.

De l'échange d'imprimés à la correspondance interscolaire

Présentons rapidement René Daniel qui entame cette première correspondance avec Freinet. Lui aussi a dû quitter prématurément son Ecole Normale, transformée en hôpital militaire, et prendre une classe comme intérimaire. A son retour de la guerre en 1919, il est revenu terminer sa formation et reprend une classe en 21. Il est attentif aux articles de Freinet qu'il rencontre en juillet 25 au congrès syndical. Il commence à échanger des textes d'enfants tirés en polycopie, puis commence à imprimer en juillet 26.
Dans la dynamique de la communication, les deux écoles ne se contentent pas d'échanger les imprimés quotidiens. Le 16 novembre, les écoliers de Trégunc envoient à ceux de Bar les plans de leur classe, de l'école et du village, ainsi que des cartes postales. Leurs correspondants font de même, en joignant des kakis et une orange du pays. Les petits Bretons expédient à leur tour du pain noir.
En janvier, des lettres de Trégunc sont arrivées à Bar. Bientôt, les Provençaux adressent les réponses, accompagnées de figues sèches locales et d'olives. Un peu plus tard, Paul, petit Barois, pleure car son correspondant Naviner lui reproche d'écrire mal. Nous apprenons ainsi que les enfants ont maintenant chacun un correspondant personnel dans l'autre classe. Notons au passage que, pour la première fois, ce n'est pas une réprimande d'adulte qui fait promettre à l'enfant de mieux écrire, mais le souci d'être compris des amis lointains qui le liront.
Par le biais des imprimés, les écoles se répondent. Le 22 mars, Pierre (de Trégunc) explique : Pourquoi j'arrive en retard à l'école. Chaque matin je travaille à la ferme avant de venir à l'école. Ce matin j'ai donné de la paille à quinze vaches, puis j'ai broyé de l'ajonc pour mes deux chevaux et mes vaches. Ce matin mon cheval Boul m'a retardé. Je ne sais pas ce qu'il avait, il boudait, il ne tirait pas bien. Quand j'ai mangé il était huit heures. Son ami Corentin lui fait écho : Je me lève à six heures. Aussitôt levé je vais tirer de la paille pour mes seize vaches. Quand elles ont mangé leur paille et leurs betteraves, je leur donne du foin. Puis c'est le tour de mon lapin, je lui donne des choux. Pour finir je vais voir mes pièges à taupes.
Les enfants de Bar répondent : Ce que nous faisons avant de venir à l'école. Joseph se lève parfois à 6 heures et demie pour allumer le feu; Jeannot se lève à 6 heures pour faire des commissions et garder ses soeurs. Bientôt nous cueillerons la fleur d'oranger, il faudra sauter dès que le coq chante.
Jeannot : Maintenant, je commence à mesurer des olives pour aider mon père afin qu'il vienne plus vite souper le soir . Alexandre : Hier, je suis allé avec mon père charrier du bois à la charbonnière.
De même, à travers l'échange, les enfants prennent conscience de la relativité des habitudes. Ceux de Bar écrivent : Quand il pleut, les escargots sortent. Nous partons avec un panier ou un petit seau pour en ramasser. Nous les faisons jeûner quelque temps dans une marmite recouverte. Notre maman les lave avec de l'eau salée et vinaigrée. Puis elle les fait cuire avec une sauce d'ail et de persil ou bien nous les mangeons avec de l'aïoli. Nous les aimons bien aussi cuits à la braise.
Ceux de Trégunc réagissent aussitôt : Vous dîtes que vous mangez des escargots. Trois ou quatre élèves seulement en ont goûté. Nous faisons des grimaces en lisant votre lecture :" arc'h! arc'h! peste! disons-nous avec des airs dégoûtés. Nous n'aimons pas les escargots, ils sont sales, ils bavent. Si on nous avait habitués à manger des escargots, nous les aimerions peut-être. Qu'est-ce que l'aïoli? Cela n'empêche pas ces enfants de manger des mollusques marins et de ramasser eux aussi les escargots, pour les revendre cinq sous la livre.
Les petits Provençaux découvrent que la récolte du goémon, vue sur le film Pathé-Baby qu'a projeté leur maître, est pratiquée réellement par leurs correspondants, que la tempête n'est pas seulement spectaculaire par ses grandes vagues mais qu'elle provoque parfois des naufrages ou endommage les bateaux de pêcheurs, même à l'intérieur du port. Un texte dramatique de Trégunc raconte que les vagues ont rejeté sur le rivage les corps de deux marins pêcheurs et que, folle de douleur, la veuve d'un des noyés voulait se jeter à la mer. Certains anciens de la classe font le dur apprentissage de la pêche : Albert est rentré. Il a fait son premier voyage. Il a été malade pendant six jours. La mer était houleuse. Le jeune mousse avait peur, il ne veut plus faire la pêche au thon. Nous avons entendu dire qu'il va changer de métier et qu'il sera vacher. Petit mousse, tu n'auras pas le mal de mer à garder les vaches.
On comprend avec quelle passion les enfants décrivent désormais leur milieu pour le montrer aux correspondants, avec quelle attention ils cherchent à comprendre ces amis, à la fois si proches et si différents d'eux. Toute la philosophie des échanges est là, mélange d'affectivité et de désir de découvrir. Progressivement, le simple échange d'imprimés est devenu la correspondance interscolaire.

La naissance du journal scolaire

Jusqu'alors on parlait de "livres" de vie. Les PTT peuvent être considérés comme responsables de la création du "journal scolaire". Fin 1926, en effet, plusieurs bureaux de postes ont refusé pour les textes d'enfants l'application du tarif Périodiques et exigent le tarif Imprimés nettement plus coûteux. Ce qui amène Freinet à préconiser, dans le bulletin n° 3 de février 27, une nouvelle tactique :
1°/ DECLARATION : Il nous faut déclarer officiellement notre journal de classe comme PERIODIQUE. Pour cela il suffit de faire sur papier timbré à 3,60F la demande prescrite par l'art. 7 de la loi ("Avant la publication de tout écrit périodique, il sera fait au Parquet du Procureur de la République une déclaration contenant : 1°- Le titre du journal (chacun devra choisir un titre original) et son mode de publication (bimensuel par ex.), 2°- Les nom, prénom, date et lieu de naissance, demeure du gérant, 3°- L'indication de l'imprimerie où il doit être imprimé. Toute mutation dans les conditions ci-dessus sera signalée dans les cinq jours qui suivront. Les déclarations seront faites par écrit et signées du gérant.").
J'ai fait cette déclaration qui a été acceptée. Simple formalité.
2°/ OBLIGATIONS : Il suffit d'imprimer sur un feuillet spécial, le 15 et le 30 de chaque mois : Exemple : "LIVRE DE VIE, JOURNAL BIMENSUEL, Ecole de BAR-sur-LOUP éditeur. N° du 15 février 1927" sans oublier "Le gérant : FREINET" au bas du dernier imprimé de la quinzaine.
Le journal scolaire prend désormais place dans les techniques Freinet. Néanmoins, pour l'envoi aux correspondants réguliers, Freinet maintient, "comme par le passé, là où la poste le tolère
" (sinon au tarif Imprimés), l'envoi quotidien d'une trentaine d'exemplaires du texte du jour.
Freinet garde comme titre de son journal Livre de vie, Daniel choisit Notre livre, Leroux (Sarthe) Les récits de la Charnie, Van Meer (Belgique) Notre journal, Bouchard (Lyon) Au pays de Guignol.

Une revue originale : La Gerbe

En avril 27, est créée La Gerbe, coorevue d'enfants , comme le dit la première couverture, sans doute par compression des mots coopérative et revue. Par la suite, on écrira simplement corevue.
Pourquoi cette nouveauté? D'abord parce que le nombre d'imprimeurs ne cessant d'augmenter (12 en décembre, 23 en avril), il deviendra bientôt impossible de demander aux classes d'envoyer à toutes les autres, trois exemplaires de chaque imprimé. Chaque mois, il suffira à chaque classe de choisir un texte qui sera tiré à une centaine d'exemplaires, envoyés à un centralisateur qui les assemble et les agrafe sous une couverture cartonnée. Toute classe participante reçoit deux exemplaires de cette revue composite, les autres servant à faire connaître à l'extérieur les nouvelles productions des enfants.
Pour le premier numéro, Freinet avait oublié de fixer un format normalisé, ce qui a posé des problèmes d'assemblage, mais tout le monde désire continuer. La Gerbe est constituée des apports divers des classes participantes. Freinet décrit dans le bulletin n°4 (avril 27) les avantages de la nouvelle revue : 1°/ un outil de perfectionnement pédagogique; 2°/ un stimulant pour le perfectionnement de notre travail à l'imprimerie, notamment pour les illustrations (gravures sur bois, sur linoléum, carton découpé, polycopie); 3°/ un trait d'union entre les écoles; 4°/ un moyen précieux de propagande pour l'imprimerie à l'école .
Cette formule, apparemment inédite, de revue imprimée de façon dispersée par les auteurs aura un tel succès qu'il faudra dédoubler les séries, pour aboutir en 1930 à une impression regroupée au duplicateur puis, en 1932, à une véritable revue d'enfants, tirée par un imprimeur professionnel.

Des recueils : Les extraits de la Gerbe

Comme il est impossible de rééditer les Gerbes imprimées par les enfants, Freinet en vient rapidement au tirage, chez un imprimeur, de textes particulièrement significatifs, généralement plus longs, parfois publiés d'abord par épisodes dans le journal, comme le premier numéro, Un petit garçon dans la montagne, né dans la classe de Sainte-Marguerite (Hautes-Alpes), dont l'institutrice est Marie-Louise Lagier-Bruno, la soeur aînée d'Elise Freinet. Ce sera le début d'une importante collection appelée par la suite Enfantines .

Echos du premier livre de Freinet

Le livre de Freinet, L'imprimerie à l'école , publié par E. Ferrary, fabricant de la petite presse, permet de démultiplier l'information. En effet, les militants du premier noyau et les sympathisants de l'éducation nouvelle ont à coeur d'obtenir la publication de comptes rendus dans la presse pédagogique ou syndicale, nationale ou départementale. En avril 27, plus de 26 articles sont parus, dont quatre en Espagne, deux en Suisse, un en URSS. Ceci renforce l'effet boule de neige du nouveau groupe.


Naissance d'un mouvement
(1927-1928)


Le premier "congrès"

En août 27, première rencontre de quelques enseignants imprimeurs à Tours. Elle se produit à l'occasion du congrès syndical de la Fédération de l'Enseignement à laquelle adhèrent la plupart d'entre eux. Freinet a profité de leur présence, parfois avec un mandat syndical, pour les réunir en marge des réunions, mais aussi avec l'intention de sensibiliser d'autres syndicalistes. Il projette notamment le film Pathé-Baby qu'il a tourné avec ses élèves.
Ce petit congrès des imprimeurs a été préparé en mai par une enquête, lancée par Freinet, sur le travail avec l'imprimerie : organisation technique, rapports avec le reste du travail scolaire, avantages et inconvénients (en classe, auprès des parents, par rapport à l'administration).
Sans doute grâce aux contacts pris avec les responsables de la Fédération de l'Enseignement, Freinet conseille en octobre suivant de lire L'Ecole Emancipée qui publie les livres de vie de Bar et de Trégunc.
En novembre 27, se pose le problème des limites de l'échange d'imprimés. Pour éviter l'éparpillement, Alziary, qui organise les jumelages, propose de se limiter à 8 ou 10 écoles correspondantes, mais certains en souhaitent le plus possible (20 à 30).

Création d'une coopérative pédagogique

Comme origine de la CEL, est cité sans date dans NPP (p. 61) un extrait de la circulaire n° 6 où Freinet écrit à propos de la "Coopérative d'entr'aide L'Imprimerie à l'Ecole" : Maintenant que nos services scolaires sont à peu près organisés, il nous faut passer à l'organisation de l'entr'aide efficace au sein de la coopérative. D'abord, il faudra bientôt penser à la constitution légale de notre coopérative. Cela est assez délicat, et j'hésite aussi à cause des huit ou neuf cents francs que coûte cette constitution. En attendant, ceux qui sont un peu initiés à la marche des coopératives peuvent m'adresser leurs suggestions sur les modalités de cette constitution. Nous nous déciderons dès que nous le pourrons. Nous n'en sommes pas à une action extra-légale près. Ce texte date de janvier 28.
Quelques mois auparavant (en août 1927) a été constituée par une équipe d'instituteurs girondins la Cinémathèque coopérative de l'Enseignement Laïc dont l'objet est essentiellement d'acheter des films éducatifs Pathé-Baby pour les prêter aux adhérents.
Il se trouve que plusieurs animateurs de la Cinémathèque sont également des imprimeurs et que des imprimeurs sont devenus adhérents de la Cinémathèque. Ce qui explique la décision prise (à l'unanimité, moins 2 abstentions) le 4 août 28, au deuxième congrès, toujours au sein de celui de la Fédération de l'Enseignement à Paris (La Bellevilloise), de fusionner les deux coopératives. On retire le terme restrictif de cinémathèque et l'ensemble se nomme Coopérative de l'Enseignement Laïc (CEL). Le bulletin qui devient commun, s'appelle désormais L'Imprimerie à l'Ecole, le Cinéma, la Radio et les Techniques nouvelles d'Education populaire, revue pédotechnologique mensuelle, organe de la Coopérative de l'Enseignement Laïc .
Jusqu'en 1940, les différents secteurs de la coopérative restent autonomes, avec des trésoreries séparées, même si elles se soutiennent éventuellement : Imprimerie et éditions (responsable : Freinet), Cinéma (Boyau et quelques Girondins), Radio (Lavit), Espéranto (Bourguignon), Disques (Pagès). Chaque numéro du bulletin réserve des pages pour chaque secteur.

Regard panoramique sur deux années de textes des enfants de Bar

C'est seulement à partir d'octobre 26, que l'on retrouve, grâce à l'échange avec d'autres classes, des livres de vie presque complets de la classe de Freinet. On y suit les jeux spontanés sur la place ou sur le terrail (la colline voisine), la découverte par un enfant d'une petite source qu'il canalise avec un roseau, l'adoption d'oisillons tombés du nid (à moins que l'enfant n'ose avouer leur dénichage). Ce sont les enquêtes de la classe chez le tisserand, le cordonnier, le forgeron, le travail en plein air du matelassier, le passage du marchand ambulant de vaisselle ou d'outils, d'un petit cirque, du car de propagande pour les engrais de potasse. Deux petits rétameurs sont venus un moment se joindre à la classe et un long texte raconte leur vie nomade, il fera le contenu du second n° des Extraits de la Gerbe. Les travaux des champs tiennent une grande place, notamment les récoltes auxquelles participent les familles entières (fleur d'oranger, rose, jasmin, lavande, figues et oranges amères dont les écorces séchées serviront pour certains apéritifs). Un enfant est tellement impatient d'assister à la mort du cochon qu'il l'a décrite la veille de son exécution. On flâne au bord du Loup et près de ses hôtels, on assiste à la foire de Grasse, au carnaval local. On apprend même les faits divers, comme ce vieillard renversé par de jeunes cyclistes imprudents, la touriste gravement blessée dans une parfumerie dont le patron, désespéré, veut se jeter du pont du Loup. Plus d'un demi-siècle après, on découvre dans toute son intensité la vie des enfants avec leurs rêves et leurs peines, mais aussi celle de leurs familles et de leur milieu. Incontestablement, il n'est pas abusif d'appeler ces petits recueils des "livres de vie".

La nomination à l'école de Saint-Paul

En 1928, Freinet et Elise demandent leur changement pour Saint-Paul. Freinet obtient la classe unique de garçons, Elise qui a été nommée à Vence (à 4 km), faute d'un poste disponible à Saint-Paul, refuse et reste en congé sans traitement jusqu'en 1930.
Quelles sont les motivations de ce changement ? Surtout le rapprochement de la côte qui pose différemment les problèmes de communications. Bien que Bar ne soit pas très éloigné, il fait partie de l'arrière pays grassois. Saint-Paul est tourné au contraire vers la côte que longent la ligne de chemin de fer PLM et la Nationale 7. Freinet pense avec juste raison que cela renforcera son intégration à la vie sociale, syndicale et politique du département et, plus pratiquement, facilitera les expéditions de colis, de revues et de courrier dans toute la France et à l'étranger.
Le village (moins de 400 habitants) ne s'appelle pas encore couramment Saint-Paul-de-Vence. On l'a longtemps dénommé St-Paul-du-Var, bien qu'il ne soit pas riverain du fleuve, probablement parce qu'avant le rattachement de Nice à la France, le Var était le nom de son département. Un village perché, comme beaucoup d'autres en Provence ; des remparts du XVIe, de nombreuses maisons anciennes. Le tourisme n'a pas encore l'ampleur actuelle mais il est déjà présent.
NPP décrit (p. 71) les débuts à l'école de Saint-Paul. Voici ce qu'en dit Freinet lui-même dans le bulletin L'Imprimerie à l'Ecole (IE n° 28, décembre 29, p. 67) : Au premier octobre 1928, nous étions nommés dans notre poste actuel que venait de quitter un collègue malade depuis plusieurs années. Instituteur essentiellement autoritaire, dédaignant et ne respectant pas les enfants, il avait naturellement basé toute discipline sur l'obligation, le contrôle, la compétition - et leurs résultantes : la tricherie et l'hypocrisie. Pour des raisons qu'il est superflu d'exposer ici, les élèves étaient non seulement ignorants de toutes choses, mais leur moralité avait été profondément et totalement faussée. Les habitudes scolaires que nous réprouvons semblaient solidement ancrées chez nos nouveaux élèves, dont la plupart faisaient l'école buissonnière les trois quart du temps. Nous ajouterons à ce tableau navrant que la salle de classe, qui n'avait reçu aucune réparation depuis une vingtaine d'années, était dans un état lamentable : vieux bancs de 2 mètres de long, dont quelques-uns, maladroitement débités en deux par le menuisier du village, basculaient sans cesse sur le plancher bosselé, encriers perdant l'encre, tableaux plus blancs que noirs, manque d'éclairage, armoires vides, balayage presque impossible, etc. Les premiers mois furent, de plus marqués par des batailles continuelles entre élèves, batailles parfois sanglantes auxquelles je dus malgré moi me mêler. (...)
Plus tard, il décrit la population (IE n° 50, p. 171) : Nos élèves sont des fils de fermiers ou de métayers pauvres, italiens ou naturalisés, et qui pratiquement ne sont jamais intéressés à la gestion de la commune. Les véritables indigènes, plus ou moins petits bourgeois, n'ont plus d'enfants. Notre classe est donc, dans le village même, une classe de pauvres, d'exploités et cela pourrait bien éclairer définitivement les réactions scolaires. D'autre part, ces enfants habitent presque tous des fermes isolées, assez éloignées du village et il est impossible de réunir leurs parents autour de n'importe quelle manifestation scolaire : cours d'adultes, cinéma, le soir ou même le dimanche, gratuit ou payant, arbres de Noël... toutes nos sollicitations ont été bien vaines. Les enfants ont compris qu'ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes.
Revenons au n° 28, où il raconte ses premières interventions : La table magistrale était sur une puissante estrade. Nous nettoyâmes cette estrade, à laquelle je clouai quatre solides pieds, et, sur cette table improvisée, trôna, dès le lendemain, notre matériel d'imprimerie.
(...) La vie des enfants allait, malgré les heurts et les difficultés innombrables, envahir notre classe (...) mais serait-elle capable d'animer suffisamment notre petit monde? Parviendrions-nous, sans obligation, sans manuel scolaire, sans leçons doctorales, sans récitation de résumés, à remplir convenablement notre tâche, à éduquer et à instruire nos élèves, et à mener peut-être ces quelques garçons si retardés au CEP? Notre confiance était bien grande. Les résultats ont dépassé nos espoirs.


La mise en place d'une pédagogie globale
(1928-32)


Nous avons vu que, dès le début, Freinet savait où il voulait aller. Les premières années de changement ont été consacrées au soubassement : l'expression libre aidant à connaître les intérêts réels des enfants, l'imprimerie permettant de fixer et de valoriser leur pensée, l'organisation d'un réseau d'échanges entre classes et d'un mouvement favorisant la mise en commun des recherches et des réalisations. Les progrès vont maintenant pouvoir s'accélérer.

Une démarche d'animation


Comment expliquer le dynamisme avec lequel un petit groupe, né en 1926, réalise en quelques années ce qui semblerait hors de portée de mouvements plus nombreux et plus riches? La tentation serait de ramener l'essentiel à la personnalité du leader charismatique, sans lequel, incontestablement, l'évolution ne se serait pas produite. Mais les qualités exceptionnelles de Freinet expliquent peu de choses. J'ai, comme tous les gens de ma génération, connu trop de "guides" ou de "timoniers" pour verser dans le culte de la personnalité (qui jette généralement un voile pudique sur la répression féroce qui frappait les insensibles à l'aura du chef).
Le tempérament des premiers et indéfectibles compagnons de Freinet exclut d'emblée qu'ils aient agi, subjugués par leur leader. Pour expliquer que, dans leur diversité souvent conflictuelle, ils aient constitué un mouvement à la fois aussi dynamique, cohérent, souple et solide, il me semble plus intéressant d'analyser la démarche d'animation utilisée. Peut-être permettra-t-elle de cerner les secrets (reproductibles) d'une incontestable réussite militante.

Une attention permanente aux réalités

Même s'il a tendance à marcher devant, Freinet ne cesse de s'informer, par courrier ou questionnaires systématiques, de l'état réel des pratiques des autres militants, de leurs besoins, des difficultés qu'ils rencontrent. Sans doute pense-t-il parfois que certains restent trop timorés, mais il ne leur en fait pas reproche, son expérience des enfants lui ayant appris qu'en voulant brusquer, on renforce plutôt les blocages. Il approuve toujours la prudence, tout en fournissant des éléments qui sécurisent (par exemple, en montrant que les sujets librement abordés par les enfants couvrent une bonne partie des programmes) et en proposant des techniques ou des outils qui aideront sans risque à aller plus loin.
Comme avec ses élèves, il prend en compte l'affectivité. Du collègue et du militant il ne dissocie pas la personne, sa famille, sa santé, ses soucis, ses violons d'Ingres. Il ne s'agit pas là d'un procédé formel, vite usé. C'est pour lui une appréhension globale des réalités humaines. Comme Freinet a bonne mémoire, les militants sont très sensibles aux questions qu'il leur pose sur l'évolution du petit dernier ou les inquiétudes pour la santé de la vieille mère. Dans l'authenticité de cette fraternité, chacun sait qu'il existe autrement que par les responsabilités qu'il a acceptées.

Le rôle d'entraînement des échanges interscolaires

Passant rapidement de deux à plus d'une centaine, le groupe ne cesse d'intégrer des nouveaux qui pourraient rester en décalage sur les premiers. On ne mesurera jamais assez l'importance des échanges interscolaires dans la mise à niveau permanente. La correspondance de classe à classe est un stimulant efficace, si l'un des deux éducateurs est mieux rôdé. Il est significatif que les premiers imprimeurs prennent chaque année un nouveau correspondant, alors qu'il leur serait plus facile de rester entre eux. Ils ne perdent pourtant pas le contact avec leurs anciens correspondants et échangent souvent le journal, parfois des colis ou des lettres personnelles. Le solide arrimage deux à deux se transforme peu à peu en réseau.
L'échange ne se limite pas au simple dialogue. Tant que cela reste possible, chacun reçoit les imprimés de tous les autres. La Gerbe sera ensuite le creuset où l'on retrouve des apports de classes très diverses. Le bulletin propose sans cesse des témoignages n'ayant pas prétention de modèle mais suscitant l'émulation.

L'implication militante par compagnonnage

Dès la première circulaire (juillet 26), Freinet a inauguré une méthode qu'il utilisera souvent : il soumet à la critique de ses nouveaux compagnons le manuscrit de son premier livre L'imprimerie à l'école, en le faisant circuler entre les huit membres du groupe. Cette pratique lui apportera des réactions lui permettant d'approfondir sa pensée, mais en associant ainsi les nouveaux venus, il obtient plusieurs effets complémentaires : la valorisation et l'implication de ces militants, leur formation de base en les plaçant de plain-pied avec l'état le plus récent de la réflexion et de la pratique.
En effet, on ne lit pas de la même façon un ouvrage publié, déjà clos, et un manuscrit en cours où la pensée se trouve encore à l'état naissant et que le lecteur pourra peut-être aider à faire évoluer. C'est sensible en classe avec les enfants et explique la dynamique de l'expression libre mise au point en commun, ignorée de ceux qui se contentent de lire des textes déjà publiés. Avec les adultes, c'est également vrai et permet de comprendre le lien particulièrement fort qui soude les compagnons participant à une aventure nouvelle.

L'appel aux initiatives

Dans la logique du compagnonnage, le nouveau venu n'est pas traité en néophyte ayant tout à apprendre, il est accueilli comme une force neuve qui enrichit le groupe. Réduit à l'état de slogan, ce serait un simple procédé de manipulation des militants, mais il ne ferait pas longtemps illusion. Comme dans sa classe, Freinet sollicite les initiatives de chacun et, loin de se les approprier, il les publie avec la signature et souvent l'adresse de l'auteur.
Les apports concernent souvent des techniques d'appoint. Par exemple, pour illustrer les textes des enfants : Leroux et Coutelle (Sarthe) conseillent les clichés de carton découpé et de contreplaqué; un peu plus tard, Roulin (Sarthe également) propose le cliché de zinc. Leroux propose la construction du premier limographe, duplicateur à stencils, rudimentaire mais à la portée de tous.
Il s'agit aussi de conseils pédagogiques. Ainsi, en 1928, René Daniel montre comment renforcer l'expressivité des textes d'enfants (transcription de leurs exclamations, dialogue, reconstitution de la scène racontée en revivant gestes et paroles entendues, discussion collective autour du sujet), en un mot préférer la vie à la rédaction classique. Ballon (Indre-et-Loire) traite de l'organisation pratique de la classe.
Freinet n'opère pas un tri préalable entre ce qui est directement utilisable ou utopique. Le temps se chargera bien de faire le partage. C'est ainsi que certaines idées sont lancées très tôt qui ne trouveront que bien plus tard une application, souvent dans l'ignorance des premiers ballons d'essai. Dès 1929, Rousson (Gard) et Garnier (Isère) évoquent l'intérêt que représenterait un voyage chez les correspondants, pratique qui ne sera effective qu'après la guerre. La même année, Roger Lallemand suggère la création d'une monnaie intérieure à la classe, réinventée beaucoup plus tard par d'autres.

Une philosophie du foisonnement

Au départ, Freinet n'a encore que des notions imprécises sur la future pédagogie populaire et sur le mouvement nécessaire pour la mettre en oeuvre. Mais ce qui le caractérise déjà est son attitude face au foisonnement des idées et des initiatives.
Sous l'effet du modernisme technique, la tendance la plus répandue consiste à développer ce qui est défini a priori comme efficace et à rejeter comme inutile, voire nuisible ou menaçant, tout ce qui n'entre pas dans les schémas préétablis. Le foisonnement angoisse par la crainte de ne pas savoir le maîtriser. Actuellement, on perçoit mieux les impasses où conduit cette mentalité (gaspillage et saccage des ressources naturelles, répétition des schémas erronés, absence d'inventivité, raréfaction des diversités).
Dans sa classe comme dans son mouvement, Freinet n'a pas cette peur du foisonnement encore non organisé. Il préfère une fécondité excessive à une quasi-stérilité. En ce sens, il a gardé la leçon de la nature non domestiquée : la vie y est toujours synonyme de profusion. Il respecte, suscite même, le foisonnement, estime normal de n'y prélever que ce qui est momentanément utilisable et trouve plus rassurante qu'angoissante l'abondance de vie encore inexploitée. Il n'est pas obsédé par le besoin de canaliser par avance ce qui ne jaillit pas encore, de mettre en oeuvre prématurément des structures qui resteraient peut-être des squelettes vides ou des carcans. A ses yeux, les fluctuations de l'abondance de vie se régulent plus facilement que le dépérissement.

Le rappel constant des objectifs généraux

Néanmoins, Freinet reste conscient que des initiatives partant dans tous les sens pourraient faire oublier l'axe de la progression. Aussi rappelle-t-il périodiquement les objectifs généraux et les choix fondamentaux. Les éditoriaux qu'il écrit dans le bulletin L'Imprimerie à l'Ecole (IE) servent généralement à ce recentrage de l'action, mais on aurait tort de ne porter l'attention que sur eux. Une lecture vigilante du bulletin montre que toute occasion lui est bonne pour rappeler, par petites touches, les caps importants : courte réaction au bas d'un témoignage (le renforçant ou le nuançant); réponse à un courrier de lecteur; et surtout notes de lecture. Il arrive que l'éloge ou la critique d'un article ou d'un livre, pas forcément pédagogique, révèle davantage sa pensée que l'éditorial du même bulletin. Je ne citerai que ses critiques de L'éducation fonctionnelle de Claparède (IE n° 47, p. 100), de Mobilisation de l'énergie de Charles Baudouin (n° 49, p. 164), de Signification biologique de l'éducation* de Paul Brien (n° 50, p. 199), de L'éducation physiologique du Dr Seguin (n° 51, p. 230), de L'épopée du travail moderne (la merveilleuse transformation de l'Union Soviétique) de M. Iline (n° 52).
* Voici un extrait du commentaire de Freinet : Ce livre (...) donne aux éducateurs une bonne leçon de bon sens et d'humilité. A ceux qui voudraient faire croire que l'éducation peut transformer le monde, il rappelle les principes naturels (...). Est-ce le langage d'un homme qui prétendrait faire la révolution par la pédagogie?
Dans son rappel des choix fondamentaux, Freinet ne cache pas ses opinions politiques mais il les affirme comme témoignage personnel, sans chercher à imposer ses vues et, compte tenu de leur refus commun du dogmatisme et de l'endoctrinement, ceux qui ne partagent pas ses positions de communiste n'y voient pas matière à conflit. A cet égard, l'éditorial de février 32 (IE n° 49, p. 137) L'école prolétarienne et la crise pose nettement le problème. Après avoir rappelé les effets de la crise sur les enfants de chômeurs ou de métayers et les conséquences de la sous-alimentation, du manque de chauffage et de vêtements sur le comportement à l'école, il poursuit : Ce n'est malheureusement pas la pédagogie qui diminuera la misère ouvrière; ce ne sont pas davantage les considérations psychologiques qui peuvent influer sur notre état social et scolaire. Nous sommes dominés par une fatalité économique contre laquelle seule la force ouvrière luttera efficacement. (...) En dehors de la classe en nous mêlant, chacun avec notre tempérament particulier aux luttes sociales, syndicales et politiques.

L'appel systématique au débat

A toute occasion, Freinet suscite la discussion, souvent en publiant des objections ou des réticences exprimées par courrier, généralement sans intention de diffusion publique. Pourquoi pratique-t-il ainsi ? Tout d'abord, pour rappeler que le droit de critique appartient à tout membre du groupe.
Bien souvent, son opinion personnelle n'est pas encore arrêtée et il a besoin d'avis divers pour approfondir sa pensée. Pour lui, le scandale n'est pas de se tromper, c'est de n'avoir aucune opinion (d'anciens élèves nous ont confirmé qu'en classe, il talonnait les plus inhibés pour qu'ils osent prendre une position, même si c'était pour en changer par la suite). C'est le débat qui aide progressivement à clarifier les problèmes et à rectifier les erreurs d'appréciation.
Même lorsque son opinion est déjà faite, Freinet préfère souvent que d'autres l'expriment. Il est fréquent qu'un débat coure sur plusieurs numéros successifs, afin que toutes les positions aient l'occasion de s'exprimer. Par contre, Freinet a horreur qu'on revienne sur un débat clos, sauf s'il ressurgit plus tard sous un autre angle. Il souhaite qu'on débatte sans concession, pas qu'on discute interminablement, pour le simple plaisir.

La rupture de la solitude de l'enseignant

Qu'il soit isolé dans son village ou au milieu de ses collègues de l'établissement, chaque enseignant est seul face à ses élèves. Maître à bord peut-être, mais sous la coupe des autorités et des réglements. Le syndicalisme, tardivement autorisé dans la Fonction Publique, permet de renforcer la défense corporatiste mais ne résoud en rien cette pesante solitude. Pour la première fois, des éducateurs peuvent échanger sur leurs problèmes quotidiens et se donner ensemble les moyens de les résoudre. Grâce à la correspondance, aux bulletins, aux rencontres pédagogiques, ils peuvent enfin s'écrier comme Freinet : Nous ne sommes plus seuls! Cette rupture de la solitude pédagogie sera souvent perçue comme inquiétante par les tenants de toutes les hiérachies.

Les plans de clivage avec l'ancien système d'éducation


Méthode ou techniques éducatives ?

En décembre 1928 (IE n° 18, p. 3), Freinet définit sa démarche vers une méthode d'éducation nouvelle pour les écoles populaires. Il critique le galvaudage du mot "méthode" par tous les faiseurs de manuels qui baptisent ainsi de simples procédés qui abêtissent l'enfant au lieu de contribuer à sa véritable éducation . (...) Dans l'ancienne école, l'instituteur instruit, parfois même prétend éduquer ses élèves. Nous disons : c'est l'enfant lui-même qui doit s'éduquer, s'élever avec le concours des adultes. (...) La vie de l'enfant, ses besoins, ses possibilités sont à la base de notre méthode d'éducation populaire. (...) Nous parlerons seulement de techniques éducatives, montrant d'abord que les diverses solutions que nous apporterons ne sont rien par elles-mêmes, sans l'esprit de la méthode qu'elles doivent servir ; et aussi que ces procédés, si nouveaux et si bien étudiés soient-ils, sont, eux, à notre mesure, c'est-à-dire incomplets, sujets à changements fréquents, à perfectionnements incessants pour une marche assurée vers notre idéal éducatif. Si nous avons tenu à faire cette distinction capitale entre la méthode d'éducation et les techniques de travail, c'est afin qu'on ne continue pas à confondre l'oeuvre d'élévation et de libération avec les outils qui permettront de l'édifier, et qu'on n'isole pas nos recherches pratiques du grand problème social, politique, économique et philosophique qu'est la recherche d'une méthode d'éducation populaire.
Toute sa vie, Freinet évitera de qualifier de méthode l'ensemble de ses pratiques éducatives. Voyant comment se sont figées et souvent dogmatisées les méthodes Montessori ou Decroly, il continuera à dire : techniques Freinet
et, bien plus tard, pour réunir dans un même mot les pratiques et l'esprit qui les sous-tend, il dira pédagogie Freinet. Il n'utilisera le mot méthode qu'associé à naturelle pour désigner la démarche qu'il préconise pour les apprentissages du langage, de la lecture, du dessin, du calcul, etc.
Au-delà des appellations, il faut bien voir que tous les nouveaux outils, toutes les pratiques que Freinet introduit dans sa classe, transforment, beaucoup plus profondément qu'il ne semblerait au premier regard, le système éducatif précédent.

Une autre dialectique de l'oral et de l'écrit

L'imprimerie existe depuis des siècles quand Freinet commence à l'utiliser quotidiennement avec ses élèves, mais peut-être n'a-t-on pas toujours vu assez clairement qu'il est le premier à rompre radicalement avec une pédagogie fonctionnant sur des schémas bien antérieurs à la propagation de l'imprimerie, notamment dans la confusion des rôles respectifs de l'oral et de l'écrit.
Traditionnellement, la scolarisation semble impliquer d'abord l'inhibition de l'expression orale personnelle des enfants, taxée de "bavardage" dès lors qu'elle n'est pas la réponse attendue aux questions du maître. L'école passe alors la majeure partie de son temps à faire oraliser de l'écrit (lecture à haute voix, récitation par coeur des résumés), à faire transcrire de l'écrit (copie) ou de l'oral, généralement tiré lui-même d'un livre (dictée et, pour les plus grands, cours dicté). Dans la leçon magistrale, l'enseignant se contente souvent de raconter en moins bien ce qui est contenu dans les livres (généralement dans un seul livre : le manuel). On assiste, en circuit fermé, au recyclage permanent (oral-écrit; écrit-oral) du même "beau" langage, excluant tout registre différent, tout apport extérieur suspect d'en altérer la qualité académique. D'où le refoulement violent des parlers locaux au siècle dernier, le rejet de toute expression spontanée; ce qui aboutit à la non-implication d'un grand nombre d'élèves expliquant l'énorme taux d'échec, malgré la scolarisation généralisée.
Dans la classe de Freinet, oral et écrit retrouvent leur spécificité. Le langage oral sert d'abord à dire, à échanger, à discuter. Quand la pensée s'est élaborée, on peut l'échanger sous forme écrite (manuscrite ou imprimée). Lorsque l'enfant a compris comment sa parole peut se transformer en écrit (et pas simplement en la transcrivant telle quelle), comment elle peut acquérir pérennité mais aussi se moduler de façons diverses, il se tourne avec plus de curiosité vers les écrits des autres (enfants et adultes). Il pourra ensuite réagir oralement aux textes explorés, non pas uniquement en les lisant tout haut ni en les récitant, mais en discutant avec d'autres de ce qu'il y a découvert. Sans être interchangeables, oral et écrit ont maintenant de multiples connexions.
L'enseignant ne perd plus son temps uniquement à contrôler l'oralisation et la transcription stériles ou à déflorer ce que les élèves sont capables de lire par eux-mêmes. Il est devenu le meneur de jeu du dialogue, l'incitateur à mieux préciser et nuancer sa pensée dans les textes que l'on écrit, l'aiguilleur qui favorise les échanges avec l'extérieur, l'intercesseur vers tous les écrits disponibles, en classe et hors de l'école.
L'enfant ne ressent plus le passage à l'écrit comme inhibition ou aliénation de sa propre parole. L'oral et l'écrit sont devenus complémentaires et non conflictuels.

Une redistribution de l'éphémère et de l'immuable

Corollaire du nouveau rapport à l'oral et à l'écrit, s'instaure alors dans l'école une redistribution de l'éphémère et du permanent.
Jusqu'alors, une place importante est tenue dans la classe par le tableau noir qui possède son équivalent dans chaque pupitre : l'ardoise. Ici règne l'éphémère. Sur le tableau, le maître, ou un élève, écrit ce qui est voué à l'effaçage et doit donc être rapidement transcrit ou mémorisé. Sur l'ardoise, l'élève répond à l'interrogation, écrit l'exercice jetable dont, après le contrôle rapide du maître, il ne restera rien. Outils antiques, bien antérieurs à l'apparition de l'imprimé.
Sur les murs, un décor fixe, décidé une fois pour toutes par le maître, affichage souvent didactique (carte de France ou tableau de sciences), plus rarement esthétique (reproduction photographique). On y ajoute généralement l'emploi du temps pour montrer qu'il fait loi. Dans chaque cartable, un manuel par matière, identique pour tous. C'est le domaine de l'immuable.
Entre les deux, une zone intermédiaire occupée par le cahier dont le statut varie selon qu'il est "de brouillon" ou destiné au travail "au propre". Même le cahier-vitrine (fallacieux lorsqu'on n'y recopie que les corrigés) n'a guère d'espérance de vie au-delà des grandes vacances.
Le travail scolaire appartient essentiellement au domaine du jetable, probablement à cause d'une ancienne conception larvaire de l'enfance, selon laquelle c'est seulement à l'issue de son éducation que ce petit animal devient une personne (dite grande, il n'en existe pas d'autre). S'intéresser aux productions de l'enfance relèverait du fétichisme naïf qui fait parfois conserver une mèche de bébé ou une dent de lait. Seul le savoir, adulte par nature, mérite d'être conservé*.
* C'est peut-être la survivance inconsciente d'une telle mentalité qui explique le mépris de certains enseignants pour la psychologie de l'enfant et de l'adolescent, suspecte de mettre en cause le monopole exclusif du savoir, à leurs yeux unique élément important de l'école, donc de la formation des maîtres.
Dans la classe de Freinet, cette hiérarchie est complètement bouleversée. Ce qui était jugé éphémère tend à être conservé : les brouillons de textes, les griffonnages spontanés passent bientôt de la feuille volante au bloc-notes ou au classeur permettant d'observer les évolutions. De nombreuses recherches personnelles des enfants se transforment en petits albums échangés avec les correspondants dont on garde aussi soigneusement les envois.
L'immuable a la double caractéristique de ne plus être décidé par l'adulte seul et de se modifier au fil des semaines. Les enfants participent à l'affichage, à la décoration de la classe. L'emploi du temps acquiert de la souplesse pour prendre en compte également l'opportunité. Dans chaque pupitre, l'élément de permanence n'est plus le manuel (qui trouve place avec d'autres dans la bibliothèque, elle-même évolutive), c'est le livre de vie des enfants, véritable mémoire imprimée du groupe, quotidiennement enrichie.
Que des travaux d'enfants aient quitté le domaine du jetable pour acquérir la majesté et la permanence de l'imprimé, voilà un scandale que certains adultes ne sont pas près de surmonter.

Unité et harmonie dans le travail

En juin 1930 (IE n° 33, p. 229), Freinet synthétise sous ce titre une conception qu'il développera plus tard dans L'Education du Travail . Il dénonce le divorce entre l'école et la vie. Dans l'immense majorité des cas, l'enfant est contraint d'avoir deux vies si ce n'est pas trois même : la vie véritable et complète dans la rue ou aux champs, ** avec la nature même, la première et l'idéale éducatrice ; la vie dans la famille où l'autorité du père censure souvent et réfrène à l'excès toutes les manifestations d'activité ; et enfin, la vie à l'école. Pour combler l'hiatus, l'école doit prendre les enfants tels qu'ils sont, partir de leurs besoins, de leurs intérêts véritables - même s'ils sont parfois en contradiction avec les habitudes sociales ou les idées des éducateurs -, mettre à leur disposition les techniques appropriées et les outils adaptés à ces techniques, afin de laisser librement s'amplifier, s'élargir, s'approfondir et se préciser la vie dans toute son intégrité et son originalité. (...) Freinet se situe déjà face aux tenants d'une pédagogie par le jeu : Nous ne saurions certes nous élever contre le jeu, besoin organique des enfants, mais nous pensons que se résoudre à employer le jeu à l'école comme procédé pédagogique d'acquisition, c'est tout simplement affirmer qu'on n'a pas su donner au travail, joyeux et voulu, la place qu'il mérite. Lorsque le travail est, non plus une obligation servile, mais une libération, il cesse d'être une fatigue psychique et il est monstrueux de le vouloir remplacer par un jeu. Désormais, les enfants que nous élevons sentent dans leur vie une implacable unité.
** Après plus d'un demi-siècle, la rue et même les champs ont largement perdu de leur capacité éducatrice, mais cette évolution ne fait que renforcer la responsabilité de l'école dans la recherche d'une véritable unité de vie des jeunes.

Un acte significatif : la suppression de l'estrade

Si, d'après NPP (p. 35), l'événement semble remonter à 1924, les anciens élèves de Bar-sur-Loup n'ont pas gardé souvenir que leur instituteur ait descendu son bureau de l'estrade. Freinet lui-même n'en parle qu'en 1928, à St-Paul, lorsqu'il transforme cette dernière en table de travail. Il préconisera plus tard cet acte comme prémice au changement de pédagogie. Il s'agit là bien plus que d'un geste symbolique contre le dogmatisme. Alors que l'enseignant est, par nature, un adulte qui domine généralement en taille tous ses élèves, le système scolaire a jugé nécessaire de le hausser davantage, afin de le désincarner en porte-parole de l'autorité, comme le juge ou le prélat, et pour faire comprendre à ceux qui l'ignoreraient encore que, dans la classe, toute parole importante tombe du haut de cette chaire (il est d'ailleurs significatif que le terme soit commun à l'église et à l'école, même laïque : la vérité y est "révélée"). Un piédestal qui procure un semblant de prestige au prix de la distance et de l'immobilité.
Descendu définitivement de l'estrade, Freinet reste adulte, mais il se trouve au milieu des enfants, de plain-pied avec eux, comme tous les adultes dans la vie. Loin de renoncer à la moindre parcelle de son rôle culturel, il a cessé d'être magistrat du savoir pour devenir chef de chantier.

Un nouveau rapport de l'individuel et du collectif

La classe ancienne n'est que la juxtaposition fortuite d'un certain nombre d'élèves, agissant tous de façon identique, chacun étant individuellement responsable devant le maître. S'occuper du voisin, c'est bavarder ou tricher. La compétition elle-même vise uniquement à établir une hiérarchie entre les élèves. Elle incite moins à l'émulation naturelle qu'à la rivalité, elle exclut la solidarité et l'échange. Il n'existe de vie collective que pendant les récréations ou les moments de chahut, ce qui est loin d'être négligeable et tient d'ailleurs une large place dans les mémoires écolières.
Très souvent, certains enseignants croient opérer une révolution en acceptant que tous les exercices ne soient pas accomplis simultanément par les élèves. Certes l'assouplissement des rythmes constitue un relatif progrès, mais une simple individualisation des tâches obligatoires ne modifie en rien la juxtaposition des élèves et peut même renforcer leur isolement.
A l'époque, deux inspecteurs ont tenté d'infléchir l'individualisme scolaire : Cousinet en préconisant des travaux de groupe, Profit en instituant une solidarité par la coopérative scolaire. Freinet veut aller beaucoup plus loin. Sa pédagogie circule sans cesse entre l'individuel et le collectif, en les poussant tous deux à leurs limites.
Quoi de plus personnel que le texte libre dont l'enfant a choisi le sujet et l'opportunité de l'écrire ? Mais ce texte n'est pas limité au journal intime, il n'a pas pour destinataire, comme la rédaction, un seul lecteur : l'enseignant qui, tout au plus, en lira à la classe quelques extraits pour honorer ou ridiculiser le jeune auteur. Le texte libre est destiné à être présenté au groupe, pour aboutir, s'il est choisi, à une mise au net collective, puis sortir de la classe vers les correspondants et dans le journal scolaire. Toute recherche, toute découverte personnelle fait l'objet d'une communication, elle-même souvent diffusée hors de la classe. Chaque enfant est incité à apporter le maximum d'initiatives qui ne s'épanouiront que grâce aux autres.
La classe n'est plus la juxtaposition d'individus, tous soumis à l'autorité qui les domine, et où chacun ne peut réussir que par compétition contre ses semblables. Elle devient la communauté d'êtres en quête d'autonomie personnelle, participant à l'élaboration de leurs lois pour trouver ensemble le maximum d'épanouissement. Et cette communauté n'est pas close sur elle-même mais reliée à beaucoup d'autres, tout comme au milieu ambiant.
Qui ne s'aperçoit pas que ces deux modes d'éducation correspondent à des conceptions différentes de la vie sociale et politique ? Freinet ne cessera de le rappeler aux enseignants démocrates qui se satisfont du féodalisme scolaire.

L'esprit de la coopération scolaire

Si l'on s'en tient aux livres de vie, c'est seulement à St-Paul en 28, que Freinet institutionnalise la coopérative de sa classe en faisant élire par les enfants : président, trésorier et secrétaire. En mars 32 (IE n° 50, p. 170), Freinet juge nécessaire de faire le point sur cette notion de coopérative scolaire, embrouillée par les incitations équivoques de certains inspecteurs : Si vous fondez votre coopérative dans le but essentiel de recueillir l'argent que l'Etat ou la commune se refusent à vous allouer ; si, plus ou moins habilement, vous imposez à l'enfant une tâche financière qui lui répugne ; si vous exigez de lui cotisation, services excédant ses forces, besognes sans rapports avec la vie scolaire, vous ne faites plus de la coopération scolaire véritable ; vous vous contentez d'organiser l'exploitation des "possibilités financières de l'école" aux dépens de la pédagogie prolétarienne, aux dépens des travailleurs eux-mêmes. (...) Dès mon arrivée (à Saint-Paul), il y a trois ans et demi, j'ai posé comme principe essentiel de notre vie scolaire que les enfants doivent être capables de se diriger, de s'organiser, de chercher eux-mêmes les modes d'organisation susceptibles de servir le groupe. Seulement, il faut alors jouer franc-jeu. J'ai aussitôt mis entre les mains des enfants la gestion commerciale des fournitures scolaires (non fournies par la commune). (...) La gestion "imprimerie" a été mise également entre les mains des enfants. Pour la marche de ces divers services, pour les tâches nouvelles et nombreuses qui découlent aussi du travail de la classe, il a fallu désigner des élèves. Une assemblée a donc été nécessaire, des votes émis, des titulaires désignés. (...) Freinet explique qu'avec ses enfants de paysans pauvres, il a renoncé à percevoir des cotisations s'ajoutant au paiement des fournitures ; que devant le dédain des "riches" du village, il a renoncé à les faire solliciter par les enfants pour l'achat des journaux scolaires. Il refuse également de les exploiter pour des corvées ( nettoyage de la classe et des cabinets, transport de l'eau) qui devraient être assumées par la commune. Nous réprouvons nettement toute coopérative qui ne serait qu'une formule économique, qu'un organisme destiné à pallier à la misère de nos écoles. (...) Si vous parvenez au contraire -- et toutes nos techniques tendent vers ce but -- à enthousiasmer vos élèves pour des activités répondant à leurs besoins, vous aurez fait l'essentiel pour la vie de la classe. Nous sommes, dans une large mesure parvenu à ce but, en faisant soigneusement alterner les moments de travail en commun, dans la classe, avec les activités libres, en classe ou aux abords, en donnant au travail scolaire tout à la fois une adaptation parfaite à la vie des enfants, une motivation nouvelle et une grande souplesse d'expression par l'imprimerie à l'école, les échanges interscolaires et le fichier. Nous avons en réalité, et beaucoup mieux certainement que tant d'autres écoles possédant une coopérative officielle, réalisé la coopération effective dans le travail scolaire.
Il n'est pas surprenant que B. Profit, initiateur de la coopération scolaire en France, réagisse (IE n° 53, p. 270). Tout en reconnaissant que le stade éducatif préconisé par Freinet est un aboutissement, il défend le bien-fondé des autres formules : C'est par les petites entreprises d'ordre économique, auxquelles l'enfant collaborera non à son bénéfice personnel, par voie de répartition de dividende ou de ristourne, mais au bénéfice de la communauté scolaire que l'enfant prendra conscience de son rôle dans la société et qu'on pourra développer en lui le sens social et l'esprit de discipline nécessaire à toute action collective.
Le débat n'est pas près de se clore.

Espace intime et espace public

L'école a jusqu'alors dressé une cloison étanche entre l'espace intime de l'enfant (au milieu de ses parents) et l'espace public dont elle estime faire partie, malgré son caractère de microcosme clos**. Elle ne veut rien savoir de la famille***, ni la langue qu'elle parle, ni sa culture, ses traditions, sa mentalité. L'enfant qui entre à l'école doit abandonner ses faibles racines pour accéder à un autre univers culturel. Comme ce dernier est identique pour tous, on voudrait faire croire que l'égalité scolaire est ainsi réalisée, même si les statistiques des résultats démentent lourdement cette prétention. Privés de leurs repères, beaucoup d'enfants sont incapables de s'adapter à l'univers étrange (et parfois étranger) de cette école.
Freinet refuse ce type de cloisonnement qui engendre l'aliénation et provoque les blocages. Pour lui, l'enfant doit pouvoir arriver en classe, porteur de sa vie intime, matérialisée dans son expression, ses trouvailles. Par contre, l'école doit lui offrir le maximum d'ouvertures, non seulement sur l'univers clos de la culture académique, mais sur toutes les richesses du monde.
Le système scolaire n'est plus conçu comme un espace public aseptisé et fermé sur lui-même, mais comme un véritable sas, à la fois espace intime où l'enfant est chez lui, où l'affectivité garde tous ses droits, et espace de rencontre, largement ouvert. A cet égard, il n'est pas inutile de préciser que l'ouverture ne signifie pas l'irruption continuelle, au sein de l'école, d'intervenants extérieurs (ce qui est seulement une façon d'élargir le microcosme), elle donne surtout le droit et la possibilité de prendre de multiples contacts à l'extérieur.
En fait, on a changé de topologie éducative. Tous ceux qui ont travaillé avec les milieux déshérités ou immigrés savent à quel point ce changement est fondamental.
** Tout le monde peut être amené à fréquenter un espace, sans qu'il s'agisse pour autant d'un véritable espace public (exemple : la caserne)
*** En mettant un pied dans l'école, les parents ne chercheraient-ils pas à imposer leur loi ? Une telle hantise amène certains enseignants à refuser tout contact.

La rupture avec la scolastique médiévale

La démarche inaugurée par l'éducation nouvelle au début du XXe siécle est la première rupture radicale avec une pédagogie héritée du Moyen Age et qui n'a pas vraiment disparu avec l'avénement de l'école laïque. Ses caractéristiques : l'importance de la mémoire littérale (le "par coeur"), le poids dominant accordé aux mots plutôt qu'aux réalités qu'ils désignent, la compilation (même quand la photocopieuse a relayé la copie manuscrite), la glose sur les textes fondateurs (devenue commentaire émaillé de citations). Malgré le respect de façade accordé à Descartes et Claude Bernard, cette pédagogie, que Freinet qualifiera avec justesse de "scolastique", préfère que les élèves tiennent pour vrai ce qu'ils ont appris de façon livresque plutôt que de l'avoir longuement observé et expérimenté par eux-mêmes.
Le courant d'éducation nouvelle donne systématiquement priorité à la confrontation avec les réalités, en privilégiant l'observation, l'activité, et en ne recourant aux livres que dans un deuxième temps, comme élargissement de la recherche personnelle. L'expérience des autres n'est plus préalable, elle devient un prolongement, un épanouissement. On a rompu avec l'aliénation obligeant à penser par procuration plutôt que par soi-même.
L'apport personnel de Freinet est de renforcer ce processus par la confrontation permanente avec les autres, au sein de la classe et au-delà, et surtout en l'appliquant aux premiers apprentissages (langages, lecture-écriture, etc.). On ne commence pas par apprendre pour savoir faire, on agit en tâtonnant pour apprendre. C'est ce qu'il appellera plus tard les "méthodes naturelles".
Sur le plan culturel, on est passé, dès le plus jeune âge, de l'école du livre unique, bien antérieure à l'imprimerie et où le catéchisme (biblique ou coranique) avait été relayé par le manuel laïc, à une école de la communication dans un monde qui a beaucoup évolué mais où la culture écrite garde et gardera une place déterminante, en dépit des fausses angoisses du conservatisme et des rodomontades d'un certain pseudo-modernisme. Le véritable enjeu de l'éducation devient d'apprendre à comprendre et à utiliser tous les modes de langage, au maximum de leur spécificité.


L'exploration des divers registres de l'expression libre


Observons d'abord que le terme texte libre apparaît très tard sous la plume de Freinet. Dans la première édition de L'Ecole Moderne Française en 1945, il parle encore de rédaction libre. Il dira ensuite texte libre pour bien marquer la différence avec la rédaction (obligatoire) à sujet libre que pratiquent occasionnellement certains enseignants. Notons pourtant que, dès novembre 1928, Leroux (Sarthe) parlait déjà des textes libres des enfants.

Des tranches de vie quotidienne

Au début, tous les textes des enfants traduisent des moments de leur vie, Freinet utilise l'expression tronçons de vie. Les livres de vie de chaque classe sont une mosaïque de moments (vie familiale, jeux, travaux des adultes et des enfants, petits faits divers, état de la nature selon la saison) dont l'ensemble traduit souvent avec intensité la vie du milieu. Lorsqu'on relit les textes publiés à St-Paul dans Les Remparts, on voit revivre un village et une époque. Les jeux spontanés : sarbacanes de sureau, appelées samblucs, comptines en provençal, parties de pêche, élevage de vers à soie avec les feuilles d'un mûrier des remparts, farces (porte-monnaie tiré par une ficelle, sonnettes tirées au risque de l'arrosage ou du déshabillage). Des faits divers : un chauffard qui a renversé un cycliste menace le grand frère qui relevait son immatriculation, un voleur de récolte d'artichauts se fait surprendre. Des évènements locaux comme le tournage de films : Mandrin ou les Misérables, avec Harry Baur jouant M. Madeleine dégageant le père Fauchelevent coincé sous le chariot. L'écoulement des saisons et l'état de la nature revient souvent de même que l'avancement des cultures et des récoltes auxquelles participent la plupart des enfants. Nous verrons plus loin les prolongements donnés à ces textes.
Voici ce que dit Rousson (Gard) de cet irruption du quotidien (IE n°23) : La vie du monde du travail, de la famille nombreuse et pauvre, voilà celle qui rentre dans notre classe. (...) Celle qui, parlant de l'arrestation d'un expulsé, dans son désir de dire la vérité, n'oublie pas de nous faire savoir que les gendarmes causèrent longuement dans la cave avec son père, avant d'agir. Les détails les plus frappants sont toujours mis en évidence. Les élèves qu'on accusait si souvent de ne savoir rien dire sont aujourd'hui des animateurs, des créateurs dès qu'il s'agit de parler de leur vie, de celle qui leur est propre comme enfants, de celle qu'ils partagent avec leur milieu. Dans le même bulletin, Freinet rappelle que le particularisme local ne doit pas être un obstacle à la communication : Ne pas oublier de traduire les termes locaux qui mettent parfois dans l'embarras les correspondants. Tout le monde ne connaît pas les groins d'âne, les mâtefaims, les sourdons, les tourains, les baraganes. Et le Larousse est muet à leur sujet.

De mémoire d'enfants

Par le biais des extraits de la Gerbe , des récits plus longs ou des textes regroupés autour du même thème forment un témoignage qui, avec le temps, est devenu document historique. Voici quelques titres : Les deux petits rétameurs ; La mine et les mineurs ; Au pays de la soie ; Les charbonniers ; A travers mon enfance (en Espagne) ; A la pointe de Trévignon ; La peine des enfants ; Yves le petit mousse ; Emigrants ; Quenouilles et fuseaux ; Métayers ; Chômage. Il ne manque pas d'adultes pour raconter leur enfance des années 20 ou 30, mais elle est souvent passée au tamis de la nostalgie. Dans les récits d'enfants de l'époque, l'histoire est racontée en direct, au présent.
Historiens et ethnologues s'intéressent de plus en plus aux témoignages de gens ordinaires. Qui se penchera sur les nombreux textes qui font revivre une époque et des milieux à travers la vision authentique des enfants dans leurs journaux scolaires?

Le droit à l'imaginaire

Assez vite, les registres d'expression se diversifient. En paysan pragmatique, Freinet se méfie toujours un peu de l'imaginaire qui risquerait de faire oublier le contact avec les réalités de la vie. Mais il accepte tout ce qu'apportent les enfants. C'est ainsi que dans La Gerbe n° 11 de mai 28, sa classe publie le texte suivant d'un enfant de 6 ans : Casse-tout. Maman m'avait donné un billet de mille francs en me disant pour rire : brûle-le! Je l'ai tout déchiré; elle m'a grondé. Mon papa construisait une caisse pour tuer le cochon. Je lui ai tordu les clous, puis j'ai cassé les planches. Alors il a pris le fouet et m'a frappé aux jambes. J'ai fait bouger ma maman qui écrivait une lettre à ma marraine. Elle m'a frappé; j'ai renversé l'encrier. J'allais donner de l'herbe au cochon; mes trois cochonnets m'ont échappé. Ils ont couru vers le Loup et ont sauté dans l'eau. Je n'ai rattrapé que le noir. Un autre jour, je marchais en fermant les yeux au bord de la rivière. Je ne l'entendais pas. Je suis tombé dedans, on m'a repêché avec des cordes. J'étais monté sur le toit : je suis tombé dans la cheminée. J'étais tout noir. Maman m'avait servi du café au lait : le bol était trop plein, je l'ai cassé. Mon chat a léché le lait.
Les enfants de la classe ajoutent au bas du texte : Voici ce que nous a raconté Pellegrin Jean (6 ans). Mais il ne sait pas si c'est vrai ou s'il l'a rêvé. Nous avons demandé à sa maman. Elle nous a dit que Jean était sage.
Même si l'on est un ange, on peut rêver d'être quelquefois démon.
L'alibi du rêve permet, en toute impunité, d'imaginer des histoires. En effet, est-on responsable de ce qu'on rêve quand on dort? Et l'on rêve beaucoup dans les petits journaux imprimés. Notons que les premiers récits de rêves sont apparus dès février 27 chez les petits citadins de Lyon, dans la classe de Bouchard, mais l'exemple s'est rapidement propagé. Dans certains cas, il s'agit de vrais rêves dont on reconnaît l'incohérence onirique. Que penser pourtant de rêves écrits et signés en commun par trois copains, comme cela arrive à Saint-Paul?

Les textes, moyen de connaître les enfants

En novembre 1928 (IE n° 17, p. 6), Leroux (Sarthe) remarque que les textes permettent de recueillir de nombreux renseignements concernant la psychologie personnelle des enfants : Tel raconte ses jeux, tel autre parle de ses démêlés avec les adultes, un troisième transcrit les contes de la région, un autre revit ses souvenirs et ne s'intéresse guère au présent. (...) Dans le même ordre d'idées, remarquons que chaque journal scolaire présente son caractère propre, mélange d'influences diverses : personnalité du maître, milieu social, âge des élèves, etc. Il montre également que les contes qu'ils inventent traduisent parfois les oppositions sociales (par exemple, entre journaliers pauvres et riches propriétaires). La verdeur de certains récits est assagie au moment de la mise au point collective.
En mai 29 (IE n° 22, p. 13), Gauthier (Loiret) note la persistance de thèmes chez certains enfants : le petit frère d'une grande fille, l'électricité récemment installée à la maison, les animaux d'élevage, les contes opposant géants, nains et petits polissons. Il demande si ses camarades ont fait de telles observations. N'y aurait-il aucune conclusion à en tirer?
En décembre (IE n° 28, p. 76), le couple Faure (Isère) raconte l'histoire d'un de leurs élèves, paraissant plus que ses 8 ans, qui raconte souvent des rêves débridés dont ils pressentent que les psychanalystes tireraient certainement des déductions intéressantes . Un jour, ils sont surpris par un récit rompant avec le dynamisme habituel de l'enfant. En allant chez sa tante, ce qu'il fait généralement avec plaisir, il est saisi de peur à propos de tout : d'improbables vipères, du renard et même des chiens et d'un rossignol. Intrigués par cette réaction inhabituelle, ils apprennent quelques jours plus tard que l'enfant est couché avec une forte fièvre; on diagnostiquera une pleurésie. Ces éducateurs s'interrogent : Cette peur inaccoutumée n'était-elle pas due à un état de dépression physique ignorée? L'étonnement que nous avons eu à la lecture de son texte n'était-il pas justifié?

Régulation psychologique et morale

Freinet cite ou conseille à plusieurs reprises des ouvrages sur la psychanalyse, mais il ne s'aventure pas dans l'interprétation psychanalytique des textes. Par contre, il croit que l'expression libre permet d'éviter bien des problèmes psychologiques en incitant les enfants à se libérer de tout ce qui leur pèse. En décembre 28 (IE n° 18, p. 6) il publie un texte du journal de Mios-Lilet (Gironde) dont l'instituteur est Lavit, responsable de la radio.
La pomme. Avant-hier, je suis allé à Péyot chez mes grands-parents. Avant d'aller me coucher, ma tante me dit : "Va voir la coupe à fruits que j'ai achetée" . Je vis une jolie coupe en argent; mais ce qui m'intéressa le plus, ce furent de belles pommes dorées. Mais il y avait ma marraine et elles étaient pour la St-Martin. Quand elle fut partie, j'en pris une, je la mis dans ma poche et je partis me coucher. Quand je fus presque en haut de l'escalier, j'entendis : pan! sous mes pieds. Puis plus rien; je me dis :"Le plancher craque". Puis : Pan! pan! pan! C'était la pomme qui dégringolait l'escalier quatre à quatre, en faisant beaucoup de bruit. heureusement que mon grand-père parlait fort et personne n'entendit rien. Je mangeai la pomme et je jetai la peau par la fenêtre.
On trouve fréquemment, dans les journaux, des textes où des enfants confient une bêtise, un mensonge ignorés de tout le monde. Or ils savent que non seulement leurs camarades connaîtront leur petit secret mais que le journal circulera partout et, en particulier, dans leur famille. Freinet a raison de parler, à cette occasion, de véritables confessions dont on reconnaîtra la haute portée moralisatrice
.
Opposant la proclamation moralisante à l'hypocrisie des actes, Freinet voit dans l'expression libre un moyen de faire réfléchir les enfants. Voici à ce sujet un texte de son journal Les Remparts.
Nous fumons. Hier soir, Christini a acheté quatre cigarettes et Borgna une boîte d'allumettes. Christini nous a donné une cigarette à chacun ; Borgna a frotté une allumette et nous avons allumé nos cigarettes. Les deux Mathieu et Pagani s'étaient cachés derrière un buisson. Le frère de Borgna disait : "Regardez, moi je tire! On aurait dit une locomotive. Christini avait les yeux rouges comme un crapaud. Borgna demandait s'il fallait tirer ou souffler pour faire sortir la fumée du nez. Castelli et Christini en ont fumé seulement la moitié d'une, Borgna en a fumé une. Il dit : "Nous étions contents ; on a bien dormi, bien mangé, bien bu ; une pipade vaut bien un écu."
Comme presque toujours, une petite enquête complète le texte : 9 élèves aiment fumer, 10 ne veulent pas fumer . Le maître ne fume pas, et il en est bien content.

La collecte de contes populaires

Dans son ouvrage Le conte populaire français (éditions Erasme), paru en 1957, Paul Delarue, grand spécialiste du sujet, établit un catalogue raisonné des versions en langue française des contes populaires. Sous le n° 327 C L'enfant dans le sac, il reproduit intégralement (p. 328) la version recueillie dans les Alpes-Maritimes par Francis Audoly (13 ans) et Laurent Giordan (11 ans), élèves de l'école de Saint-Paul. Sous le titre Pitchin-Pitchot, ce texte avait été publié dans Les Remparts puis, en avril 29, dans le n°9 des Extraits de la Gerbe . Delarue précise qu'il s'agit, à sa connaissance, de la seule version notée en France de ce conte répandu dans de nombreux pays d'Europe et même d'Asie et d'Afrique. Il ajoute : Notre version des Alpes-maritimes est étroitement apparentée aux versions italiennes. Dans les versions nordiques et allemandes, le héros est souvent repris deux fois et rentre chez lui, généralement après avoir infligé à la femme ou à la fille de l'ogre le supplice qui lui était destiné.
Or, dans le premier n° de La Gerbe (avril 27), figure un texte de Jeannot Faroppa, élève de Bar-sur-Loup, intitulé Péquénain qui est précisément cette version où le héros est repris et fait mourir la femme de l'ogre. Delarue avait peu de chance de retrouver ce texte, tiré à très peu d'exemplaires, mais il aurait sans doute été stupéfait de découvrir que des élèves de Freinet avaient recueilli les deux seules versions françaises connues d'un conte largement répandu.
Intrigué par cette coïncidence, j'ai voulu savoir si d'autres contes étaient signalés comme découverts par des enfants. Delarue n'en mentionne pas. Par contre, dans sa bibliographie, parmi les revues faisant une place au conte populaire, il cite p. 97, sous le n° 421, La Gerbe , journal rédigé par des enfants, et précise "Donne assez souvent des contes populaires recueillis par des enfants ". Mais les contes publiés dans La Gerbe ne représentent qu'une partie de ceux que contiennent les journaux scolaires. C'est ainsi que Les Remparts publient en juillet 30 un n° spécial consacré à Plus belle que Fée, conte populaire recueilli par Honoré Fabre (14 ans).
La présence des contes populaires parmi les textes d'enfants n'a pas l'assentiment évident de tous les enseignants. Portets (Loir-et-Cher) écrit en juin 31 (EI, n°44, p. 298) : Notre éducation devant être à base matérialiste, je ne comprends pas comment nous pouvons préconiser des contes, proches parents des hallucinations, superstitions et religions. Freinet publie cette réaction sans lui répondre, espérant peut-être que d'autres le feront. Ce n'est pas lui qui "préconise" les contes, il les accueille et, en juillet 31, publie à nouveau un n° spécial de son journal avec deux contes La Cendrella et Le Magou , recueillis par Baptistin Borgna (11 ans), le même enfant qui, un an plus tard, rédige avec ses camarades La farce du paysan qui n'est pas sans rappeler celle de Maître Pathelin. Les enfants notent également souvent des traditions populaires ou de folklore enfantin comme les comptines (appelées poires de jeu).
Par L'Education du travail (p. 50), on sait l'intérêt que portait Freinet aux contes qu'il écoutait dans son enfance, à la fois parce qu'ils remontaient aux temps les plus anciens mais se renouvelaient par la voix de ceux qui les transmettaient, sans discrimination d'âge parmi l'auditoire, ce qui est la caractéristique d'une vraie culture. Il est difficile de dire si, intuitivement, il était également sensible à la maturation linguistique que facilitent les formules répétitives des contes ou à leur rôle initiatique, lié à l'inconscient collectif, comme l'ont montré certains psychanalystes comme Bruno Bettelheim. Quoi qu'il en soit, on ne peut s'empêcher de rêver au trésor dont disposeraient les spécialistes si toutes les écoles en avaient recueilli comme la sienne. Peut-être n'est-il pas trop tard, dans certaines classes actuelles, si composites, pour recueillir et valoriser des richesses culturelles souvent méprisées lorsqu'elles proviennent d'autres continents.

Des contes et des poèmes inventés par les enfants

C'est Marie-Louise Lagier-Bruno, soeur aînée d'Elise, qui est l'initiatrice de ce type de fiction. Le premier n° des Extraits de la Gerbe publie des textes de sa classe de Sainte-Marguerite (Hautes-Alpes) sous le titre Un petit garçon dans la montagne . Puis ce seront : François le petit berger; Le Tienne; Le petit chat qui ne voulait pas mourir.
Freinet accueille volontiers ces petits chefs d'oeuvre, mais il reste malgré tout prudent et refuse de confondre l'expression des enfants et la littérature. Comme la revue L'Oiseau bleu
, fondée par Cousinet, n'a pu survivre (on se souvient qu'elle publiait des textes d'enfants), la Nouvelle Education , revue pédagogique qu'il dirige maintenant, édite aussi des oeuvres d'enfants. Dans sa critique (IE n° 26) du livre Le roi des animaux, écrit par une fillette de 9 ans qui a un comportement d'auteur et d'illustrateur, Freinet, tout en reconnaissant le résultat, rappelle : Nous comprenons autrement les oeuvres d'enfants : nous ne voulons pas habituer nos élèves à faire de la littérature, mais seulement leur apprendre à s'exprimer, à extérioriser leur pensée.
Il a la même attitude vis à vis des poèmes d'enfants dont le premier recueil est publié dès 1928.

Les enfants ont-ils le droit de tout dire ?

Fin 1929, Freinet publie dans le n° 16 des Extraits de la Gerbe, le récit d'un de ses élèves dénonçant les véritables sévices qu'il subissait dans un établissement privé. Bouchard (Rhône) réagit aussitôt (IE n° 30, p. 136) : Je n'ai pas l'intention de mettre entre les mains des enfants le fascicule "à l'Institution libre moderne". C'est en somme l'histoire d'un mauvais élève, mauvais élève par la faute de ses maîtres bien entendu; mais ces faits seraient-ils bien compris par des lecteurs enfants, et n'y verraient-ils pas uniquement les "bons tours" joués au maître par un élève indocile? Ferrière lui-même se montre très réticent : Ne croyez-vous pas qu'il y a danger à étaler sous les yeux d'enfants au-dessous de 12-13 ans, les vilenies des adultes.(...)Ces "cas" d'aberration sadique plus ou moins inconsciente doivent être signalés à l'Officier d'Académie ou aux journaux d'adultes, mais j'affirme que ces spectacles de haine sont mauvais pour des enfants. Freinet répond que les faits ont été confirmés par d'autres témoins, que l'enfant n'est ni un mauvais élève, ni une forte tête : Seuls le milieu où il se trouvait, la nécessité où il était de lutter contre ses maîtres pour défendre sa personnalité l'ont poussé à des gestes de défense qui ne sont pas particulier aux élèves de cette institution. (...) Nos extraits sont la peinture exacte de la vie des enfants. S'ils révèlent le mal, c'est que nos élèves en souffrent eux-mêmes. Signaler ouvertement les causes de ce mal est donc pour nous un devoir, et nous estimons que, en l'occurrence, la haine de ce mal est bonne, parce qu'elle suscite une action défensive. Il est juste et moral que les élèves s'intéressent à la victoire de leur camarade brimé, dussent les adultes souffrir dans leur orgueil de cette atteinte à leur omnipotence. Dans le n° 33 (p. 239), Pichot (Eure-et-Loir) poursuit le débat : Il faut museler les faibles et les opprimés. Seul le silence est grand; souffrir en silence: c'est beau. La résignation, voilà le grand mot. (...) Heureux quand on ne voit pas des petits tyrannisés chercher parmi des faibles pour brimer eux aussi. (...) Il faut noter aussi que c'est chez les enfants brimés, malheureux, que s'éveilleront les plus chaudes sympathies pour Arnaud. Plan (Var) ajoute : Les critiques soulevées m'ont étonné. Les enfants voient-ils dans ce récit un cas qui suscite leur haine. Les enfants n'ont-ils pas le sentiment de la différence entre leur maître et ce professeur brutal? (...) La réalité doit être plus simple. Arnaud est dans un établissement où son professeur le brime en lui infligeant des punitions d'une ineptie stupéfiante et des traitements odieux. Il se défend, il lutte, il est vainqueur. Nos enfants applaudissent; quoi de plus naturel et où est le poison? Dans le n° 34 (p. 269), Lallemand semble apporter le mot de conclusion : Nous préférons laisser aux enfants la liberté réelle d'observer la Vie, de la relater, donc de l'imprimer et de la discuter avec sentiment, plutôt que de leur dissimuler des faits révoltants qu'ils connaîtront tôt ou tard. (...) Les gens les moins armés pour la vie sont ceux dont l'esprit critique est endormi, ceux qui mûrissent de fausses illusions: ils connaissent des déceptions si amères qu'elles peuvent briser leur courage en temps d'épreuve. Courage donc, pour une ambiance de travail, de sain jugement, d'amour, face à face avec la vérité toute nue. Et pourtant, j'ai eu beaucoup de mal à retrouver un exemplaire de ce n° 16 des Extraits de la Gerbe . Bien qu'il ait été approuvé par une majorité de militants, Freinet ne l'a jamais réédité. Il a donc été sensible aux réticences d'une minorité.
En novembre 30, Faure soumet le cas, classique, de l'enfant racontant qu'il a conduit la chèvre au bouc. Freinet répond qu'en principe un tel texte ne dit rien que de très naturel, mais il ajoute : Dans la pratique, c'est autre chose. La plupart de nos camarades sont des militants dont les actes sont surveillés d'assez près. Et nous savons qu'on n'hésiterait pas à sauter sur l'occasion pour faire un sort et à l'éducateur qui pourrait en pâtir et à l'imprimerie à l'école qui ne s'en porterait pas plus mal. Peut-être même verrions-nous les parents qui, candidement, chargent leur fils de mener la chèvre au bouc ou la vache au taureau, se scandaliser de notre audace.
Un exemple burlesque met en lumière ceux qui, à l'extrême-droite, épient le moindre indice de culpabilité. Marguerite Bouscarrut (Gironde) raconte sa mésaventure(IE 24, juillet 29). Un sous-officier d'active, ayant eu entre les mains un exemplaire de son journal Le Petit Médocain,
a jugé séditieux que des renseignements topographiques soient "fournis aux étrangers" par les enfants. Oubliant sans doute que la guerre est terminée depuis plus de 10 ans, il a dénoncé aux autorités l'institutrice qui reçoit, pour enquête, la visite de son inspecteur. Le militaire ignorait que le plan de la commune était destiné aux petits amis d'Allemagne, village des Basses-Alpes où habitent les correspondants. Par cet incident ridicule, on mesure mieux le climat de suspicion et de hargne qui entourera plus tard l'affaire de Saint-Paul.

Les enfants dessinent aussi

Dans le climat de liberté d'expression, il est probable que les enfants dessinaient spontanément. Pourtant, le dessin est d'abord traité uniquement sous l'angle des illustrations des textes imprimés. C'est Elise Freinet (mais elle signe encore Lagier-Bruno) qui écrit de janvier à mai 31, une série d'articles intitulée Le dessin, première activité libre. Interrompue quelques mois, la rubrique reprend en février 32. Auparavant Freinet a demandé à recevoir des dessins, composés absolument librement, au crayon ou à l'encre, coloriés ou non, portant l'âge de l'élève et les explications que l'enfant aurait pu donner, les circonstances, les paroles, les cris, les gestes qui l'ont accompagné. Ces documents nous seront précieux tout à la fois pour poursuivre l'étude commencée et pour aider à l'illustration de nos publications.
Des articles paraissent également sur la linogravure (Ruch, IE, n° 40) et sur le bois gravé (Bourguignon, n° 41 à 43).


L'observation critique du milieu


Des pratiques de l'école active

Lorsque Freinet demande aux petits de Bar-sur-Loup d'observer et de décrire des métiers du village (tisserand, berger, cordonnier, forgeron), lorsqu'à Saint-Paul, deux ans plus tard, il fait mesurer et décrire systématiquement les remparts et le panorama qu'on aperçoit, qu'il va voir avec ses élèves un four à chaux, une scierie, un moulin à huile, qu'il fait noter les températures, les évolutions du temps et de la nature, on peut dire qu'il n'introduit là rien d'original, il suit simplement les conseils des nouvelles instructions officielles de 1923. Mais sont-ils nombreux, les instituteurs qui, à cette époque, le font aussi régulièrement ?

De la description spontanée à la réflexion

La plupart des textes d'enfants reflètent leur milieu. Mais Freinet ne se contente pas de cette perception intuitive. Avec sa classe de petits à Bar, on sent qu'il incite à réfléchir sur le pourquoi des travaux agricoles, des récoltes. A Saint-Paul, comme les élèves sont plus grands, il systématise l'élargissement en quelques lignes, imprimées sous le texte du jour et baptisées enquête . Par exemple, si l'enfant a parlé de sa chèvre, on ajoute combien de chèvres possèdent tous les enfants de la classe. De proche en proche se dessinera un tableau des animaux domestiques possédés dans les familles. Un autre jour, on totalise les métiers pratiqués par les parents (total significatif : 25 cultivateurs, presque tous métayers, un maçon, un coiffeur, une blanchisseuse, une couturière ; les autres habitants du village n'ont pas d'enfants ou les envoient dans des écoles privées hors du village).
Fréquemment un texte parle d'une récolte à laquelle participent les enfants en dehors des horaires scolaires. L'enquête précise le poids récolté par la famille concernée ou par toutes les familles représentées dans la classe, parfois en indiquant le cours actuel (en mai 31, la fleur d'oranger est tombée à 3 F le kilo au lieu de 10 l'année précédente). Au sujet des autos, on totalise les quelques voitures des habitants ; par contre, des voitures de luxe stationnent autour des hôtels. Des correspondants ayant parlé du champagne, le compte est vite fait des familles où l'on en a déjà bu ; par contre les enfants savent que l'on en sert souvent dans les hôtels, ils se renseignent sur le prix de la bouteille et comparent avec les dépenses quotidiennes de leur famille. Il en est de même pour les animaux de compagnie des riches visiteurs, mieux nourris, en cette période de crise, que bien des humains. A travers les petites enquêtes rapidement exécutées puis imprimées et conservées dans le livre de vie, se forme, peu à peu et sans le moindre endoctrinement, une prise de conscience sociale qui, en fait, sera le principal grief des ennemis de Freinet.

La correspondance, motivation de l'approfondissement

Comme nous l'avons vu avec les enfants de Bar et de Trégunc, la correspondance incite à raconter, à décrire (donc à mieux regarder) son milieu, puis à le comparer avec celui que décrivent les correspondants. A partir des observations locales se dégagent des notions géographiques plus générales. Granier (IE 29, p. 107) et Rossat-Mignot (n° 31, p. 173) proposent des plans d'étude de la géographie locale. Gauthier (n° 31, p. 175) conseille de compléter les échanges de journaux scolaires, au sein d'équipes de 8 ou 10, par des envois de cartes départementales tirées des calendriers des PTT, de cartes postales, de roches, de renseignement sur la géographie physique, économique, humaine et même du langage de la région de chaque correspondant.
Il en est de même pour les sciences naturelles et même pour l'histoire, si l'on prend en compte toutes les ressources locales, y compris traditions et modes de vie. Gauthier (n° 35, p. 11) conseille de s'appuyer sur les témoignages d'enfants, de parents et de vieillards, de recueillir les traditions. Guillard (n° 37, p. 69) propose de confronter les archives locales, notamment sur la Révolution de 1789.


Une documentation pour les enfants


Plus de manuels scolaires


Fin 1928, Freinet publie sous ce titre son second livre pédagogique. En fait, il consacre peu de place à la critique des manuels, il préfère proposer une alternative centrée sur l'expression libre des enfants et l'imprimerie. Pourtant, si son argumentation contre les manuels reste embryonnaire, il a l'intuition qu'il s'agit là d'un des points de blocage de la pédagogie (et ce blocage subsiste toujours).
Dans la revue Pour l'ère nouvelle, organe de la Ligue d'éducation nouvelle (n° 46, avril 29), E. Delaunay réagit négativement : Si nous n'avons pas le droit d'empêcher un progrès de se réaliser, nous avons le devoir de ne pas nous laisser entraîner dans des voies aventureuses. Le leitmotiv n'a pas changé selon lequel il existe de mauvais manuels, l'important étant d'en choisir de bons. La critique de Freinet est plus radicale : tout manuel, distribué en autant d'exemplaires que d'élèves, est un carcan et un outil totalitaire. Si un manuel est bon, qu'il entre dans la bibliothèque au même titre que les autres livres, il perdra sa position de monopole et sa nocivité de manuel. Position qui aujourd'hui n'a rien perdu de son actualité. Pour être équitable envers Delaunay, ajoutons qu'il modérera sa critique en août 31, en reconnaissant la valeur des propositions positives de Freinet.
En janvier 30, est reproduite dans la revue syndicale L'Emancipation, une réaction de Yakovlev, parue dans La Voie de l'Education, revue pédagogique de la République Socialiste Soviétique d'Ukraine : Le manuel est un instrument par lequel la classe dominante assure sa direction idéologique et méthodologique du travail scolaire. Aussi, tandis que les éducateurs révolutionnaires condamnent le manuel en régime capitaliste (attitude négative), ils ne peuvent que le défendre dans une république ouvrière (attitude positive). Freinet, malgré son approbation de la révolution socialiste, n'acceptera jamais ce point de vue : un outil dogmatique n'est souhaitable sous aucun régime. Nous verrons ce débat rebondir en 1933-34.
Mais il ne suffit pas de condamner les manuels, encore faut-il créer d'autres moyens de faire travailler les enfants.

L'édition d'un fichier documentaire

En février 29 (IE n°20), Freinet lance le projet d'un Fichier Scolaire Coopératif. Il envisage d'abord la publication de "lectures" qui permettraient de prolonger les textes des enfants. L'avantage serait la souplesse d'utilisation et la possibilité pour chacun de compléter ce fichier par ses propres moyens. Freinet compte d'ailleurs sur la participation coopérative (d'où l'adjectif du titre) pour enrichir rapidement l'édition de ce FSC. Il engage immédiatement la souscription (25 F pour 500 fiches 13,5 x 19). Trois mois plus tard, il a recueilli 40 souscriptions. C'est peu pour démarrer une édition, mais considérable si l'on songe que, trois ans auparavant, le "mouvement" comptait deux personnes. Si 40 enseignants s'engagent à payer 25 F (ordre de grandeur : le livre de Freinet en coûte 8) pour une édition dont ils n'ont encore rien vu, cela prouve à la fois le besoin qu'ils ressentent et leur confiance dans la toute jeune coopérative.
En mai (IE n° 22, p. 6), paraît un long article de Paul Otlet (Palais Mondial, Bruxelles) sur la documentation à l'école. Il trace le cadre général en cinq séries fondamentales : 1/ la bibliothèque; 2/ le musée (objets, échantillons, classés en boîtes-tiroirs); 3/ l'encyclopédie documentaire sur fiches (format 21 x 27,5); 4/ les planches à afficher (67 x 64); 5/ les films; 6/ le catalogue général sur petites fiches.
En juillet (n° 24), Freinet définit ce que devrait contenir le FSC sur chaque thème : littérature (pages de grands écrivains), sciences, géographie, histoire.
Au 3e congrès (3 et 4 août 29, à Besançon), une décision confirme la souscription en y ajoutant une édition sur carton, au tarif double. Rubriques : 1/ activités enfantines; 2/ le travail et les travailleurs à la campagne, à la ville, en mer; 3/ la nature, les phénomènes physiques et naturels, l'homme, les bêtes, les plantes; 4/ gens d'ailleurs et d'autrefois; 5/ documents d'accompagnement des projections cinéma-tographiques, audition de disques. La classification est envisagée : un n° d'édition et un coin réservé pour numérotation, gommettes de couleur, etc.
En mai 30, Alfred Carlier, un archiviste qui a créé l'Office de Documentation historique et archéologique et a dessiné et publié une histoire du costume avec 32 planches en couleur, propose pour le FSC sa collaboration, soutenue par 80.000 documents de ses archives. Il fournit pour commencer deux séries de 30 fiches sur l'histoire du livre et celle du pain. Il deviendra bientôt l'auteur des premières brochures historiques.
Le véritable problème du fichier ne vient pas du côté des auteurs mais de l'édition. Si l'on produit à peu d'exemplaires, le prix de revient est excessif. Si, par contre, on amplifie le tirage, cela pose des problèmes compliqués d'immobilisation financière et de place pour stocker. Elise raconte que pour classer les fiches, on doit les disposer sur les marches montant à l'appartement. Malgré ces difficultés, la souplesse d'utilisation (on peut distribuer rapidement aux enfants des fiches différentes sur un même thème) incitera à poursuivre l'expérience jusqu'aux années 50.
Roger Lallemand (IE n°46) fait la critique des réalisations d'autres éditeurs : Pédagofiche et Studiomètre qui gardent la conception traditionnelle d'un manuel sur feuilles détachées.

La constitution personnelle d'une documentation

En novembre 31 (IE 46), Davau (Indre-et-Loire) explique comment il a enrichi son fichier en collant, sur des cartons du format FSC, des cartes postales, des coupures de revues illustrées. Plus tard, on préférera des chemises d'un format plus grand, afin d'éviter les collages qui font perdre le verso des documents. De tels fichiers artisanaux ont pris depuis une valeur historique, notamment les photos d'époque, les collections d'étiquettes et de publicités recueillies pour étudier la provenance des produits alimentaires.

Le classement

On reconnaît les gens rigoureux non à leurs proclamations de sérieux mais à leur façon de traiter les vrais problèmes. Encourager à réaliser un fichier n'aboutit qu'à une impasse si l'on n'imagine pas un système permettant de retrouver rapidement le document voulu. Immédiatement, commence, au sein du mouvement, une recherche sur le classement des documents.
Premier constat : la classification décimale (par thèmes) est préférable, car elle rapproche les sujets voisins que l'ordre alphabétique disperserait. Mais il est impossible d'utiliser celle des bibliothèques (la Dewey) avec ses rubriques : philosophie, religion, sociologie, etc. On reprend les grandes catégories du FSC qu'on subdivise : 1- Travail et travailleurs se partage en 10-Industrie; 11- Chauffage, éclairage; 12- Habitation; 13- Habillement; 14- Alimentation (agriculture, élevage); 15- Communications; 16- Mer; 17- L'homme; 18- L'état; 19- Services privés. Ce sont là les premiers balbutiements qui aboutiront, sous la direction de Lallemand, à un plan de classement appelé Pour tout classer, encore en service actuellement dans les classes pratiquant la pédagogie Freinet.
Parallèlement, Klaas Storm, un jeune Hollandais qui aide Freinet à la CEL, poursuit des recherches sur le repérage des thèmes par gommettes de couleur.

La bibliothèque de travail

L'adjonction du mot "travail" montre la volonté de Freinet de la différencier des bibliothèques scolaires existantes qui contenaient surtout des ouvrages littéraires, prêtés aux élèves pour être généralement lus hors de l'école. L'abandon des manuels scolaires impose l'existence, dans chaque classe, d'une bibliothèque très variée, à dominante documentaire. En octobre 31 (IE n° 45, p. 13), Ruch (Bas-Rhin) publie une recherche systématique des ouvrages que pourrait contenir la bibliothèque de travail d'une classe. Bien peu sont réellement à la portée des jeunes lecteurs.
Mais, dès le mois de juillet (n° 44, p. 295), Freinet, soutenu par les propositions de Carlier, avait lancé l'idée de brochures de 30 à 40 pages, richement et solidement présentées, abondamment illustrées, sous une forme tout à la fois instructive et intéressante, du livre, du pain, des mines, des forges, véhicules, chauffage, etc. (...)La matière de ces brochures sera soumise comme nos fiches, au contrôle sévère de plusieurs camarades afin qu'on ait la certitude que ces documents nouveaux seront parfaitement adaptés à nos besoins. Cette proposition séduit les coopérateurs et, au congrès de Limoges (2 et 3 août 31), une nouvelle collection est décidée qui s'appellera (et s'appelle encore) Bibliothèque de Travail . Le terme générique est devenu nom propre*. Très rapidement, le titre devient familièrement la B.T.
En novembre 31 (IE n° 46), Gauthier (Loiret) enquête sur les véhicules à traction animale utilisés dans chaque région. Les premières brochures, écrites et dessinées par Carlier et publiées à partir de février 32, seront consacrées aux véhicules à cheval. Leur succès amènera à les rééditer pendant plus de 40 ans.
* Habituellement c'est le processus inverse, une appellation de marque (Frigidaire, Cocotte minute) devient nom commun.

Le cinéma et la photo

En 1922, la firme Pathé a créé le premier film de format réduit (9,5 mm) : le Pathé-Baby , reconnaissable à sa perforation unique au centre de la pellicule, permettant à l'image d'occuper presque toute la largeur (8,2x6,15, soit 50 mm2). Pathé vend non seulement de petits projecteurs à manivelle ou à moteur électrique, des petites bobines de films récréatifs ou documentaires, mais aussi des caméras à mécanisme d'horlogerie et des chargeurs de pellicule vierge, l'arsenal complet du cinéaste amateur.
Dès le début, les instituteurs novateurs se rallient au film 9,5. On se souvient que Freinet avait filmé ses petits élèves de Bar en train d'imprimer. A partir de 1927, la Cinémathèque Coopérative, créée en Gironde, achète et prête des films Pathé-Baby, en majorité documentaires. Par ailleurs, des films ont été réalisés par certaines classes pour les correspondants. Par exemple, les enfants de Trégunc se présentent un à un (comme le film est muet, une liste précise la succession des noms), puis on voit le groupe entier sur le port. La classe de St-Paul présente la cueillette des roses.
La coopérative veut aller plus loin et produire des films vraiment pédagogiques et réellement adaptés à nos nouvelles méthodes de travail. Pour cela, six groupes géographiques sont constitués qui disposeront chacun d'une caméra circulante leur permettant de filmer ce qu'il y aurait de plus intéressant à montrer sur chaque milieu.
L. Beau (Isère) publie plusieurs articles de conseils sur la photographie. Par ailleurs, la coopérative propose le Panoptique, petit épiscope qui permet la projection de documents opaques de format carte postale.

La radio et le disque

Depuis octobre 1928, une rubrique régulière donne des conseils pour réaliser une bonne installation de radio. Les programmes destinés aux enfants pendant les heures scolaires sont encore très rares, mais le bulletin informe sur ce qui se fait à l'étranger.
Très tôt, Freinet qui n'est ni musicien, ni chanteur, voit le parti qu'on pourrait tirer du disque pour la formation musicale des enfants. Avec l'aide d'Henri Poulaille, il publie à partir de juin 1930 des suggestions pour constituer une discothèque. A partir de janvier 31, c'est le couple Pagès qui anime la rubrique Disques du bulletin et conseille dans les achats de phonographes. En février 32, Freinet annonce la création d'une discothèque circulante qui, à cause de la fragilité des disques de l'époque, est un pari audacieux. Enfin, en mai 32, un phono CEL de qualité est proposé aux coopérateurs.

Les apprentissages individualisés


La critique d'une certaine forme d'individualisation

En juin 31 (IE n° 43), Freinet fait la critique d'un livre sur le Plan de Dalton dont on l'a si souvent entendu parler. Cette méthode d'individualisation du travail scolaire a été développée par Helen Parkhurst dans un collège de Dalton (Massachussets). Le programme est découpé en unités que chaque élève étudie selon son contrat personnel. Tout en étant attentif aux réalisations pratiques qui pourraient être utilisées, Freinet se montre très incisif : Nous ne taylorisons pas l'abrutissement des masses scolaires par une acquisition sans vie que ne motive aucun besoin scolaire ni social.
Il se sent mieux en accord avec la démarche de Washburne dans les écoles de Winnetka (banlieue de Chicago), car celui-ci conserve une part d'activités collectives, en y ajoutant des apprentissages individualisés grâce à des exercices progressifs.

L'édition de fichiers autocorrectifs

En août 31, est prise en congrès la décision de publier un fichier de 200 problèmes pour le Certificat d'études, tiré du travail de Cormier. Il comportera donc 400 fiches, en comptant les réponses que l'élève consultera pour effectuer lui-même la correction. Cette autocorrection est la condition essentielle de la responsabilisation des enfants.
Un peu plus tard, la coopérative publiera des fichiers d'opérations directement inspirés des livrets de Washburne, puisqu'il n'y a pas de difficulté de traduction ni de différence de programme.

Un matériel de calcul

Pour l'expérimentation en calcul, la CEL reprend l'édition du matériel Camescasse, diffusé auparavant par Hachette puis non réédité. Inventé par le collègue qui porte ce nom, le Camescasse est composé de petits cubes de bois d'un centimètre d'arète, rouges ou blancs, pouvant s'assembler sur des réglettes métalliques afin de constituer des barres, des surfaces, des volumes.

La grammaire en quatre pages

En octobre 31, Freinet veut persuader que c'est en rédigeant de nombreux textes et non en apprenant des règles, que l'on sait enfin écrire correctement. Il publie une Grammaire en quatre pages qui en nécessitera bien plus, au long de l'année scolaire, pour convaincre les militants et répondre aux objections de certains. Ce slogan n'empêchera pourtant pas de publier plus tard des fichiers autocorrectifs de grammaire et de conjugaison.

Premiers problèmes d'inspection


Alors que certains directeurs d'écoles normales et inspecteurs soutiennent depuis le début les efforts du jeune mouvement, Freinet, en janvier 1932 (IE n°48, p. 112), fait état de la lettre d'un collègue (dont par prudence il tait le nom) qui vient d'être inspecté. Pour montrer à l'instituteur comment il faut "tenir" les élèves de cours élémentaire, l'inspecteur oblige les enfants à garder pendant vingt-cinq minutes les mains au dos. Il conclut son rapport en conseillant un retour à l'enseignement traditionnel : Le maître - parce qu'il est un maître - organisera tous ses enseignements. En dehors de cette organisation, les "productions" des enfants restent sans direction sûre d'elle-même et assurant, à la faveur d'un progrès constant et régulier, l'acquisition des connaissances prescrites au CE 2e année. Que répondre à cet homme sûr de lui-même qui rappelle qu'il faut traiter les enfants en enfants ? Freinet cite une réaction d'enfant : Quand il est entré, il a regardé la casse d'imprimerie, il a fait une grimace, il n'avait pas l'air content. Le principal c'est que "nous on est contents".

Un réseau véritablement international


On peut constater que le jeune mouvement de l'Imprimerie à l'Ecole ignore les frontières. Parmi les huit premiers membres, il y avait un Belge et un Suisse. Deux ans plus tard, sur 92 adhérents, 14 habitent hors de France : Angleterre, Argentine, Belgique, Espagne, Maroc, Pologne, Tunisie. Par la suite, le décompte sera plus complexe, car les nombres augmentant, on ne publie plus de listes exhaustives. Une chose est certaine : la part internationale reste toujours très large.

Connaître ce qui se fait hors des frontières

Freinet avait commencé par s'informer sur les expériences hors de France. Cette attitude se poursuit en permanence. Les rubriques Cinéma et surtout Radio sont notamment remplies d'informations sur ce qui se fait à l'étranger en matière éducative.
Pour les comptes rendus de livres non traduits en français, on utilise les compétences de certains militants. La soeur d'Elise, Marie-Louise, fait la présentation du livre italien de Lombardo Radice, Athena Fanciulla . Jeanne Lagier-Bruno, belle-soeur d'Elise, traduit de l'anglais un article paru à Londres dans la revue New Era. L'auteur qui signe Old Boy, raconte son expérience d'ancien cancre qui a progressé dans l'apprentissage de sa langue à partir de ses textes personnels. Par la suite, Jeanne traduit un article de l'Américain Washburne sur l'insuccès en arithmétique, dû pour l'auteur au caractère prématuré des apprentissages, et une information sur Le Plan Dalton.
Ruch (Bas-Rhin) présente souvent des livres ou des articles allemands, notamment sur l'architecture scolaire, Alziary informe sur les constructions scolaires suisses.
L'espéranto sert beaucoup comme intermédiaire. C'est ainsi qu'un article d'un Allemand de Leipzig, paru en espéranto dans la revue ukrainienne La voie de l'Education , revient dans le bulletin, traduit en français. De même, un article sur le Plan d'Iéna, mis au point par le professeur allemand Petersen, est traduit de l'espéranto par H. Bourguignon.

Espéranto et correspondance internationale

En octobre 1928, commence dans le bulletin un cours d'espéranto. Comme les nouveaux venus ne peuvent prendre l'apprentissage en marche, on travaillera ensuite par correspondance. Le bulletin publie des appels de classes de l'étranger qui souhaitent des échanges de courrier, puis un service de jumelage s'institue comme pour les correspondances en France. Boubou et Bourguignon seront les animateurs de ce groupe dynamique.

La constitution de groupes nationaux étrangers

Parmi les gens qui se disent internationalistes, beaucoup recherchent en fait l'hégémonie de leurs propres idées, à moins que ce ne soit l'importation d'un modèle extérieur. On ne trouve pas trace d'un tel impérialisme au sein du groupe L'imprimerie à l'Ecole . Chacun y échange sans tenir compte des frontières nationales.
Néanmoins, en Belgique et en Espagne, se constituent peu à peu des groupes plus ou moins inspirés de la coopérative française. Herminio Almendros publie à Madrid un livre sur l'imprimerie à l'école.

Une présence sur tous les fronts


La répartition des militants dans la plupart des régions et leur enthousiasme à présenter les réalisations de leur coopérative, assure une présence dans beaucoup de manifestations pédagogiques ou syndicales. Comme il s'agit de témoignages concrets de réalisations d'enfants, cela suscite généralement l'intérêt des visiteurs. Même s'il n'est qu'éphémère, il en reste parfois des traces qui se traduiront plus tard en adhésions. Freinet ne manque jamais de publier de courts comptes rendus de la présence du mouvement aux manifestations, ce qui ne fait que mobiliser davantage les militants.

Le dynamisme est parfois source de conflits extérieurs

La Fédération de l'Enseignement supporte mal que l'AG de la CEL se réunisse et prenne ses propres décisions avant le début du congrès syndical, auquel participent ensuite beaucoup de coopérateurs. Alors que L'Ecole Emancipée avaient favorisé la rencontre des premiers imprimeurs, la fédération a refusé de s'impliquer trop nettement aux côtés des novateurs, sans doute par crainte du conformisme pédagogique de sa majorité. Maintenant, elle supporte de plus en plus mal que le mouvement soit pluraliste et accueille également des membres du Syndicat National, concurrent. La CEL doit rappeler à plusieurs reprises qu'elle prend ses décisions en toute autonomie. En août 1932, La Révolution Prolétarienne écrit insidieusement : Freinet a quitté le congrès (syndical) de Bordeaux pour se rendre à un congrès bourgeois à Nice. Freinet précise alors qu'il n'avait pas de mandat syndical qui aurait justifié sa présence après l'AG CEL et la mise en place de l'exposition pédagogique, mais que par contre il devait participer à Nice au congrès de la Ligue Internationale d'Education Nouvelle.
En juillet 31, Freinet a critiqué la diffusion, par l'Office Central de la Coopération à l'Ecole, de l'ancienne presse CINUP, largement dépassée par les modèles actuels de la CEL. Barthélémy Profit, fondateur de la coopération scolaire, se montre réticent devant cet Office qui fédère depuis 1928 les coopératives d'enfants, sous la bénédiction de la Fédération des Coopératives de consommation, parfois fort éloignées de l'idéal coopératif. Freinet qui partage les inquiétudes de Profit sur les risques de dérive pédagogique, reste néanmoins favorable à l'union de la coopération enfantine avec la coopération adulte qu'il soutient par ailleurs, tout en reconnaissant ses limites.
L'Ecran scolaire
, irrité de la concurrence de la cinémathèque animée par Boyau, exprime publiquement le souhait que la CEL puisse éditer des films franchement laïques. Boyau considère ce souhait comme insultant et riposte (IE 53, juin 32) : le film de Freinet "L'imprimerie à l'école" et celui de Boyau "Vendanges en Gironde" sont aussi franchement laïques qu'on peut le souhaiter. Il s'interroge sur la "laïcité" de films sur les méduses ou les ruminants et revendique le caractère laïque du film Prix et profits, subventionné par la CEL et dont nous allons bientôt reparler.

Un mouvement prêt à affronter l'avenir

En six ans à peine, s'est constitué un mouvement pédagogique autonome, dont le dynamisme fait parfois oublier la petite taille. Sont déjà posées les bases essentielles de ce qu'on appellera plus tard la pédagogie Freinet. Un solide réseau de militants actifs a été institué. Sa cohésion et sa force seront bien nécessaires pour traverser la période suivante, pleine de turbulence.


L'affaire de Saint-Paul
(1932-1933)


Dans l'impossibilité actuelle de recourir aux dossiers administratifs qui seuls permettraient de répondre à certaines questions, mais grâce aux nombreux documents publiés dans la presse de l'époque et notamment dans L'Educateur Prolétarien, nous allons nous efforcer de retrouver tous les fils conducteurs de cette année scolaire particulièrement mouvementée.
L'orage qui éclate sur Freinet cette année-là n'est pas fortuit, il résulte du contraste grandissant entre des tensions locales accumulées et l'affirmation nationale et internationale, chaque jour grandissante, de la pédagogie et du militantisme du mouvement de l'Imprimerie à l'Ecole et de sa coopérative, la CEL.

Un terrain localement miné

Il est frappant de constater que Freinet, tellement enclin au dialogue au sein de son mouvement, se montre parfois vindicatif, voire agressif, dans le cadre de son département. A tel point que ses meilleurs amis syndicalistes, pourtant peu suspects de mollesse, doivent le rappeler à plusieurs reprises à une plus juste appréciation du rapport de force.
L'année 30-31 a vu s'accumuler les plus sérieuses tensions. Certes, il est compréhensible qu'après deux années passées à Saint-Paul, Freinet ait alors épuisé son capital de patience et de diplomatie. Il semble vivre de plus en plus mal le constat proverbial : "Nul n'est prophète en son pays". Il réagit vivement au moindre problème local.
Un exemple parmi d'autres : il apprend qu'une mère à qui il reprochait la mauvaise fréquentation de son fils, est allée l'inscrire au village voisin, au cours du mois d'octobre 30. Son collègue, qu'il a interrogé par courrier, précise qu'il avait d'abord refusé l'inscription et que la mère est revenue avec une autorisation de l'inspecteur. Freinet, bien qu'ayant lui-même accepté des enfants non domiciliés à St-Paul (ce que son collègue ne manque pas de lui rappeler), estime son autorité bafouée par une telle décision. Il se renseigne, auprès du service juridique d'une revue pédagogique, sur la légalité de l'autorisation donnée par l'inspecteur, ce qui lui est confirmé.

Rapports tendus avec la municipalité

La plupart des écoliers étant fils de métayers, généralement immigrés italiens, la municipalité bourgeoise n'est pas disposée à faire un effort financier en faveur de l'école publique. Freinet, comme c'est son rôle, multiplie les réclamations. En novembre 30, une lettre à l'adjoint donne le ton des rapports. Après avoir rappelé qu'il assure lui-même le balayage de sa classe, scie et refend le bois de chauffage, prête ses récipients pour aller chercher à la fontaine publique l'eau nécessaire à l'hygiène, il demande à la municipalité de remplir ses obligations puisque vous avez osé m'accuser de "me moquer de l'intérêt de l'école". En juillet 31, à la veille des vacances, il intervient auprès du maire et du conseiller général pour rappeler les réparations et le blanchiment nécessaires de sa classe. Avant la rentrée, comme rien n'a été fait, il saisit son inspecteur et ajoute : "Puis-je refuser de faire classe tant que ce nettoyage essentiel ne sera pas effectué? Et cela sans risquer des ennuis administratifs? " Bien entendu, l'inspecteur refuse une telle éventualité et annonce une démarche de l'administration auprès du maire. Malgré de nombreuses interventions directes et des réclamations auprès de l'inspecteur, rien ne bouge. Le maire semble bloquer à plaisir la situation, par exemple en empêchant le fonctionnement de la Caisse des Ecoles qui permet généralement de financer partiellement les dépenses en fournitures ou en matériel scolaire.

Relations explosives avec l'administration

Lorsqu'il s'est agi en 1930 de créer une deuxième classe de garçons, les solutions proposées par la municipalité n'ont pas satisfait l'administration qui fait pression pour l'ouverture d'un dossier de construction nouvelle. Prenant argument de la situation, l'inspecteur d'académie n'a accordé qu'une ouverture provisoire de poste. Cette opposition conjointe au maire de Saint-Paul n'améliore pourtant pas les rapports de Freinet avec l'administration, bien au contraire.
Elise Freinet, sans poste depuis son refus de nomination à Vence en 28, espérait être nommée auprès de son mari. Or elle l'est à l'école de filles à 400 m de là. Puisqu'un jeune intérimaire est désigné à titre temporaire chez les garçons, elle multiplie les réclamations pour prendre sa place. L'administration accorde parfois aux ménages d'instituteurs ce type de rapprochement qui n'est pourtant pas un droit. Les conseils juridiques consultés par Freinet le confirment : à l'époque, une institutrice ne peut être nommée qu'exceptionnellement dans une école de garçons. Le couple s'entête à vouloir obtenir réparation de ce qu'il considère comme une brimade. En janvier 31, l'inspecteur d'académie renvoie une lettre d'Elise Freinet en précisant qu'il "n'examine les réclamations que si les termes en sont absolument corrects." Aux élections au conseil départemental, en février, le Syndicat de l'Enseignement Laïque (Ecole Emancipée), minoritaire, prend prétexte de cette "brimade" pour opposer symboliquement la candidature d'Elise Freinet à l'institutrice désignée par le Syndicat National. Le 22 mai, une lettre d'Elise (en fait rédigée par Freinet) est envoyée au ministre, sur le même sujet. Comme elle mettait en avant un jeune enfant* et un mari mutilé de guerre à 70%, ses amis syndicalistes conseillent de ne pas insister sur ces arguments : il est interdit de s'occuper de cet enfant pendant les heures de classe; quant au mari, en activité, il ne nécessite aucune assistance.
* Depuis le 8 août 29, les Freinet sont parents d'une fillette, Madeleine, dite Baloulette.

Se superpose un autre problème. Comme la municipalité de Saint-Paul doit reloger son bureau de poste, elle envisage de récupérer pour cela les logements de fonction d'institutrices, inoccupés du fait que les deux enseignantes actuelles sont logées avec leur mari. Le 20 avril 31, Freinet écrit à l'inspecteur d'académie pour s'indigner qu'on veuille toucher aux logements d'enseignants. Sans doute parce qu'il n'a pas reçu de réponse, le couple s'adresse directement au préfet qui s'étonne que la voie hiérachique n'ait pas été respectée. Ils répondent tous deux que c'est à titre de simples citoyens de la commune qu'ils avaient réagi et non en tant qu'enseignants.
Pour clore cette année scolaire, le 11 juillet 31, Freinet, conformément à une consigne syndicale apparemment peu appliquée, refuse de transmettre à son adjoint un rapport d'inspection non cacheté, adressé par son intermédiaire de directeur, et il en fait retour à l'inspecteur. En août, un responsable syndical avertit qu'il a appris par une indiscrétion que, pour ces faits, Freinet pourrait être menacé de déplacement d'office. Les amis syndicalistes qui sont loin d'être des tièdes, préfèrent calmer le jeu et éviter l'affrontement. Finalement, la menace est écartée. Mais, à n'en pas douter, il subsiste un contentieux qu'on ne tardera pas à retrouver.

Dans le collimateur de l'extrême-droite


Les faits évoqués précédemment limiteraient à la querelle locale un conflit éventuel. Mais plusieurs événements ont attiré l'attention, au plan national et international, sur l'influence grandissante de Freinet et de son mouvement.

Le "congrès" de Saint-Paul

En août 32, se tient à Nice le 6e congrès de la Ligue Internationale pour l'Education Nouvelle. Freinet en profite pour inviter les congressistes à visiter à Saint-Paul une exposition des travaux de son mouvement dans le petit local de la CEL, puis à voir sa classe. D'après lui, une centaine de participants, de diverses nationalités, s'y rendent et cela ne manque pas de faire quelque bruit dans le village. Cette forme de consécration a de quoi irriter ceux qui n'aiment pas l'instituteur. Par contre, les visiteurs qui ont vu dans quelles conditions misérables sont obtenus les résultats dont il témoigne, se prendront plus facilement sa défense.
L'autre objectif de Freinet était d'infléchir la tendance socialement toujours trop neutre du congrès. Mais la motion qu'il dépose sur les relations entre l'éducation et le contexte social, en cette période de crise, ne sera pas mise au voix, ni même évoquée dans son discours de clôture par le président Paul Langevin, pourtant sympathisant de la gauche.

Le film Prix et profits

Curieusement, celui-ci ne figurait plus dans la mémoire du mouvement jusqu'au jour de 1985 où un spécialiste de Jacques Prévert s'enquit d'un film produit par la CEL au cours des années 30 et dans lequel aurait figuré notre poète. Seule indication : cela parlait de pommes de terre. Après recherche, je finis par découvrir un long article de Boyau, responsable du secteur Cinéma, annonçant, dans L'Educateur Prolétarien
(n°1 d'octobre 32), la sortie d'un film d'Yves Allégret, financé par la CEL, sous le titre Prix et Profits . Ces éléments permirent ensuite à Henri Portier, animateur du secteur Cinéma de l'ICEM, de mieux nous informer sur les divers protagonistes, puis de retrouver le film aux archives du cinéma à Bois d'Arcy où quelques privilégiés purent le visionner.
Dans son article, Boyau indique que le film s'est réalisé grâce surtout à l'initiative de nos camarades Collinet et Allégret qui ont mis à notre disposition, le premier ses projets et le second ses réalisations et son travail désintéressé. Qui est Michel Collinet? Un jeune professeur agrégé de mathématiques, syndicaliste de tendance trotskyste, qui écrit dans Clarté sous le pseudonyme de Paul Sizoff, membre du groupe surréaliste d'André Breton dont il a épousé l'ancienne femme, Simone Kahn. Aux réunions de ce groupe, il avait rencontré Yves Allégret, les frères Prévert et Marcel Duhamel. C'est lui qui a servi d'intermédiaire entre la CEL et les protagonistes du film.
Yves Allégret, alors âgé de 24 ans, n'est pas encore le réalisateur connu de Dédée d'Anvers et de Manèges (tournés après la guerre avec sa femme Simone Signoret). Il a été jusqu'alors l'assistant de Cavalcanti, de Renoir et de son frère aîné Marc. Pour la première fois, il réalise seul un court métrage (550 m, 20 minutes) dont il est aussi le co-scénariste et le monteur.
L'histoire est simple. On suit le cheminement d'une récolte de pommes de terre, dont le paysan ne retire pas suffisamment pour payer les achats indispensables à sa famille. Le grossiste qui avait fait état de la mévente, s'empresse de doubler le prix pour revendre au mandataire des halles. Au bout de la chaîne des intermédiaires, une femme d'ouvrier achète chez l'épicier les pommes de terre du repas (le prix en a augmenté à chaque étape) et elle doit renoncer aux autres dépenses nécessaires du ménage. Une évidence jaillit : "Il faut supprimer tous ces intermédiaires parasites". Le travailleur des champs et celui de l'usine se rejoignent et leur poignée de main scèle l'union de tous ceux qui enfantent la richesse du monde.
Boyau précise que c'est un film de pauvres ; pas d'acteurs professionnels, pas de vedettes.
Quand on ne peut se payer des acteurs, on fait appel aux copains qui, en l'occurence, s'appellent Jacques Prévert (il joue le commis du mandataire), son frère Pierre (le commis-épicier), Marcel Duhamel, futur animateur de la Série noire de romans policiers (l'ouvrier, dont la femme est jouée par Isabelle Kloukowski et la fillette par Lily Masson, fille du peintre surréaliste). Ajoutons que ces "amateurs" constitueront peu après le groupe Octobre qui ira jouer aux portes des usines de la région parisienne. Pour compléter ce générique peu banal, disons que l'opérateur est Eli Lotar à qui l'on doit, l'année suivante, les images de Terre sans pain (Las Hurdes) de Luis Bunuel. Il sera, après la guerre, le réalisateur du court-métrage Aubervilliers, avec un commentaire de Prévert.
Du fait de son orientation politique, Prix et Profits ne passe pas inaperçu à droite où il suscite des réactions de Lucien Rebatet (qui signe François Vineuil) dans L'Action Française et de Clément Vautel (sous le pseudonyme de Prosper) dans L'Echo de Paris. Le fait que la CEL soit producteur du film est pour certains une raison supplémentaire de haïr l'instituteur qui l'anime.
Malheureusement pour la coopérative, le film sera un échec financier, les instituteurs ayant hésité à en acheter des versions 9,5 mm pour Pathé-Baby. Il faut dire que le prix était de 720 F et n'aurait pu s'abaisser à 320 F que si l'on avait atteint 100 souscriptions. En revanche, Prix et Profits sera projeté, dans la région parisienne, au cours des spectacles militants de la bande à Prévert qui joue également sur scène la burlesque Bataille de Fontenoy.

La création de L'Educateur Prolétarien

Comme pour le journal scolaire, Freinet a utilisé un obstacle comme tremplin. En 1932, l'administration postale refuse d'accorder désormais le tarif Périodiques au bulletin L'Imprimerie à l'Ecole
, prétextant qu'il n'est qu'un catalogue commercial de la Coopérative. Cela semble aberrant, compte tenu des nombreux débats qui s'y déroulent et des informations diverses qui y sont données. Mais comment faire comprendre à des bureaucrates que des enseignants à la recherche d'une autre pédagogie ont besoin de discuter des outils qui leur sont nécessaires, de les élaborer collectivement, de les produire, puis de les diffuser ? La part strictement commerciale est relativement réduite dans le bulletin, il n'empêche que l'on parle sans cesse des éditions (revues et fichiers), des films, des postes de radio, etc.
Faute de pouvoir faire admettre ses raisons par les PTT, Freinet amène le CA de la CEL à créer une nouvelle revue dont il rêvait depuis quelque temps et qui sera baptisée L'Educateur Prolétarien. Pour donner le change à l'administration, c'est son beau-frère Fernand Lagier-Bruno qui est nommé gérant et qui déclare la nouvelle revue dans les Hautes-Alpes. Cela n'empêchera pas l'administration de créer des difficultés identiques, quelques mois plus tard. Mais la revue continuera malgré tout son chemin.
On se doute qu'avec un pareil titre, la revue attire davantage l'attention que lorsqu'elle s'appelait L'Imprimerie à l'Ecole. Pour ceux qui en auraient douté, le mouvement affirme son ancrage à l'extrême-gauche et cela suffit à justifier la hargne de ceux qui jusqu'alors l'ignoraient avec dédain.

Une violente campagne d'affiches et de presse


Des affiches accusatrices dans le village

Dans NPP, nous apprenons comment, dans la nuit du 1er au 2 décembre (1932), l'employée de la coopérative, son frère et un ami viennent avertir que deux jeunes gens, arrivés en auto, ont collé dans tout le village deux affiches, une verte et une rouge. Freinet en publie le texte intégral (Educateur Prolétarien n°4, janv. 33, p. 208):
AUX HABITANTS DE SAINT-PAUL
Nous attirons l'attention de la population saint-pauloise et plus particulièrement celle des parents qui envoient leurs enfants à l'école de garçons sur les agissements de l'instituteur FREINET :
CET INSTITUTEUR PRETEND FAIRE DES ELEVES QUI LUI SONT CONFIES DE FUTURS BOLCHEVISTES.
Lui-même le dit et l'écrit. De plus, l'enseignement qu'il donne aux enfants est absolument défectueux. Au lieu de faire correspondre ses élèves avec les jeunes russes de la république bolcheviste des Soviets, l'instituteur FREINET ferait beaucoup mieux de leur donner une solide instruction française.
Nous nous élevons contre l'enseignement déplorable de ce mauvais éducateur de la jeunesse et nous tenons à dire avec force que nous ne comprenons pas que la Société et l'Etat, qu'il veut détruire, le paient pour accomplir cette besogne.
La population de Saint-Paul éclairée sur l'enseignement donné à ses enfants par M. Freinet se joindra à nous pour demander son départ.

Un groupe d'habitants de Saint-Paul


Pour la seconde :
LES DEVOIRS DE M. FREINET
Veut-on un aperçu des dictées de l'instituteur Freinet à ses élèves ? En voici un échantillon instructif cueilli dans les cahiers des enfants : Dictée (sous forme de "Récit d'un enfant")
MON REVE
J'ai rêvé que toute la classe s'était révoltée contre le maire de Saint-Paul qui ne voulait pas nous donner les fournitures gratuites. M. Freinet était devant. Il dit à Monsieur le maire :
-- Si vous ne voulez pas nous payer les livres on vous tue.
-- Non!
-- Sautez-lui dessus, dit M. Freinet.
Je m'élance. Les autres ont eu peur. Monsieur le maire sort son couteau et m'en donne un coup sur la cuisse. De rage, je prends mon couteau et je le tue.
M. Freinet a été le maire et moi je suis allé à l'hôpital. A ma sortie on m'a donné mille francs.
(Dictée se trouvant dans les cahiers d'élèves)
Sans commentaires !

Ce texte avait effectivement été imprimé le 14 mars précédent dans Les Remparts, le journal de la classe. Sur le moment, il n'avait suscité aucune réaction. Par contre, quand ses adversaires ont voulu obtenir le départ de Freinet, ils ont épluché avec soin tout ce qui pouvait être retenu contre lui. L'occasion était trouvée.
D'après NPP (p. 172), ce matin-là, avant l'heure de rentrée, Freinet est allé trouver certains parents pour leur demander s'ils ont des reproches à lui faire sur son enseignement. Ensuite, Elise Freinet, en congé de maladie, prend le relais et va voir les autres dans la campagne. Le couple est rassuré par les réactions favorables des familles qui n'hésitent pas à exprimer leur soutien. Le dimanche suivant (4 décembre), alors que Freinet a invité les parents d'élèves à venir en classe voir le travail de leurs enfants, le maire se présente auparavant à l'école avec une quinzaine de manifestants, sans enfants ou qui les envoient dans des écoles privées (EP 3, p. 137). En repartant, ils dissuadent les familles qui arrivent en affirmant que la réunion est annulée.
Tout malaise étant dissipé avec les parents d'élèves, le calme semble revenu. C'est peut-être se rassurer un peu vite car, devant une telle situation, l'administration sanctionne souvent l'instituteur jugé responsable d'un conflit avec la municipalité au détriment de l'école. Pour qu'elle le couvre, il faudrait des raisons majeures, ce n'est apparemment pas le cas.

Une campagne de presse nationale

Le calme est de très courte durée. En effet, le samedi suivant (10 décembre), L'Action Française, hebdomadaire national, publie le texte des deux affiches de Saint-Paul, en ajoutant un autre texte d'enfants montrant comment Freinet les entraîne à "raconter bassement une première communion" :
Dimanche 19 juin, a eu lieu la première communion à Saint-Paul : 19 garçons, 16 filles et 12 renouvelants. Monsieur le curé nous a donné une brioche à chacun. Nous partons à l'Eglise. Nous avons fait "la bombe". Castelli s'est saoûlé. Des hommes étaient ivres aussi. Nous avons mangé à la maison de bons gâteaux et de bonnes galettes.

Les trois élèves présents

Détail amusant : l'un des auteurs de ce texte est le fils du garde-champêtre, amené par sa fonction à seconder le maire contre Freinet.
Le 22 décembre, Maurras revient longuement sur le sujet. D'abord pour rappeler que son journal fut le premier à dénoncer le scandale et que La Victoire et Le Temps n'ont fait que lui emboîter le pas. Il épingle ensuite Nicolas Lerouge qui, dans La République, a pris la défense de Freinet contre "une conspiration qui pue la province embigotée ", sans même oser citer les textes incriminés.
Le 28, Maurras croise à nouveau le fer avec La République puis avec l'Humanité qui prétendent atténuer les responsabilités de l'instituteur de Saint-Paul.
Le 4 janvier, il revient sur l'affaire en prenant à partie le psychanalyste genevois Charles Baudouin qui, dans une lettre à Freinet (EP 4, p. 201), avait éclairé le sens purement symbolique du meurtre dans les rêves exprimés par les enfants. Autre article le 29 du même mois.
On peut se demander pourquoi le leader de L'Action Française qui n'a probablement qu'un souverain mépris pour l'enseignement primaire, consacre tant de colonnes en première page pour polémiquer sur un incident de village, au sein même du long éditorial où il traite de politique étrangère ou nationale. Son mouvement royaliste, après avoir traversé une passe difficile du fait de sa condamnation par le Vatican, fin 26, et des succès de la droite classique, est en train de reprendre vigueur dans l'antiparlementarisme depuis la relative victoire des Radicaux en 32. Il trouve dans l'affaire de Saint-Paul une belle occasion de mettre en difficulté un gouvernement dont il connaît la fragilité (on ne comptera pas moins de 10 cabinets successifs en quatre ans) et de mettre en vedette son rôle de défenseur des valeurs traditionnelles.
Pour ne pas rester en retrait, la presse de droite plus classique s'engouffre à sa suite : Le Temps, La Victoire, Le Matin, L'Echo de Paris, La Croix, L'Illustration et, en province, tous les journaux réactionnaires ou cléricaux dont L'Eclaireur de Nice, Le Journal du Midi, sans oublier les feuilles extrémistes rivales : Solidarité Française, L'Action Patriotique, L'Ami du Peuple et Le Franciste, organe ouvertement fasciste (le premier à choisir la francisque pour emblème) qui s'illustrera par la dénonciation publique d'enseignants de gauche.
A cette époque, dans l'Italie voisine, Mussolini a imposé son pouvoir absolu et l'Allemagne est en train de passer sous la coupe du parti nazi. Certains souhaiteraient en France un régime de ce type. D'autres gens de droite prétendent hypocritement que c'est en interdisant toute initiative de fonctionnaires douteux qu'on se prémunira contre les tentations extrémistes.
Le fait que Maurras se porte à l'avant-garde du combat contre Freinet n'est sans doute pas pour ce dernier une catastrophe. L'incident resté au plan local lui était très défavorable, ne permettant qu'une faible mobilisation. Porté par l'extrême-droite au niveau national, comme l'une des "affaires" de l'année, il provoque certes la colère des notables radicaux qui n'avaient pas besoin de ce facteur supplémentaire de déséquilibre. Ces politiciens feront d'ailleurs lourdement payer à Freinet (en 35 et en 40) les interpellations que leur parti a dû subir à cause de lui en 32-33. Par contre, ce pilonnage de l'extrême-droite suscite à gauche une mobilisation pour la défense, à travers Freinet, de l'école publique et des fonctionnaires, en général. Sans Maurras, nul doute que Freinet aurait obtenu le soutien des militants de son mouvement et de certains sympathisants de l'éducation nouvelle, ce qui ne représente pas à l'époque une grande masse. A cause de Maurras, c'est toute la gauche qui sera amenée à faire front, même si certains n'apprécient que modérément les initiatives de ce curieux instituteur.
Très vite, L'Humanité, La République, L'Oeuvre, Le Populaire, L'Avant-Garde, Le Libertaire, Le Réveil ouvrier, La Wallonie et localement Le petit Niçois prennent parti en faveur de Freinet. C'est sans surprise que, le 18 janvier, on voit Marianne, l'hebdomadaire littéraire de gauche, dirigé par Emmanuel Berl, consacrer une page entière à l'instituteur de Saint-Paul dans un reportage de Pierre Scize.
A mesure que se durcit la situation, se multiplieront les pétitions en faveur de Freinet. Sur l'initiative d'Henry Poulaille qui avait écrit des articles de soutien dans Monde et Lectures du Soir, se constitue un comité de défense réunissant des intellectuels comme Cendrars, Gide, Chamson, Dabit, Malraux, Peisson, Vildrac. Dans La force de l'âge, Simone de Beauvoir évoque le soutien qu'avec Sartre et d'autres, ils apportèrent à l'instituteur de Saint-Paul. De façon plus inattendue, Pierre Deffontaines, professeur de la faculté catholique de Lille, assure honnêtement Freinet de son soutien. Son télégramme ayant été capté et publié par l'extrême-droite, cet homme devra ensuite affronter les reproches de son milieu.

Une grève scolaire incertaine

Comme on peut s'en douter, le retentissement national de l'affaire est loin de calmer les esprits sur place. Le 12 décembre, l'inspecteur primaire s'est rendu à Saint-Paul. Freinet lui propose de visiter les familles pour vérifier qu'elles ne sont pas solidaires des attaques. L'inspecteur préfère "se tenir à leur disposition" à la mairie, ce qui, évidemment, coupe court à toute rencontre.
A partir du 15 décembre, le maire tente de déclencher une grève scolaire que la plupart des parents sont peu enclins à appliquer. Le 21 décembre, Freinet écrit au Préfet pour se plaindre des agissements du garde-champêtre qui, le lundi 19, s'est posté sur le chemin de l'école pour renvoyer les enfants chez eux. L'adjoint et un conseiller municipal sont passés extorquer à certaines familles des signatures contre l'instituteur. Pour les intimider, le maire a convoqué à la mairie des parents qui refusaient de s'associer à la grève. Plus tard, on saura que des propriétaires terriens ont fait pression sur leurs métayers, le maire sur des artisans exécutant des travaux pour la commune. Il faut préciser que certains "grévistes", dont le fils du garde-champêtre, fréquentaient déjà très irrégulièrement l'école auparavant. Malgré toutes les manoeuvres de la municipalité, la moitié des élèves continueront à venir fidèlement en classe. Cette constance, dans un tel climat, marque un relatif succès pour Freinet. Elle révèle surtout, chez les parents concernés, un courage qui force le respect.

Réactions administratives

L'éclatement national de l'affaire a eu un premier effet : l'inspecteur d'académie retourne (à sa demande, dit-on) à son poste précédent, Oran. Les Freinet s'empressent d'y voir une victoire ; un peu trop vite, semble-t-il. Vraisemblablement, il a été reproché à l'administrateur d'avoir laissé se développer une situation préjudiciable à l'enseignement public. On en a la preuve quand, répondant plus tard à une interpellation, le ministre déclare : "M. Freinet, loué, exalté par un certain nombre de pédagogues étrangers, félicité, encouragé par -- on peut bien le dire -- des publicistes éminents, grisé, enivré par quelques lignes de louanges parues aux colonnes du journal Le Temps, a fait dans cette école, non pas du communisme, mais du freudisme. On l'a ignoré ; plus exactement, ses chefs ne l'ont pas su, tandis que le savaient d'autres, en France et hors de France, qui le félicitaient pour ces mêmes faits. (...) La curiosité de ses chefs s'arrêtait aux frontières de cette commune qui apparaissait, dans la littérature pédagogique, comme une véritable capitale de la nouveauté et de l'audace. Enfin, il n'a pas été inspecté, ce qui, messieurs, enlevait, si je puis dire, une grosse part de responsabilité à ce maître." Il s'agit davantage d'un réquisitoire contre le laxisme de l'inspecteur d'académie (le ministre précise d'ailleurs qu'il a maintenant quitté Nice) que d'un plaidoyer en faveur de Freinet.
Le 22 janvier, se réunit le conseil municipal. Dès le début, le maire a donné le ton : Je n'ai pas d'enfants, mais si j'en avais, je ne les enverrais pas à M.Freinet pour en faire des voleurs ou des assassins. Les attendus de la déclaration municipale débordent largement la pédagogie pratiquée par l'instituteur : Considérant que cet instituteur dirige une coopérative dite "l'Imprimerie à l'Ecole", qu'il y imprime avec l'aide des élèves et de jeunes filles des quantités de feuilles, d'opuscules, etc. expédiés journellement par ballots dans toute l'Europe et même en Russie Soviétique et qu'en conséquence il fait un métier qui l'absorbe non seulement pendant les heures de repos mais encore pendant les heures de classe, au détriment de l'instruction des élèves qui est de ce fait reléguée à l'arrière-plan ; Considérant que cet instituteur collabore à un journal "L'Internationale de l'Enseignement" où il dit qu'il poursuit à l'école une propagande révolutionnaire, chose qui ne tend rien moins qu'à fausser l'esprit de la jeunesse et à saper les bases mêmes de l'Etat et de la société qui le payent. Après avoir laissé entendre que la municipalité serait "impuissante à conjurer le risque de création d'une institution libre ", elle demande au ministre le remplacement de l'instituteur, devenu "indésirable pour la population ". Freinet décide d'attaquer le maire en diffamation.
Le 28 janvier, est convoqué le Conseil Départemental de l'enseignement primaire. Freinet certifie que le directeur de l'Ecole Normale, venu enquêter à Saint-Paul, lui avait déclaré que l'affaire reposait sur des peccadilles. Son rapport aboutit néanmoins à ces attendus : Considérant que M. Freinet a accueilli, laissé écrire et imprimer des textes de rédactions libres qu'il aurait dû écarter pour les soustraire à l'attention des élèves ; constatant en outre que, par la publicité qui leur a été donnée, ces textes ont provoqué une émotion préjudiciable à l'école ... le conseil prononce la censure, simple admonestation mais qui fragilise encore la position locale de l'instituteur. Ses adversaires s'emparent aussitôt du fait pour exiger son départ immédiat.
En février, l'inspecteur primaire compense l'absence de véritables inspections depuis 1928 (il n'avait effectué que des visites rapides, parfois après l'heure de sortie des élèves) par une présence de quatre journées (les 11, 13, 14 et 24 février) au cours desquelles il épluche le travail de plusieurs années. Alors qu'il a refusé précédemment d'aller rencontrer les parents favorables, il va maintenant rendre visite à ceux que le maire a fait pencher pour la grève. Freinet publie (EP 6, p.302) l'intégralité du rapport et ses propres remarques. C'est faire beaucoup d'honneur à ce recueil de mesquineries, destinées à montrer que l'instituteur n'en serait pas là s'il pratiquait la bonne vieille pédagogie conventionnelle. On va jusqu'à trouver "passable" l'état du local, à faire des remarques sur le chauffage et l'hygiène, en feignant d'ignorer le refus de la mairie d'approvisionner l'école en bois et en eau.
Seul intérêt de l'enquête, que Freinet qualifie de policière, le rappel des textes qu'on lui reproche d'avoir laissé imprimer : celui du rêve meurtrier, de la communion et celui-ci, du 9 décembre 31, sur un autre rêve (coïncidence comique, l'auteur est encore le fils du garde-champêtre). Hier soir, j'ai rêvé qu'il nous fallait aller à la guerre. Nous étions toute une bande. Mathieu disait : "Il nous faut aller à la guerre." -- Moi je n'y vais pas. -- Oui, mais les gendarmes t'attraperont. --Je ne me laisserai pas faire. Mais il fallait y aller. Moi j'étais caché dans la terre. Tous les autres sont partis. Comme il le pratique habituellement, Freinet laisse discuter les enfants sur le sujet et le texte est complété par quelques lignes intitulées Notre enquête : Nous ne voudrions plus partir pour une guerre. 4 élèves cependant partiraient. Nous nous demandons s'ils ont bien leur bon sens : Alphonse, Baptistin et Eugène qui ont leur père mutilé et Robert. Un instituteur, lui-même mutilé, avait-il le droit de laisser imprimer de telles horreurs?
Ajoutons que le 10 mars, un enfant écrit qu'il a rêvé qu'il était cow-boy. Une partie de la classe décide qu'il vaut mieux ne pas publier ce texte "en raison de l'état de grève à Saint-Paul". Notre enquête : André dit "Et si cela tombe entre les mains de la gendarmerie, on dira que nous voulons tuer tout le monde, ce qui n'est pas vrai".
La principale crainte de Freinet, exprimée en mars dans une circulaire aux militants, est le déplacement d'office qui mettrait en question le fonctionnement de la CEL (locaux pour entreposer le matériel, personnel employé localement, proximité d'une gare pour l'expédition des colis).

Les ennemis de Freinet lèvent le masque

Le tribunal correctionnel a rejeté la plainte en diffamation de Freinet contre le maire et l'imprimeur des affiches. Bizarrement, certains échos évoquent pour cela les Assises. Les amis du maire publient le communiqué suivant : Les habitants de St-Paul, écoeurés des attaques dont a été l'objet M. Demargne, maire de la commune, se réjouissent du jugement du Tribunal correctionnel de Grasse. Ils sont unamimes pour adresser au Maire leurs félicitations pour son courage civique, son dévouement constant à la commune et s'unissent pour l'assurer qu'ils sont à ses côtés dans la besogne d'épuration nationale qu'il a entreprise (souligné par C. Freinet). Ils sont unanimes pour remercier les avocats (...), tous les bons Français patriotes : "Croix de Feu", "Action Française", "Jeunesses Patriotes" ainsi que les journaux L'Eclaireur de Nice, L'Action Française, etc.
Le syndicat de l'Enseignement des Alpes-Maritimes riposte dans un communiqué : A Saint-Paul, une minuscule coterie à la traîne du maire, continue ses provocations, profère toutes sortes de menace et se prépare à créer des incidents irréparables. Le Préfet est au courant certainement. Nous l'en prévenons en tout cas. Si notre camarade Freinet, dont le calme et l'attitude sont exemplaires, était l'objet de sévices, nous en rendrions responsable le préfet des Alpes-Maritimes. L'affaire de Saint-Paul se lie à toutes les tentatives de fascisme dont le corps enseignant et les organisations d'avant-garde sont l'objet. Il importe de ne pas mépriser de telles tentatives. Si les menaces fascistes sont encore en France sur le plan des menaces verbales, en Allemagne, elles en sont à la destruction physique, par le revolver, le poignard ou la matraque, de tous ceux qui luttent pour l'amélioration du sort des travailleurs.
Les gages donnés par l'administration aux adversaires de Freinet (censure, rencontre avec des parents grévistes), loin de les calmer, n'ont fait qu'exacerber leur hargne. Puisqu'on le reconnaît "coupable", pourquoi l'instituteur continuerait-il d'enseigner au village? L'ambiguïté se trouve au niveau des griefs. Au pire, l'administration reproche à Freinet quelques imprudences pédagogiques. Ses ennemis l'accusent de "bolcheviser" les enfants (lui qui est le plus farouche adversaire de tout endoctrinement) et, plus globalement, d'être un individu dangereux, passant ses soirées à écrire on ne sait quoi, payant les employées de sa coopérative au-dessus du tarif habituel pour expédier un peu partout des brochures qui ne peuvent être que séditieuses.
Au cours du second trimestre, aucune pression n'a pu imposer la grève scolaire à une majorité d'élèves. Hormis les éternels absentéistes, les familles grévistes trouvent elles-mêmes que la situation a assez duré. D'où la volonté des partisans du maire de brusquer les choses et d'obtenir, s'il le faut par la force, le départ de Freinet.

La journée où tout bascule


C'est au su de tout le monde que se prépare une action violente. Les ministères et la Préfecture sont tellement conscients de la montée de la tension que les télégrammes échangés sur l'affaire entre Paris, Nice et Vence sont partiellement codés : seuls les mots anodins sont transmis en clair, les autres doivent être décodés par des spécialistes, comme pendant les opérations militaires. Cela donne la mesure du climat sur place. Chacun sait à Saint-Paul que la rentrée des vacances de Pâques, le lundi 24 avril 1933, sera une journée décisive.
Deux récits donnent le détail de cette folle journée : les souvenirs personnels d'Elise Freinet (NPP, pp. 189 à 194) et un texte du Syndicat de l'Enseignement, appuyé sur les témoignages des acteurs du drame, publié dans L'Educateur Prolétarien (n°7, pp. 359 à 367) et diffusé par ailleurs en brochure.

Un dispositif de protection des enfants

Les partisans de Freinet l'ont prévenu de ce qui se trame : on cherchera par la violence à empêcher la rentrée des classes. Dès le vendredi précédent, Freinet a alerté la Préfecture des menaces qui pèsent sur son école. L'Action Patriotique a écrit à son sujet : Il faut prendre la bête puante à la gorge et l'étouffer ou la forcer à s'enfuir. Le dimanche soir, un conseiller municipal, en désaccord avec ses collègues devant une telle atmosphère de violence, vient dévoiler le plan de la municipalité : une manifestation a l'intention de saccager les locaux, mettant l'instituteur dans l'impossibilité matérielle de faire la classe.
Le lendemain, dès 7 h 30, les parents favorables à Freinet sont sur place. Des opposants aussi, mais à distance, attendant l'arrivée du maire. Conscient du danger, un père a apporté son revolver et le confie à Freinet pour le cas où les menaces deviendraient trop graves. Plus tard, certains militants, connaissant le pacifisme de Freinet, estimeront qu'Elise a dû exagérer la dramatisation. Pourtant tous les témoignages confirment ce qu'elle dit de ce revolver (NPP p.189 et 191). Les enfants non grévistes effectuent leur rentrée à 8 h, sous la garde de leurs parents. La grille est refermée à clef par Freinet qui reste seul dans sa classe avec ses élèves.

Plusieurs vagues d'assaut contre l'école

Le maire arrive enfin et la manifestation vociférante se déchaîne : "A Moscou ! communiste ! bandit ! salaud ! sortez-le !" On secoue la grille d'entrée. De la fenêtre de son logement au premier étage, Elise Freinet, impassible, domine la horde déchaînée. Quelques excités s'attaquent à une petite fenêtre donnant sur la rue. C'est alors que Freinet, sortant dans la cour, crie : "J'ai là sous ma garde quatorze enfants. Je les défendrai coûte que coûte. Et si quelqu'un pénêtre dans les locaux, voilà ! " et il sort le revolver. Par prudence, il met les enfants à l'abri dans sa cuisine, inaccessible de la rue.
A 8 h 15, arrivent enfin sur place deux gendarmes, envoyés par ordre de la Préfecture. Sans doute parce que l'adjoint au maire est un ancien gendarme, ils pratiquent la non-intervention. Une altercation violente se produit entre une manifestante particulièrement énervée et une mère venue protéger son enfant présent dans l'école : on lui a reproché de se trouver là, "n'étant même pas Française".
A l'heure de la récréation, les écoliers sortent dans la cour sous la conduite de leur instituteur. Les hurlements redoublent. Une collaboratrice de Decroly, en visite dans la région, était venue à l'improviste témoigner sa sympathie à Freinet. On se doute de l'accueil qu'elle reçoit : le maire lui interdit l'accès à l'école. Des artistes et des intellectuels séjournant à Saint-Paul apprennent le scandale, s'indignent, viennent sur place, alertent l'Académie, la Préfecture, les syndicats enseignants et ouvriers.
A 11 h, les élèves sortent pour aller manger chez eux. Vers midi, le commissaire de police de Cannes est sur place et interroge Freinet. A 13 h, rentrée de l'après-midi ; les quatorze élèves sont présents. Cette constance suffit à confirmer le courage et la détermination des partisans de Freinet. Les manifestants reviennent plus excités que jamais, largement avinés pendant l'interclasse (selon NPP, le curé en est responsable : il aurait ouvert sa cave ; le syndicat parle des cafés du village. Les deux sources peuvent fort bien avoir conflué). Des commissaires spéciaux, venus de Nice, sont maintenant sur les lieux.

Négociation d'une trève

L'inspecteur d'Académie, arrivé enfin à Saint-Paul, parvient avec peine à se frayer un passage jusqu'à l'entrée de l'école. Alors commence une longue négociation avec Freinet. Peut-être la crainte d'un incident grave ferait-elle accepter par l'administration un changement de poste favorable au couple, mais Freinet se méfie (avec raison, semble-t-il) et veut protéger l'avenir de son mouvement. Il n'accepte qu'un congé de maladie de trois mois. On peut enfin annoncer aux manifestants que, le lendemain, un autre instituteur accueillera les enfants.
Par la suite, le nombre d'élèves présents ne dépassera pas 21 sur 28 inscrits, soit 7 de plus seulement que pendant les semaines de grève, certains parents ayant profité du conflit pour mettre leurs enfants au travail. Cela donne la mesure réelle de l'opposition à l'instituteur, même en excluant les pressions de la municipalité sur certains parents.
Pour résumer cette journée du 24 avril 33, les syndicalistes écrivent : C'est le fascisme! On ne peut en effet qualifier autrement un tel assaut contre l'école par des gens qui, dans leur majorité, n'y ont jamais eu d'enfants. Pendant la nuit suivante, tous les militants sont alertés par circulaire afin de renforcer la mobilisation. Freinet insiste dans une autre circulaire, le 9 mai, sur la nécessité d'empêcher le déplacement d'office. Mais peut-il encore espérer revenir dans sa classe de Saint-Paul ?

Des manifestations de soutien

Le 9 juin, L'Humanité rend compte d'une réunion tenue la veille, rue Cadet à Paris. Sous la présidence du professeur Henri Wallon et après une présentation de Paul Vaillant-Couturier, Freinet fait une conférence sur la pédagogie qu'il pratique. Il reçoit le soutien de délégations d'étudiants et de certains universitaires. Après un entr'acte de chants et danses des patronages de Villejuif et Bagnolet (férocement critiqués dans Les Humbles par Wullens pour leur style de music-hall), Wallon fait l'éloge de la pédagogie soviétique. L'article est accompagné d'une photo du préfet Benedetti de Nice, on se doute que ce n'est pas pour le glorifier.
Le 15, Freinet est à Perpignan et prévoit de semblables manifestations à Lyon, Lille, Tours. Dans le même temps, il reçoit aussi parfois des cartes anonymes d'insultes, comme celle-ci adressée sans enveloppe de Blois, le 26 mai, à Monsieur Freinet, instituteur communiste en congé disciplinaire : Freinet, il n'y a donc pas dans ton patelin un père de famille ayant des couilles au cul et un bon Browning dans son tiroir ? Le terme de fascisme est-il exagéré ? Peut-être le retentissement national de l'affaire de Saint-Paul aura-t-il préparé certains esprits à réagir plus rapidement quand une nouvelle menace s'exprimera avec une tout autre ampleur le 6 février 34.

Le déplacement d'office


Le 21 juin, prenant prétexte de sa participation à la manifestation de Paris, le préfet annonce à Freinet qu'il est déplacé d'office à Bar-sur-Loup (poste probablement choisi parce que le maire de cette commune s'était porté témoin pour la défense de son ancien instituteur).

Ainsi parlait le ministre

Une délégation, dirigée par Gabriel Péri, obtient une audience du ministre Anatole de Monzie. Wullens en publie plus tard le compte rendu dans sa revue Les Humbles , sous le titre Ce sacré Anatole. Dès que les visiteurs prononcent le nom de Freinet, l'interpellé saute sur son siège, lève les bras au ciel et hurle : - Ah! non, vous n'allez pas encore m'emmerder avec cette couillonnade-là!... Une couillonnade, oui, une pure couillonnade : je le répète et je le prouve. Ca n'a même pas le mérite de la nouveauté, cette méthode : ça se trouve déjà dans les oeuvres du Père Rollin. Relisez-les, vous y trouverez l'imprimerie à l'école. Et comme ses interlocuteurs se montrent sceptiques sur une utilisation réelle à l'époque et demandent des précisions, il leur conseille de lire les oeuvres du Père Rollin.
Personnellement, j'ai voulu en savoir plus sur ce prétendu antécédent historique. En fait, ce que conseille le célèbre ecclésiastique du XVIIIe s. dans son Traité des études (I,I,§2), c'est le bureau typographique de l'abbé Dumas. Malgré la dénomination, il ne s'agit nullement d'une imprimerie mais d'un simple jeu de lettres mobiles sur carton, avec lequel les élèves étaient invités à reproduire les textes proposés par l'inventeur dans son livre La Bibliothèque des enfans (1733). Ferdinand Buisson en parle dans son Dictionnaire de Pédagogie (p. 299 et 1530) et précise que, pour habituer les enfants à lire toutes les syllabes et tous les mots possibles, Dumas introduisait les plus burlesques assemblages de lettres, comme on en trouve dans les Voyages de Gulliver (par exemple, Glubbdubdrib, Luggnag, Struldbrugs, etc.). J.J. Rousseau jugeait un tel artifice inutile pour l'apprentissage de la lecture (L'Emile, Livre second, XXVIII). Cet outil pédagogique est donc aux antipodes de l'utilisation par Freinet de l'imprimerie. Mais la position de ministre semble autoriser à dire n'importe quoi.
Malgré la promesse ministérielle faite à la délégation de traiter "humainement" le cas du couple Freinet, les choses en restent là. Le déplacement d'office continue de s'imposer.

Est-ce la capitulation ?

Par delà son refus de céder à la réaction et l'appel qu'il renouvelle aux militants pour qu'on le soutienne massivement au Parlement et dans les départements*, Freinet est finalement contraint de s'incliner.
D'après NPP (p. 200), Freinet prend, le 28 juillet, le car pour Bar-sur-Loup où il est accueilli chaleureusement. Le texte conclut : "Freinet ne pouvait retourner à Bar-sur-Loup, car c'était accepter la rétrogradation pour incapacité de service. C'était aussi l'avis de tous les camarades. Lallemand lança l'idée d'une école nouvelle à St-Paul et qui serait l'école expérimentale de la CEL. Déjà l'Ecole Freinet était conçue.
Voici ce qu'en dit Freinet lui-même : "Je suis effectivement nommé à Bar-sur-Loup où j'ai fait classe un jour, le 29 juillet (mes anciens élèves, aujourd'hui dans la grande classe, ont spontanément cherché au fond des placards notre vieux matériel d'imprimerie, reclassé les caractères et travaillé tout le jour à 4 ou 5, pour imprimer un texte que chaque élève emportait le soir. Triomphe normal et spontané de l'Imprimerie à l'Ecole!)"
(EP 1, oct.33, p.11). Il ajoute un peu plus tard : "Nommé régulièrement à Bar-sur-Loup, je suis allé faire classe le 29 juillet, afin de me faire installer officiellement. Mais je n'avais nullement l'intention de m'y rendre en octobre parce que notre vie familiale et coopérative aurait été impossible." (EP 2, nov.33, p.63). Et il insiste sur les raisons climatiques qui l'avaient amené à quitter ce village en 1928.
Les choses sont claires, Freinet ne s'est pas rendu à son ancien poste pour étudier un retour éventuel. Ayant reçu un ordre impératif, il a fait procéder à son installation administrative, le dernier jour ouvrable de l'année scolaire, afin de ne pas se trouver en abandon de poste, ce qui aurait pu motiver sa révocation. Il est donc juridiquement à couvert pendant la durée des vacances d'été et apparemment décidé à demander ensuite un autre congé que son état de mutilé de guerre pourra difficilement lui faire refuser.
* De nombreux télégrammes et pétitions de soutien sont effectivement envoyés à l'administration


Le projet d'une école nouvelle


A la recherche d'une chronologie exacte

Selon NPP (p. 220) : Au cours de cette année 33-34, nous cherchions inlassablement un local convenable pour installer notre école nouvelle. Quand nous nous promenions le dimanche, nous disions parfois avec une sorte d'espoir : - Tiens! voilà ce qui serait bien pour l'école (...) C'est à Vence sur un coteau solitaire que nous découvrîmes l'objet de nos bien modestes rêves : une maisonnette grossièrement construite à la chaux et entourée de fourrés et de bois. Partout l'espace libre de la vaste nature, et, tout près, des voisins espagnols, las de l'usine, revenus en pleine brousse s'atteler au défonçage des terres incultes, à la plantation de la vigne et des arbres fruitiers. Ma mère, mes frères, réunirent leurs économies pour acheter le terrain et la maison.
Un détail m'a toujours troublé dans cette chronologie. En mai 1933, avait été annoncée la sortie du livre de Ferrière, Cultiver l'énergie
, publié à St-Paul par les éditions de l'Imprimerie à l'Ecole. Or, pour illustrer le chapitre consacré à la santé des enfants, une photo hors-texte de la p. 96 ne peut que frapper ceux qui connaissent bien l'école Freinet. Sur le bord d'un bassin, trois enfants dont une fillette blonde qui ressemble beaucoup à Baloulette, la fille de Freinet ; à l'arrière plan, on reconnaît la colline du Pioulier et, au loin, la silhouette caractéristique du Baou de St-Jeannet. Aucun doute n'est possible, cette photo a été prise sur le terrain de l'actuelle école Freinet. Elle servira d'ailleurs en 1935 dans le prospectus annonçant l'ouverture de l'école.
Pour établir une chronologie certaine, seule peut trancher la consultation du cadastre et de la conservation des hypothèques qui précisent la date de l'achat :
" Acte sous seings privés, fait à Vence, quartier du Pioulier, le premier Mars mil neuf cent trente trois, enregistré à Vence le onze Mars mil neuf cent trente trois, folio 187 N°1506, aux termes duquel Monsieur Torregrosa Antonio CANDELA * et Madame GANDIA Torres Nieves, son épouse, ont vendu à Monsieur Célestin FREINET, 1) une parcelle de terre inculte sise à Vence, au quartier du Pioulier, portée au cadastre section E n° 500, 2) une parcelle de terre complantée en bois, sise même territoire et quartier, et paraissant cadastrée section E n° 908, moyennant le prix total de QUATRE MILLE FRANCS payé comptant."
La vente est enregistrée par la suite aux Hypothèques de Grasse le 24 novembre 1934, sous le couvert de Me Brun, notaire à Bar-sur-Loup.
* Cet Espagnol, né à Aspe-Alicante le 9-8-1888, devait décéder peu de temps après dans son pays, le 15-8-1933.
Les premières parcelles du terrain du Pioulier (qui furent complétées par des achats ultérieurs) étaient donc achetées huit semaines avant les incidents du 24 avril 33 qui provoquèrent le départ de Freinet. Rien ne prouve que ce dernier avait déjà décidé d'y fonder une école, mais l'état de fortune du couple écarte l'hypothèse d'un placement ou d'un projet de résidence secondaire. Un fait semble certain : devant la violence des attaques de l'extrême-droite, Freinet savait sa situation à St-Paul gravement compromise et il se ménageait une porte de sortie, ne serait-ce que pour installer le siège de sa coopérative.
Ce qu'il ignorait probablement, c'est que la police était très bien renseignée, sans doute par des indicateurs, sur toutes ses allées et venues. Un rapport confidentiel fait état de ses contacts au Pioulier "avec un Espagnol anarchiste, végétarien et nudiste ".

Un projet qui surprend bien des militants

Avant même la mise en application du déplacement d'office, Freinet a préparé son plan qu'il expose (EP 10, juillet 33, p.518) sous le titre : Une école nouvelle à Saint-Paul. Après la reculade totale et définitive des pouvoirs publics et du Ministre, les buts de la réaction sont atteints : Freinet, chassé de Saint-Paul, trouvera partout, où qu'il aille, des ennemis décidés à protester contre ses innovations. Nous savons très bien que, dans des centaines d'écoles, les idées de Freinet sont maintenant connues et appliquées. Il ne s'agit pas là d'une pédagogie fixée et codifiée, mais bien plutôt d'un courant qui doit se continuer en s'amplifiant, en se précisant.
Un tel courant a besoin d'animateurs et de réalisateurs. Freinet ne peut s'éloigner de l'école. Si les écoles publiques lui sont pratiquement fermées, il nous appartient de permettre à son activité pédagogique de s'exercer tout de même, de la façon la plus utile à l'école et aux éducateurs. C'est dans ce but que la Coopérative de l'Enseignement Laïc a décidé l'ouverture d'une école nouvelle dans laquelle seraient mis en pratique les principes, les théories, les techniques du groupe dont Freinet est l'animateur.
Il faut noter que l'assemblée générale de la coopérative ne pouvait avoir déjà décidé puisqu'elle devait se tenir peu de temps après, le 2 août à Reims. On devine que cette initiative n'a pas fait d'emblée l'unanimité des militants puisque Freinet écrit dans le n° suivant (EP 1, oct. 33, p.6) : La nécessité où nous avions été de donner en juillet une hâtive information concernant la création prochaine de cette école, ne nous avait pas permis de nous expliquer avec une suffisante clarté. Il en était résulté divers malentendus qui se sont fait jour - et ont été aplanis - à notre congrès de Reims.
Certes, les arguments qu'il donne ne manquent pas de poids : tout sera fait pour l'empêcher de continuer son action dans les écoles publiques de son département. Il pense aussi à l'avenir de la coopérative, actuellement en expansion, pour laquelle la proximité d'une gare est très importante. Mais sans doute a-t-il brûlé les étapes en annonçant dès juillet les détails de son projet d'école que voici :
Cette école nouvelle :
- Sera un internat à la campagne, dans un milieu non luxueux mais propre et sain.
- On y surveillera tout spécialement la nourriture et la santé des enfants. La vie en sera réglée selon les principes naturistes : eau, soleil, exercice, air pur, régime végéto-fruitarien
**.
- Ces enfants en bonne santé seront libres de se passionner pour les occupations qui répondent à leurs besoins vitaux. Habitués à s'exprimer, à créer, à réaliser, nous voudrions qu'ils deviennent, dans leur milieu, des personnalités puissantes et originales et nous nous y emploierons.
- Cette école sera, dans toute la mesure du possible, une école du travail, en liaison avec toute la vie ambiante. Les expériences qui y seront faites pourront ensuite être répétées avec profit dans les écoles publiques de notre groupe.
- Nous voudrions que cette école soit justement le laboratoire dans lequel se prépareront et se préciseront _ avec le concours et sous le contrôle de tous nos adhérents _ les réalisations nouvelles de l'école publique.
- Cette école sera mixte, pour enfants de 4 à 14 ans.
- Située dans un climat idéal, ensoleillée toute l'année, cette école sera un séjour profitable à tous points de vue. Elle ne sera cependant ni un préventorium ni une maison de cure. En conséquence ne seront acceptés que les enfants non atteints de maladies contagieuses.
Pour tous renseignements, s'adresser à Freinet, St-Paul (A.M.)
.
Suit un appel de fonds signé par la coopérative et invitant à faire les envois au C.C.P. de Freinet (E.P. n° 10, juillet 33).
** Depuis l'édition du livre de Ferrière : Cultiver l'énergie , se référant à l'action de l'Institut de régénération, établissement naturiste dirigé à Nice par Basile Vrocho, le couple Freinet semble acquis aux principes d'hygiène naturiste qui donneront lieu à une série d'articles de Vrocho, puis d'Elise dans L'Educateur Prolétarien.

Ce texte prouve que le projet avait été mûri et n'avait pas jailli le jour de la notification du déplacement d'office. Les militants, encore dans l'élan de la mobilisation, ne se placent pas instantanément dans la perspective de l'après-Saint-Paul et Freinet qui a toujours trois longueurs d'avance, doit argumenter sur plusieurs plans :
- Il ne cherche pas à quitter l'enseignement public, mais il faut bien constater qu'on ne le laissera pas y poursuivre son action.
- Il ne serait pas forcément le directeur ni le professeur de la future école.
- Cette école ne serait pas destinée aux enfants riches mais se voudrait une école ouvrière et paysanne, continuant de façon plus libre les expériences menées jusqu'alors. "Nous accepterons tous les enfants dont les parents, connaissant nos buts, approuvent nos efforts. Nous ne renierons rien de nos principes pédagogiques, mais nous disons d'avance que nous entendons rester en plein coeur du mouvement pédagogique, que notre école nouvelle sera une école nouvelle prolétarienne ou elle ne sera pas."
(EP 1, oct. 33)
Que les malentendus aient été dissipés ou non par les discussions du congrès de Reims et leurs échos dans la revue d'octobre, on doit constater que Freinet ne reparle plus du projet d'école pendant 18 mois.
Dans le n° suivant (EP 2,nov. 33, p. 63), il évoque sa situation administrative. Il rappelle à nouveau les raisons qui l'empêchaient d'accepter le poste qu'on lui imposait à Bar-sur-Loup et ajoute : "Malgré mes diverses réclamations, l'administration n'a jamais voulu tenir compte du fait que j'étais gravement mutilé. J'ai donc invoqué la loi et je me suis fait mettre en congé de longue durée comme étant dans l'impossibilité, du fait de ma blessure, d'exercer dans le poste qui m'a été désigné... Je suis en congé payé pour six mois ; j'habite un logement privé à St-Paul où on peut donc continuer à m'écrire ou à me voir." Le caractère indiscutable de sa blessure de guerre contraint l'administration à accorder ce congé, tout en se doutant qu'il sera largement employé à des activités militantes.


Entre Saint-Paul et Vence
(1933-1935)


La vie du mouvement continue. Certes, elle ne s'était jamais interrompue mais, pendant un an, l'effort essentiel visait à la survie. En octobre 33, Freinet, avec le réalisme qui le caractérise, ne s'enferme pas dans les rancoeurs et pense déjà à l'avenir immédiat. Son premier éditorial est intitulé : Après l'orage, à pied d'oeuvre encore! (EP 1, p.1). Non seulement il n'a rien perdu de son courage mais le fait de disposer de temps, du fait de sa mise en congé, lui permet de se consacrer totalement à son mouvement. On ne tarde pas à en voir les effets.

Combattre sur le terrain social


Face à un climat fascisant

En juin 33, le journal réactionnaire L'Ami du Peuple incite à la création d'une Ligue de défense des pères de famille, afin de faire reculer la horde des instituteurs insolents, avec le mot d'ordre d'attendre à la sortie tout instituteur qui aura tenté d'empoisonner l'esprit de nos enfants (...) Saint-Paul-de-Vence a donné l'exemple. Il est d'intérêt public que cet exemple soit suivi. D'autres militants subissent des attaques rappelant, avec toutefois moins de violence, l'affaire de Saint-Paul : Boyau (Gironde), Bourguignon (Var), Roger (Nord) se trouvent successivement confrontés à des cabales. Bourguignon s'interroge alors sur la nécessité de procéder prudemment par étapes dans la modification des techniques, Freinet lui répond que les griefs pédagogiques ne sont que des prétextes (EP 5, déc.34, p.102). Cela semble évident lors du congrès espérantiste de Lesconil pendant l'été 34. La presse réactionnaire attaque les participants (80 enseignants venus de 31 départements) comme un ramassis de communistes. Sous les pressions, le préfet du Finistère a refusé l'utilisation des locaux scolaires proposés par le maire pour la fête publique de fin de congrès. Mais le propriétaire d'un hôtel a prêté son vaste établissement pour accueillir les 2000 visiteurs venus de tous les environs (EP 3, nov.34, p.61). De tels incidents rappellent que l'affaire de Saint-Paul n'était pas un phénomène isolé.
Après les émeutes du 6 février, Freinet publie le manifeste lancé par Paul Rivet, pour un comité de vigilance antifasciste (EP 7, avr.34, p.360). Son éditorial suivant affirme clairement : Les éducateurs prolétariens sont antifascistes. Il dénonce l'action rétrograde des gouvernements fascistes sur l'école et rappelle que les enseignants ne peuvent rester neutres et indifférents aux effets de la crise sur les écoliers de milieu populaire. Il lance une enquête "socio-pédagogique" sur les conditions de vie des enfants dans leur famille et à l'école (EP 8, mai 34, p.411). Dans le même état d'esprit, il publie les résultats d'une enquête syndicale du Nord sur les classes surchargées, avec 747 classes de plus de 50 élèves, dont 7 en comptent plus de 90 (EP 5, déc.34, p.101). Il reproduit plus tard des enquêtes sur les enfants sous-alimentés de Paris, avec 30 à 60% dans certains quartiers (EP 3, nov.34) et évoque les études sur la détérioration de la nutrition des enfants depuis 31 à New-York, en Allemagne et en Pologne (EP 8, janv.35)
Le congrès de Montpellier, en août 34, appuie dans le sens de la mobilisation antifasciste. Il nous a donné mandat : - De donner notre adhésion morale aux divers * mouvements antifascistes, - De dénoncer les formes du fascisme et de l'accentuation de l'exploitation capitaliste, - D'inviter les animateurs des divers mouvements antifascistes à accorder à ces formes du fascisme scolaire une attention toute particulière, - De demander tout spécialement à tous les instituteurs, à tous les éducateurs qui prennent la parole dans une assemblée antifasciste, de ne point rester sur le terrain vague des généralités, mais de s'occuper tout spécialement du fascisme à l'école, en en dénonçant les hypocrites et dangereuses manifestations, - D'engager les parents ouvriers et paysans à constituer dès maintenant des associations de parents prolétariens, avec des buts élargis dans le sens que nous venons d'indiquer, de façon à lutter sur un terrain nouveau, pour la sauvegarde idéologique de la jeunesse, espoir et avenir de la victoire du prolétariat. (EP 2, oct.34, p.27)
On retrouve là les deux facettes indissociables de l'engagement de Freinet : le changement d'éducation serait un leurre s'il ne s'insérait pas dans une lutte sociale plus globale mais, inversement, il n'est pas de combat social cohérent s'il ne s'accompagne de la remise en cause de toutes les formes autoritaires d'éducation.
* C'est Wullens qui a demandé et obtenu cette extension pour éviter de lier la CEL uniquement aux organismes proches du P.C.

A la recherche de partenaires de combat

Malgré une présence affirmée de militants du mouvement dans toutes les manifestations pédagogiques ou syndicales (par exemple, pour le seul mois d'août 33 : congrès des Maternelles à Bordeaux, congrès international contre le fascisme à la Mutualité à Paris, congrès des groupes de Jeunes de l'enseignement, celui du Syndicat National des Instituteurs comme celui de la Fédération unitaire de l'Enseignement (après l'A.G. de la CEL), les relations sont loin d'être chaleureuses avec les autres groupes enseignants.
La Nouvelle Education , fondée par Cousinet et plutôt bien-pensante, s'est abstenue de réagir pendant l'affaire de Saint-Paul à cause de la liaison établie par M. Freinet entre son action politique, liaison qui, non seulement a compromis son travail personnel, mais risquait de compromettre tout le mouvement de l'éducation nouvelle (EP 3, déc.33, p.123). Cela ne surprend pas et n'empêche pas deux militants, Jeanne Lagier-Bruno et Marcel Rossat-Mignot, de participer au congrès de ce mouvement en mars 34 à Chambéry, quittes à faire un compte rendu légèrement critique. De même, Freinet annonce loyalement le cours international de pédagogie Montessori qui aura lieu à Nice, mais ne peut que critiquer ensuite la publication par Mme Montessori de deux livres religieux pour enfants.
Freinet a adressé une communcation écrite au congrès de la Ligue Internationale d'Education morale qui se tient à Varsovie. Non seulement son texte n'est ni lu, ni distribué, ni discuté mais la vice-présidente, Mme Latzarus, tranche nettement le problème de l'expression enfantine : Les enfants n'ayant pas d'idées sont réduits à l'invention, toujours pauvre et souvent burlesque. De plus, ils ne savent pas être sincères et le voudraient-ils qu'ils manqueraient de termes pour s'exprimer. Affaire classée (EP 2, oct.34, p.45). Du côté de la Ligue internationale pour l'Education Nouvelle, et sa revue Pour l'Ere Nouvelle, c'est tout de même moins décevant. Pourtant, Freinet à propos d'un article de Ferrière sur l'éducation, facteur de transformation sociale écrit : Notre rôle est de tirer sans cesse Ferrière hors de sa tour d'ivoire, de lui montrer la vie telle qu'elle est, les problèmes tels qu'ils se posent réellement, afin qu'il nous aide à oeuvrer, à même la vie, pour la déroute des exploiteurs d'idéal et pour l'avènement d'une société matérialiste qui exaltera un jour ce progrès et cet idéal. (EP 11, mars 35, p.262)
Mais tous ces gens sont seulement des bourgeois novateurs. La compréhension ne pourrait venir que des enseignants syndicalistes. Hélas! le Syndicat National refuse d'abonner Freinet à sa revue L'Ecole Libératrice tout comme l'échange avec L'Educateur Prolétarien. On lui refuse également le service de presse des ouvrages de SUDEL pour critique dans le bulletin. Freinet a beau montrer que la CEL ne se pose pas en concurrent, toute offre de collaboration est sans cesse ajournée.
Pour ce qui est de L'Ecole Emancipée, c'est pire que de la non-communication. On dénigre la discothèque CEL tenue par Pagès. En octobre 34, on controverse sur la rédaction libre, coupée de la correspondance et du journal, et l'on conclut (EP 3, nov.34, p.70) : Les enfants ont moins d'idées personnelles encore que nous. Ce qui n'est pas peu dire. En mars suivant, c'est G. Bouët lui-même qui écrit : N'en déplaise à certains maîtres qui, d'ailleurs, affectent un libéralisme outrancier, les enfants ont besoin d'être soumis à une certaine contrainte, d'observer une certaine discipline : c'est la condition même du progrès (EP 12, avr.35, p.286). Certains militants finissent par être excédés de ces escarmouches continuelles. Déjà, on avait supprimé l'obligation d'appartenance syndicale précise, contenue à l'origine dans les statuts, afin de tenir compte du pluralisme des adhérents. Ils remettent maintenant en cause le couplage statutaire de l'AG de la CEL avec le congrès de la Fédération Unitaire et proposent qu'à Angers, en août 35, on décide de tenir désormais les congrès de la CEL pendant les vacances de Pâques. Ce qui deviendra la règle de 1936 à 1978.

Regrouper les parents prolétariens

Puisque les enseignants, même de gauche, sont loin d'être convaincus de la nécessité d'une remise en cause politique de l'école, Freinet espère trouver appui chez les parents. En décembre 34, il publie un appel Pour une puissance organisation unique de Parents Prolétariens. Il prend le contre-pied des incitations réactionnaires en préconisant la création de Ligues de Parents Prolétariens, unis par des revendications sur les conditions de vie des enfants à l'école et autour de l'école. En voici le résumé : espaces de jeux, hiver comme été, lieux de réunion et bibliothèques, cantines gratuites, locaux scolaires spacieux, aérés et ensoleillés, classes non surchargées (mais aucun effectif n'est précisé), climat de calme au sein de l'école, discipline coopérative et refus des punitions, des châtiments corporels, de l'attitude despotique du maître, fin des devoirs à la maison, du gavage par coeur, éducation dans la vie et par la vie, contre le dogmatisme et le bourrage de crâne, éducation des enfants hors de l'école : recommandation des revues et journaux répondant aux buts éducatifs, théâtre et cinéma pour enfants, organisation de jeunes (EP 6, déc.34, p.121). L'appel est reproduit dans Le Populaire du 10 janvier 35 et L'Humanité du 18.
Freinet poursuit par un article : Pour intéresser les parents à nos techniques (EP 7, janv.35, p.151), il signale l'accueil chaleureux que font à cette initiative d'associer les parents, Henri Barbusse et Mlle Flayol, secrétaire du Groupe Français d'Education Nouvelle (EP 8, p.172). Il précise qu'il ne s'agit pas de concurrencer les patronages laïques ni les associations gravitant déjà autour de l'école ou plus largement de l'enfance populaire, tous ces efforts peuvent se fédérer. Mais ce serait à son avis une erreur que de s'en tenir aux seules revendications matérielles, il faut faire comprendre aux parents la portée libératrice de notre éducation nouvelle prolétarienne (EP 9, p.196).
Freinet décide d'adresser trois Discours à des parents sur la pédagogie nouvelle prolétarienne. Dans le premier, il se livre à la critique de l'enseignement "scolastique" et, au vu des récents examens de conscrits, dénonce la faillite de la soi-disant mission instructive de l'école (...) Que reste-t-il de tout l'effort scolaire pour l'immense masse des enfants ? à peu près rien si ce n'est une technique rudimentaire de la lecture, de l'écriture et du calcul. Il insiste ensuite sur l'isolement anormal de l'école. L'école n'est qu'un accident dans la vie de l'homme. L'enfant va à l'église jusqu'à la première communion, à l'école jusqu'à son certificat d'études, puis la vie commence. Peut-on appeler cela de l'éducation ? L'école ainsi comprise peut-elle avoir sur la destinée de l'homme une influence décisive ? Ne devrait-elle pas être un rouage spécial de la vie, participer à cette vie, s'y mêler intimement, apporter ses leçons et ses enseignements dans le milieu naturel ? (...) C'est parce qu'on ne veut pas vous libérer, qu'on veut au contraire vous asservir chaque jour davantage, qu'on endoctrine vos enfants au lieu de les préparer à la vie ; qu'on les parque entre quatre murs, loin des bruits de la rue, loin des spectacles édifiants du travail, de l'effort et de la lutte qui pourraient dangereusement leur ouvrir les yeux. (...) Vos enfants aujourd'hui sont déformés, dégoûtés de la vie et de l'effort, sans enthousiasme et sans élan. (...) Nous allons plus loin encore. Nous disons que c'est surtout au cours de l'adolescence et dans l'âge mûr que l'individu s'instruit, se forme, se développe. Il suffit de lui en donner la possibilité. (...) Notre rôle, notre but, éducateurs d'avant-garde, c'est de réduire au minimum, à l'école, la malfaisance capitaliste, de ménager en l'enfant ouvrier et paysan cet élan vital sur lequel nous fondons tous nos espoirs. (EP 10, fév.35, p.217)
Le second discours développe les conditions de vie des enfants et refuse de dissocier les revendications scolaires et sociales : Chacune de vos victoires sociales, syndicales ou politiques est une victoire pour l'école ; chacune de vos défaites est une accentuation des difficultés de libération scolaire. Il montre ensuite la nécessité de remplacer la pédagogie autoritaire, ses devoirs du soir, ses punitions, par l'expression libre qui renforce la pensée de l'enfant : Nos enfants suivent hardiment la ligne de leurs intérêts dominants, leur ligne de vie. Or, la vie est conquête et ascension, enrichissement et harmonie. (EP 11, mars 35, p.241)
Dans le dernier discours, tout en faisant allusion à un certain collectivisme du matériel nouveau utilisé par les enfants, ce qui n'est pas innocent, il insiste sur l'esprit coopératif qui doit régner dans l'école : Ce n'est plus l'instituteur qui règle la vie et le travail ; ce sont les enfants eux-mêmes. Ils se constituent en coopérative dont ils assurent tous les services et qui régissent effectivement toute la vie de l'école. Freinet termine en rassurant sur les résultats obtenus aux examens dans les classes renouvelées, malgré l'absence de bourrage. (EP 12, avr.35, p.265)

Le Front de l'Enfance

En novembre 35 (EP 4, p.73), sous le titre Charte constitutive du Front Populaire de l'Enfance, Freinet pose à nouveau, sous un autre angle, ce problème du rassemblement autour de l'éducation : Le Front Populaire a, depuis quelques mois, heureusement réagi contre les prétentions du fascisme naissant. Dans toutes ses revendications cependant, l'Enfance et la Jeunesse n'occupent point la place de premier plan qui devrait leur être réservée. Dénonçant l'oeuvre d'asservissement et d'obscurantisme d'un certain type d'éducation, des organisations bourgeoises d'encadrement (patronages et boys-scouts), de la presse commerciale pour enfants, il rappelle que l'école laïque française est un premier pas, et important dans le sens de la libération. (...)Mais ces conquêtes doivent être développées, à la lumière surtout des récentes découvertes psychologiques et pédagogiques. Il faut que l'école libère l'enfant, non pas en paroles, mais dans la réalité de la vie, pratiquement, effectivement : - en lui apprenant à travailler avec joie et à exercer sans cesse ses immenses capacités créatrices; - en lui enseignant à oeuvrer au sein d'une communauté pour le plus grand bien de cette communauté; - en substituant à la discipline passive et autoritaire une auto-discipline basée sur les nécessités du travail coopératif et sur les besoins de libération des individus; - en liant davantage les destinées de l'école populaire aux destinées de la grande masse du peuple, en plaçant toujours davantage l'école dans la vie, en relations directes avec le travail, les souffrances, les espoirs et les rêves des travailleurs; - en faisant connaître parmi les parents et le personnel enseignants les techniques éprouvées qui permettent pratiquement la marche vers la libération de l'enfant par l'influence de l'école. Cette défense sur le terrain d'une large conception nouvelle de la pédagogie et de la vie de l'enfant doit être la deuxième des tâches essentielles du Front Populaire de l'Enfance. (...) Nous plaçons la lutte revendicative des parents pour l'amélioration dans tous les domaines de leur standart de vie comme une des conditions de l'amélioration foncière de l'école.
Le texte dénonce ensuite les écoles taudis, les effectifs scandaleux qui font de l'instituteur un garde-chiourme. La lutte pour les réouvertures de classes, pour la nomination d'instituteurs, pour leurs conditions de vie est une autre tâche du Front Populaire de l'Enfance, tout comme la défense de l'action des enseignants toutes les fois que, ouvertement ou non, le fascisme et le cléricalisme la menacent.
Le souvenir de St-Paul reste présent.
Le Front préconisera enfin le regroupement de toutes les organisations post-scolaires progressistes et la multiplication de patronages, salles de réunion, fêtes, séances de cinéma et appuiera ensuite de toute son autorité l'organisation des enfants dans des groupes de pionniers qui, selon des techniques mieux adaptées aux besoins actuels, seront la meilleure des préparations aux luttes dont la société nouvelle sera l'aboutissement.
Condamnant les journaux cléricaux ou commerciaux pour enfants, il recommandera les quelques journaux d'enfants qui, hors de toute considération commerciale, visent à l'éducation véritable et à la formation des enfants. Il soutiendra tout spécialement les journaux qui répondent le mieux à ces buts, en attendant de créer, ou du moins de patronner, un véritable journal populaire pour enfants.
Freinet lance un grand appel aux militants de son mouvement pour qu'ils diffusent ce texte aux parents, aux militants de municipalités prolétariennes, dans les bulletins syndicaux locaux.
Quelques mois plus tard (EP 10, fév.36, p.197), il se montre déçu. Seul parmi les personnalités, Romain Rolland a répondu avec enthousiasme. En vain, nous nous sommes adressés aux Partis politiques. Les journaux ont brièvement commenté notre charte. Le "Populaire" en a donné un bon résumé; grâce à l'intervention personnelle du Directeur de "L'Humanité", ce journal a accueilli un premier article sur le front de l'Enfance... Mais le deuxième qui lui faisait suite, s'en est allé au panier... La Fédération de l'Enfance ouvrière tergiverse pour bâtir sur le papier des plans et des contre-plans, ergote sur des mots et des suppositions comme si nous avions voulu établir, par notre charte, les lignes définitives de ce Front de l'Enfance. L'essentiel n'était-il pas de créer un courant, et un courant populaire souverain? Foin des discussions byzantines! A la roue, ceux qui veulent pousser! Quant à nous, nous prenions modestement notre place, et parmi les premiers et les plus acharnés. Nous acceptions tous ceux qui poussaient dans le même sens. Quand le mouvement aurait été créé, nous aurions à loisir alors recherché en commun des règlements et des statuts. Les appuis essentiels, sans lesquels, dépourvus de tous moyens de propagande, nous ne pouvions rien, nous ont fait défaut : C.G.T., C.G.T.U., I.T.E., Parti Communiste, Parti Socialiste, Municipalités ouvrières... rien n'a voulu bouger.
Freinet ne perd pourtant pas espoir : Mais il n'est pas dit encore que notre initiative ne continue son chemin et qu'un de ces jours peut-être, prenne corps, même sous une forme légèrement transformée, le Front de l'Enfance dont, plus que jamais, nous sentons la nécessité.
Un peu plus tard (EP 11, mars 36, p.225), il revient sur le sujet à l'occasion du Manifeste du Front laïque
qui vient d'être publié par les Comités d'action et de défense laïque. Il suffit de le comparer à notre Charte du Front de l'Enfance pour comprendre qu'il ne nous donne pas satisfaction. Le Front laïque part d'une idée philosophique, la Laïcité; nous aimerions qu'on parte de la vie enfantine, de la tragique vie familiale, de la situation des enfants et de l'école pour déterminer l'urgence des problèmes qui se posent à nous. (...) Le stade de la laïcité est malgré tout dépassé. Il nous faut aller plus loin et, avec l'immense masse prolétarienne, reconquérir l'enfance et l'Ecole. (...) La preuve que notre Front de l'Enfance serait une nécessité, c'est que la réaction, après avoir bavé sur notre projet, le copie intégralement en lançant la constitution d'une "Ligue de l'Education Française" qui se place tout de suite sous le haut patronage de Doumergue, Pétain et Weygand.
Le journal Ecole et Liberté
(organe des droits familiaux d'éducation, d'inspiration réactionnaire) n'est pas resté indifférent au Front de l'Enfance, car il écrit : Le cercle des convoitises se resserre autour des âmes enfantines et les tentatives d'expropriation se multiplient. Aux chefs de famille d'ouvrir l'oeil, et, à leur tour de s'organiser de plus fortement. Attention, chasse gardée!
Alors que les organisations ouvrières et syndicales ont boudé l'initiative, grâce au soutien personnel de Mlle Flayol, secrétaire générale du Groupe Français d'Education Nouvelle, le Dr Henri Wallon accepte d'entrer au bureau national du Front de l'Enfance (EP 15, mai 36, p.298). Cela favorisera, dans les années qui suivent, le renforcement des liens entre la CEL et le GFEN.

Que penser de la pédagogie soviétique ?

Bien entendu, le lien sans cesse rappelé entre lutte sociale et combat pédagogique n'a pas manqué de poser, aux yeux de certains militants, le problème de l'U.R.S.S. qui, revenant à une pédagogie très dirigiste, a brutalement mis fin aux expériences novatrices qu'avait admirées Freinet en 1925. Celui-ci n'élude pas le problème. A partir de 1933, tout en rappelant son respect du pluralisme politique et syndical au sein des adhérents et du conseil d'administration de la coopérative, il s'efforce dans une série d'articles de justifier sa fidélité personnelle au communisme sans infléchir son engagement éducatif.
Dans un article intitulé L'URSS adoptera-t-elle nos techniques? (EP 2, nov.33, p.62), Freinet insiste d'abord sur le caractère révolutionnaire de ces nouvelles techniques qui, rompant avec le conditionnement, fondent l'enseignement sur la pensée et la vie des enfants dans leur milieu naturel. (...) Nous serions particulièrement heureux que notre expérience puisse être répétée dans les milliers d'écoles expérimentales de l'URSS d'abord, avant d'être adoptée comme une des techniques fondamentales de l'école soviétique. Et cela est normal : nous avons toujours visé, dans nos réalisations, l'épanouissement de l'école populaire. Il y a un pays où cet épanouissement est puissamment déclenché. C'est là, et là seulement, que notre innovation peut donner son plein rendement et acquérir son vrai sens et sa réelle portée.
Constatant qu'un terme a été mis au bouillonnement qu'il avait connu en 25, parce que la cristallisation était bien loin encore, il ajoute : Un puissant effort de redressement a plus tard fait faire un grand pas à l'école prolétarienne en l'insérant au maximum au milieu social, en liant effectivement l'école à la construction socialiste. (...) Production s'est traduit parfois en pédagogie par acquisition; d'où la préparation de manuels pour toutes les écoles, le rétablissement de certains examens, une tendance regrettable à exagérer la réaction disciplinaire contre la pédagogie libérale .
Dans l'article suivant (EP 3, déc.33, p.113), Freinet rappelle le progrès essentiel que constitue l'effort considérable de l'URSS en matière d'éducation, de la crèche à l'université et à la formation permanente dans les usines. A propos de l'abandon des méthodes nouvelles, il réaffirme : L'échec relatif de ces méthodes était inévitable dans un pays qui ne peut que progressivement équiper ses milliers d'écoles nouvelles et qui a besoin, immédiatement, d'une technique pédagogique simple, précise, efficiente, à offrir à ses milliers d'éducateurs débutants. Les pédagogues soviétiques ont peut-être alors un peu trop cherché dans le sens opposé la solution au problème scolaire urgent. Ils y étaient poussés aussi par cette nouvelle mystique de la technicité et du rendement qu'a vulgarisée le premier plan quinquennal. On a trop essayé sans doute de produire, d'inculquer des connaissances, par réaction, nous l'avons dit, aux méthodes qui ne tenaient aucun compte de ces besoins nouveaux. D'où l'édition de manuels scolaires et l'institution, à certains degrés, d'examens divers de passage. Ce n'est à notre avis qu'un pis aller. (...) L'URSS n'a pas intérêt à laisser se perpétuer l'erreur pédagogique sur laquelle vivent nos écoles (du monde capitaliste). Et, après avoir souligné qu'en URSS le problème des liens de l'école avec la vie publique, la morale, la religion, la politique, se pose de façon fondamentalement différente, il conclut : Lorsqu'elles seront connues - elles le seront immanquablement dans quelques lustres -, nos techniques nouvelles de travail s'imposeront, nous en sommes certains, à la pédagogie soviétique. La pédagogie nouvelle prendra un essor puissant et définitif en donnant à l'enfance un peu de cet élan merveilleux qui anime aujourd'hui la jeunesse révolutionnaire.
Apparemment, ce n'est pas la perspective immédiate, si l'on en croit un violent article de la Pravda
, intitulé Contre les dernières manifestations du gauchisme dans le travail scolaire, qui conclut ainsi : L'Instruction Publique n'est pas un terrain ouvert à des expériences "gauchistes" hasardeuses, comme la "méthode des projets", et ce n'est pas non plus un lieu de repos pour ceux des membres du personnel qui ne peuvent ou ne veulent pas travailler. Le Parti ne tolèrera pas l'abus des projets petit-bourgeois dénués de fondement, ni le laisser-aller, sur ce secteur si important de la législation soviétique, quelles que soient les phrases "gauchistes" ou les causes "objectives" invoquées pour recouvrir ces projets.
Courageusement, Freinet publie intégralement la traduction de cet article (EP 4, janv.34, p.174) mais ne peut le laisser sans réponse : Nous nous élevons contre le savoir formel livresque, parce que nous ne voyons pas la possibilité de former des travailleurs communistes hors du milieu d'activité et de création qui devrait être comme leur élément vital. L'acquisition, le savoir, doivent naître non d'un stérile effort de mémoire mais de la recherche et du travail. Et qui dit travail complexe et conscient dit forcément acquisition : activité, polytechnisation, acquisition vont nécessairement de pair dans une école rénovée. Mais demander à l'école qu'elle inculque une certaine somme de connaissances, c'est ouvrir la porte au dogmatisme le plus primaire, à l'asservissement et au verbiage qui sont à l'opposé des qualités que la société socialiste réclame de ses constructeurs.
Quelques mois plus tard (EP 4, nov.34, p.73), citant l'article d'un instituteur fasciste, paru dans L'Ecole Française
(n° du 25 oct. 34), réclamant le droit d'infliger aux élèves des châtiments corporels, à l'exemple de l'Allemagne nazie, Freinet intitule clairement son éditorial : Autorité, châtiments corporels = fascisme ; Confiance en l'enfant, libre activité = essor prolétarien. Il le conclut dans ces termes : Educateurs, sachons éviter le piège qui nous est tendu par les tenants de régimes périmés. Dénonçons l'idélogie fasciste de la discipline passive et de l'autorité ; affirmons la toute puissance de la libre activité créatrice, et travaillons pratiquement à introduire dans nos classes des techniques nouvelles qui, dans le régime actuel, ne prétendent pas réprimer tous les abus, mais qui montreront du moins aux éducateurs, aux élèves et aux parents d'élèves quelle est la voie sûre de la libération sociale, à l'opposé justement des théories traditionnelles des défenseurs du capitalisme.

Des documents pour connaître la réalité soviétique

Nous l'avions vu précédemment, les militants ont accès, grâce à la rubrique Documentation internationale de leur bulletin, à de nombreux documents de première main, généralement publiés sans commentaires, sur l'éducation dans divers pays. Au cours de cette période, un grand nombre concernent l'URSS. Ainsi la traduction d'un article officiel sur L'Ecole Polytechnique, suivi d'un autre de Kroupskaïa, la veuve de Lénine, sur La préparation de l'éducateur (EP 1, oct.33, p.40). Deux articles de Gmourman : Le manuel stable est une puissante arme pour la conquête du savoir et L'enseignement des fondements des sciences comme l'un des plus importants éléments de l'éducation communiste. On y lit : On ne nie pas la coercition, on la conjuque avec la persuasion dont elle découle. Et la coercition se réalise d'autant plus facilement que la persuasion est organisée d'une façon plus juste, en s'imprégnant simplement d'éléments sociaux et pédagogiques. Ici le maître est puissamment secondé par l'écolier de choc, par le pionnier, par le self-governement. Ce qui n'empêche pas Freinet de trouver que le souci des dirigeants soviétiques reste celui de tous les pédagogues d'éducation nouvelle (EP 6, mars 34, p. 337). Un commissaire à l'Instruction publique rappelle les missions des camarades instituteurs et insiste, bien entendu, sur la nécessité de combattre les inventions hâtives, gauchistes, en matière de méthodes. Suit un article sur L'attitude de la jeunesse des écoles vis-à-vis de la profession de pédagogue. Cette dernière ne semble pas susciter beaucoup de vocations. Par contre, le Soviet de Moscou se réjouit que, parmi les "oudarniks", ouvriers de choc, beaucoup de jeunes soient entrés dans l'enseignement. S'y ajoute un article sur Le théâtre pour enfants et l'école , thème qui sera développé plus tard. En tout, 9 pages dans le même bulletin (EP 7, avr.34, p.389). Même volume dans le suivant (EP 8, mai 34, p.446) pour trois articles, l'un sur Le plan quinquennal culturel, l'autre sur Le foyer des enfants dans le Palais de la Culture de Leningrad, enfin un récit de voyage d'un militant du mouvement, Lacroix, où la Guépéou est présentée sous un visage plutôt sympathique. L'année scolaire suivante, un autre militant, Costa, écrit une série d'articles sur ce qu'il a vu en URSS en matière d'éducation : l'école polytechnique; l'enseignement expérimental; un musée du livre pour enfants; Bolchevo, commune de rééducation pour jeunes délinquants (EP 1 à 4, oct. à déc.34). Tout au long de l'année, est publiée une série de textes traduits d'un livre d'Ella Winter intitulé Red virtue . Bien des thèmes sont abordés : la santé mentale en URSS, la pédagogie au jardin d'enfants, les relations parents-enfants, le théâtre pour enfants, l'enfant soviétique au jeu, la littérature enfantine. L'auteur y expose, sans le moindre recul critique, des pratiques de total conditionnement. Par exemple, dès la petite enfance, les lettres politisées de l'abécédaire (A comme Athée et surtout pas comme Antilope), le fait que l'enfant ne ressent aucune gêne à critiquer ses parents, surtout s'ils sont ignorants, arriérés, illettrés ou d'anciens bourgeois (EP 5, p.117). L'auteur transcrit un dialogue avec un enfant de 6 ans qui est un véritable catéchisme du parfait soviétique (EP 8, p.187). Devant l'affirmation que les enfants prolétariens ont le meilleur et les enfants de la bourgeoisie sont moins bien traités, l'auteur reconnaît tout de même que Kroupskaïa* et d'autres ont exprimé de puissantes objections au sujet de cette discrimination entre certains enfants (EP 9, p.212). Que dire de cette définition : Le bel art est de la bonne propagande, à quoi un adolescent ajoute : Le mauvais art, c'est de la propagande avariée (EP 10, p.236). Et cette affirmation : Les changements officiels de l'idéologie ou de la situation politique doivent se manifester dans les jouets dès que possible (EP 11, p.260). Non seulement les jeux d'adresse sont politisés (quand on atteint la cible : banquier américain, prêtre mexicain, général français ou mandarin, on fait apparaître un opprimé : nègre, péon, marocain ou coolie), mais les jouets évoquant le travail individuel ou familial doivent faire place à leur équivalent collectiviste (la petite ferme et ses animaux devenant obligatoirement kolkhoze et étable collective). Inutile d'ajouter que les livres pour enfants relèvent du même endoctrinement idéologique, reposant sur l'opposition permanente entre un hier sordide et un aujourd'hui radieux, à moins que le passé ne soit remplacé, au rôle de repoussoir, par le présent des pays capitalistes ou des peuples colonisés (EP 12, avr.35, p.283). Tous les ouvrages doivent exalter le progrès. Comme les histoires de fées sont des mensonges, elles deviennent introuvables en magasin. Une note (est-elle ajoutée par Freinet?) précise que cela est en train de changer, notamment sur la recommandation de Kroupskaïa* (EP 17, mai 35, p.319). Enfin, un article de Volguine décrit les vacances des meilleurs élèves recevant prix et drapeaux (EP 18, juin 35, p.424).
* Nous savons maintenant que la veuve de Lénine était en conflit larvé avec Staline mais qu'elle était impuissante à s'opposer ouvertement à lui.

On retrouve aussi l'URSS dans les critiques de livres : celui d'un industriel, H. Thiéry qui décrit ce qui se passe Derrière le décor soviétique et dont Freinet conclut que le jour où un bourgeois visitant l'URSS en reviendrait satisfait, la Révolution serait gravement compromise. Dans le même n° (EP 6, mars 34, p.346), un compte rendu de livre soviétique Deux villages sauvés de la mort (grâce à l'organisation communiste). Freinet présente rapidement le Staline écrit par Henri Barbusse, un monde nouveau vu à travers un homme, pur héros prolétarien (EP 19, juin 35, p.452). Il avait néanmoins cité précédemment le livre de Martinet sur l'affaire Victor Serge et regretté le titre Où va la Révolution russe ? à ses yeux injustifié : Il ne faudrait pas qu'une injustice - si injustice il y a - permette à des militants de jeter la suspicion sur toute l'oeuvre révolutionnaire de l'URSS, comme si rien ne pouvait être sans Victor Serge (EP 9, juin 34, p.518).
On peut se demander si l'abondance de tels articles ne provoque pas un effet de saturation sur les militants venus au mouvement par opposition au bourrage de crâne éducatif. Constatons que, sans disparaître, les articles de ce type deviendront ensuite beaucoup moins fréquents.

Des documents sur l'Allemagne nazie

Si l'URSS tient incontestablement la première place dans les informations internationales, on y parle aussi d'autres pays, notamment de l'Allemagne et de l'éducation nazie. Parfois pour appeler au secours des enfants allemands émigrés (EP 2,nov.33, p.63) ou dénoncer la mort de l'école nouvelle en Autriche (EP 7, avr.34, p.359), l'exil à Genève de Paul Geheeb, chassé de l'Odenwald par les Nazis. Le bulletin informe clairement sur la nouvelle éducation hitlérienne , d'après la Revue Internationale de Pédagogie : Le sang et le sol restent les sources originales de toute vitalité et forment les symboles des idées politico-racistes et d'une activité héroïque. Et voilà la base même d'un nouveau genre d'éducation. L'école doit former les jeunes gens en leur transmettant les idées de race qui sont péremptoires. Un passage de Hilfs Mit! , revue de la jeunesse scolaire, montre clairement le but réel de l'éducation nazie : C'est à toi, jeunesse allemande, qu'il appartiendra de réparer l'injustice commise à l'Est. Notre Marche de l'Est (comprenez Pologne et Bohème) est un pays d'origine germanique. C'est seulement à l'époque des grandes invasions (...) que les Slaves parvinrent sur ces territoires (EP 5, fév.34, p.291). Ruch montre comment la Revue Internationale de Pédagogie, autrefois sous influence catholique, est passée totalement sous la mainmise des Nazis (EP 6, p. 351). Il traduit deux articles sur la conception nationale-socialiste de l'histoire. Hans Schwartz écrit : La jeunesse, ardente et généreuse, ne doit pas se montrer présomptueuse. Elle n'est pas "sujet" mais "objet" de l'histoire dans la main d'un Führer qui donne son empreinte à la volonté et à la destinée de la jeunesse (...) Pour nous autres Allemands, ce qu'on appelle "l'histoire" est en quelque sorte terminée, et nous sommes en présence d'une vie nouvelle, d'une autre attitude en face d'elle, d'un esprit, d'une foi, d'un recueillement nouveaux. Nous voyons actuellement l'histoire et le mythe se rapprocher et arriver le moment où le mythe remplacera l'histoire, qui aura le caractère d'un culte. (EP 7, p.407). Remontant aux débuts de l'humanité, E.E. Pauls affirme : La contrée où naquit la culture fut, naturellement le centre de l'Allemagne. Les hommes du Nord ont émigrés vers le Sud. Ils ont soumis les populations autochtones des pays de cocagne qu'ils envahirent et ont fait naître la culture. Mais peu à peu leur vigueur a diminué, leur fier esprit de caste a disparu; ils se sont mêlés à d'autres races et leur culture, peu à peu, disparut. C'est l'histoire des Indes, de la Mésopotamie, de la Grèce, de l'Italie. Mais comme le peuple allemand vit là où est né la culture, il puise toujours dans ce sol béni la substance qui l'empêche de décliner. (EP 8, p.462). Dans le même n° (p.458), Fautrad écrit un long compte rendu du livre de H. Guilbeaux : Où va l'Allemagne ? L'auteur y montre que l'avènement d'Hitler fut facilité par les fautes des partis social-démocrate et communiste : Le premier par ses fautes et, il faut le dire, par ses crimes, le second par ses erreurs et sa tactique abstraite impénitente, n'ont pas su défendre les quelques conquêtes de la révolution ni opérer le regroupement des forces qui seul aurait pu arrêter l'effort du mouvement national-socialiste. Le livre décrit la main-mise des Nazis sur tous les pouvoirs et les menaces que fait peser sur la paix leur nationalisme déchaîné. Avec de tels documents, les militants ne peuvent ignorer la nature réelle du totalitarisme nazi et les risques de guerre qu'il engendre.
Curieusement, Freinet continue de situer les Soviétiques dans le camp de l'éducation nouvelle : Hitler chasse Geheeb ; mais l'URSS accueille et fertilise toutes les idées pédagogiques d'avant-garde. A ses yeux, une seule alternative se pose au courant d'éducation nouvelle : ou accepter les dictatures réactionnaires qui l'annihilent ou se mêler hardiment au grand mouvement d'émancipation prolétarienne. (EP 8, janv. 35, p.190)

Les débats pédagogiques continuent


Il ne faudrait pas croire que l'importance des problèmes idéologiques rejettent à l'arrière-plan les problèmes strictement pédagogiques. Ces derniers gardent une large place dans le bulletin mais, après la phase d'innovation intensive des années précédentes, il s'agit plutôt de la consolidation et de l'élargissement des acquis.

En deçà et au-delà de l'école primaire

L'expression libre, l'imprimerie, la correspondance semblent avoir conquis leur place définitive et font rarement l'objet d'articles pour l'école primaire. Par contre, on parle souvent de leur introduction dans les classes enfantines et maternelles. Ainsi, en 33-34, Lina Darche (Isère), J. Mawet (Belgique), J. Lagier-Bruno (Hautes-Alpes), J. Saint-Martin (Lot-et-Garonne) et G. Fradet (Yonne) se relaient pour décrire ce qui est possible avec des petits (EP 1, p.25; 2, 74 et 79; 6, p.314; 7, p.374; 8, p.430; 9, p.486). En octobre 34, dans son compte rendu du congrès des écoles maternelles de Dijon, G. Fradet critique : Les institutrices viennent chercher des idées, ce qu'on leur propose (au stand CEL) c'est que les enfants expriment leurs idées (EP 2, p.32).
Autre secteur à convaincre : le second degré. Freinet amorce la question en affirmant que les Cours Complémentaires (CC) et les Ecoles Primaires Supérieures (EPS) peuvent adopter avec succès la nouvelle technique de travail : expression libre par l'imprimerie, le journal et l'échange, relève des manuels par un fichier documentaire et une bibliothèque de travail, remplacement des cahiers de cours par des dossiers à reliure mobile (EP 4, janv.34, p.180). Après qu'un collègue d'EPS ait exprimé les difficultés rencontrées (EP 6, p.300), G. Sore raconte comment il a fait évoluer la pédagogie de son CC à Bordeaux (EP 9, p.474). L'année suivante, il est invité à donner à ce sujet, sur l'antenne de Radio Bordeaux-Lafayette, une conférence reproduite dans le bulletin (EP 8, janv.35, p.175).

Réaliser pratiquement l'école sur mesure

Cette expression empruntée à Claparède amène Freinet à rappeler les apports de Decroly et Mme Montessori. Il insiste sur deux éléments supplémentaires : l'expression libre et le fait qu'éducateurs et élèves doivent collaborer au même but, sans aucune hiérarchie ni aucune brutale sujétion. A un militant qui insistait sur les tendances individuelles, il précise : Individu ou groupe ? Nous nous refusons à voir sous cet angle un peu simpliste et partial le problème éducatif. Nous sommes, en marxistes, persuadés de l'importance déterminante de l'économique et du social sur les individus et, dans toute éducation, nous tâchons d'améliorer d'abord le milieu scolaire qui déterminera les modifications individuelles. Dans notre esprit, ce souci essentiel ne saurait nullement s'opposer à l'épanouissement individuel. (...) Dès qu'un milieu normal est créé -que ce soitnotre embryon de société scolaire ou la vaste expérience post-révolutionnaire - les besoins individuels et les besoins sociaux tendent à se confondre ; l'épanouissement individuel et l'épanouissement social sont fonction réciproquement l'un de l'autre et apparaît alors comme normal le dévouement sans limite de l'homme à la société dont il est à la fois élément et aboutissant. (EP 7, janv.35, p.150) Mais pour progresser dans cette voie, il faut repenser tous les apprentissages.

Le calcul et les sciences

De nombreux articles sont consacrés au calcul. Dans trois n° consécutifs (EP 5, p;245; 6, p.310; 7, p.369), J. Mawet (Belgique), influencé par l'apport de Decroly, dont l'école est géographiquement proche de la sienne, propose de relier au maximum les apprentissages mathématiques avec la vie des enfants : jardinage, élevage, mensurations des enfants, moyennes des températures, gestion de la coopérative, pesée et timbrage des envois aux correspondants, prévision d'achats pour les travaux manuels, excursions scolaires, soupe de la cantine, etc. R. Lallemand (Ardennes) appuie cet effort de motivation et utilise la gestion des fournitures payantes ou gratuites pour habituer les enfants à manipuler des marchandises, de l'argent, à envisager un budget de dépenses (EP 6, p.308). J. Roger (Nord) explique, entre autres choses, comment il a utilisé l'engouement de ses élèves pour la course cycliste Paris-Nice, en étudiant aussi bien les parcours, les horaires, les vitesses, les moyennes que les caractéristiques mécaniques ou le prix des bicyclettes (EP 8, p.428).
Sous le titre de Plan-table d'école active pour l'enseignement du calcul, Houssin (Manche) publie dans plusieurs bulletins (EP 5, p.251; 6, p.310; 7, p.369; 10, p.540) le contenu très divers d'un atelier permettant aux enfants de dénombrer, mesurer, peser, appréhender les formes géométriques, les surfaces, les volumes, les contenances, les densités, le temps, les monnaies, les fractions.
On poursuit bien entendu les recherches sur les fiches de problèmes. Cazanave (Loire) préconise des fiches-mères analysant des difficultés précises (par ex. retrouver le montant d'un objet à partir du prix total), des fiches d'exercices oraux habituant à effectuer mentalement ce type de calcul, des fiches documentaires chiffrées offrant des données diverses pour inventer des énoncés, des problèmes-types et diverses applications (EP 2, nov.33, p.66). Freinet insiste pour qu'on ne travaille pas seulement pour les grands préparant le certificat, mais dès le cours élémentaire en respectant les centres d'intérêt des enfants d'après leurs livres de vie (EP 7, p.366). Lallemand qui a étudié les brochures américaines de Washburne pour l'enseignement individualisé, estime qu'on peut s'en inspirer pour une série purement technique de résolution d'opérations, complétée de séries reliées aux centres d'intérêt des enfants et d'une autre préparant aux examens (EP 9, p.476).
Pour l'enseignement scientifique, on retrouve le même souci de faire expérimenter les enfants. Bertoix et Martin (Allier) soumettent à la discussion une liste du matériel de base (EP 4, janv.34, p.186). Le but est de diffuser ce matériel par la CEL. En comparaison du compendium scientifique habituel en primaire, notons la présence affirmée du matériel d'électricité, à une époque où les campagnes sont loin d'être toutes électrifiées. Pour cette raison, l'accu de 4 volts est cité en premier. Le mois suivant (EP 5, p.247), Bertoix complète la liste pour la chimie et publie les plans d'une lunette astronomique réalisable pour 25F. Puis (EP 6, p.306), Vovelle (Eure-et-Loir) propose une simplification de la première liste mais, en revanche, souhaite élargir à des collections d'échantillons minéraux fournis par des collègues de diverses régions. Dans le même bulletin (p.307), Martin insiste sur l'importance de l'initiation à l'électricité pour les enfants d'aujourd'hui. Tout en se défendant de politiser son propos, il fait une allusion enveloppée au slogan de Lénine ("le socialisme, c'est les soviets plus l'électrification"). Il souhaite également une expérimentation en photo avec un appareil ultra-simple à plaques, apparemment à inventer. Pour Freinet, la préoccupation majeure est de concevoir des fiches d'expérimentation scientifique qui permettront aux enfants de réaliser eux-mêmes les expériences au lieu de se contenter de regarder celles exécutées par le maître ou décrites dans le manuel (EP 7, p.368). Vovelle (EP 8, p.424 et 9, p.480) amorce la recherche dans cette voie, tout en montrant que l'exploitation réellement scientifique de certaines expériences de physique "amusante" est parfois plus complexe qu'il n'y paraît.

L'histoire

La CEL publie en octobre 33 une Chronologie mobile d'Histoire de France. Il s'agit d'un petit classeur avec des feuilles perforées (13,5 x 21) contenant l'énumération des années. Certaines dates mentionnent un évènement politique ou culturel, mais l'outil est conçu pour être complété par les enfants (faits locaux ou documents trouvés et étudiés). Bourguignon (Var) demande que l'on recueille et publie, sous forme de fiches, des documents directement utilisables par les enfants (EP 3, p.128). Lallemand propose de compléter les documents reproduits et la chronologie des faits par des fiches de récit historique parlant avec simplicité du thème (travail, voyages, religion) à l'époque mentionnée (EP 9, p.479). Plus tard, Guillard (Isère) insiste sur la représentation graphique du temps pour donner aux enfants la notion de durée que risque de comprimer ou de dilater la rareté des évènements ou leur abondance, selon les époques (EP 7, janv.35, p.155).

Dessin et peinture

Curieusement, la signature d'Elise Lagier-Bruno n'apparaît pas dans cette rubrique à cette période. Nous verrons qu'elle se consacre alors en priorité aux problèmes de santé et d'alimentation. Par contre, Lina Darche (Isère) parle de sa pratique avec des petits et de l'exposition de travaux libres qui a terminé l'année scolaire (EP 1, oct.33, p.24). Dans le même n° (p.53), Lallemand aborde, pour la première fois, le problème des couleurs à bon marché permettant d'entreprendre de grands dessins. Il s'agit des poudres vendues par les droguistes et diluées avec de la colle à papier peint. Pour donner le brillant aux dessins réalisés, on remplace le vernis, trop coûteux, par une solution d'alun ou de formol. Le mois suivant (EP 2, p. 112), la CEL annonce qu'elle sera bientôt en mesure de livrer ces couleurs. Un conseil précise qu'il faut ajouter un antiseptique (borax) à la colle Rémy putrescible.
Freinet consacre 7 pages à ce qu'il appelle : Notre technique nouvelle de dessin à l'école primaire (EP 5, p.235). Il renouvelle les critiques qu'il portait naguère à l'enseignement du français en montrant les limites des exercices de dessin. Il conclut : Par nos techniques, entretenez d'abord la vie, le besoin d'activité et de création. Organisez ensuite le milieu : réservez la possibilité pour les enfants de dessiner librement ; préparez-leur le matériel : papier, couleurs, crayons, etc. Offrez ensuite de bons modèles artistiques que chacun verra sous l'angle qui lui plaira. Et puis, laissez les enfants se saisir du monde qui les environne : cuex qui ont une personnalité forte, prédisposée pour cet art, ne seront du moins ni découragés ni déformés ; ils prendront autour d'eux, avec une puissance et une sûreté qui vous étonnera, le suc dont ils feront leur miel. Quant aux autres, ils auront du moins la satisfaction de s'exprimer dans la joie en réalisant des oeuvres significatives qui les passionneront et les viriliseront. Connaissant la volonté d'éducation mixte de Freinet, on sourit à cette virilisation de l'enfance des deux sexes; le dynamisme, l'énergie sont-ils donc indissociables de la virilité ?
Un an plus tard, en mars 35, Freinet fait le compte rendu de Didactique du dessin de Richard Berger, dont la CEL a publié une brochure sur la gravure sur lino. Par delà ses réticences sur l'interventionnisme exagéré de l'auteur en matière d'apprentissage du dessin, il conseille l'ouvrage qui donne de nombreux conseils pratiques sur les techniques et matériels utilisés.

Musique et disques

Le pipeau de bambou fait des adeptes. D'abord grâce à l'analyse du livre de Lina Roth : Tous musiciens (Nathan) (EP 6, p.347), puis par le compte rendu de Rossat-Mignod (Savoie) d'une conférence d'Henriette Goldenbaum au congrès de la Nouvelle Education en mars 34 (EP 8, p 420). Celle qui sera pendant un demi-siècle la spécialiste du sujet a convaincu l'instituteur des vertus éducatives et musicales du pipeau fabriqué par les enfants. Lallemand (décidemment, cet homme est universel!) se passionne surtout pour les instruments à percussion, réalisés par les enfants en s'inspirant du livre de Satis Coleman : Creative Music for Children (EP 9, p. 483). Un peu plus loin, Freinet signale, p.519, les fascicules de l'Anthologie du chant scolaire et précise : Edition excessivement intéressante, qui le sera davantage encore le jour où elle sera doublée d'une édition bon marché sur disques. Nous allons voir la CEL se préoccuper de ce problème. En décembre 34 (EP 5, p.121), Freinet signale un livre sur l'orchestre enfantin mais donne la préférence aux instruments fabriqués par les enfants. Il indique également un recueil de saynètes musicales et comédies enfantines, Aux feux de la rampe de L. Vasseur mais regrette : Ce n'est pas encore là l'oeuvre populaire que nous attendons, celle qui, délaissantenfin la tradition bourgeoise, saura puiser dans la vie enfantine prolétarienne les éléments émouvants et éducatifs d'une portée sociale.
Côté enregistrements, après deux années de recherches, Y. et A. Pagès publient une liste de disques récents, particulièrement utiles dans une classe primaire. Trois rubriques : enseignement du chant, diction et littérature, histoire-géographie avec des chants populaires de plusieurs régions, des textes historiques lus par des comédiens, des chants révolutionnaires et, plus curieusement, des musiques militaires (EP 2, nov.33, p.94). Comme il est impossible aux classes d'acheter tous ces disques, une discothèque de prêt a été organisée mais les coûts de transport s'avèrent beaucoup plus lourds que les modestes frais de location. Freinet (EP 6, p.328) propose la réorganisation de la discothèque sur des bases vraiment circulantes.
Pour cela, il propose une décentralisation départementale ou interdépartementale de la location coopérative des disques. Il insiste sur la nécessité d'accompagner ceux-ci de fiches explicatives contenant des indications pédagogiques, voire de partitions musicales. Dans le même n°, Pagès annonce que le nouveau phonographe portatif CEL est disponible au prix de 350 F. Comme on pouvait s'y attendre, la première filiale départementale s'ouvre dans les Pyrénées-Orientales, où exercent les Pagès qui publient, avec quelques lignes de commentaire plutôt indulgent, le catalogue des disques Scholaphone édités par la Ligue française de l'Enseignement. Après des essais décevants d'enregistrement, Pagès propose de décider en congrès si la CEL va éditer des disques enregistrés professionnellement (EP 9, p.496). La réponse ne tarde pas : en octobre 34, on propose une souscription pour 3 disques CEL au prix total de 50 F (EP 1, p.17). Ce sera le début d'une longue série.

Radio et cinéma

Fragnaud (Charente-Inf.) donne des conseils sur l'installation d'une antenne efficace (EP 2, nov.33, p.90). Gleize (Gironde) indique comment améliorer la réception par la prise de terre, le survolteur-dévolteur et les filtres anti-parasites. M. Lallemand a la pénible impression, devant la disparition des émissions de radiophonie scolaire, que la France délaisse la question (EP 6, p.326). Une réponse du ministre des PTT signale que seuls les postes installés à demeure dans les salles de cours sont exemptés de taxe (EP 7, p.381). En fin d'année scolaire, Gleize trace un bilan positif pour le matériel impeccable, fourni à des prix imbattables (EP 9, p.494). Malgré cette réussite, confirmée un an plus tard (EP 19, juin 35, p.443), l'absence de programmes éducatifs provoque la disparition de la rubrique.
Un article non signé (EP 2, oct. 33, p.87) dénonce les dangers du cinéma. Il critique surtout les menaces de propagande, aggravées depuis l'apparition du "parlant", et le risque de disparition des diversités. Dans le n° suivant (3, p.142), Boyau fait le point sur les formats de films utilisables à l'école. Le 9,5 reste le moins cher et le meilleur, face au 8 mm, trop petit, au 16, encore trop coûteux, et au 17,5, appelé Pathé rural, dont le seul avantage est d'exister aussi en "parlant". Par la suite, à cause des ennuis rencontrés dans son village par l'animateur de la rubrique, la signature de Boyau disparaît un certain temps, mais Freinet prend le relais.
Dans le n°6 (p.323), il analyse les rapports préparatoires du congrès international du cinéma d'éducation et d'enseignement qui se tiendra à Rome en avril 34 et donne ses réactions : Le problème du film ne se sépare pas de celui du livre. Il le complète et le déborde en même temps. (...) Les films doivent répondre à nos besoin comme essaient de le faire nos brochures de la Bibliothèque de Travail, mais avec une puissance décuplée certes : apporter des documents vivants au rythme normal de la vie pour satisfaire les besoins éducatifs tels qu'ils sont révélés par les pratiques nouvelles du travail libre. Il regrette qu'aucun rapport n'effleure une question : l'usage scolaire de la caméra prise de vues, enregistrement de la vie même, du travail des enfants pour constituer les bases d'une cinémathèque scolaire qui devient précieuse dans le cas d'échanges organisés entre classes. Nous l'avons noté maintes fois : de même que les textes d'enfants sont les plus précieux comme stimulateurs de la vie, les films tournés par les enfants eux-mêmes ont toujours un très grand succès. Si leur valeur technique est très relative, leur portée pédagogique est immense parce qu'ils sont parmi les plus puissants porteurs de vie que nous puissions trouver à l'école. Poursuivant son analyse des rapports concernant le cinéma sonore (n°7, p.380), Freinet reconnaît : Il suffit parfois de quelques images prodigieusement expressives et profondes pour faire saisir globalement des rapports et des pensées que l'école poursuivait en vain. (...) Nous croyons aussi qu'un emploi pédagogique intelligent du film sonore serait susceptible de faire acquérir en 2 ou 3 ans ce que les techniques actuelles ne parviennent pas à "entonner" en 8 ans. (..) Ne se trouverait-il pas aussitôt des exploiteurs insatiables capables de réduire de moitié le temps de scolarité? (...) Sans une nouvelle conception sociale et humaine de l'éducation, le cinéma, si perfectionné soit-il, ne sera jamais, comme nous le voudrions, au service de l'enfant. Comme Ferrière a assisté personnellement à ce congrès et a communiqué à Freinet le résumé des discussions, ce dernier peut en donner des échos (EP 9, p.493). Après avoir regetté l'absence du point de vue soviétique, il conclut : L'impuissance du congrès vient de ce que le développement du cinéma éducateur est impossible en régime capitaliste : les uns parlent idéal, progrès, avenir ; le régime oppose sa conception exclusive de l'exploitation et du profit. Les rêves, les projets, les discussions ne sont jamais interdits. Mais, d'une part, les participants, presque tous officiels, se sont gardés jalousement d'aborder les questions épineuses du cinéma éducateur dans ses rapports avec les nécessités sociales et politiques. L'impuissance s'avère complète en ce qui concerne les essais de réalisation pratique internationale : la circulation libre des films éducatifs, par exemple, et l'unification des formats réduits.
Le rapport de fin d'année de la cinémathèque (EP 10, p.552) est assuré par Boyau qui note le bon fonctionnement des locations et de la mise en place des filiales dans l'Allier, le Var et les Pyrénées-Orientales. Il pose le problème de la reconstitution des collections de films réalisés par les coopérateurs, regrette la faible diffusion du premier film fixe édité par la coopérative sur "le Pin maritime".
L'année suivante (EP 1, oct.34, p.14), le débat sur les filiales se poursuit avec Maguenot (Jura) qui fait ensuite le point sur les matériels nouveaux : caméra 9,5 Eumig et projecteur bi-film Filo pour 9,5 et 16mm (EP 3, p.64). Dans le n° suivant (p. 86), il conseille de filmer comme il l'a fait des manifestations sportives locales. En récupérant des séquences dans les actualités de Pathé-Gazette, il serait possible de constituer des films de montage sur les sports. L'exemple de l'Allier (EP 8, p.181) prouve que, pour les groupes nombreux et dynamiques, la cinémathèque-discothèque locale est une bonne solution. Toujours à l'affût de progrès techniques, Freinet s'est informé des possibilités de sonorisation des films d'amateurs : Hélas! tout cela n'est pas encore pour nous. Nous notons cependants l'importance des progrès réalisés qui nous laissent espérer pour un jour prochain la possibilité d'utiliser l'enregistrement phonographique comme nous avons utilisé la prise de vue. (EP 9, p.205). C'est seulement avec l'apparition des magnétophones non professionnels au cours des années 50 que cette pratique entrera dans les classes. Un peu plus tard (EP 11, p.254), c'est sur la télévision qu'il exprime craintes et espoirs : Si la télévision est, comme il est à craindre, employée par des gouvernements capitalistes pour remplir la tête des ouvriers et des paysans, pour les empêcher de penser, pour faire dévier leurs aspirations auxquelles on apporte une satisfaction superficielle, comment ne serions-nous pas contre télévision, comme nous sommes contre la radio et le cinéma capitalistes. Il en serait autrement si ce formidable instrument d'éducation était aux mains d'organismes à principe non pas mercantile mais éducatif. Rappelons que nous sommes alors en 1935 et que les premières émissions françaises n'apparaîtront qu'après la guerre.

Gymnastique et rythmique

C'est Freinet qui le premier (EP 6, mars 34, p. 349) aborde le sujet par une critique chaleureuse du livre de L.A. Carré et L. Adélaïde chez Bourrelier : Gymnastique et danse rythmiques. Comme de nombreuses écoles ne possédent pas de piano, il faut développer l'édition de disques.
Lallemand enchaîne par un article de 4 pages sur la gymnastique inspirée de la méthode Hébert et surtout de Müller (EP 8, mai 34, p.442). L'année suivante, Freinet revient sur le thème en commentant le livre de R. Jeudon sur L'éducation du geste (EP 7, janv.35, p.168) puis celui du Dr Ledent : Conférences d'éducation physique et du Dr Bogey sur L'éducation physique féminine (EP 9, p.215). Citons sa conclusion qui surprendra certains : L'auteur est à fond contre les compétitions athlétiques et son ostracisme s'explique dans notre régime de mercantilisme effréné. Certaines réserves par contre pourraient être faites et la question mériterait d'être à nouveau étudiée dans une société où le sport athlétique lui-même ne serait qu'un épanouissement presque normal de l'individu sain et puissant.

Naturisme

Enchaînons de l'éducation du corps au naturisme, bien qu'il ne s'agisse pas d'une discipline scolaire. Après l'édition par la CEL du livre de Ferrière : Cultivons l'énergie, qui fait l'éloge de la méthode hygiéniste de Vrocho, le bulletin inaugure une rubrique régulière sur les pratiques d'hygiène, d'alimentation naturelle. Ce sera surtout le domaine d'Elise Lagier-Bruno (elle ne signera E. Freinet qu'à partir d'octobre 34). Elle donne des conseils pratiques et prudents concernant l'hydrothérapie, la sudation, l'exposition au soleil, le régime alimentaire avec quelques menus et la recette du pain complet (EP 1, oct.33, p.14). Elle intitule désormais la rubrique Pour un naturisme prolétarien (EP 3, p.159), s'interroge : Qu'est-ce que la maladie? (EP 4, p.219), donne la parole à Vrocho : Les naturistes empiriques au secours de la science officielle (EP 5, p.279), La théorie des globules blancs (EP 6 et 7, p.331 et 385), La pratique naturiste pour la régénération (EP 10, p.559), Il n'y a que des malades et non des maladies (EP 3, nov.34, p.68), La mithridatisation, accoutumance aux mauvaises habitudes alimentaires (EP 5 et 6, déc.34, p.116 et 138), Les tempéraments qui ne sont pas immuables et ne peuvent justifier un retour aux erreurs antérieures (EP 7, p.162). Ferrière intervient également : Naturisme et instinct (EP 9, juin 34, p.498), Alimentation et instinct (EP 2, oct.34, p.40), L'éducation de l'instinct (EP 4, janv.35, p.97).
Freinet n'est pas en reste, notamment à l'occasion de critiques de livres. Par exemple, parlant des Bâtards d'Esculape du Dr Paul Moinet, il critique sa désinvolture à l'égard de Coué et de l'autosuggestion, son indulgence pour les rebouteux et ne peut le suivre lorsqu'il préconise la répression contre les les essais non orthodoxes de thérapeutie. Dans Pour ensoleiller notre vie, le Dr Victor Daubret se méprend sur l'utilisation de l'autosuggestion et commet l'erreur de tolérer café et tabac, tout en restant attaché aux médicaments (EP 1, oct.33, p.50). Freinet critique une publicité rédactionnelle en faveur du sucre industriel dans L'Ecole Libératrice, critique renouvelée un an plus tard lorsque ce bulletin syndical récidive (EP 6, mars 34, p.343 et EP 9, fév.35, p.214). Dans le même esprit, il rejette le Livre de cuisine des petites filles car il s'agit d'une cuisine essentiellement nocive avec des oeufs, des harengs, du saumon, des épices, des sucreries (...) tous les excitants dangereux pour le développement physique, intellectuel et moral des enfants. Dans le même n°6 (p.334) et le suivant (p.387), il consacre plusieurs pages à la pratique des sudations et réactions et cite le cas de sa fillette de 4 ans et demi. L'année suivante s'ouvre par un article non signé (mais on y reconnaît le style de Freinet) sur la poursuite de la rubrique (EP 1, oct.34, p.18). On signale les tarifs de la maison Le Paradis des fruits à Marseille. Une souscription annonce que Freinet prépare un recueil de menus naturistes. S'agit-il d'une coquille? Probablement, car le n° suivant reprend la même annonce en mentionnant E. Freinet comme auteur. C'est elle qui, désormais, tiendra la rubrique de cuisine végétarienne, essentiellement fruitarienne. Cela n'empêche pas Freinet de consacrer son éditorial de 4 pages à Notre naturisme prolétarien fonction éducative (EP 5, nov.34, p.97). En réponse à Bourguignon (Var) qui trouvait la rubrique trop envahissante, il veut montrer que les problèmes de santé et d'hygiène sont indissociables de l'éducation. Les militants le comprennent qui, en majorité, réagissent favorablement aux articles et aux livres proposés. Pour Freinet, face à la fatigue, à la nervosité ou à l'apathie de nombreux enfants, l'efficacité de l'éducation nécessite une véritable désintoxication préalable, au propre (abandon des excitants : sucreries, café, alcool) comme au figuré (rupture avec la suprématie de l'intellectualité). Dans le même n° (p.114), Elise pose la question : Faut-il manger cru ou cuit? Après avoir fourni sept arguments contre la cuisson, elle n'en conclut pas moins qu'elle est indispensable avec les céréales et les végétaux coriaces, ne serait-ce que transitoirement pour réhabituer nos organismes dégénérés à un alimentation naturelle. Ce qui lui donne l'occasion de donner dans le n° suivant (6, déc.34, p.137) huit recettes extraites du livre à paraître dont le titre est devenu Principes d'alimentation rationnelle. L'appel à souscription est suivi d'une proposition de colis naturiste au prix de 50 F.
Le tourisme prolétarien est inclus dans la rubrique avec une information, donnée par Mlle Achard (Bas-Rhin), sur les Auberges de Jeunesse se terminant par les adresses des trois mouvements, celui fondé par Marc Sangnier, celui qu'influence le Syndicat National des Instituteurs, enfin les Auberges du Monde Nouveau, affiliées au comité antifasciste Amsterdam-Pleyel (EP 8, janv.35, p.185). Une note de lecture conseille le livre de J. Loiseau : Camping et voyage à pied mais critique sa Cuisine de camping qui ne se soucie pas de la portée naturiste du système d'alimentation. Freinet signale (p.186) une nouvelle publication Les Etudes Sexuelles du Prof. Branson.
Elise (EP 9, p.208) s'attaque au problème de la déminéralisation pour conclure : Il n'y a pas de syndrome de déminéralisation, il n'y a que des symptômes d'arthritisation généralisée, c'est-à-dire d'engorgement par des déchets toxiques. Vrocho critique (p.210) des cas de zèle exagéré, certains croyant nécessaire d'absorber sans distinction la peau et les pépins des fruits consommés, y compris pour les oranges et les bananes.
Pour favoriser l'utilisation de produits sains et naturels, Freinet reprend la proposition de Fromentin (Ardèche) de constituer un réseau de producteurs sérieux auxquels pourraient s'adresser les camarades (EP 10, p.233). On publie la préface par Vrocho du livre qui sortira incessamment, ainsi que deux critiques, assez négatives, de deux livres concurrents de cuisine végétarienne (p.235).
Lallemand, qui est décidemment universel, réunit les caractéristiques de l'habitation naturiste (EP 11, p.257) puis conseille Comment reconquérir l'instinct d'après le Hatha Yoga (EP 16, p.373 et 17, p.396).

Des critiques significatives de livres et revues

Comme on l'a vu précédemment, le bulletin contient de nombreuses critiques de revues et de livres très divers, reçus en service de presse et confiés aux militants qui désirent en faire un compte rendu. Les livres mentionnés peuvent aussi être prêtés, pour six mois maximum, aux militants qui en assumeront les frais de port (EP 6, mars 34, p.352). Dans la pratique, Freinet est le rédacteur le plus fréquent de cette rubrique et la lecture attentive de ses critiques précise certains aspects de sa pensée qui ne s'expriment pas toujours ainsi dans ses autres écrits.
Thème attendu, les critiques de livres et revues pour enfants. A propos de Histoire du poussin chaussé de Simone Ratel, Freinet termine son appréciation positive de l'album par une réflexion : Les contes tirés du folklore contiennent tous une sorte de signification psychique qui leur assure une puissante résonnance dans l'âme des primitifs et dans celle des enfants. Ces contes avaient un sens et une portée. On veut aujourd'hui faire plus rationnel, plus calculé, moins instinctif et on aboutit souvent à une sécheresse plus ou moins dangereuse selon le talent de l'auteur. Qui s'essaiera un jour aux véritables contes modernes, répondant à l'esprit des enfants du XXe siècle ? (EP 6, mars 34, p.350). Chaque été, sans doute pour suppléer les journalistes professionnels en vacances, le journal Benjamin animé par Jaboune, alias Jean Nohain, confie à ses jeunes lecteurs le soin de pourvoir au contenu d'un n°, en envoyant des articles imités de nos rédacteurs, des dessins imités de nos dessinateurs, le tout sera payé. Freinet réagit en animateur de La Gerbe, réellement composée par ses lecteurs : Que ce soit flatteur pour les rédacteurs d'être ainsi pris pour modèles, c'est possible. Mais nous devons dénoncer cette pédagogie retardataire qui enseigne aux jeunes lecteurs non pas à penser par eux-mêmes, à créer, mais à penser par les adultes, comme les adultes, à copier servilement... pour gagner une indemnisation à tant la ligne (EP 1, oct.34, p.23). Il est encore moins tendre avec Le Journal de Mickey qui vient d'être lancé : C'est à désespérer de l'intelligence des éditeurs : des gribouillages informes, des histoires on ne peut plus bêtes (EP 6, déc.34, p.142). Il se montre favorable à Copain Cop journal pour enfants créé sous le patronage de l'Office Central de la Coopération à l'Ecole, de la Ligue de l'Enseignement et du Syndicat national des Instituteurs mais, à notre surprise de le voir transiger avec son refus de tout endoctrinement, il conclut : Copain Cop serait certainement mieux accueilli s'il ne craignait pas d'être franchement socialiste et de donner les oeuvres pour enfants qui répondent à cette idéologie. Les temps viennent où il faudra être net et hardi (EP 7, janv.35, p.166). Ne s'agit-il pas plutôt pour lui de critiquer la tiédeur politique des promoteurs? En effet, il se montre habituellement plus prudent sur le terrain de l'école. Par exemple, en recommandant la lecture du livre de Bertha Lask : A travers les âges, où un enfant d'ouvrier revit en songe les époques de luttes sociales, le servage, l'esclavage avec l'histoire de Spartacus, la guerre des paysans allemands, la Commune de Paris et la révolution soviétique, Freinet ajoute : Quant à introduire ces livres dans les bibliothèques scolaires, c'est là affaire plus délicate dont chaque instituteur devra décider lui-même selon l'ambiance et les possibilités locales (EP 1, oct.34). Même prudence exprimée dans une critique signée P.B. (probablement Paul Boissel, de l'Ardèche) à l'occasion de la publication d'un album de Véra Barclay : Les belles découvertes de Pierre et Véronique, patronné par l'abbé Viollet et dans lequel une maman explique à ses enfants comment se reproduisent les plantes, les grenouilles, les oiseaux, les écureuils et enfin les hommes. Cela est dit avec beaucoup de tact, de naturel et de simplicité. Devant les réticences de parents pratiquants, questionnés sur l'opportunité de faire lire l'album à leurs enfants d'une douzaine d'années, P.B. ajoute: Pour une fois que l'Eglise fait un effort d'émancipation, M. l'abbé Viollet se heurtera sans doute, surtout dans son entourage, à bien des résistances. Mais à qui la faute? En tout cas, quel cri d'indignation si c'était nous qui lancions un tel livre de bibliothèque enfantine! (EP 16, mai 35, p.380). Freinet salue avec réserve la publication des Albums du Père Castor animés par Paul Faucher, chez Flammarion : collection vraiment unique et qui se distingue nettement des diverses éditions pour enfants parues actuellement (...) Et pourtant, Père Castor, nous ne sommes pas encore satisfaits. Vous amusez les enfants; vous ne les éduquez pas puissamment parce que vous n'avez pu faire appel aux sources véritables de vie, à l'effort prolétarien, à l'harmonie du travail, à l'héroïsme de la souffrance ouvrière (EP 6, déc.34, p.144). Un peu plus tard (EP 19, juin 35, p.453), il critique dans cette collection Le royaume des abeilles de Lida avec des dessins de Ruda : Nous mettons en garde le Père Castor contre la tendance capitaliste à sacrifier le fond à l'illustration, à "piper" l'intérêt du jeune lecteur sans prendre garde aux conséquences regrettables de cette duperie. Par contre il conseille les albums publiés chez Istra par Carlier(auteur des premières brochures B.T.), sur l'histoire de la navigation, du rail et de l'aviation en regrettant que le texte en soit souvent trop condensé et trop technique, et de lecture difficile pour nos jeunes élèves qui en admireront du moins les belles illustrations (EP 17, mai 35, p.405).
C'est vis-à-vis du scoutisme que Freinet montre à la fois son exigence et son absence de sectarisme. A propos du livre de H. Bouchet : Le scoutisme et l'individualité, il écrit : Nous sommes entièrement de l'avis de l'auteur, le scoutisme résulte d'une compréhension géniale des désirs et des besoins des jeunes enfants et des possibilités sociales de les satisfaire (...) Ceci dit sur le terrain plus strictement psychologique et pédagogique, nous avons à faire une réserve de la plus haute importance. Il s'agit de l'idéologie nationaliste et religieuse, ainsi que de l'illusion de fraternité des classes. Mais il conclut : Nous devons dénoncer partout l'erreur sociale de ces palabres, en nous efforçant d'adapter les principes pédagogiques de Baden-Powel aux besoins individuels et sociaux des enfants du peuple (EP 6, mars 34, p.345). Un an plus tard (EP 17, mai 35, p.403), il rend compte d'un article de la revue Le Barrage, réagissant contre l'action nationaliste et réactionnaire des Eclaireurs pour la militarisation de la jeunesse et la préparation physique et psychologique à la guerre. Cela ne l'empêche pas de tirer parti de l'expérience du scoutisme. Ainsi, parlant d'un livre sur les jeux (EP 4, nov.34, p.97), il écrit en pensant aux masses d'enfants qui croupissent dans les villes, manquant d'espaces libres, trop mêlés et trop tôt à la civilisation qui impose ses déformations regrettables. Ces enfants-là ont besoin d'autres jeux: nous mettrions au premier rang les jeux scouts pour ceux qui peuvent les pratiquer - non pas que nous recommandions le scoutisme, on pense bien -mais il faudrait, dans les organisations ouvrières d'enfants, entraîner ceux-ci à des jeux actifs, en plein air, des jeux dans une certaine mesure créateurs, où l'imagination peut jouer un rôle prépondérant. Un peu plus tard, tout en rappelant ses réticences sur l'esprit du scoutisme, il conseille de puiser des idées d'activités dans le journal L'Eclaireur de France et dans le Bulletin des Comédiens-Routiers (EP 7, janv.35, p.167).
Dans le domaine strictement scolaire, Freinet recommande un pamphlet de Régis Messac : A bas le latin ! (EP 8, mai 34, p.457). Il oppose un livre sur le Père Girard, enseignant à Fribourg au début du XIXe s., à un autre sur l'enseignement mutuel en France à la même époque. On comprend qu'il approuve le premier d'avoir refusé d'écrire des manuels parce que "c'est ne rien comprendre à l'esprit de la méthode qui ne veut pas mettre sous les yeux des élèves ce qu'ils doivent trouver eux-mêmes. Leur donner des phrases et des règles toutes faites, c'est les dispenser de l'effort créateur et culturel de la recherche et de l'invention, c'est s'exposer à retomber dans la routine et le mécanisme de la mémoire". A l'opposé, les protagonistes de l'enseignement mutuel affirment : "A ces enfants d'ouvriers, donnons l'instruction élémentaire. Nous les préparerons à l'habitude de l'ordre et de la subordination qui se puise dans les écoles mutuelles et se reporte dans les ateliers, mais encore, nous les mettrons en état de servir plus utilement dans l'intérieur des fabriques et de pouvoir étudier les procédés industriels dont la conservation et le perfectionnement sont si essentiels à la prospérité nationale". Et Freinet de conclure : Si la pédagogie du Père Girard reste, par de nombreux côtés, parfaitement actuelle, on voit tout ce que cet enseignement mutuel contient de mécanique et d'antipédagogique (EP 9, juin 34, p.512). C'est sans surprise qu'on le voit conseiller la lecture du livre de Mlle Flayol sur le Dr Decroly (EP 5, déc.34, p.119) et réagir (EP 6, p.142) à un "propos" d'Alain sur la paresse et l'effort, publié dans L'Ecole Libératrice, en écrivant : De deux choses l'une : - ou bien l'enfant sent la nécessité individuelle et sociale de l'effort que vous lui demandez. Et, s'il a un gros potentiel de vie, il saura s'y soumettre gaiement, sans que vous l'y contraigniez, - ou bien il ne comprend nullement le sens de cet effort (parce que peut-être il n'en a aucun que le désir des adultes de mortifier l'enfant, de le faire peiner, de le soumettre. Et il s'y refusera et il aura raison. Nous n'appelons pas cela de la paresse mais de la virilité. Alain continue à voir l'enfant avec ses yeux d'adulte et de professeur. La conception qu'il s'en fait changerait peut-être s'il pouvait assister au spectacle d'enfants régénérés par l'activité libre. Ce serait d'autant plus souhaitable que l'autorité d'Alain se retourne en définitive contre l'éducation libératrice, au profit de la réaction.
Sur un autre plan, sont-ils nombreux les bulletins pédagogiques à conseiller en 1934 la lecture des Essais de psychanalyse appliquée
de Freud (EP 6, mars 34, p.346) et surtout à consacrer trois colonnes à La crise sexuelle de W. Reich (EP 8, p.455), trente-quatre ans avant le retour à la mode en mai 68? Citons la réaction de Freinet : Le livre de Reich nous paraît insuffisant ou même dangereux. Si l'homme, si l'enfant étaient encore à l'état de nature, la satisfaction naturelle du besoin sexuel amènerait immanquablement un état de détente salutaire. Chez les jeunes énervés, excités par l'alimentation, les lectures, le cinéma, les lumières, les couleurs, on court en effet le grave risque de voir les individus s'abandonner à la débauche sexuelle qui les "videra" physiquement et intellectuellement. Suivent des considérations hygiénistes qui évitent l'exacerbation des pulsions sexuelles. A la controverse de Reich contre le freudisme au nom du matérialisme dialectique, Freinet répond : Que la théorie freudiste ait été déformée par le capitalisme, par la mode intellectualiste d'une classe finissante, cela ne fait aucun doute ; que Freud lui-même n'ait rien compris aux théories marxistes, cela est fort probable. Ce qui n'implique pas que les théories freudiennes soient erronées, mais seulement que les chercheurs prolétariens doivent les recréer, en éliminer tout ce qui est l'abject produit du capitalisme pour en extraire les enseignements puissants qui, nous en sommes persuadés, naîtront de ces recherches. A propos d'un récit signé *** et intitulé Puberté (Le journal d'une écolière) , Freinet écrit (EP 9, juin 34, p.516) : Nous comparons instinctivement ce livre à notre n° d'Enfantines : Maria Sabatier *. Dans ces textes, écrits librement, choisis librement et imprimés, il n'y a aucune excitation anormale, aucune dépravation ; l'auteur ne sait pas comme *** qu'elle est sur le seuil de la puberté : on sent celle-ci, on comprend quel bouillonnement de vie agite cette jeune personnalité ; on devine d'inconscientes préoccupations sexuelles qui n'osent pas s'affirmer ; mais le mystère reste entier, non pas parce que l'auteur n'a su s'analyser, mais parce qu'elle se livre aussi tout entière dans sa complexité psychologique. Nous craignons que l'auteur de "Puberté" ait surtout voulu écrire un livre à scandale. Sous le couvert d'un pseudo-freudisme, on relate crûment les premières aventures sexuelles d'une écolière névrosée. Il revient sur le thème de la sexualité (EP 8, janv;35, p.191) à l'occasion d'un livre de Havelock Ellis sur Le mécanisme des déviations sexuelles et réaffirme : Les spécialistes qui s'occupent, à divers titres, des déviations sexuelles et préconisent une thérapeutique exclusivement basée sur l'étude de ces déviations, négligent beaucoup trop le côté matérialiste et physiologique du problème. (...) Une alimentation naturiste, un exercice bien réglé, l'hydrothérapie auraient à coup sûr fait disparaître cette obsession que l'analyse psychique est parvenue à grand' peine à canaliser. Rendant compte d'un livre de Claparède sur Le sentiment d'infériorité chez l'enfant , il relie, lui, ce problème à la libido mais approuve totalement l'auteur pour le traitement pédagogique du sentiment d'infériorité par le travail motivé (EP 11, p.264).
* Ce recueil de textes de l'école du Prat, publié en juin 31, avait suscité l'inquiétude d'un militant pour la curiosité qu'il témoignait à l'égard de la maternité, inquiétude aussitôt tempérée par Freinet (I.E. n°44, p. 297).
On s'attendait moins à trouver sous la plume de Freinet (EP 10, fév.35, p.240) un éloge appuyé du bactériologiste Charles Nicolle pour son livre La nature, conception et morale biologique. Les citations qu'il en donne montrent qu'il a trouvé dans ce livre la réconciliation par la biologie du matérialisme et de la complexité : Ch. Nicolle détruit radicalement l'argument de ceux qui attribuent à la nature un but et un sens, et des voies pour la marche vers ce but. La nature est illogique et souvent monstrueuse; ses plus belles réalisations sont filles du hasard généreusement dispensé. Mais une grande loi paraît dominer toute l'évolution humaine : l'équilibre général de la vie, auquel doit répondre l'équilibre naturel individuel. Conception que nous avons senti instinctivement, tant au point de vue pédagogique que naturiste. (...) Quelle sera alors l'attitude sociale devant la nature? La grande loi, on l'a deviné, sera la recherche de l'équilibre : l'injustice est un déséquilibre que tend à rétablir l'injustice. "Le sentiment du beau n'a point une origine différente. Il nous instruit de l'harmonie. Qu'est l'harmonie sinon la marque sensible de l'équilibre? Le plaisir que nous en éprouvons esr une loi biologique, l'émotion de nos sens conquis et satisfaits. Dans le domaine de la vie il n'est point de dogmes, pas même de vérité : il n'est que des états provisoires et fragmentaires. Vie, beauté, vérité évoluent, changent en même temps. Et, comme le bien se lie au sentiment de la justice, l'ensemble de ces intérêts les plus nobles de notre esprit, se confond avec le besoin, la recherche et l'amour de l'équilibre, donc avec la santé, la norme même de notre être." L'enthousiasme de Freinet marque sa rupture avec la logique mécaniste, souvent présentée comme la seule voie du rationalisme, et son passage vers une logique du vivant, apparemment moins systématique mais plus rigoureuse s'agissant des problèmes d'éducation et de santé.

Une coopérative dynamique

Malgré les turbulences de l'année 32-33, le bénéfice d'exploitation est inespéré. Le problème est maintenant de pouvoir satisfaire les demandes de sympathisants nouveaux. Pour faciliter sa trésorerie, la CEL écarte le choix d'emprunter à la Banque des Coopératives et lance auprès de ses 500 adhérents un emprunt par actions de 50 F, avec intérêt de 5 %. Quelques mois plus tard, 300 ont été souscrites, soit 15.000 F. En apprenant la mise en liquidation judiciaire de la banque coopérative, les militants se réjouissent du choix opéré, car la CEL aurait pu tomber sous la coupe de l'Etat, ce qui dans le contexte du moment aurait été dangereux.
Le bilan de fin d'année scolaire 33-34 est encourageant pour les abonnements. Alors que le bulletin L'Imprimerie à l'Ecole était passé, entre 1927 et 1932, de 200 à 500 abonnés, L'Educateur Prolétarien a atteint 800 en moins de deux ans. Devant ce succès, on décide que le bulletin deviendra bimensuel en 34-35 (20 n° de 24 p. contenant chacun un encart de 4 fiches documentaires). La Gerbe, devenue bimensuelle depuis un an, compte 2.200 abonnés; il en faudrait 500 de plus pour son équilibre. Les textes envoyés par les classes sont publiés en rubriques : histoires d'animaux, contes, poèmes, jeux à construire, enquêtes documentaires et, sous le titre "autrefois", des récits de traditions, coutumes, des documents d'archives. A signaler également une sorte de feuilleton collectif : un personnage imaginaire appelé Gris-Grignon-Grignette, sorte de fouine qui parle, dont les aventures varient d'une région à l'autre, selon les enfants qui prennent le relais de l'histoire.
Pour les éditions, le problème du stock crée un déficit, assez léger pour les collections BT et Enfantines, plus lourd pour l'édition sur carton des fiches documentaires FSC. Cela amène à ralentir le rythme de parution de nouvelles BT et à proposer, jusqu'au numéro 22*, des brochures qui sont en fait des recueils de fiches précédemment parues dans le FSC.
*Après la guerre, ces recueils de fiches étant épuisés, Freinet réutilisera les n° pour de nouveaux titres, ce qui explique l'anomalie des dates de première parution (par exemple, la BT n° 5 Le village kabyle est publiée en juin 48 alors que le n° 6 Les anciennes mesures date d'avril 34).
Néanmoins, les difficultés n'empêchent pas de nouvelles éditions : la Chronologie d'histoire de France (oct. 33), le livre d'Elise Freinet : Principes d'alimentation rationnelle et une brochure sur La gravure du linoléum (fév. 35). Freinet publie une version refondue de ses deux livres L'imprimerie à l'école et Plus de manuels scolaires, d'abord en n° spécial du bulletin, puis en livre en y ajoutant des photos hors texte.
En octobre 34, a été proposée une version tout métal de la presse d'imprimerie.
Afin de faciliter le fonctionnement des prêts de films et de disques, des filiales départementales se sont créées dans l'Allier et les Pyrénées-Orientales.
Depuis octobre 34, l'adresse de la CEL est transférée à Vence, car Freinet habite maintenant dans sa petite maison au quartier du Pioulier. Le local et les employés restent à Saint-Paul pendant quelques mois, jusqu'à ce qu'un autre local plus proche soit trouvé (sur la place de la mairie de Vence). Freinet n'aura plus alors que quelques kilomètres de déplacement pour aller y travailler.

Rayonnement international du mouvement

On assiste au développement de mouvements de l'Imprimerie à l'Ecole en Belgique (création de la coopérative belge, EP 5, fév.34, p.242) et en Espagne (participation de Freinet à l'école d'été de Barcelone, EP 1, oct.33, p.16 ; création du bulletin Cooperacion, EP 12, avr.35, p.273). En Norvège, certains enseignants syndicalistes s'intéressent vivement au journal scolaire (EP 6, mars 34, p.300).


La construction de la nouvelle école


Un embryon d'école au Pioulier

Il est probable que Freinet avait dû consacrer quelque temps à rendre habitable la rudimentaire propriété du Pioulier. Elise Freinet écrit dans L'Ecole Freinet, réserve d'enfants (EFRE, Maspéro) : "Dès octobre 1934, nous entrions dans "notre domaine". Nous nous installons dans les trois pièces de la maison et le garage attenant" (p.23). Madeleine Bens, sa fille, précise (Bulletin des Amis de Freinet, n°59, p.4) qu'elle n'avait pas 4 ans à son arrivée au Pioulier, ce qui daterait cet emménagement un an plus tôt. Pour ceux qui connaissent l'école Freinet, il s'agit de la petite maison de pierre située à gauche, en haut de l'allée qui monte de l'entrée ; un bâtiment à un étage est venu ensuite s'y adosser. Plus tard, sa toiture fut transformée en terrasse.
NPP énumère les premiers enfants réunis dans "l'embryon d'école" avec sa fille Baloulette : Annie, la première venue (dont la famille juive avait été chassée d'Allemagne) a cinq ans, quelques mois seulement de plus que notre propre fille... Puis vint Boris (sept ans), Juif polonais, Noël (huit ans), fils d'amis parisiens, et Pigeon (huit ans), fille de journaliste."Le groupe ne comprend que trois enfants d'âge scolaire, ce qui ne nécessite donc aucune déclaration d'ouverture d'école. Par contre, cela a nécessité l'agrandissement de la petite maison par un dortoir au toit de tôle.
Freinet écrit en 1962 dans Techniques de Vie (n°13, p.3) : En même temps que nous nous occupions de nos cinq élèves et que nous rodions déjà les bases de notre vie communautaire, je me rendais tous les jours à St-Paul à pied ** pour régler les affaires de notre coopérative où travaillaient deux employées qui nous étaient totalement dévouées.
** Elise et sa fille écrivent que c'était à vélo et un texte d'enfants le confirme: "Chaque matin, papa part à St-Paul à vélo. Il va travailler à la CEL. Dans sa musette, il a des fruits pour son repas. Il revient vers trois heures pour travailler avec les maçons."

Le chantier de la future école

Freinet, dans la suite de l'article cité, décrit la construction de la future école : Faute d'appuis et de crédits, force nous a été de construire nous-mêmes, pièce à pièce, selon les responsabilités et l'aide financière de parents ou d'amis, et surtout de mettre sans cesse la main à la pâte, piochant, tirant du sable, manoeuvrant un concasseur rudimentaire pour la fabrication d'agglomérés, faisant face à toutes les exigences d'un chantier où la folle bonne volonté tenait souvent lieu de compétence. Nous faisions vraiment, dans tous les domaines, notre tâtonnement expérimental et les résultats, ma foi, furent pourtant à la mesure de nos espoirs. (...) Un bâtiment central était monté avec, au rez-de-chaussée, la cuisine et les réserves; au premier, la salle à manger et le bureau; au second un dortoir et l'unique pièce qui constituait tout notre logement personnel.
Il s'agit du bâtiment à trois niveaux situé près du bassin d'arrosage (promu au rôle de piscine des enfants). Puis ce sera la construction, juste à côté, du bâtiment d'école, un simple rez-de-chaussée (plus tard rehaussé d'un étage) juste en contre-bas.
Elise décrit ainsi le chantier :"Les maçons sont là, en effet, s'employant avec ardeur à la construction de notre école. Ce sont des camarades.
* Freinet s'intègre tout naturellement à l'équipe. Ils ont fait avec lui un accord qui convient à leur condition de vie et à la nôtre : ils sont payés en fin de semaine et peuvent quitter momentanément le chantier si des obligations personnelles les appellent ailleurs, ou si les subsides manquent à l'employeur, à moins qu'ils n'acceptent un paiement à retardement quand la bourse de Freinet est mieux garnie. (...) Le dimanche, des jeunes des Jeunesses communistes venaient prêter main forte. Ils connaissaient Freinet avec lequel ils avaient créé un ciné-club et organisé des séances de libre discussion dans les perspectives d'une culture marxiste. Pour ces dimanches d'abondante main d'oeuvre, je faisais une vraie "popote de régiment", préparée en plein air et que l'on mangeait à la bonne franquette, dans une joyeuse détente." (EFRE p.24-25)
Une photo montrant les enfants portant des briques a parfois fait dire que Freinet avait construit son école avec ses élèves. Madeleine Bens (BAF 59) rappelle qu'ils se contentaient de faire la chaîne pour le transport de matériaux.
* Il s'agit de militants de gauche du secteur, pour la plupart communistes.

Un malade très actif

A St-Paul, les adversaires de Freinet qui prétendaient vouloir seulement mettre fin à son influence "bolchevique" sur les enfants du village, s'indignent de le savoir payé, non pas à ne rien faire, mais à préparer des lendemains qui ne laissent rien présager de bon. Un député de droite a même demandé la suppression de son traitement (EP 5, déc. 34, p. 101).
L'administration n'ignore pas l'avancement des travaux du Pioulier et la participation de Freinet au chantier. Elle s'émeut de l'incompatibilité d'un congé de longue durée avec de telles activités. Freinet répond que son médecin lui a conseillé l'exercice en plein air afin de consolider sa santé. Il sait aussi qu'il aura bientôt épuisé toute possibilité de congé et devra demander la retraite proportionnelle anticipée à laquelle lui donne droit son titre d'invalide de guerre. C'est la demande qu'il dépose pour la rentrée d'octobre 1935, date à laquelle il a décidé d'ouvrir son école.

L'annonce de l'ouverture aux militants

Depuis les réactions du congrès de Reims et la mise au point de Freinet en octobre 33 (EP 1, p.6), on ne publiait plus rien sur la nouvelle école. Le 10 avril 35, paraît dans le n°12 de L'Educateur Prolétarien (p. 269), une annonce d'offre d'emploi : Nous désirerions engager à Pâques, pour la préparer au service de notre école nouvelle, qui ouvrira en octobre, une jeune fille (de préférence orpheline), naturiste si possible, aimant les enfants et capable de s'initier aux soins et à la cuisine naturistes, en complétant son éducation.
Le n° 17 (25 mai) s'ouvre par un article de six pages annonçant l'ouverture de l'école Freinet : Notre école nouvelle ouvrira ses portes à Vence le premier octobre prochain.
(Freinet reprend les arguments déjà exposés pour justifier sa décision de créer sa propre école) Inutile de dire que notre école travaillera intégralement selon nos techniques dont nous avons, à maintes reprises, précisé les fondements. Notre réalisation nous permet tout spécialement de montrer les bases physiologiques, matérialistes, de l'éducation : c'est sur cet aspect original de notre effort que nous insisterons. (cet aspect sera plus largement développé dans le dépliant) (...)
Il faut maintenant que notre école vive, commercialement parlant. Nous avons fort heureusement pu réunir, grâce à l'appui généreux de nombreux parents et amis, les fonds nécessaires pour asseoir une oeuvre qui sera totalement libre de toute ingérence politique et sociale quelle qu'elle soit. Il ne nous reste qu'à recruter nos élèves, ou plutôt à compléter le recrutement puisque nous avons déjà 10 à 12 places promises sur la vingtaine qui sera disponible. Et nous voudrions que, avec l'aide de nos camarades, les places restant à pourvoir soient occupées par des enfants pauvres d'ouvriers ou de paysans. (pour cela, Freinet préconise la constitution de comités départementaux qui prendraient en charge la pension mensuelle d'un enfant : 350 F environ).
Dans le même n°, un appel à collaborateurs : Nous apprenons que nul instituteur public ne peut exercer dans une école privée s'il n'a, au préalable, démissionné de sa fonction. Nous ne pouvons pas, pour l'instant, demander à des camarades titulaires d'abandonner une situation dont nous ne pouvons pour l'instant garantir l'équivalent. Mais nous savons, hélas! que les jeunes gens sans travail ne manquent pas. C'est parmi eux que nous recruterons nos collaborateurs.
Il nous faudrait au moins, pour octobre, un instituteur et une institutrice, ou plutôt deux aides pour guider et entraîner nos enfants. Pour cette besogne, les titres nous importent moins que la jeunesse, l'élan, le dévouement total à l'enfant, la capacité de s'effacer devant les nécessités de notre nouvelle éducation, la possibilité d'être des entraîneurs pour les diverses activités : marche, jeux, chants, travaux manuels, etc... Nous demandons aux camarades que ce travail intéresse de nous écrire.
Dans le n°18 (EP du 10 juin 35), est encarté un dépliant de 4 pages illustrées, grand format. Voici le contenu de ce véritable manifeste éducatif dont nous respectons les passages en caractères gras :

L'ECOLE FREINET A VENCE (ALPES-MARITIMES)

Votre enfant est nerveusement fragile
..... comme l'immense majorité des enfants, hélas!
Vous comprenez que le surmenage irrationnel de l'école publique lui est funeste ; la désharmonie profonde qui en résulte se traduit par un caractère difficile qui vous inquiète, par des défauts ou des faiblesses contre lesquels vous vous sentez impuissants.
Pour des raisons diverses et multiples, le milieu familial ne parvient pas à rétablir un équilibre normal des fonctions organiques elles-mêmes.
Et vous êtes inquiets! L'Ecole Freinet vous rassurera.
Elle rétablira votre enfant
Elle lui redonnera vigueur et vitalité, élan et enthousiasme ; elle en fera un pionnier, un homme!
Santé et harmonie du corps d'abord, indispensables à l'harmonie intellectuelle et morale, et aux progrès éducatifs.

NOUS VOUS OFFRONS :

+ Le séjour idéal dans un coin de la Côte d'Azur particulièrement favorisé, des locaux admirablement situés, à l'air, au soleil, près des bois, aux abords d'une fraîche rivière.
+ Une nourriture spécifiquement saine, réglée par Mme Freinet elle-même, auteur d'un livre que vous devez connaître (Principes d'alimentation rationnelle, 15 F.); alimentation à prédominance fruitarienne, avec légumes et fruits naturels, pain cuit sur place avec de la farine naturelle moulue au moulin spécial de la maison.
+ Une thérapeutique basée sur la technique du professeur Vrocho, de Nice, et qui fait merveille : désintoxication par sudations et réactions, exercices, marches, jardinage, travaux en plein air.
+ Une harmonisation de la vie dans un cadre régénérateur, où l'enfant sent naître sa puissance et accroître ses possibilités de travail et d'effort.
L'ensemble de ces conditions heureusement réalisées à l'ECOLE FREINET, donnent une base nouvelle à la pédagogie. Cette action harmonisatrice suffit à elle seule à rectifier la plupart des déficiences dont les enfants sont affectés, donne de l'audace aux faibles et aux timides, du courage aux peureux, de l'entrain et de l'activité aux paresseux, de l'altruisme aux égoïstes. Elle permet à tous de profiter au maximum des éléments éducatifs qui seront à leur libre disposition.
Ce que sera l'éducation à l'Ecole Freinet :
Notre Education sera polytechnique, c'est-à-dire que l'enfant sera entraîné aux diverses activités sociales : travail des champs, qui en sera la base _ arboriculture, agriculture, travail ménager _ menuiserie, filature, tissage, poterie _ travaux mécaniques divers _ contact et travail régulier avec les paysans, les artisans et les ouvriers de la région.
Notre Education sera communautaire : L'ECOLE FREINET sera le domaine des enfants, où tout est étudié et réalisé pour les enfants. C'est d'une heureuse coopération entre enfants, entre enfants et adultes aussi, que naîtra la formation sociale idéale des élèves qui nous sont confiés.
Notre école travaillera naturellement selon les techniques Freinet de libre expression individuelle.
Pas de cours classique ; une école conçue, matériellement et techniquement selon des données entièrement nouvelles. Chez les enfants régénérés par nos soins, une puissante soif de connaissances, un invincible besoin de création et d'action. Et, à l'Ecole, tous les outils, tout le matériel, tous les documents susceptibles de satisfaire ces besoins : Imprimerie à l'Ecole, échanges réguliers avec d'autres écoles, Fichiers scolaires, Bibliothèque de travail d'une richesse incomparable, appareil de prise de vues et cinéma, Photographie et projections, Radio, Disques.
Nous garantissons que, pour ce qui concerne l'acquisition exigée des écoles, nos enfants, dès qu'ils auront franchi la crise difficile de la désintoxication _ plus ou moins longue selon l'état physiologique des individus _ seront en mesure de soutenir avantageusement la comparaison avec les écoles officielles, d'affronter même avec succès les examens _ étant entendu cependant que nous ne saurions nous proposer comme but la conquête de diplômes dont nous connaissons la vanité, ni accepter un bourrage contraire à nos principes de vie.
Nous faisons irrésistiblement confiance en la vie.
Nous régénérons les enfants, physiologiquement, d'abord ; psychiquement, intellectuellement, moralement et socialement ensuite.
Ces enfants régénérés, vitalisés, nous les aidons à conquérir le monde qui les entoure, à se rendre maîtres des techniques qui seront leur force.
De tels enfants, animés par cet invincible potentiel d'activité et de vie, sauront faire puissamment leur chemin.
Notre récompense sera, non pas d'avoir formé et dirigé vos enfants, mais de leur avoir redonné cette puissance et cette force qui restent seules souveraines dans la conquête intrépide du monde.
L'Ecole reçoit des enfants des deux sexes, entre 4 ans et 14 ans.
(Ecole de garçons, dirigée par Freinet, - Ecole de filles, dirigée par Mme Freinet, conformément aux règlements en vigueur
*)
Les prix de pension complète varient entre 350 et 400 F. selon les enfants. La mensualité est payable d'avance et part du 1er ou du 15 de chaque mois.
L'ECOLE OUVRIRA LE 1er OCTOBRE 1935
Pour tous renseignements complémentaires, écrire à :

C. FREINET, Vence (Alpes-Maritimes)

Les passages en caractère gras le sont dans le texte de Freinet.
Un court appel dans le même numéro de la revue demande aux groupes de constituer des comités de pupilles de l'Ecole Freinet. Il ne reste plus qu'à ouvrir légalement l'école, ce qui ne se fera pas sans obstacles.
* Devant les problèmes administratifs posés par l'ouverture d'un internat, Freinet préférera déclarer une école mixte, séparée juridiquement de la pension.


L'ouverture de l'école Freinet de Vence
(août 1935- juillet 1936)


Un an de conflit avec l'administration

Les dossiers de l'enseignement privé des Alpes-Mari¬times (entreposés aux Archives Départementales de Nice sous la cote 27788) permettent de jeter un regard précis sur les démêlés administratifs suscités par l'ouverture de l'école Freinet à la rentrée scolaire de 1935.

Deux poids, deux mesures

Pour situer l'état d'esprit de l'administration académique de l'époque, voici quelques documents antérieurs très significatifs.
• Le 1er mars 1926, l'Inspecteur d'Académie de Nice sollicite l'avis du Préfet. Il a reçu du Ministre de l'Instruction Publique, E. Daladier, une dépêche demandant la nomination dans son département d'un instituteur originaire de l'Isère, actuellement sans emploi, que la maladie de sa femme contraint à résider dans les A.M. Faute de ren¬seignements, l'I.A. de Nice en réfère au préfet qui, le 8 mars, demande à son collègue de Grenoble tous renseignements utiles sur le compte de cet instituteur, "notamment sur son attitude et ses opinions politiques" . .Le 10 avril, le préfet de l'Isère répond que l'intéressé, en congé sur sa demande, a quitté Grenoble depuis 3 ans environ. Il était connu comme militant actif du parti communiste, mem¬bre de l'ARAC (Association Républicaine des Anciens Combattants) et du groupe Clarté. "L'intéressé, très intelligent, était connu de mes services de police comme étant or¬ganisateur de réunions au cours desquelles il prenait souvent la parole". Il serait, croit-on, rédacteur au journal L'Humanité. Le document ne précise pas si l'instituteur a obtenu sa nomination. Un autre document de la même époque fait penser que non.
• Le 7 janvier 1926, le Cartel syndical des Services Publics des A.M. demande au¬dience à l'Inspecteur d'Académie de Nice pour l'entretenir du cas de M. Spinelli, insti¬tuteur à Menton, qui se plaint de ne pouvoir obtenir sa nomination à Nice. Dès le 8, l'I.A. sollicite l'avis du préfet sur la suite à donner à cette démarche.
Quelque temps plus tard, c'est le Préfet lui-même qui répond à une question du Ministre de l'Intérieur, sans doute à la suite d'interventions à l'échelon ministériel. Il explique ses raisons de ne pas donner satisfaction à Spinelli, en raison de son action communiste, comme second de Barel. Ajoutons qu'en 1927 Spinelli comme Barel feront partie du groupe de l'Imprimerie à l'Ecole et qu'ils aideront Freinet à se défendre syndicalement.

Ces documents, tirés du dossier 25885 des Archives départementales de Nice, en disent long sur la soumission étroite des autorités académiques à l'égard du préfet, dont l'avis est sollicité avant toute décision et l'emporte sur toute autre considération, fût-elle une intervention du ministre de l'Instruction Publique lui-même.
Symétriquement, comment réagissent ces autorités à l'égard de l'enseignement privé du département ? Un fait divers, un peu plus ancien, ne manque pas de saveur.

• En novembre 1921, deux fillettes, internes à l'institution Monpensier, pension primaire privée de filles à Vence, ont fugué et sont revenues dans leur famille en se plai¬gnant de la nourriture et de la vie dans cette école. Les parents s'en inquiètent auprès de l'administration.
L'inspecteur primaire de Grasse, dépêché pour enquête sur les lieux, découvre une situation pour le moins surprenante. Alors que la directrice en titre est officiellement en congé de maladie, elle a en fait revendu l'établissement à sa remplaçante, sans en avoir informé la Préfecture et l'Académie, comme la loi l'y oblige.
L'inspecteur fait état de rumeurs qui circulent dans Vence, selon lesquelles la di¬rectrice aurait eu des "relations coupables" avec son collègue, le directeur de l'Institution Moderne*, internat privé de garçons. Cette liaison aurait provoqué des scènes violentes de l'épouse du directeur. Le bruit court même que le départ précipité de la directrice serait motivé par sa grossesse et qu'elle aurait disparu pour avorter ou accoucher clandestinement. Les derniers temps, le curé refusait d'aller dans ces insti¬tutions pour enseigner le catéchisme et la crainte du scandale a poussé la directrice à revendre son éta¬blissement. Son collègue masculin devrait en faire autant incessamment.
L'inspecteur conclut en dédramatisant la situation. La fugue des fillettes peut être attribuée à l'ennui. La régularisation administrative par la nouvelle directrice don¬nera l'occasion de vérifier la bonne tenue hygiénique de l'établissement. Affaire à classer, par conséquent.
* C'est dans cette même institution qu'en 1929, un élève de Freinet déclarera avoir subi des brimades (n° 16 des Extraits de La Gerbe ).

Pour son école, Freinet bénéficiera-t-il de l'indulgente neutralité concernant les établissements privés ou de la rigueur impitoyable visant les militants politiques et syndicaux ?

Une astuce pour créer une école mixte avec internat

Freinet sait que, d'après les réglements français, s'il a le droit d'ouvrir une école privée mixte, celle-ci ne pourra comporter d'internat recevant à la fois filles et garçons. Comme il tient à la coéducation, il contourne cette difficulté en dissociant administrativement les deux établissements. Sa belle-mère, Madame Veuve Lagier-Bruno, qui a participé au financement de l'achat de la propriété, est déclarée propriétaire d'une pension pour en¬fants (inscrite au Registre du Commerce de Grasse sous le n° 4754), se trouvant à proximité immédiate de l'école Freinet. Bien que ce soit cousu de fil blanc, la situation est juridiquement défendable puisque l'école et la pension fonctionnent dans des locaux séparés (de quelques mètres).

Les démarches légales

Fin août 1935, Freinet engage la procédure d'ouverture de son école.
• Le 24 août, il dépose à la mairie de Vence, une déclaration d'ouverture d'une école privée mixte. Cette déclaration est affichée en mairie le 30 août. Dès ce jour, Freinet informe officiellement le Préfet de son intention d'ouvrir une école privée dans sa propriété du Pioulier à Vence. Il ne mentionne pas dans cette lettre l'affichage de sa déclaration à la mairie de Vence.
• Le 21 septembre, il s'inquiète auprès du Préfet de n'avoir pas reçu le récépissé de déclaration qu'il doit joindre au dossier d'ouverture auprès de l'Inspection Académique. Préfet et maire se renvoient la balle et c'est seulement le 15 octobre que Freinet récupère le certificat d'affichage du maire.
• Le 25 octobre, le Ministère de l'Instruction Publique transmet à l'Inspecteur d'Académie de Nice ampliation de l'Arrêté admettant Freinet à la retraite à compter du 1er octobre. Le 28, l'I.A. informe le Préfet qu'il a reçu le 14 de Freinet un dossier d'ouverture d'école privée mixte mais qu'il y manque le récépissé de la Préfecture. Il ajoute : "M.Freinet n'est pas encore admis à faire valoir ses droits à une pension de retraite. La demande d'ouverture ne peut donc pas être examinée en ce moment." En admettant qu'il n'ait pas encore reçu copie de l'arrêté, l'I.A. sait manifestement que la procédure est en cours. Lui aussi tente au maximum de retarder la procédure.
• Enfin, le 31 octobre, la Préfecture envoie le récépissé de la déclaration d'ouverture. Le 6 novembre, l'I.A. transmet le récépissé réglementaire de son admi¬nistration pour l'autorisation d'ouverture.
Maire, Préfet et Inspecteur d'Académie ont tout fait pour retarder les formalités. Maintenant, le dossier est complet, plus rien ne s'oppose à l'ouverture légale de l'école Freinet.
Il faut dire qu'en réalité, Freinet n'a pas attendu pour ouvrir son école. Le 23 octobre, alors que la procédure administrative n'était pas encore terminée, les enfants impriment la liste des 13 élèves du moment. Il y a 5 garçons et 8 filles : quatre enfants de 5 ou 6 ans, trois de 7 ans, trois de 8, deux de 9 ou 10 ans, un seul va avoir 13 ans.
On pourrait croire que, désormais, l'école va suivre son cours sans his¬toire. Ce serait compter sans l'acharnement administratif.

L'interdiction d'ouverture

• Le 5 décembre, arrive chez le Préfet de Nice un télégramme du Ministre de l'Education Nationale ainsi rédigé :
PRIERE INFORMER EXTREME URGENCE INSPECTEUR D'ACADEMIE PREFERABLE FAIRE OPPOSITION OUVERTURE ECOLE PRIVEE FREINET A VENCE SEULEMENT POUR MOTIF INTERNAT
• Le même jour, est envoyée à l'I.A. une lettre plus explicite.
Vous m'avez rendu compte que M.Freinet,, instituteur public en retraite, vient de produire un dossier en vue d'ouvrir une école privée mixte à Vence (quartier du Pioulier) dans une propriété lui appartenant. L'enquête faite par l'I.P. de Grasse a établi que le local proposé comprend trois immeubles :
a) un local neuf conforme au plan présenté
b) une grande maison qui serait une "maison de famille" (dirigée par la belle-mère de M.Freinet), à quelques mètres à peine du local proprement dit
c) une autre maisonnette annexe de la "maison de famille" où une salle a été trans¬formée en dortoir (comptant actuellement 8 lits.).
Il paraît bien que la "maison de famille" ne constitue qu'un internat privé, annexé clandestinement à l'école; ces deux établissements n'étant pas indépendants et un in¬térêt commun existant entre l'école et la maison logeant les élèves (Grenoble 17.1.13 - Dijon 22.12.09)
Dans ces conditions, j'estime avec vous qu'il y a lieu de former opposition à l'ouverture de cette école pour le motif de défaut de déclaration d'un internat privé (qui, du reste, ne peut pas être établi dans une école mixte (article 177 de Décret du 18.1.1887) existant sous la désignation fictive de "maison de famille"

Signé : le Ministre
M.Roustan

• Dès réception, l'I.A. de Nice envoie à Freinet un télégramme :
JE FAIS OPPOSITION OUVERTURE DE VOTRE ECOLE PRIVEE MIXTE A VENCE. MOTIF DEFAUT DECLARATION INTERNAT PRIVE MIXTE. LETTRE SUIT

ONETO Inspecteur d'Académie

• Suit une lettre :
A la date du 6 novembre dernier, je vous ai adressé le récépissé réglementaire re¬latif à la demande d'autorisation en vue d'ouvrir une école primaire mixte au quartier du Pioulier à Vence, dans une propriété vous appartenant.
J'ai l'honneur de vous faire connaître que, à la suite de l'enquête à laquelle j'ai fait procéder, je fais opposition à l'ouverture de votre école pour le motif suivant :
Défaut de déclaration d'un internat mixte
Cette lettre fait suite au télégramme officiel que je viens de vous adresser ce matin.

L'Inspecteur d'Académie: Onéto

• Immédiatement, conformément au principe du dédoublement juridique des établissements, Mme Lagier-Bruno réagit. Elle proteste contre le retard d'ouverture de l'école privée proche de sa pension.
• Le 24 décembre, le Préfet, sur proposition de l'I.A., désigne l'Inspecteur Primaire de Nice-Ouest comme rapporteur de l'opposition administrative à l'ouverture de l'école Freinet. Il convoque le Conseil Départemental de l'Enseignement Primaire pour le 3 janvier 1936 à 10 heures et invite C.Freinet à y comparaître. Le rapport et les pièces du dossier seront à sa disposition le jeudi 2 janvier, à partir de 9 H 30.
Le Conseil Départemental est composé du Préfet, de l'I.A., de 2 inspecteurs (le rapporteur plus celui de la circonscription : Grasse), des deux directeurs d'E.N., de 4 conseillers généraux, de 2 instituteurs publics, 2 institutrices publiques, 2 instituteurs privés.
• Le 3 janvier, le Conseil Départemental confirme, par 9 voix contre 4 et 2 abstentions, l'opposition de l'I.A. à l'ouverture de l'école Freinet. Les enseignants publics ont soutenu Freinet en votant contre, les enseignants privés se sont abstenus. Tous les autres (sauf un conseiller général absent) ont voté contre Freinet. Le 9, le garde-champêtre de Vence vient notifier à Freinet l'opposition à l'ouverture.
• Le 18, Freinet dépose son dossier de pourvoi qui est transmis au Ministère.
• Le 5 février, l'I.P. de Nice-Est (rappelons que Vence n'est pas dans sa circonscription; c'est le 3e inspecteur mêlé au dossier) est envoyé par l'I.A. enquêter au Pioulier. Il constate que l'école fonctionne. Freinet déclare qu'il a 14 enfants d'âge scolaire, que son école n'a aucun caractère clandestin et qu'elle est régulièrement ou¬verte puisqu'aucune opposition n'avait été faite dans un délai d'un mois à partir du dépôt du dossier d'ouverture.
• Aussitôt l'I.A. demande au Procureur de la République de Grasse de poursuivre Freinet pour infraction à l'article 40 de la loi organique du 30.10.1886.
Mais le recours déposé par Freinet ne peut être désormais tranché qu'à Paris. Manifestement, Freinet a dû s'entourer de conseils juridiques, probablement grâce à ses amis syndicalistes. Si l'administration a découvert le point faible de sa position, elle a réagi trop tardivement. Pourquoi, malgré une volonté évidente d'empêcher l'ouverture, a-t-elle choisi si tard le terrain où elle avait toutes les chances de la bloquer? Parce que les vraies motivations étaient ailleurs. Elles sont clairement exprimées dans une lettre envoyée par le Ministère de l'Education Nationale à l'I.A. de Nice, le 4 janvier 36.
Pour faire suite à mes précédentes communications (ne se trouvant pas dans le dossier), relatives à M.Freinet, instituteur retraité qui a déclaré son intention d'ouvrir à Vence une école primaire privée, j'ai l'honneur de vous faire connaître que M. le Ministre de l'Intérieur (souligné par moi) a appelé mon attention sur l'action pédagogique révolu¬tionnaire à laquelle se livrerait cet ancien maître.
M.Freinet aurait été aidé par la Fédération Unitaire de l'Enseignement et par toutes les organisations révolutionnaires de la région pour créer "une école populaire pour enfants prolétariens" qui serait actuellement ouverte.
Une souscription aurait été ouverte auprès des instituteurs de toutes tendances pour assurer le fonctionnement de l'école. Les fonds ainsi recueillis auraient été adressés au secrétaire du Syndicat Unitaire des Alpes-Maritimes.
Je vous serais obligé de vouloir bien me renseigner à ce sujet.

Pour le Ministre et par autorisation,
Le Directeur de l'Enseignement Primaire
Th. Rosset

C'est probablement la servilité même de l'administration académique, à l'égard du pouvoir politique et de ses obsessions, qui lui a fait méconnaître les points faibles du dossier sur lesquels il était facile de coincer Freinet dès le début. Comme il s'agissait, depuis l'affaire de St-Paul, d'un dossier politiquement chaud, chacun voulait d'abord se couvrir auprès de ses supérieurs, d'où le dépassement des délais.

La victoire de Freinet

L'épilogue n'intervient qu'en juillet 1936. Entre temps, un événement majeur s'est produit : la victoire électorale du Front Populaire. Certes le Conseil Supérieur, appelé à trancher, n'a pas changé de composition, mais les pressions politiques ne jouant plus dans le même sens, il ne peut statuer que sur les problèmes de procédure.
Le 8 juillet 1936
Le Conseil Supérieur de l'Instruction Publique,
Vu la déclaration faite le 14 octobre 1935 par le Sieur Freinet en vue d'ouvrir une école primaire privée mixte au Pioulier, commune de Vence (A.M.),
Vu l'opposition faite à l'ouverture de cette école par l'I.A. des A.M. le 5.12.1935,
Vu la décision du Conseil Départemental de l'Enseignement Primaire des A.M. en date du 3.1.1936,
Vu l'appel formé contre cette décision par le Sieur Freinet,
Attendu que l'Inspecteur d'Académie n'a pas fait opposition dans le mois de la dé¬claration d'ouverture faite par le Sieur Freinet,
Après en avoir délibéré, la moitié des membres plus un étant présents, à la majorité absolue, déclare le Sieur Freinet recevable de son appel et, réformant la décision du Conseil Départemental des A.M., déclare tardive et par suite irrecevable l'opposition faite par l'Inspecteur d'Académie.

Fait à Paris, le 23.7.1936
Le Ministre de l'Education Nationale
Président du Conseil Supérieur
Jean Zay

C'est la victoire pour Freinet. Mais en 1940, l'administration cherchera à faire payer sa défaite de 1936.

Les premiers mois vus à travers les textes des enfants


Pour nous permettre d'assister au démarrage de l'école Freinet, le mieux est de laisser la parole aux enfants à travers les textes libres de leur livre de vie.

Derniers préparatifs

Les premiers textes ne sont pas datés, contrairement aux habitudes de la classe de Freinet à Saint-Paul, mais peut-être est-ce une mesure de prudence, les formalités administratives d'ouverture ayant été à plusieurs reprises retardées.
Chacun des sept petits textes suivants est imprimé en gros caractères, probablement pour l'apprentissage de la lecture par les plus petits, et occupe toute une page. On y suit l'évolution des derniers travaux :
L'Ecole Nouvelle est terminée. Nous aurons l'électricité demain soir. Nous sommes 21 dans la famille : 15 enfants et 6 adultes.
Albert s'occupe de l'électricité. Il a presque terminé l'installation.
Hier soir nous avons fait les essais de l'électricité.
* Quelle joie de voir la lumière. Ce sera commode de manger avec l'électricité.
Notre moulin est installé. Bientôt nous ferons du bon pain comme à Gars. Nous le ferons cuire dans notre four.
Avant-hier soir, on a changé de dortoir. Comme nous étions contentes! Maintenant il y a le dortoir des garçons et celui des filles.
La mémé de Baloulette est arrivée. Elle nous a apporté de la tarte et du bon pain de montagne. Mémé nous fera de bonnes tourtes. Nous sommes bien contents.
Nous sommes allés chercher le poêle chez M. Rubion. Demain, nous allumons les poêles.
* Le courant est alors fourni par un groupe électrogène car le quartier n'est pas encore électrifié.
En l'absence de date et de pagination, leur ordre n'est pas certain. Il peut sembler curieux que les enfants accueillent à son arrivée la "Mémé" Lagier-Bruno qui est en principe la directrice de leur pension. Mais, dans la logique capitaliste, rien ne contraint une propriétaire à se trouver en permanence au travail sur place. Qui pouvait l'empêcher de déléguer ses responsabilités à sa fille, Elise Lagier-Bruno (par ailleurs épouse de Célestin Freinet, directeur de l'école mixte voisine)?

Le véritable démarrage

Le 10 octobre, les enfants annoncent la création de leur journal qu'ils ont appelé Pionniers .
CHERS LECTEURS
L'école Freinet vous présente aujourd'hui son premier livre.
Vous y trouverez simplement la relation de notre vie quotidienne.
Ce livre est l'oeuvre des participants à la Coopérative des "ENFANTS LIBRES", laquelle fonctionne sous la présidence du camarade Lulu Vincent.
L'école Freinet espère que vous prendrez à lire ce livre autant de plaisir qu'elle a eu à le composer.
Fait en commun au Pioulier
le 10 octobre 1935
L'ECOLE FREINET
Le "camarade" Lulu est le plus grand des élèves, il aura bientôt 13 ans. Bien que les nouveaux habitants du Pioulier soient authentiquement des pionniers, au sens far-west du terme, c'est la connotation soviétique de mouvement de jeunesse qui frappe dès l'abord.
Le 21, un texte non signé parle de la façon dont Marguerie a attrapé un lézard vert en lui présentant une herbe qu'il a saisie dans sa gueule et n'a plus lâchée. Qui est ce Marguerie, non cité dans la liste des élèves ? Un adolescent, ancien élève de Saint-Paul, embauché par Freinet pour l'aider. Deux autres jeunes Vençois secondent le couple Freinet (que les enfants appellent Papa et Maman) et Mme Lagier-Bruno mère (appelée Mémé): Albert (18 ans) et Fifine (jeune fille de 17 ans). Forment-ils déjà un couple à ce moment ? En tout cas, ils ne tarderont pas à se marier et à fonder une famille. Seule la mort d'Albert, fusillé avant la Libération, les séparera.
Les enfants racontent leurs vendanges chez un voisin, Félix Rubion; ils ont été vite rassasiés de raisin alors qu'ils se promettaient d'en manger des kilos.
Dans un autre texte, ils se réjouissent de pouvoir aller en décembre à la foire de Nice pour monter dans le grand huit et sur les chevaux de bois.
Foune (fillette de 7 ans 1/2) se plaint que Mami ne soit pas venue dimanche et voudrait aller la voir à Nice.
Le 29, Claude (10 ans 1/2) décrit sa perception de la montée du nazisme quand il habitait en Allemagne avec sa mère.
Quand je suis arrivé en Allemagne, je ne connaissais pas un mot d'allemand. Mais j'étais très patriote; je croyais que l'Allemagne était une sorte d'hôtel où on meurt de faim.
Un jour, dans un tramway, je vois un monsieur avec une croix d'honneur. Je lui ai dit d'un ton mal élevé : "Ce n'est pas vous qui avez gagné la guerre."
J'étais dans une pension privée communiste. J'avais très peur de la guerre. (...)
Dans ce temps-là, Hitler avait constitué un groupe hitlérien. Je ne savais ce que c'était. La révolution était commencée. Il y avait des batailles dans les rues entre les gens et les agents de police.
Il y avait la jeunesse hitlérienne. Tous les enfants avaient un poignard sur lequel était inscrit :"Sang & gloire". Car c'était une gloire d'enfoncer son poignard dans la poitrine d'un juif. A l'école je me battais sans cesse avec des enfants parce que j'étais français.
Quand passait un train d'hitlériens, il était obligatoire de crier "Heil Hitler"; si on ne criait pas cela, on allait en prison. A moi on m'avait donné un insigne bleu blanc rouge, qui me dispensait de crier "Heil Hitler".
Ma mère m'a dit qu'elle était allée au théâtre et qu'un monsieur avait dit : _ Que Dieu nous donne la liberté de penser.
Tout le monde a applaudi.
Ces souvenirs graves n'empêchent pas le journal d'octobre de se terminer par des devinettes.
Début novembre, grande nouvelle :
Aujourd'hui, M. Lebrun le professeur de musique vient. Il apporte un accordéon à Claude, un saxophone à Lulu et peut-être un violon à Noël. Nous aurons notre orchestre.

Le drame se mèle parfois à la vie quotidienne

Le 7, un texte plus dramatique : le récit par Germaine (9 ans 1/2) de l'incendie de la maison de Catherine (5 ans 1/2) qui était sa voisine dans son village des Hautes-Alpes, au nord de Briançon. On sauva de justesse les enfants. Le plus tragique, c'est que le père, en état de démence alcoolique, est le responsable de l'incendie, que la mère est devenue folle. Faut-il s'étonner que Catherine parle peu depuis son arrivée à l'école avec son amie Germaine? Les deux fillettes ont été prises en charge financièrement par un comité de militants des Hautes-Alpes et de la Creuse.
Deux jours plus tard, les enfants reparlent de Catherine : Elle parle seule : "Moi, je vais détruire mes enfants. Au moins ils seront plus heureux. Quand j'étais grande, je chantais, pendant des mois et des années, des chansons à mes enfants. Mon père est vilain, il a brûlé la maison mais j'aime bien ma mère". Dans le n° 7 de L'Educateur Prolétarien , du 10 janvier 36, est citée l'intégralité des confidences dramatiques de Catherine, sans doute pour montrer aux militants quelles détresses permet de secourir leur argent.
Le 8, Coco (7 ans) raconte qu'Albert l'a réveillée alors que, debout en pleine nuit, elle tentait d'enfiler ses jambes dans les manches de son tricot. Moi je ne m'en souviens pas. On me l'a dit. C'est rigolo.
Foune écrit : Dimanche nous sommes allées au cinéma à Vence.
Mais nous ne saurons rien du film, sinon que c'était un peu triste à la fin. L'important : Nous avons acheté des surprises.
Le 12, Lulu, le plus grand, raconte qu'avec Claude il a conduit les deux chèvres au bouc chez un voisin. Il ne décrit pas ce qui s'est passé mais précise : Le long du chemin, elles bêlaient. Quand nous sommes arrivés chez M. Savino, les chèvres étaient contentes, elles sentaient le bouc. (...) C'est d'abord Bichette qui a passé, après ce fut au tour de Bibine. M. Savino nous a dit que les deux étaient bien prises. Les chèvres étaient contentes. On aurait dit qu'elles étaient allégées d'une lourde charge.
Le même jour, les petits racontent : Pierrot est parti, son oncle s'ennuyait trop sans lui. Il est venu le chercher ce matin de bonne heure. Il était content : il mangera encore des bonbons et il fera ce qu'il voudra. Mais il ne sera pas un pionnier.
Pigeon (fillette de 8 ans 3 mois) raconte que Maman les a emmenés à cinq jusqu'à Saint-Paul pour acheter des figues sèches.
Le 14, les enfants impriment le menu du jour :
DEJEUNER : Pommes et pain - Tourte aux pommes de terre - Fromage blanc - Raisin
DINER : Gratin au riz et aux herbes - Compote de pruneaux - Dattes et noix - Pommes
Un long texte de Lulu décrit la fabrication du pain à l'école. D'abord, on moud à la main le blé acheté à Coursegoules. Mémé se charge de pétrir la pâte. Quand celle-ci est levée, elle forme une vingtaine de pains et une fougasse avec les restes. Marguerie est chargé du feu dans le four mais c'est Papa qui retire les braises, enfourne puis défourne les pains et la fougasse. Moment de joie collective quand on se partage la fougasse encore chaude.
Le 16, panne d'imagination chez les petits : Moi, j'ai la tête vide. -Moi, dit Baloulette, je n'ai pas d'idées dans la tête mais j'en ai dans le ventre! -Demandons au chien s'il en a des idées! -Je n'ai pas d'idées.
Le 18, c'est le drame : Samedi, en sautant un escalier, Baloulette s'est cassé la jambe au-dessus du genou et démis la rotule. Elle devra rester 10 jours couchée, la jambe droite suspendue.
Pour Elise aussi, c'est un drame, car cela réduira sa disponibilité alors que tout n'est pas encore en place (mais dans cette école en mouvement, tout peut-il l'être un jour?). Foune écrit : Ce matin, nous avons mangé à la cuisine. On déménageait et le réfectoire était encore encombré. Nous étions tous contents, on avait bien chaud. Un récit sera tiré de l'accident de Baloulette : Conte d'une petite fille qui s'était cassé la jambe (Enfantines n° 74).
Les enfants ont fait une cabane en briques qui a résisté au vent de la nuit.
Le 25, l'imprimé du jour annonce que Baloulette va bien mieux, qu'une petite Line vient d'arriver avec une jolie poupée qu'elle prêtera à Baloulette et aux autres petites filles. Oleg écrit que l'on va installer la radio à l'école et faire des tableaux de l'air, l'homme, l'habitation, le feu, la géographie.
Lulu qui a vécu en Algérie publie un long texte dactylographié de 5 pages sur les Arabes et leurs coutumes. Il le conclut ainsi : Les indigènes ont le caractère un peu aigri par la misère et par le dédain des Français envers eux. Sans cela, ils ont très bon coeur et j'étais un grand ami des petits Arabes.
Le journal du mois se termine par des jeux et un plan polycopié des locaux scolaires : trois petits ateliers et quatre petites salles de travail. Ayant enseigné personnellement, 15 ans plus tard, dans le même bâtiment, je constate que les salles de travail furent par la suite réunies deux à deux pour constituer deux classes de plus grandes dimensions. Un petit local attenant contenait les cabines de sudation et une douche.
Le mois de décembre commence par un appel à la générosité :
A tous les amis de l'école Freinet
Nous voudrions faire un arbre de Noël. Mais nous sommes tous pauvres. Pourriez-vous nous aider? Ici, tout est en commun, il est inutile de nous faire des cadeaux personnels. Ce que vous nous offrirez sera pour la communauté. Nous ne mangeons ni gâteaux ni sucreries. Tous vos envois seront les bienvenus. Nous vous remercions.
Les élèves de l'école
Le 6, la neige blanchit les sommets que l'on aperçoit de l'école. Cela fait rêver les enfants : Quelle chance si nous avions de la neige cet hiver. Nous pourrions faire des boules et des bonshommes de neige. Nous nous laverions avec la neige mais nous aurions froid aux mains.
Mais au Pioulier il y a peu de chance d'en avoir : Il pleuvra mais il ne neigera pas. Alors pour prolonger le rêve, Germaine parle des 2 mètres de neige du Val des Prés, Pigeon de la Suisse d'où elle vient et Claude de l'Allemagne. Lulu ajoute qu'en Algérie, après quatre années sans neige, il en était tombé mais qu'elle fondait à mesure.
Lulu écrit qu'il a rêvé qu'il se retrouvait dans son ancienne école. En se réveillant, il est tout joyeux de se souvenir qu'il est dans une école libre nouvelle et de penser aux beaux travaux intéressants que nous faisons.
Le 17, un rêve s'est exaucé : Tous les dimanches, de jeunes camarades de Vence viennent travailler pour nous faire un garage car l'auto n'est pas bien dehors. Ces jeunes travailleurs mangent avec nous. Hier, ils ont fait la bataille à boules de neige avec nous. Nous avons fait marcher la TSF. Nous nous sommes bien amusés.
Un texte aux correspondants de Toctoucau (Gironde) précise que Baloulette va beaucoup mieux mais elle doit encore rester couchée jusqu'au 21 décembre; elle pourra seulement s'asseoir.
Les enfants ajoutent qu'ils ne travaillent pas comme dans une école normale : nous avons des fiches de telle sorte que nous pouvons travailler sans maître. Nous apprenons à nous débrouiller. Quelques précisions sont données sur le régime alimentaire (salade, fruits, riz et pain sans sel) qui évite la soif.

Des nouveaux obligent à repenser l'organisation

Quelques jours avant la Noël, arrivent huit enfants de Gennevilliers : trois frères de 12, 6 et 4 ans, trois autres de 9, 6 et 4, un garçon seul de 11 ans et une adolescente de 14 ans. Des "cas sociaux", plus habitués à la débrouille individuelle qu'à la vie coopérative, qui ne seront pas sans bouleverser un peu les habitudes de la communauté naissante.
Le 27, Claude fait le compte rendu de la veillée de Noël qui accueillait aussi les habitants du quartier. Des chants, dont La jeune garde, des jeux dramatiques, dont La farce du cochon que Freinet avait déjà publiée à l'école de Saint-Paul. Le père Noël était en retard car il avait manqué le train, mais il arrive tout essoufflé et tout se passe pour le mieux.
Janvier commence par le texte de Noël racontant les tours de manèges à la foire de Nice. Le 7, on fête les rois. Claude a joué de l'accordéon et Noël a fait du phonographe. Bourrée, danse russe et pyramide par les grands.
Le 8, les grands racontent leur promenade du dimanche avec Marguerie. Ils ont coupé tout droit en traversant la vallée de la Cagne. Un plan polycopié suit le texte.
Le 12, les grands sont allés à Vence voir un match entre Vence et Nice. Vence a gagné 1 à 0, mais ce n'était qu'un match amical et des spectateurs ont protesté car ils avaient payé pour un match de championnat. Preuve que les joueurs de l'équipe de Nice étaient des bourgeois : ils avaient leurs voitures particulières.
Le 15, les enfants parlent des conférences : Tous les soirs à 17 h., nous faisons des conférences. Chaque enfant à son tour prépare sa conférence, cherche des vues et des documents dans le fichier, dessine une carte s'il le faut. Les grandes personnes aussi; des ouvriers, des paysans des environs viennent nous faire des conférences. L'autre soir, un jeune paysan, Antoine, nous a parlé de son voyage de Nice à Perpignan à bicyclette, des vendanges et de la cueillette des cerises. Quand nous aurons le cinéma, ces conférences seront accompagnées de projections.
Dans un texte non daté, Jacques et Lucien explique l'éclipse de lune qui s'est produite la veille à 18h.
Le 17, Lucien et Claude racontent leur découverte de la petite chapelle Saint Lambert au milieu du bois. Ils sont montés sur une barre de fer de la porte pour voir à l'intérieur mais n'ont pu s'empêcher de jeter des pierres pour faire sonner la cloche et de glisser des cailloux dans le tronc.
Le 20, on demande 20 imprimés, le nombre d'élèves ayant augmenté. Baloulette va mieux; on va lui apprendre à marcher. Nous allons travailler aux champs et regarder un voisin qui est venu tailler nos arbres et nos vignes.
Le même jour, Claude raconte que, revenant en voiture du Rassemblement Paysan, avec Lulu et Papa, il ne retrouvait plus le porte-monnaie que Papa lui avait prêté pour acheter un pain et dont il avait besoin pour payer l'essence. Heureusement il était au fond d'une de ses poches.
Le 22, Lucien et Jeannot parlent de la conférence de Papa sur la guerre de 1914 et terminent par : Avec l'argent dépensé pendant la guerre, on aurait pu construire des milliers d'hôpitaux, d'écoles, de maisons et d'usines.
Le 21, Foune annonce que Baloulette marche déjà bien. Cette dernière ajoute : Maintenant je vais dans la grande salle avec Papa, Foune et Pigeon.
Dimanche, des enfants sont allés au cinéma avec Marguerie, voir Chabichou
et Le contrôleur des wagons-lits.
Le 23, Lucien raconte ce que lui a écrit son correspondant de Toctoucau.
Ce soir-là, les grands, à 12 dans l'auto sont allés à Vence voir la projection privée de films soviétiques : Le cuirassé Potemkine
et Le Turk-Sib (des travailleurs de choc ont construit en deux ans un chemin de fer reliant le Turkestan à la Sibérie). A l'entr'acte, Lucien a vendu un "Cri" (journal des travailleurs communistes de Nice) et Claude 15 "Russie d'aujourd'hui". A la fin, on a chanté l'Internationale le poing levé.
Le 24, la coopérative Les enfants libres de l'école Freinet
remercie les donateurs : 38 personnes et 9 groupes pour un total de 3000 F.
Le 25, des notes manuscrites de Freinet signalent, pour la première fois, que l'A.G. de la coopérative se fait juge des faits commis au cours de la semaine. Surtout des problèmes de discipline interne au groupe (bruit pendant que les autres travaillent) ou disputes entre frères. Cela semble marquer la naissance du conseil de coopé.
Le 27, Jaki (12 ans 8 m) raconte la promenade à pied à Saint-Jeannet.

Une divergence pédagogique au grand jour

Le 30, long texte sur l'organisation du travail. Des règles précises sont rendues nécessaires par l'arrivée des nouveaux venus peu disciplinés et par le partage des responsabilités entre Freinet et Elise qui, pour la première fois, travaillent avec un même groupe d'enfants.
Hier soir, nous avons continué la réunion d'avant-hier. Nous avons discuté pour savoir si nous allions travailler par équipes ou selon une méthode anarchiste. Papa et maman ont discuté très longtemps sans pouvoir se mettre d'accord.
Maman voulait que les grandes personnes soient responsables parce que les enfants ne peuvent pas s'instruire tout seuls, Papa voulait que les enfants soient responsables car ils doivent apprendre à se débrouiller. Mais il a dit que naturellement quand on ne sait pas quelque chose on va le demander aux adultes qui nous aideront ou à nos voisins paysans qui seront alors nos professeurs.
Mais si nous voulons travailler pendant un jour ou une semaine à un certain travail, on peut, quitte à se rattraper ensuite pour l'exécution de notre plan. Seulement il faut que les membres de l'équipe soient d'accord.
Elise sent bien que le compte rendu des enfants penche nettement du côté de Freinet et elle éprouve le besoin de s'expliquer plus longuement. Un texte dactylographié, tiré au duplicateur, suit le texte précédent :
Maman dit que nous n'avons pas bien compris sa pensée. C'est pourquoi elle précise ce qui suit :
Je demande que les adultes soient responsables de certaines activités comme le dessin ou les sciences, non pas pour asservir mais :
1° - Parce que l'adulte fait partie d'une communauté au même titre que l'enfant et qu'il doit avoir des droits égaux;
2° - Parce que, pour certaines activités comme les sciences, l'enfant a besoin d'une aide efficace et permanente. Il est normal que l'adulte soit là pour éduquer en attendant qu'un enfant puisse devenir responsable. C'est un moment de transition.
3° - L'adulte a aussi à faire sa propre éducation car il est déformé plus que l'enfant. S'il est responsable, il est obligé de mieux vous suivre et de faire lui aussi son plan.
Je veux être responsable pour le dessin parce que je sens que je peux vous aider à faire des dessins plus vrais et plus beaux, tout en vous laissant votre liberté. Je veux aussi être responsable parce que je vois plus loin que vous dans le travail que je veux organiser. Je sais que quand vous êtes seuls, vous ne pouvez pas faire un gros effort. C'est pourquoi ma pensée vous soutient quand la vôtre est fatiguée.
Si le PLAN ne m'impose pas des devoirs précis vis à vis de vous, je peux vous oublier pour une autre occupation et cela peut être triste pour des petits comme Noël qui sont de grands artistes avec une petite volonté.
Le débat montre bien la divergence de position. Si Freinet va plus loin dans le sens de l'autonomie enfantine (c'est important quand il doit s'absenter de l'école pour cause de militantisme), Elise se montre réaliste, car les nombreuses tâches matérielles qui lui échoient l'obligent à une clarification de ses responsabilités pédagogiques. Ces textes nous éclairent sur la dialectique qui fut en permanence celle du couple Freinet, comme dans de nombreuses équipes d'éducateurs. Mais qui a déjà poussé le courage jusqu'à expliciter aussi publiquement les termes de la dialectique?
Comme d'habitude, le journal du mois se termine par des jeux.
Le 2 février, les enfants racontent la promenade à Saint-Paul à vélo. A part l'indication : Nous avons rencontré des religieuses qui nous ont regardé d'un drôle d'oeil
(mais quel était leur comportement à eux?), l'originalité du texte tient dans la signature : non pas un ou deux prénoms mais Equipe Moskowa.

Des noms d'équipes qui interrogent

Les enfants sont maintenant répartis en plusieurs équipes dont voici les noms : Moskowa, Les Oudarniks (nom des équipes de travailleurs de choc en URSS), Les Stakanovs (du nom du champion soviétique de la productivité industrielle), Les Abeilles et une curieuse équipe Noël qui surprend à côté de la symbolique soviétique. Une symbolique qui ne laisse pas sans réaction Maurice Wullens qui se trouvait aux côtés de Freinet en 1925 pendant le voyage en URSS et qui a pris ses distances avec le stalinisme. Il reproche longuement à Freinet de rester séduit par l'idéologie soviétique et, sur ce plan précis, de ne pas être cohérent avec son refus de l'endoctrinement : Alors, non, mon vieux, bourrage de crânes pour bourrage de crânes, je suis contre l'un et contre l'autre, contre le bourrage de crâne bourgeois-patriotard et contre le bourrage de crâne pseudo-prolétarien. Freinet reproduit dans L'Educateur Prolétarien (n° 12-13 de mars 1936, p. 243) la longue lettre de Wullens et lui répond. Sur les noms d'équipes de ses enfants, il précise : Je reste, aussi farouchement que toi, opposé à tout bourrage de crâne. Si certains enfants sont venus ici avec l'esprit un peu trop farci de conceptions simplistes sur les bourgeois et le fascisme, nous luttons de notre mieux contre cet automatisme verbal qui oppose une classe à une autre. Nous voulons enseigner à nos enfants à penser par eux-mêmes, et surtout à agir, à lutter, sans verbiage, sans parti-pris inconsidéré. Nous aurions conscience d'avoir raté notre oeuvre si nos enfants devenaient un jour d'orthodoxes bavards, alors que nous voulons en faire des lutteurs et des Pionniers qui, parce qu'ils seront en avant, serviront toujours d'avant-garde prolétarienne. Mais les enfants ont naturellement choisi librement le nom de leur équipe. Quel mal y a-t-il à ce qu'ils se nomment "Stakanovs" ou "Oudarniks" plutôt que "Bourdons" ou "Abeilles" ? Quant à nous, l'exemple des ouvriers révolutionnaires de l'URSS ne nous paraît pas indigne de l'effort de libération que, dans le cadre des luttes contemporaines, nous avons entrepris.
Sur le libre choix par les enfants, hors de toute influence, Freinet dit vrai. Voici ce qu'il écrit plus tard des enfants de Gennevilliers à leur arrivée : Ils représentaient assez bien la masse des pierrots des villes ouvrières, entassés dans les taudis, s'attardant le soir dans les bals et les cafés, surexcités par une alimentation, abondante parfois, mais profondément irrationnelle, habitués à tourner dans des coins étroits ou à courir les rues, le poing levé, en criant à tue-tête "La Rocque, au poteau!" ou scandant :"Les soviets partout! Les soviets partout!..." ce que Catherine, dans sa candeur, traduit par le même cri :"Les serviettes partout! Les serviettes partout!" "
(E P spécial 19-20 de juillet 1936, p. 14).
Un exemple significatif : celui de l'équipe Noël dont le nom ne manquait pas d'intriguer dans cette école "peu catholique". Le 3 mars, nous avons l'explication : Noël (9 ans) avait décidé de constituer une équipe à lui seul et, en toute logique, lui avait donné son prénom. Un mois plus tard, il décide de se joindre à trois autres pour former l'équipe des Bourdons. Tout simple, pensera-t-on peut-être, mais était-il si évident de laisser l'enfant libre de faire l'expérience de l'équipe en solitaire, en ayant tout le pouvoir mais aussi toutes les responsabilités et les corvées? Sont-ils nombreux les éducateurs de l'époque (et peut-être d'aujourd'hui) qui ne seraient pas exclamés: "Voyons, une équipe d'un seul, ça n'existe pas! Il te faut un ou plusieurs équipiers." ? Freinet a patiemment attendu que l'enfant découvre par lui-même le sens du travail d'équipe.
Un des rares textes signés alors d'un prénom est de Baloulette, le 4 février. Il parle d'un jeu à la famille dans le bois. Baloulette est la petite soeur de 3 ans qui pleure tout le temps quand la maman (Foune) s'en va.

Au coeur de l'actualité

Le 5, les Oudarniks signent un texte d'actualité : Dimanche matin, cinq fascistes sont venus à Vence vendre leur journal, le Franciste. "Demandez le Franciste, le seul organe fasciste français!" Ils ont rencontré quelques vendeurs du Cri et ça a commencé. Un fasciste a craché à la figure d'un camarade. Celui-ci lui a donné un coup de poing qui l'a envoyé par terre.
Les fascistes ont dit : "Si vous ne partez pas, nous tirons dedans! La police est venue qui les a emmenés à la gendarmerie. Ils sont repartis. Dimanche, ils reviendront avec du renfort.
Le lendemain, les Stakanovs adressent un hommage à Romain Rolland
pour son soixante-dixième anniversaire, en y joignant une linogravure.
Le 7, Lucien, Jeannot et Jacky décrivent la machine linotype de l'imprimerie Aegitna de Cannes, qui imprime La Gerbe et L'Educateur prolétarien.
Le 10, les Abeilles racontent que Jeannette est repartie sans dire au revoir aux petits. Quand elle est montée dans le train à Cagnes, elle n'a même pas fait signe à la portière aux enfants venus l'accompagner. Nous avons jugé que c'était mal.
Le 11, les Oudarniks parlent du match de rugby de Vence contre Saint-Raphaël. Vence était toujours plus fort, il faut dire qu'il y avait 3 joueurs de plus. Vence a gagné par 28 à 0. A la fin, nous avons un peu joué avec le ballon.
Le 12, un texte à la première personne, pourtant signé par l'équipe des Stakanovs, décrit une pépinière du bord du Var où le narrateur s'est rendu à vélo.
Le 13, c'est le carnaval qui préoccupe l'équipe Moskowa : Ce matin, les hérauts sont passés dans toutes les rues de Nice pour annoncer l'arrivée de Carnaval. Sur la place Masséna, tout sera illuminé.
Dimanche prochain, il y aura un corso et, le jeudi suivant, la bataille de confetti de plâtre. A la fin, on brûlera Carnaval et on fera des feux d'artifice.
Nous irons peut-être à Nice un soir. Ici nous nous déguiserons et nous mangerons des crêpes.
Le 14, (l'équipe) Noël raconte son rêve de naufrage dans la tempête. Recueilli avec sa soeur, il mange de la galette et repart content.
Le 15, les Abeilles parlent du grand nettoyage du samedi. Le samedi après-midi, nous écrivons tous à nos parents. A 17 heures, Nous tenons l'assemblée générale de la coopérative
(là se règlent les conflits mentionnés sur le journal mural de la semaine). Le soir : Guignol.
Le 17, les Oudarniks annoncent un autre évènement : Avant-hier, nous avons reçu un cinéma Pathé-Baby. C'est un camarade qui nous l'a envoyé.
(il est probable que le projecteur de Saint-Paul appartenait à l'école) Hier matin, Lulu, Claude et moi, nous avons loué des films à Vence; nous en avons loué dix et nous les avons vus. Il y avait : Nage sous l'eau, Un audacieux parachutiste, Acrobatie sur un avion, etc. Après nous avons aussi vu des films de Saint-Paul. Papa nous a dit que peut-être nous allions avoir un appareil de prises de vues. Nous prendrons des films, ce sera amusant. Presque 15 ans plus tard, en juillet 1950, j'ai eu la chance de projeter aux enfants de l'école les films de St-Paul avec ce projecteur et de filmer les petits avec la caméra 9,5 de Freinet .
Le 19, l'équipe Moskowa décrit toutes les festivités du carnaval de Nice : l'arrivée de Carnaval sous le signe des chansons populaires, les diverses cavalcades puis la mort de Carnaval dans les flammes. Comme il est peu probable que les enfants aient assisté à tout, ils ont dû s'inspirer de la presse régionale dont ils enverront les photos à leurs correspondants.
Le 21, les Abeilles décrivent les réjouissances du dimanche : phonographe et danse, puis dînette en vrai et cinéma pour clore le tout. Jok n'a pas voulu aller à Vence avec Noël. Il n'aime pas passer par le raccourci.
Le 24, les Oudarniks décrivent les services quotidiens : par roulement, cinq équipes s'occupent de l'épluchage, du nettoyage (classes, ateliers, abords) et de l'aide aux repas (illustration du menu et mise du couvert).

Faute avouée...

Le 25, aveu de l'équipe Moskowa : On nous avait défendu d'aller à Vence dimanche, car le jour de la foire, nous avions fait du bruit dans la ville. Nous avons demandé d'aller promener dans les bois. Vous pouvez aller faire un tour mais vous ne devez pas aller à Vence, nous a dit papa. Mais nous sommes allés à Vence quand même. Tout le long de la route, Lucien avait peur d'être grondé. En arrivant dans Vence, nous étions tous sages car nous craignions de rencontrer quelqu'un du Pioulier. Vers 3 heures, Lucienne a acheté un gâteau de Savoie pour 1 fr. Nous en avons eu un petit carré que nous avons partagé, Lucien, Pigeon, Lucienne, Jeannot et Jean. Après avoir mangé, nous sommes revenus tout de suite : nous sommes arrivés vers cinq heures pour voir le cinéma.
Après la signature de l'équipe, le texte est suivi d'un commentaire : Ces enfants n'ont pas tenu leur promesse. Ils n'ont pas eu le courage de se priver d'un gâteau qui leur fait du mal. Ils ont encore beaucoup de progrès à faire.
Décidemment, dans la gamme des délits à l'école Freinet, la faute alimentaire pèse bien lourd (façon de parler, pour un cinquième de gâteau !).
Le 29, Lulu a donné un jardin de 3m50 sur 2m40 à Noël qui l'a bêché avec Maman et Roger. On y a planté des poireaux et bientôt on sèmera des carottes et des navets.
Le journal du mois se termine par les devinettes et charades habituelles.
Le 2 mars, les Abeilles racontent la mésaventure de Catherine qui, s'étant levée la nuit, ne retrouvait plus ses couvertures. Papa a dû la recoucher.
Le 3, remaniement des équipes (déjà évoqué) : il n'en reste plus que quatre dont une seule est mixte, celle des Bourdons. Les Abeilles sont toutes des filles, Moskowa et Stakanovs tous garçons.
Le 4, l'équipe des Bourdons décrit un rêve. Le narrateur a reçu un grand nombre de boîtes de biscuits qu'il n'aime pas et il va les revendre pour acheter des bonbons qu'il charge dans sa charrette. Heureusement, une ruade de l'âne interrrompt le rêve : l'enfant aurait-il mangé les bonbons, pires encore que les biscuits ? On le voit, les friandises reviennent souvent dans l'inconscient des enfants du Pioulier.

Diversité du réel

Le 5, nous apprenons que Romain Rolland qui était souffrant, vient de répondre aux souhaits d'anniversaire. Je vous prie de transmettre à vos petits élèves ma gratitude et mes félicitations cordiales pour leur adresse et leur lino gravé. Honneur aux bons petits ouvriers d'art!
Le 7, les Stakanovs font le point sur l'état de la campagne, en retard sur les années précédentes (qu'ils n'ont probablement pas connue, n'étant pas alors dans la région). Nous avons quelques pruniers qui fleurissent. Devant la maison, un jeune prunier est tout vert de bourgeons à fruits. A l'ouest de notre dortoir, un pêcher est déjà tout rose des fleurs qui s'entr'ouvrent. Les pêchers , les pruniers que nous avons plantés ont bien pris et ont déjà des bourgeons à fruits. Nous avons cueilli quelques artichauts. Toutes nos fèves fleurissent mais les petits pois ont été gelés.
Le 9, un enfant de l'équipe Moskowa raconte un placement d'été en Auvergne à six ans. Il dit qu'on le faisait travailler : avec une hache, il devait casser du bois.
Le 11, texte des Bourdons : Noël (9 ans) et Jean (11 ans) vont à pied à Saint-Paul remettre à la marchande de figues sèches un billet que papa leur avait confié.
Le 12, les Abeilles racontent que papa, maman, Baloulette et Foune sont allés à Nice accueillir la marraine de Baloulette et faire des achats aux Galeries.
Le 13, long texte dactylographié des Stakanovs sur le moulin à farine de Saint-Jeannet. Il s'agit d'un moulin à eau.
Le 14, récit par les Moskowa d'une réunion à Vence. Ils y sont allés en auto, il est probable que Freinet qui y participait a proposé d'emmener les volontaires. Nous étions 9
(mais l'on ne sait pas si c'était le nombre total des participants ou celui de ceux du Pioulier).L'orateur, Braman, parlait au nom de l'ARAC (Association Républicaine des Anciens Combattants). Il parlait contre la guerre et contre ceux qui gaspillent des sous pour aller au théâtre voir Maurice Chevalier ou Joséphine Baker. Il a dit que, dans une réunion royaliste, des dames lui avaient craché dessus parce qu'il était un travailleur. A la fin, un camarade a rappelé : N'oubliez pas le plateau à la sortie.

On peut aussi rêver

Le 16, timide ébauche d'un poème sur le printemps par les Bourdons.
Le 17, les Abeilles ont vu planer un aigle au-dessus de la maison. Suit un long texte documentaire dactylographié sur les aigles, nombreux dans la région par la proximité des Baous, barres rocheuses voisines de Vence.
Le 18, les Stakanovs racontent l'un des trois grands films soviétiques qu'ils sont allés voir : La fin de Saint-Petersbourg.
Le 20, un rêve de goinfrerie rappelle l'escapade racontée le 25 février. Cette nuit, j'ai rêvé que papa était parti à Vence. Alors, avec Lulu, Claude et Jean, nous avons acheté 4 kg de figues que nous nous sommes partagées et nous nous sommes cachés dans un coin de Vence pour qu'on ne nous voie pas. Puis nous sommes partis chez la mère d'Honorine où nous avons mangé de la galette et du gâteau à la crème. Lulu dit : On s'est bien régalé. Nous sommes revenus au Pioulier et je me suis réveillé en sursaut.
Le 23, les Bourdons parlent des nouvelles reliures données par papa pour classer nos textes, les fiches que nous faisons, les contes, les lettres, les dessins.
Le 24, long texte signé de Jacky et Roger Dupuis sur l'excursion à bicyclette aux gorges du Loup, le dimanche précédent. Voyage marqué à plusieurs reprises par la pluie mais impossible d'approcher du Saut du Loup car l'entrée est payante.
Le 25, au tour de Foune de s'essayer au poème L'oiseau chante toujours!
L'oiseau chante,
Aussi la grenouille chante,
Mais l'oiseau a une si jolie chanson
Que nul
Ne pourrait chanter aussi bien!
L'abeille est sur une fleur,
Le papillon blanc vole
Et l'oiseau s'est posé sur une pierre
Tout près de moi,
L'abeille est toujours sur sa fleur.
Les pins remuent leur branches,
L'oiseau chante toujours,
En bas la Cagne continue sa chanson.
Le papillon s'est posé sur la bruyère,
La mer luit comme de l'argent,
Et l'oiseau chante,
Chante toujours.
Le 25, les Stakanovs décrivent le passage à Vence de la course Paris-Nice.

Un plan de travail chargé

Le 27, les Moskowa détaillent le contenu de leur plan de travail de mars: une planche de terrain à bêcher; déblayer devant l'école et faire quatre murs (des murets, plutôt); attacher les oeillets; 25 fiches de sciences; 50 fiches de calcul; 25 fiches de géographie; 50 fiches de grammaire. Nous faisons en plus 1 heure 1/2 environ de travail collectif. Ce mois-ci, nous sommes plus en avance que l'autre mois. Nous vérifierons bientôt si notre plan est terminé.
Le 27 également, texte des Bourdons sur une dispute autour d'un pneu.
Le 28, les Abeilles racontent que Catherine est allée cueillir un bouquet de belles fleurs jaunes pour la chambre de maman.
Le 31, les Moskowa ont attrapé une souris et l'ont donnée au chat qui s'est caché pour la manger.
Jeux de fin de mois comme de coutume.
Texte des Bourdons sur les farces du premier avril; même maman s'y est mise en trompant les filles sur l'heure du lever. Curieusement, les enfants, n'ayant changé que le quantième du mois, ont daté le texte du 32 mars.
Le 3 avril, grâce aux Stakanovs, nous assistons à l'arrivée de Robert, un jeune homme de Tourettes, village proche de Vence. Ayant l'intention de devenir instituteur, il vient s'exercer à l'école Freinet. Il ne sait pas encore que l'on travaille librement : il fait parfois comme les maîtres mais il est gentil. Il va nous aider à préparer notre camping de Pâques. Mercredi, il a déjà fait des fiches pour les petits. J'espère qu'il va bien s'habituer à la nourriture car il est carnivore. Catherine va toujours avec lui et lui chante des chanson pour l'encourager.
Le 4, texte signé des Bourdons sur un voyage en car à Eze avec maman. Le contexte fait penser que, cette fois, il s'agit de la maman de Noël et Coco, venue voir ses enfants et peut-être les emmener pour les vacances de Pâques.
Le 8, la même équipe nous apprend que papa est parti pour quelques jours. Maman a fait la moitié du chemin
mais Antoine a continué avec Papa (jusqu'à Vence, d'où il allait prendre le train). Nous savons où se rend Freinet : au congrès de Pâques de la coopérative à Moulins, les 9, 10 et 11 avril.
Le 15, Lucien Ferry raconte une chasse aux escargots.
Le 20, Baloulette va observer la formation des petites cerises et prunes sur les arbres. Question : Y en aura-t-il une pour chacun ? La signature est suivie du nom de l'équipe : les Abeilles.
Le 21, Lucien évoque une dispute de gamins avec menace réciproque du grand frère.
Le 22, les Bourdons décrivent le retour de Noël et Coco de Saint-Germain où ils étaient enrhumés. Papa et Roger sont allés les chercher à leur arrivée en gare de Nice. Ils ont rapporté des avions en carton et en papier et un couteau chacun.
Le 23, les Abeilles racontent le difficile apprentissage du vélo par Lucienne, Fifine et Pigeon. Une chute sans gravité dans la descente pour Lucienne, la plus grande.
Le 24, les Stakanovs se posent de troublantes questions : Combien pèse un cuirassé? quelle est sa hauteur totale? combien déplace-t-il d'eau?
Ils énumèrent aussi ce qu'ils ont observé : des pierres à feu, du liège que Baloulette a arraché à un chêne des environs, une petite corne en calcaire (fossile?), un petit crapaud, une grosse limace, un mille-pattes qui va à une vitesse étonnante.
Le 25, les Stakanovs annoncent que Claude est revenu, après deux semaines dans une maison de santé de Grasse. Max repart demain. Par contre un nouveau, Marcel (8 ans 1/2) vient d'arriver.
Le même jour, un long texte dactylographié et non signé raconte le labourage :
Hier, Lulu a trouvé une charrue derrière la cabane des chèvres. Lulu avait l'intention d'acheter un âne. Pour nous amuser, Claude, Lulu, Jean, Lucien, Roger le Grand, Antoine et Robert
(le jeune instituteur), nous nous sommes attelés pour remplacer le bourriquot.
Papa faisait le laboureur. Antoine voulait labourer, mais il ne savaitpas qu'il fallait changer le versoir de côté au bout de chaque sillon. Lucien tirait si fort qu'il est tombé dans le sillon. Tout le monde riait aux éclats. De temps en temps, nous étions à bout de force et nous restions en panne. Alors Papa criait : Hue! Bourriquots!
Pour que nous ne nous fatiguions pas trop, Noël nous suivait en tenant les mains dans les poches et en sifflant de temps. Coco faisait la mouche. Quand nous avons vu que nous faisions du bon travail, nous avons labouré sérieusement et nous avons terminé la planche.
Antoine a proposé alors de nous faire lever une heure plus tôt le lendemain pour labourer la planche qui se trouve au-dessous du chemin. Nous avons accepté avec enthousiasme. Alors, ce matin, nous nous sommes levés à cinq heures et nous sommes partis labourer avec Papa. Nous avions déjà labouré la moitié de la planche quand, tout à coup, la corde a cassé et tout le monde s'est retrouvé par terre.
Ce texte illustre parfaitement les liens entre jeu et travail que Freinet développera par la suite dans L'Education du Travail
. Cela commence comme un jeu et, tout au long de l'action, le côté ludique ne disparaît pas. L'initiative vient des enfants, les adultes ne se joignent à eux que pour aider. Tout en jouant, les enfants découvrent le fonctionnement de la charrue, prennent conscience que faute d'animaux de labour, les hommes ont utilisé leur propre force et ils labourent réellement deux morceaux de leur terrain qu'ils auraient bêchés à la main. Le lendemain, ils se lèvent exceptionnellement tôt, à la fois pour bénéficier des heures fraîches du climat provençal et pour avoir le sentiment de faire à ce moment un travail d'homme (Freinet est généralement levé dès cette heure mais pour travailler aux éditions de son mouvement et, à cette période de conquête du pouvoir par le Front Populaire, pour oeuvrer au combat syndical et politique). Et surtout, ils prennent conscience de la solidarité du travail qu'illustre une linogravure pleine page qui accompagne le texte, représentant toute l'équipe au travail (Freinet, aux mancherons de la charrue, est reconnaissable à ses cheveux longs), avec la légende : L'union fait la force . Sans oublier l'évocation des mouches du coche (qui ont l'excuse d'être des petits, incapables de l'effort physique du labourage).
Le 29, Oleg, de l'équipe des Bourdons, parle de l'accordéon que Marguerie (l'adolescent moniteur) avait laissé à Lucien avant de quitter l'école. Il a dû le démonter et le réparer. Maintenant il marche bien.
Le 30, le journal du mois d'avril se termine par un poème de Foune, Bonté de la nature , imprimé par les Abeilles.
Là s'arrête le document retrouvé. Nous n'avons pas (encore) recueilli d'imprimés des derniers mois de cette année scolaire. Bien sûr, nous savons que Freinet est très pris au plan local et national par l'avènement du Front Populaire, mais les enfants sont suffisamment autonomes pour continuer à imprimer. Peut-être pourrons-nous un jour terminer ce panorama des débuts de l'école Freinet.

Premier bilan


En juillet 36, le n° double 19-20 de L'Educateur Prolétarien est consacré tout entier à Une année d'expérience à l'Ecole Freinet . Le premier souci de Freinet est de montrer que son école est réellement prolétarienne par le caractère de simplicité des locaux, par son recrutement, par le mode de vie des enfants. Il consacre 7 pages au régime alimentaire auquel il attribue une influence déterminante dans le changement de comportement des enfants. Il s'attache ensuite à montrer que la liberté pédagogique dont il dispose maintenant permet, grâce à la libre organisation des enfants d'aller plus loin dans le changement d'éducation. Il conclut : Parce que nos enfants sont libres, parce qu'ils s'en vont par les champs et les sentiers en chantant sereinement des hymnes libérateurs, les timides taxent notre école de communiste. Nous répétons ici, au risque même de déplaire à quelques sectaires, que nous nous refusons à faire le moindre bourrage socialiste et communiste. Notre vie est l'expression même de l'idée socialiste qui nous anime. Nous plaçons l'enfant au centre des réalités sociales, économiques et politiques ; nous lui apprenons à juger sainement. Si nous réussissons dans notre oeuvre libératrice -- et nous réussirons -- nos élèves, de quelque parti qu'ils se réclament, seront les plus conscients des révolutionnaires.
Mais d'autre part, certains orthodoxes, qui ne comprennent pas encore le sens pédagogique et humain de notre confiance en l'enfant, croient que notre expérience est d'essence anarchiste. Oui, nous attachons une grande importance au développement individuel, mais, nous l'avons dit, nous ne concevons pas ce progrès individuel sans les améliorations décisives du milieu social et politique. Nos enfants sauront servir la communauté et s'y dévouer!
Aux politiciens, nous disons enfin : Nous ne travaillons pas pour aujourd'hui mais pour demain. Nous préparons des hommes, des lutteurs, conscients des réalités sociales et politiques. Dans les dures périodes que nous traversons, ces hommes-là ne pourront pas être à l'écart de la lutte ; et, dans cette lutte, nous nous en portons garants, ils ne sauront être que du côté de leur classe, du côté du peuple, pour l'avènement de la société socialiste dont leur communauté est un hardi embryon.

Une école conforme aux critères de l'éducation nouvelle

En 1912, afin de faire le tri entre les écoles nouvelles dignes de ce nom et les établissements qui, pour des raisons commerciales ou de simple prestige, s'arrogeraient ce titre, le Bureau International pour l'Education Nouvelle avait énuméré trente critères, observés dans des établissements qu'il connaissait et définissant un profil idéal en fonction duquel on pourrait apprécier la plus ou moins grande authenticité d'une école dite nouvelle. Voici ces 30 points : 1- l'école est un laboratoire de pédagogie pratique; 2- avec internat; 3- à la campagne; 4- en maisons séparées; 5- avec coéducation des sexes; 6- avec travaux manuels; 7- dont menuiserie, culture, élevage; 8- travaux libres; 9- gymnastique naturelle, bain d'air naturiste; 10- voyages à pied et camping; 11- culture générale; 12- spécialisations libres; 13- enseignement reposant sur les faits et l'expérience; 14- activité personnelle de l'enfant; 15- respect des intérêts spontanés; 16- travail individuel; 17- travail collectif; 18- enseignement surtout le matin; 19- peu de branches étudiées chaque jour; 20- peu de branches par mois; 21- république scolaire; 22- élection de chefs d'équipes; 23- répartition des responsabilités; 24- récompenses ou sanctions positives; 25- punitions limitées à la réparation des fautes commises; 26- émulation; 27- milieu de beauté; 28- musique collective; 29- éducation de la conscience morale; 30- éducation de la raison pratique. Cette énumération était détaillée par Ferrière qui précisait que l'école de l'Odenwald (dont Freinet avait écouté le compte rendu de Paul Geheeb à Montreux en 1923) observait les 30 points, d'autres 26 ou une vingtaine.
On peut constater que, malgré ses critiques à l'égard de ces écoles nouvelles de type élitiste et sa volonté de créer une école prolétarienne, Freinet respecte dans son école de Vence pratiquement tous les critères énumérés, sauf apparemment l'élection de chefs d'équipes. Sans doute cette conformité n'est-elle pas délibérée et relève-t-elle de choix éducatifs convergents que Freinet reconnaissait déjà dans son article de Clarté , 12 ans plus tôt.

Le véritable sens de l'avant-garde

Tout en reconnaissant l'intérêt des expériences d'éducation nouvelle dans certaines écoles privilégiées, Freinet regrettait que leur caractère d'exception les tiennent en marge de l'école populaire. L'important pour lui est de disposer maintenant d'un lieu d'initiative et d'expérimentation où il ait les mains libres. Certes, la pauvreté des moyens est souvent un frein, de même que le nombre d'enfants à problèmes qu'il accueille, mais cela lui évite le décalage avec les autres classes de son mouvement. A ses yeux, l'avant-garde doit être une percée en avant qui prépare l'arrivée du gros des troupes, alors que trop souvent on la perçoit comme une action de corps franc, plus ou moins irresponsable et marginale. L'école Freinet se prépare à devenir le lieu de rassemblement et de formation des militants du mouvement.


Glossaire

Amis de Freinet : association créée par d'anciens militants pour garder vivace au sein de son mouvement le souvenir du fondateur
BAF : bulletin des Amis de Freinet
Bibliothèque de travail : bibliothèque documentaire de classe; le mot servira de titre à la première revue documentaire pour enfants fondée par Freinet en 1932 et appelée couramment BT
CEL
: Coopérative de l'Enseignement Laïc, constituée par la fusion de la cinémathèque girondine et du groupe des imprimeurs
Clarté : revue dirigée après la Première guerre mondiale par Henri Barbusse
Conseils aux parents (CaP) : livre écrit pendant l'occupation par Freinet; regroupé avec le livre d'Elise Freinet sur la santé de l'enfant, il est réédité par la suite sous le titre Vous avez un enfant
Cultiver l'énergie
: livre d'Adolphe Ferrière sur la santé, publié par Freinet en 1933; il marque l'importance accordée par Freinet aux problèmes d'hygiène de vie
Dits de Mathieu (DdM) : recueil de billets de Freinet publiés dans L'Educateur entre 1946 et 1959
L'Ecole Emancipée (EE) : revue de la tendance syndicale d'extrême gauche des enseignants, la Fédération de l'Enseignement appartenant à l'Internationale des Travailleurs de l'Enseignement (ITE)
L'Educateur (Ed) : titre pris en 1939 par L'Educateur Prolétarien et repris, après enquête dans le mouvement, depuis la Libération
L'Educateur Prolétarien (EP)
: bulletin pédagogique animé par Freinet de 1932 à 1939
L'Education du Travail (EdT) : ouvrage publié par Freinet en 1949, dans lequel il expose sa philosophie de l'éducation
Extraits de la Gerbe : recueils de textes d'enfants publiés à partir de 1927; la collection prend en 1932 le titre Enfantines
Fichier Scolaire Coopératif (FSC)
: fichier documentaire publié à partir de 1929 par la CEL
La Gerbe : revue fondée en 1926, réunissant des textes d'enfants; elle est d'abord imprimée par les auteurs, puis tirée par un imprimeur professionnel
Groupe Français d'Education Nouvelle (GFEN) : section française de la Ligue Internationale pour l'Education Nouvelle (LIEN); entre 1936 et 1940, Freinet milite au sein du GFEN avec le soutien de la secrétaire générale Mlle Flayol. Cette collaboration s'interrompt après la guerre
Un Mois avec les Enfants Russes (MER) : brochure écrite par Freinet après son voyage en URSS et publié par Wullens en 1927
Naissance d'une Pédagogie Populaire (NPP) : livre d'Elise Freinet, publié en 1949, sur l'histoire de Freinet et de son mouvement entre 1920 et 1945
Paris-Moscou-Tiflis (PMT) : livre écrit et publié en 1927 par Maurice Wullens après son voyage en URSS
Les Pionniers : titre du journal scolaire de l'école Freinet de Vence depuis 1935
Publications de l'Ecole Moderne Française (PEMF) : nom donné par Freinet aux éditions du mouvement et repris par la société qui a poursuivi les activités d'édition après la liquidation judiciaire prononcée en 1986 contre la CEL


Table des matières


La jeunesse de C. Freinet (1896-1919)
Un enfance de paysan en haute Provence
Un village coupé du monde
Célestin enfant
L'écolier freinet
Une empreinte définitive
Cinq années de pension loin du village
Première confrontation avec la guerre
Retours ultérieurs au village

Un maturation des objectifs de l'éducation (1920-24)
Des textes dans L'Ecole Emancipée
Lectures et rencontres multiples
Des articles dans Clarté
Au coeur de la coopération adulte
Une patiente observation des enfants
Voyage en URSS
Vers la transformation des pratiques

Les débuts d'une autre pratique de l'éducation (1924-26)
L'imprimerie à l'école
Des repères chronologiques à clarifier
Une imprimerie utilisable par de jeunes enfants
Première diffusion de l'expérience
Vers un échange régulier d'imprimés
Des échos de presse sur l'imprimerie à l'école
Une compagne pour la vie

Constitution d'un réseau éducatif (1926-27)
Une campagne de persuasion individuelle
La première circulaire
De l'échange d'imprimés à la correspondance interscolaire
La naissance du journal scolaire
Une revue originale : La Gerbe
Des recueils : Extraits de la Gerbe
Echos du premier livre de Freinet

Naissance d'un mouvement (1927-28)
Le premier "congrès"
Création d'une coopérative pédagogique
Regard panoramique sur les textes d'enfants de Bar
La nomination à Saint-Paul

La mise en place d'une pédagogie globale (1928-32)
Une démarche d'animation
Une attention permanente aux réalités
Le rôle d'entraînement des échanges interscolaires
L'implication militante par compagnonnage
L'appel aux initiatives
Une philosophie du foisonnement
Le rappel constant des objectifs généraux
L'appel systématique au débat
La rupture de la solitude de l'enseignant
Les plans de clivage avec l'ancien système d'éducation
Méthode ou techniques éducatives ?
Une autre dialectique de l'oral et de l'écrit
Une redistribution de l'éphémère et de l'immuable
Unité et harmonie dans le travail
Un acte significatif : la suppression de l'estrade
Un autre rapport entre l'individuel et le collectif
L'esprit de la coopération scolaire
Espace intime et espace public
La rupture avec la scolastique médiévale
L'exploration des divers registres de l'expression libre
Des tranches de vie quotidienne
De mémoire d'enfants
Le droit à l'imaginaire
Les textes, moyen de connaître les enfants
Régulation psychologique et morale
La collecte de contes populaires
Des contes et poèmes inventés par les enfants
Les enfants ont-ils le droit de tout dire ?
Les enfants dessinent aussi
L'observation critique du milieu
Des pratiques de l'école active
De la description spontanée à la réflexion
La correspondance, motivation de l'approfondissement
Une documentation pour les enfants
Plus de manuels scolaires
L'édition d'un fichier documentaire
La constitution personnelle d'une documentation
Le classement
La bibliothèque de travail
Le cinéma et la photo
La radio et le disque
Les apprentissages individualisés
La critique d'une certaine forme d'individualisation
L'édition de fichiers autocorrectifs
Un matériel de calcul
La grammaire en quatre pages
Premiers problèmes d'inspection
Un réseau vraiment international
Connaître ce qui se fait hors des frontières
Espéranto et correspondance internationale
La constitution de groupes nationaux étrangers
Une présence sur tous les fronts
Le dynamisme est parfois source de conflits extérieurs
Un mouvement prêt à affronter l'avenir

L'affaire de Saint-Paul (1932-33)
Un terrain localement miné
Rapports tendus avec la municipalité
Relations explosives avec l'administration
Dans le collimateur de l'extrême-droite
Le "congrès" de St-Paul
Le film "Prix et Profits "
La création de L'Educateur Prolétarien
Une violente campagne d'affiches et de presse
Des affiches accusatrices dans le village
Une campagne de presse nationale
Une grève scolaire incertaine
Réactions administratives
Les ennemis de Freinet lèvent le masque
La journée où tout bascule
Un dispositif de protection des enfants
Plusieurs vagues d'assaut contre l'école
Négociation d'une trève
Des manifestations de soutien
Le déplacement d'office
Ainsi parlait le ministre
Est-ce la capitulation ?
Le projet d'une école nouvelle
A la recherche d'une chronologie exacte
Un projet qui surprend bien des militants

Entre Saint-Paul et Vence
Combattre sur le terrain social
Face à un climat fascisant
A la recherche de partenaires de combat
Regrouper les parents prolétariens
Le Front de l'Enfance
Que penser de la pédagogie soviétique ?
Des documents pour connaître la réalité soviétique
Des documents sur l'Allemagne nazie
Les recherches pédagogiques continuent
En deçà et au-delà de l'école primaire
Réaliser pratiquement l'école sur mesure
Le calcul et les sciences
L'histoire
Dessin et peinture
Musique et disques
Radio et cinéma
Gymnastique et rythmique
Naturisme
Des critiques significatives de livres et revues
Une coopérative dynamique
Rayonnement international du mouvement
La contruction de la nouvelle école
Un embryon d'école au Pioulier
Le chantier de la future école
Un malade très actif
L'annonce de l'ouverture aux militants

L'ouverture de l'Ecole Freinet de Vence
Un an de conflit avec l'administration
Deux poids, deux mesures
Une astuce pour créer une école mixte avec internat
Les démarches légales
L'interdiction d'ouverture
La victoire de Freinet
Les premiers mois vus à travers les textes des enfants
Derniers préparatifs
Le véritable démarrage
Le drame se mèle parfois à la vie quotidienne
Des nouveaux obligent à repenser l'organisation
Une divergence pédagogique au grand jour
Des noms d'équipes qui interrogent
Au coeur de l'actualité
Faute avouée...
Diversité du réel
On peut aussi rêver
Un plan de travail chargé
Premier bilan
Une école conforme aux critères de l'éducation nouvelle
Le véritable sens de l'avant-garde
Notes
Glossaire
Repères chronologiques
Table des matières


Michel Barré

Célestin FREINET

un éducateur pour notre temps

1936-1966
Vers une alternative pédagogique de masse

Tome II


L'école Freinet et la guerre d'Espagne

(1936-39)

 
Nous avions laissé les enfants de l'école Freinet après une première année scolaire. Nous les retrouvons à travers leur livre de vie et découvrons d'autres échos grâce aux articles et appels parus dans L'Educateur Prolétarien, au livre d'Elise Freinet : L'école Freinet, réserve d'enfants (Maspéro) et à quelques témoignages oraux ou écrits de personnes ayant vécu ces événements.
 
Un premier trimestre presque ordinaire
 
Octobre 36, quelques nouveaux sont arrivés, surtout des grands. Par contre certains petits sont retournés dans leur famille. Une première liste des élèves révèle que sur 16, six ont plus de 13 ans, quatre de 10 à 12 et six seulement ont moins de 10 ans.
Principal changement par rapport à l'année précédente, un jeune couple est venu renforcer l'équipe d'encadrement: Frédéric Urfelds, jeune antifasciste allemand devenu français, et sa compagne, Lisette Vincent, institutrice maternelle d'Algérie qui avait été menacée de mort par des Européens pour avoir accueilli en classe des petits Arabes. Cette dernière, qui s'était fait soigner chez Vrocho à Nice et avait visité l'école Freinet à cette occasion, se trouvait aux côtés de Freinet au congrès de la Ligue internationale d'Education Nouvelle à Cheltenham (Grande-Bretagne) et il lui a proposé de venir travailler à Vence où se trouve depuis un an son jeune frère Lulu, l'un des aînés des pensionnaires de l'école. On peut en savoir plus sur la personnalité de  Lisette Vincent, dans le livre de Jean-Luc Einaudi: Un rêve algérien (Ed. Dagorno)
Le renfort éducatif est le bienvenu, d'autant plus que Freinet a été invité à Oslo début octobre par la présidente du groupe d'éducation nouvelle de Norvège, présente à Cheltenham, et cela permettra à Elise de l'accompagner. Les lettres qu'ils envoient aux enfants traduisent l'accueil triomphal fait à Freinet en Norvège.
Au retour, le couple Freinet trouve les travaux matériels et scolaires bien avancés, même si Elise ne trouve pas du tout à son goût certaines initiatives de Lisette qui a voulu rendre plus rigoureux le plan de travail et fait quotidiennement un cours sur un sujet choisi à l'avance par les enfants. Par ailleurs, les grands ont écrit pour l'anniversaire de Romain Rolland qui leur a répondu.
Anecdote curieuse: le 16 novembre, les enfants suspectent d'espionnage un visiteur belge, chômeur à la recherche de travail, hébergé une nuit à l'école. Ils ont tous trouvé bizarre sa façon de fouiner partout. On serait tenté, bien sûr, de les accuser de bâtir de toute pièce un roman, si l'on ne savait aujourd'hui à quel point Freinet se trouvait, depuis l'affaire de St-Paul, dans le collimateur des services de police. Tous les adultes de l'école doutent qu'il s'agisse vraiment d'un espion et non d'un curieux, mais il n'est pas impossible que les enfants se montrent plus perspicaces et moins naïfs que Freinet qui, estimant n'avoir rien à cacher, fait facilement confiance au premier venu. La réaction unanime des enfants lui fait pourtant promettre une plus grande vigilance à l'avenir.
Lisette pouvant le suppléer dans la classe, Freinet se rend à Epinal, Mirecourt et Nancy. Au retour, il ramènera des enfants de la banlieue parisienne. D'après un témoignage de sa fille, sa carte de mutilé de guerre lui donnant droit au quart de tarif et à une place assise, quelle que soit l'affluence, il voyage de nuit, la tête appuyée sur son cartable qui lui sert aussi de pupitre le matin pour mettre au point ses notes. Quand il part le vendredi soir à l'invitation des partisans du changement de pédagogie, il lui arrive de donner plusieurs conférences dans la même région pendant le week-end et il reprend le train de nuit du dimanche. C'est exténuant mais efficace.
Comme la plupart des enfants restent à l'école Freinet pour les fêtes de Noël, on prépare des saynètes et des chants. Aucune trace encore, au sein de l'école, du drame de la guerre civile espagnole mais elle est déjà intensément présente dans l'esprit de Freinet qui a écrit en octobre (EP 1, p. 1): Nous ne saurions commencer cette nouvelle année sans envoyer notre salut fraternellement ému à tous nos camarades, à tous les éducateurs, aux paysans, auxouvriers et aux ouvrières qui, en Espagne, ont su donner un exemple jamais connu encore de clarté, de netteté et d'inébranlable décision dans la défense prolétarienne. C'est aujourd'hui à coups de fusils, c'est par le sacrifice de leur vie que nos camarades espagnols défendent, avec leurs libertés, le triomphe de nos techniques pédagogiques. Leur succès sera un épanouissement de leurs efforts et de nos efforts; leur défaite serait l'anéantissement immédiat de leurs expériences éducatives.
En effet, s'est développé en Espagne, un actif mouvement pédagogique dont les militants se définissent comme "Freinétistes", avec 120 écoles qui impriment, correspondent et une revue mensuelle Collaboracion. En plus de Herminio Almendros, les fondateurs du groupe sont deux militants anarchistes: José de Tapia et Patricio Redondo. Par ailleurs, beaucoup de voisins de l'école Freinet sont des immigrés espagnols. Le plus proche, Suné, a fréquenté à Sabadell une "escola moderna" de Francisco Ferrer, militant anarchiste catalan fusillé en 1909.
En novembre, Pagès écrit de Perpignan pour annoncer l'assassinat par les franquistes d'Antonio Benaiges, militant de la région de Burgos. Simon Omella a échappé de peu à la fusillade. Freinet se joint à Pagès pour saluer les héroïques combattants espagnols (EP 4, p.77). Il rend compte (EP 5, p. 118) de l'action des Missions pédagogiques espagnoles.  Herminio Almendros, devenu inspecteur-chef de Catalogne, raconte l'action de ces missions dans des villages isolés où l'Eglise a maintenu, par la peur, l'obscurantisme le plus total. On y projette des films, fait entendre de la musique, informe sur l'hygiène et l'évolution de l'agriculture. Freinet consacre un n° spécial (EP 7-8, janv. 37) à L'Ecole Nouvelle Unifiée de Catalogne  et s'enthousiasme de voir recommander officiellement, par la Généralité de Catalogne, des dispositions pédagogiques très proches de ses idées. Mais le contraste avec la pédagogie soviétique de l'époque pourrait passer pour une critique de cette dernière, aussi se sent-il obligé d'ajouter: Nous nous en voudrions de laisser sous-entendre quelque opposition de quelque nature qu'elle soit entre l'évolution de la pédagogie soviétique et la nouvelle orientation espagnole et catalane. L'URSS a été, à sa naissance, victime de graves erreurs idéalistes dans le sens de cette éducation nouvelle bourgeoise que nous avons maintes fois dénoncée. Elle a dû, par ses propres moyens, à une échelle unique au monde, remonter un courant sans précédent et organiser au milieu des pires difficultés l'éducation du peuple.
L'Espagne trouve, idéologiquement et techniquement, le terrain quelque peu déblayé. Elle peut s'y engager sans risques graves. Et nous avons quelque fierté à sentir que, parmi les nombreux ouvriers qui ont contribué à déblayer ce terrain, les centaines d'adhérents de notre Coopérative de l'Enseignement ont, mondialement une place d'honneur. (...) Comme nos camarades espagnols, continuons notre lutte ardente sur deux fronts: antifasciste et pédagogique. Et un jour prochain, peut-être, une collaboration complète et effective avec nos camarades espagnols triomphants nous permettra de réaliser plus pleinement encore nos buts d'éducation prolétarienne (EP 7-8, janv. 37, p. 150).
 
L'Espagne entre dans les préoccupations des enfants
 
Après les vacances de fin d'année, apparemment le jeune couple Urfelds a éclaté. Le 2 janvier 37, Lisette part seule à Oran reprendre une classe dans l'enseignement public. Le 19, en se levant, les enfants découvrent, sur le tableau de la classe, un message d'au revoir écrit à la craie par Frédéric, parti pendant la nuit rejoindre les Brigades internationales, créées en septembre 36 pour lutter aux côtés des Républicains espagnols contre la rébellion militaire de Franco. Voici la réaction des petits Pionniers, dans un texte collectif où la part de l'adulte (Elise?) semble évidente: Cher Frédéric, quel mal il se donnait pour nous faire plaisir et nous contenter ! Que de journées il a passées à rendre notre école plus belle et plus joyeuse, grâce à ses peintures où il mettait toute son âme. Il était si heureux et si tranquille dans ce qu'il appelait sa grande famille! Mais l'Espagne là-bas combattait pour sa libération. Il a tout laissé derrière lui pour aller participer à la lutte. Pendant que nous serons bien au chaud dans notre lit ou à table devant de bons plats, Frédéric, avec des milliers d'autres camarades, souffrira de la faim et grelottera de froid. A chaque instant, sa vie sera en péril. Pourquoi toutes ces souffrances? Pour que nous n'ayons pas plus tard à supporter les horreurs de la guerre et du fascisme. Cher Frédéric, nous serons dignes de toi et nous te recevrons avec joie après la victoire. 
Le 28, Lulu présente à ses camarades des documents sur l'Espagne. Nous apprendrons plus tard que sa grande sœur Lisette a rejoint elle aussi les brigades et s'occupe particulièrement de la sauvegarde sur place des enfants, en animant une colonie dans la région de Barcelone. Rencontrant les responsables de l'école Freinet de Barcelone, elle a fait état de quelques-unes de ses divergences sur les pratiques à l'école de Vence. Freinet apprend rapidement par ces militants ce qu'il considère comme un dénigrement de son action. Par lettre, il reproche à Lisette sa "trahison", sans se rendre compte que le courrier est ouvert par le commissaire politique qui oblige l'intéressée à s'expliquer sur cette trahison, accusation qui pourrait être très grave dans le climat de guerre civile. Heureusement, grâce aux enseignants espagnols, l'incident est ramené à ses justes proportions pédagogiques, mais il aurait pu avoir involontairement des conséquences dramatiques.
Freinet participe souvent à des réunions de soutien aux républicains espagnols. Il emmène avec lui les adolescents volontaires. D'après leur témoignage, comme il est exténué par les activités qu'il mène sur tous les plans (son école, son mouvement, la politique), il lui arrive de s'assoupir pendant les discours. Ses élèves se poussent du coude en observant qu'il dort. Mais soudain, c'est à son tour de parler. Il enchaîne sur les interventions précédentes, renforçant ou rectifiant ce qui a été dit. Les jeunes sont ébahis: Papa ne dormait donc pas vraiment.
L'attachement profond de Freinet à la cause de l'Espagne républicaine est encore renforcé par l'hommage rendu par le conseil municipal de Barcelone qui vient de donner le nom d'Ecole Freinet  à une école expérimentale créée dans la riche propriété réquisitionnée d'une marquise (EP 12, couv. II).
 
Pour rendre plus rigoureux le plan de travail des enfants
 
Jusqu'à présent, les enfants se fixaient verbalement un plan de travail hebdomadaire, comportant aussi les travaux non scolaires, notamment jardinage et bricolage. Lisette avait trouvé que cela manquait parfois de rigueur et d'efficacité. Freinet a sans doute été sensible à cette critique, mais il ne veut pas revenir à une pratique plus traditionnelle. Le 10 février, un long texte de Christiane annonce l'innovation :
Nous cherchions un système de travail qui nous permettrait de nous occuper librement, comme nous voulons, et avec le plus de profit possible pour la communauté et pour les élèves. Nous croyons l'avoir trouvé. Papa a tapé à la machine des PLANS DE TRAVAIL où sont inscrits: grammaire, calcul, algèbre, géométrie, histoire, géographie, physique et chimie, histoire naturelle, avec une place pour les conférences et le travail manuel. Pour chaque matière, il y a trois cases et des petits carreaux pour les fiches.
Chaque lundi, nous établissons librement notre plan de travail pour la semaine, en inscrivant dans chaque case ce que nous voulons étudier et les fiches que nous désirons faire. Mais une difficulté se présentait: comment savoir exactement, au bout d'un certain temps, ce qui a été fait et ce qui reste à faire.
Nous avons alors fait un tableau pour chaque matière: en géographie, les régions de la France, les pays étrangers, les questions générales, etc. - en histoire naturelle: les différents groupes d'animaux, de plantes et les parties du corps de l'homme et ainsi pour chaque matière. Chaque semaine nous choisissons sur ces PLANS GENERAUX les sujets qui nous intéressent et que nous inscrivons sur notre plan de travail de la semaine. Lorsque la question est étudiée, nous la barrons en rouge sur le tableau pour qu'on ne traite pas deux fois le même sujet.
Ce système sera ensuite approfondi et donnera lieu à l'édition de grilles imprimées de plans de travail. Par ailleurs, Freinet ne cessera de relancer la réflexion sur les plans annuels et même plus généraux qui rassembleraient tous les sujets que l'on souhaiterait voir étudier par les enfants au cours de leur scolarité primaire.
Un peu plus tard, un autre texte revient sur la nécessité d'allier liberté et efficacité du travail. Pierre s'est contenté de recopier dans un livre quatre pages sur les dents. Freinet lui reproche d'avoir fait un travail inutile. Un discussion s'engage :
PIERRE - Je trouve qu'on fait trop de travail scolaire et pas assez de travail social. J'ai mal fait ce travail parce que je ne trouvais pas d'autre sujet susceptible de m'intéresser.  LULU - Nous faisons ce travail pour remplir notre plan.  PAPA - Tout travail qui ne vous sert pas ou qui ne sert pas la communauté est inutile. Mieux vaut vous reposer que de faire du travail exclusivement scolaire. Mais vous êtes tellement déformés par l'école que vous allez au plus facile et que vous préférez passer des heures à copier passivement que de comprendre et de créer.  LULU - Je me rends bien compte que, lorsque je fais un travail profond comme celui sur Tahiti, cela m'est bien plus profitable.  PIERRE - J'en ai tellement assez du travail scolaire que tout ce qui y ressemble me dégoûte. J'aimerais mieux préparer des conférences sur ce qui se passe réellement dans la vie. PAPA - Totalement d'accord. Mais il y a des sujets scolaires qui sont en plein dans la vie, les sciences notamment. Seulement, parce qu'on vous a fatigués avec des mots au lieu de vous intéresser aux choses, vous n'avez plus aucun désir de rien étudier.
Un témoignage oral de Christiane traduit la rapidité avec laquelle Freinet passe de la discussion à l'expérimentation. Un matin, comme on parle de la vitesse du son, beaucoup moins rapide que celle de la lumière, certains grands garçons restent sceptiques: ils sont persuadés que le son se transmet aussi instantanément. Le jour même, Freinet emmène le groupe au fond de la vallée de la Cagne, poste les enfants à un endroit dégagé et va au loin abattre un arbre. Les enfants doivent admettre qu'ils ont vu l'arbre tomber bien avant d'entendre le bruit de sa chute. Freinet a reproduit les faits par lesquels il avait lui-même, dans sa montagne, découvert la différence de vitesse entre la lumière et le son. Actuellement, le souci de préserver les arbres obligerait à trouver d'autres formes d'expérimentation (par exemple, en jumelant signal sonore et signal visuel: coup de sifflet et abaissement d'un foulard). L'essentiel pour Freinet était de prouver que la science n'est pas un exercice livresque mais qu'elle est liée à la vie.
 
Avec l'arrivée d'enfants espagnols, le journal devient bilingue
 
Le 19 février 37, les enfants annoncent que Papa est allé chercher deux fillettes: Carmen et Rosario, à Perpignan où Pagès fait le lien entre l'Espagne et le mouvement. Le Front populaire de Vence et un groupe d'instituteurs progressistes d'Algérie se sont engagés à payer la pension de ces enfants.
Un peu plus tard, des textes en espagnol du journal annoncent que d'autres petits réfugiés sont arrivés: Luis, José, Alfonso. En mai, l'école accueille une institutrice espagnole qui va leur faire classe. Chacun est persuadé que l'accueil sera de courte durée, puisque les Républicains vont l'emporter. Il n'est donc pas question de priver les enfants de leur langue maternelle. Ils écrivent et impriment en espagnol.
Après quelques essais de textes traduits dans les deux langues, on se contente de juxtaposer dans le journal, selon leurs auteurs, des textes espagnols et des textes français. Les enfants se débrouilleront pour les traduire entre eux. Et, de fait, les petits Espagnols apprennent rapidement le français au contact leurs compagnons français, tandis que ceux-ci savent bientôt suffisamment d'espagnol pour parler, lire et même écrire de petits textes dans cette langue.
Freinet publie un message d'amitié au Congrès de Nice de l'Imprimerie à l'Ecole, adressé du front d'Aragon par Costa-Jou, Palleja, Mateu, Marsal, Miret, maintenant réunis dans le bataillon de Ingernieros de la division Carlos Marx. Il lance un appel à parrainage mensuel pour l'accueil d'autres enfants espagnols (EP 16, couv. II). 
Santander est tombée en août sous la domination franquiste. Dans le livre de vie, le premier texte de la rentrée suivante (le 28 septembre 37) annonce en espagnol que quatre des enfants réfugiés sont allés pendant les vacances à Vallouise où habite la mémé Lagier-Bruno (en dehors de la période d'hiver qu'elle passe à Vence dans la pension que, depuis 1935, elle est censée diriger). Les autres enfants sont restés tout l'été au Pioulier. Des nouveaux arrivent, dont plusieurs petits Espagnols de Santander ayant transité par Copenhague. Au gré des arrivées, en même temps que la détresse des réfugiés, ce sont souvent les poux, la gale, l'impétigo qui entrent et se propagent à l'école Freinet. C'est une lutte quotidienne contre la misère physiologique autant qu'économique et morale.
Un bilan des élèves, au 15 octobre 37, mentionne 42 enfants dont 16 Espagnols; six ont plus de 12 ans, douze entre 10 et 12, douze 8 ou 9, dix 6 ou 7 et seulement deux de moins de 6 ans. Presque chaque jour, sont imprimés deux textes, l'un en français, l'autre en espagnol. Beaucoup sont des portraits mutuels, tant physiques que psychologiques.
 
Rien ne se vit sans conflit
 
Le 23 octobre, un texte de Baloulette (8 ans), évoquant les fréquentes divergences publiques entre Freinet et Elise, montre que leur fille n'apprécie pas:
Discussions. Maman a 39 ans; elle est très gentille. Moi, je n'aime pas quand elle discute avec Papa. Un jour, je leur ai dit: "Séparation entre l'âne et le cochon!...."  - ça n'est pas très gentil ce que tu dis, Baloulette. Qui est l'âne et qui le cochon?  - Je crois que ce n'est personne, mais je n'aime pas les discussions. Taisez-vous!...   Maman a dit: Mais, Baloulette, de la discussion jaillit la lumière... 
Le 25, le compte rendu de la réunion de coopérative de l'école rappelle les consignes de propreté, de calme et de rangement. Le texte espagnol n'est pas une simple traduction de ce compte rendu, il critique plus précisément les enfants récemment venus de Santander. En effet, ayant vécu dans l'insécurité la plus tragique, ces enfants ont perdu toute habitude de vie sociale: ils se jettent sur la nourriture, au delà de leur faim immédiate, même en fouillant dans les épluchures. Parfois, ils n'hésitent pas à chaparder le peu que possèdent leurs compagnons. Il faudra beaucoup d'affection, mais aussi la fermeté et la sécurité des règles du groupe, pour qu'ils retrouvent un comportement équilibré.
Quelques jours plus tard, Anne-Lise, une adolescente danoise de milieu aisé, venue apprendre le français au Pioulier, se questionne: Est-ce le paradis?  Elle comprend vite que, malgré la cadre enchanteur, la réalité est plus difficile. Elle conclut: Maintenant, je ne crois plus que l'école est tout à fait un paradis. Heureusement, car je ne suis pas faite pour vivre au paradis.
 
Faire face à la détresse
 
Le 2 novembre, Marguerite raconte qu'elle est allée avec les grands de l'école participer à Vence à la collecte nationale pour l'Espagne. Les enfants doivent affronter l'indifférence des gens riches. Un homme rétorque : N'y a-t-il pas assez de malheureux en France  ?  - Monsieur, nous, nous pensons à tous ceux qui souffrent, ceux de France et ceux d'Espagne, car nous avons un peu plus de cœur que vous.  Un autre va même jusqu'à dire qu'il donnera quand ce sera pour Franco.
Au sein du mouvement et à l'extérieur, des souscriptions sont lancées pour la prise en charge d'un enfant espagnol par un groupe de militants pédagogiques, syndicaux ou politiques (parmi lesquels beaucoup de femmes). Dans les rencontres et manifestations, on affiche la photo portant le nom du petit réfugié et on mentionne le groupe qui le prend en charge, afin de personnaliser le parrainage. Pour permettre les dons ponctuels, une tombola est lancée qui se renouvellera (EP 7, janv. 38 et EP 6, déc. 38).
 Malgré cela, c'est souvent l'extrême dénuement. L'école Freinet accueille sans se poser de questions mais il est difficile de faire face à tous les besoins. Il faut tout partager, même les vêtements et les chaussures quand on doit aller à Vence sans paraître trop dépenaillés. Plus tard, Elise Freinet conseillera aux jeunes parents de veiller à ne pas trop sacrifier leurs propres enfants dans leur militantisme. Elle avait été elle-même bouleversée le jour où Baloulette, ayant reçu un manteau neuf comme cadeau de sa tante, s'était couchée habillée pour être certaine qu'on ne le lui prendrait pas pendant la nuit.
Les enfants espagnols reconstituent en jeu dramatique des scènes de la guerre et, en faisant la quête, recueillent aussi de l'argent pour l'école Freinet de Barcelone.
 Fin mai 38, le livre de vie précise que l'auberge de jeunesse, construite par Freinet et quelques jeunes sur un autre terrain de la colline du Pioulier, à 100 m de l'école, est prête à héberger tout l'été les visiteurs de l'école (après la guerre, ce bâtiment servira d'habitation au couple Freinet, mais on continuera à l'appeler "l'auberge"). On espère que les visiteurs se montreront généreux pour l'accueil des petits réfugiés. L'annonce paraît pour les militants, en même temps que l'appel au parrainage des 15 enfants à la charge totale de l'école. Il y a un urgent besoin de chaussures.
 
Des appels de plus en plus angoissés
 
Dans un article sur l'école Freinet de Barcelone, Lisette Vincent interpelle vivement chaque militant français sur sa solidarité personnelle avec le peuple espagnol (EP 17, mai 38, p. 341).
Dans un éditorial intitulé: L'enfant sera sauvé!, Elise Freinet réagit en femme hurlant son indignation devant la photo d'un bébé tué avec sa mère. Il est des spectacles que l'on se refuse à regarder; par lâcheté, fausse sensibilité ou stupide distinction. On dit: - Oh! non! c'est trop affreux et c'est de mauvais goût! Nous revendiquons toute la responsabilité du mauvais goût et nous disons: "Regardez!" Une mère tenait son enfant dans ses bras... Voilà ce qu'il reste de tant de ferveur et de tant d'amour! (...) Maintenant l'enfant mort n'a plus de sépulture et la raison des mères va sombrer! Qui osera chérir son propre enfant sans penser à l'enfant déchiqueté et projeté au vent? Qui voudra faire tant soit peu pour sauver une vie innocente et fragile, oh! si fragile! Ou bien, alors, qui voudra se faire complice de la mort? Qui voudra favoriser l'assassinat d'un enfant? (EP 19, p. 377)
Un appel pressant est lancé (EP 4, nov. 38) pour venir en aide aux petits Espagnols hébergés au Pioulier, le déficit est actuellement de 5000 F par mois pour couvrir les frais de leur accueil (155 F par enfant). Elise Freinet renouvelle l'appel (EP 8, janv. 39, p. 185) car l'école Freinet qui a déjà accueilli 32 enfants en reçoit encore 14. On en a placé 11 à l'extérieur pour un temps limité. Il faut trouver une aide financière, des vêtements et des chaussures en bon état. Plus de 1500 lecteurs de la revue, cela devrait signifier 1500 bonnes volontés.
Le passage le plus émouvant de L'école Freinet réserve d'enfants  (Maspéro) est celui (p. 270) où Elise raconte l'arrivée de Frédéric, blessé sur le front de Catalogne, ramenant avec lui une dizaine de petits réfugiés dont un enfant squelettique de 4 ans: Alvarito. Pendant des semaines, elle s'acharne à lui redonner goût à la vie et à la nourriture, tout en lui chantant pendant la becquée une mélodie catalane. Anne-Lise, troublée dans son égoïsme d'adolescente bourgeoise, lui conseille de ne pas s'acharner et de ne pas s'attacher à ce cas désespéré. Finalement, le petit retrouve progressivement la force de vivre. Un jour, comme c'était prévisible, l'oncle de l'enfant, sa seule famille désormais, annonce qu'il vient le rechercher. Anne-Lise, bouleversée, est maintenant prête à emmener clandestinement le petit au Danemark. Mais il faut bien qu'il soit rendu, au milieu des larmes, après un dernier chant accompagnant la becquée qui l'a sauvé.
L'année scolaire 38-39 a vu arriver de nouveaux enfants espagnols, notamment de Barcelone, tandis que d'autres étaient repris par leur famille maintenant réfugiée en France. Il arrive que les petits réfugiés soient deux fois plus nombreux que leurs camarades français. Freinet et Elise voudraient accueillir les enfants de l'école Freinet de Barcelone qui fuient devant l'avance franquiste. Ils lancent pour cela une grande souscription nationale (EP 9, fév. 39). Mais l'autorité militaire française filtre les entrées à la frontière et oriente le flot des réfugiés dans des camps qu'on peut légitimement appeler "de concentration" puisque les internés, privés de tout, n'ont pas le droit d'en sortir. Malgré les promesses d'hébergement de l'école Freinet, aucune entrée n'est tolérée dans les Alpes-Maritimes et Freinet soupçonne que les fêtes du carnaval doivent être protégées de tout mouvement d'immigrés. Il appelle donc tous les militants à aider les réfugiés qui se trouveraient dans leur département (EP 10). Dans le même n°, il développe (p. 245) dans un article sur Les fondements sociaux de notre pédagogie, la nécessité d'allier action pédagogique et lutte sociale. Pédagogiquement, comme socialement, la France reste un des derniers ilôts de pensée libre, de formation humaine et d'espoir libérateur. Nous devons tenir, regrouper nos forces, faire face, montrer envers et contre tous la pureté et l'humanité de notre idéal. Mais pour sauver cet idéal, il ne suffit plus de prêcher et d'espérer. (...) on a moins que jamais le droit de pratiquer cette paisible pédagogie de chambre contre laquelle nous nous sommes si souvent élevés : soutenir les réfugiés, réconforter les enfants, accueillir ceux de nos camarades qui ont trop ouvertement lutté pour notre idéal pour espérer jamais un pardon du vainqueur, travailler dans un large esprit d'humanité et d'union à établir le barrage indispensable à la barbarie envahissante, c'est faire de la pédagogie nouvelle populaire. Et il reproduit un texte récent d'Almendros où ce dernier décrit l'attitude calme et digne d'un maître d'école qui ne cesse de dire à ses élèves : L'avenir est à vous. Une phrase qui continue de résonner dans la tête des enfants après que les fascistes aient exécuté sommairement leur instituteur.
Freinet revient sur le blocage par les autorités françaises de l'élan de solidarité en faveur des réfugiés espagnols : A l'annonce de l'afflux massif des Catalans fuyant l'envahisseur, tous les cœurs s'ouvraient; dans toute la France des milliers de camarades ajoutaient un lit dans leur appartement exigu et préparaient déjà le couvert du petit réfugié. Du jour au lendemain, à l'appel du camarade Gadea, directeur de notre école Freinet de Barcelone, annonçant son arrivée à la frontière, 30, puis 50, puis 100, puis 200 places étaient trouvées et prévues. On ne l'a pas voulu. Nous ne nions pas qu'il n'y ait à cela quelque raison sanitaire valable. Ce ne saurait être la vraie raison : on n'a pas voulu que se manifeste de façon aussi touchante et aussi totalement fraternelle la solidarité du peuple de France pour les républicains Espagnols. On nous a volé nos enfants.  
Il insiste sur la nécessité d'une mobilisation pour réunir de l'aide et obtenir de sortir des camps tous les réfugiés qui y sont internés. Pour atténuer le dépaysement des petits réfugiés, il propose qu'une revue écrite et publiée par les enfants espagnols de l'école de Vence soit envoyée à tous ceux qui ont auprès d'eux des réfugiés. Cette revue appelée Ninos Espanoles  aura plusieurs numéros.
 
Bilan d'une éducation pluriculturelle
 
Le livre de vie du Pioulier contient toujours des textes dans les deux langues, mais le recul puis l'effondrement des dernières forces républicaines a provoqué visiblement un changement pédagogique. Certains textes français, très simples et sans nom d'auteur, ont pour fonction évidente d'apprendre aux petits Espagnols, récemment arrivés, à se débrouiller le plus rapidement possible dans notre langue.
 Mais l'apprentissage mutuel naturel a déjà produit ses effets avec les plus anciens. Quelques textes français sont maintenant signés de prénoms espagnols: Carmencita, Begonia, Jose-Luis, Mila, Angelines, tandis que certains textes espagnols portent la signature d'enfants français: Baloulette, Michelle, Coco. On pouvait difficilement pousser plus loin l'interpénétration culturelle. L'éducation pratiquée par Freinet est aussi éloignée de l'assimilation à la jacobine que de la cohabitation de communautés étanches à l'anglo-saxonne. Il ne s'est jamais agi de rendre les petits Espagnols semblables aux jeunes Français, comme si ces derniers se ressemblaient tellement entre eux, mais on ne les a pas non plus cantonnés dans leur langue et leur culture (dont il faut rappeler qu'entre Catalogne, Andalousie et Pays basque règne une grande diversité). On peut réellement parler de métissage culturel dans la fraternité.

 
L'expansion du mouvement
(1935-1939)
 
Au cœur du combat social
 
La mobilisation antifasciste, commencée avec l'affaire de St-Paul et renforcée par les menaces croissantes (6 février 34 à Paris, dictature hitlérienne, putch franquiste), continue à attirer l'attention sur le seul mouvement d'enseignants qui n'ait jamais dissocié lutte sociale et combat pédagogique.
Freinet reprend (EP 3, nov. 35, p. 49) un article du bulletin L'Ecole Nouvelle  de Lille, intitulé : Aimer, c'est haïr , où Jean Roger crie sa révolte devant ces enfants qui ont faim (l'un d'eux, à 13 ans, a volé un petit morceau de beurre pour savoir quel goût cela avait), qui ne peuvent s'habiller qu'avec les vêtements usagés donnés par d'autres, qui rêveraient de devenir boucher "parce qu'on est bien nourri" ou boulanger "parce qu'il doit faire chaud auprès du four" et conclut : Aimer l'enfance malheureuse, c'est haïr le régime capitaliste décadent qui permet une telle iniquité. R. Lallemand lui répond (EP 11, mars 36, p. 235) : Il ne s'agit plus d'aimer ou de haïr, il faut agir.
Freinet publie (EP 5, p. 112 et EP 6, p. 137) le compte rendu par Berthold Friedl d'une enquête réalisée auprès de 150 enfants d'une colonie de vacances de la banlieue sud de Paris sur la conscience de classe, mais les arrière-pensées politiques de l'auteur et probablement l'ambiance idéologique du lieu brouillent un peu le regard porté, quand on voit que les adultes auxquels s'identifient les préadolescents se nomment: Lénine, Staline, Barbusse ou Raymond Guyot.
En janvier 36, Freinet précise Notre position en face de la religion en général et du Catholicisme en particulier (EP 7, p. 162): Nous ne pratiquons plus cet anti cléricalisme de "mangeurs de curés" du début du siècle. Nous reconnaissons, et nous ne craignons pas de le dire, qu'il y a parmi les propagandistes de la Foi chrétienne, des personnalités totalement sincères et dévouées à leur idéal, et nous leur rendons hommage toutes les fois que nous rencontrons ces hommes sur notre chemin. Il fera état ensuite des catholiques qui l'ont soutenu pendant l'affaire de Saint-Paul et même de correspondance de prêtres ouverts. Mais nous n'oublions jamais, par contre, que ces hommes eux-mêmes ne sont que des rouages de la machine religieuse au service du capitalisme et que cette machine reste, de ce fait, notre ennemie permanente. (...) Le Dieu des idéalistes n'a rien de contre-révolutionnaire et il s'identifierait assez bien avec notre conscience de l'immensité de la nature et de l'infini dont dont nous sommes des éléments. Mais le Dieu des curés, des Papes, le Dieu au nom de qui les peuples se déchirent, le Dieu dont le capitalisme fait un utile paravent, ce Dieu que les véritables chrétiens ne reconnaissent plus comme leur Dieu, comment ne le considérerions-nous pas comme le pire ennemi de la vérité et du progrès? (...)La religion est une maladie qui affecte les faibles: ceux qui, vaincus provisoirement, ont besoin d'un illusoire appui et ceux aussi qui, idéalement conscients, manquent du ressort nécessaire pour regarder la vie en face, sans le secours d'une mystique.
Juste au-dessous de son article, il évoque la revue Terre nouvelle, mensuel des Chrétiens révolutionnaires: Excellents articles d'hommes qu'on sent sincères et qui vont jusqu'au bout de leur idée, en bons et humbles imitateurs du Christ. Ce qui le met à l'aise pour dénoncer dans le livre de Marie Fargues, Les méthodes actives dans l'enseignement religieux (Ed. du Cerf): Les idées pédagogiques nouvelles prostituées au plus antipédagogique et au plus inhumain bourrage de crâne.
Freinet revient sur le sujet en novembre 36 (EP 4, p. 87), à propos des discussions du congrès de Cheltenham, où se sont exprimées des personnalités de tendances très diverses, et cite la synthèse: En ce qui concerne l'enseignement religieux des églises, la tendance générale de l'Education Nouvelle est une défiance grandissante à son égard. par contre, en ce qui concerne la religion non-dogmatique, les sentiments restent partagés. Les uns pensent qu'une amélioration du milieu social permettra un épanouissement de la personnalité dans un sens qui ne sera pas forcément religieux mais qui ne peut encore être précisé. D'autres espèrent qu'une éducation nouvelle favorisant un développement de vie spirituelle contribuera à la libération de la personnalité; ils ne l'attendent cependant pas d'une endoctrination (sic), quelque sincère qu'elle soit, mais d'une vie réellement humaine de dévouement au service de la vérité.
Après la victoire du Front Populaire, la lutte sociale s'oriente, comme on l'a vu, vers le soutien aux Républicains espagnols. Freinet milite également aux côtés des paysans de sa région au sein de l'Union Paysanne.
C'est sur le plan de l'école que se polarise surtout la revendication intérieure.
 
Pour un nouveau Plan d'Etudes Français
 
C'est l'appel que lance Freinet (EP 17, juin 36, p. 341) en écho au Plan d'Etudes qui vient de transformer les programmes de l'enseignement primaire de Belgique. Il reprend longuement ce thème dans un numéro spécial (EP 2, oct. 36) portant le même titre. Il cite des extraits significatifs du plan belge où l'on note: place de l'entretien familier dans l'apprentissage de la langue maternelle; l'enfant peut écrire spontanément ce qu'il a à dire; échanges de lettres avec d'autres écoles; encouragement à la rédaction et à l'édition d'un petit journal; allégement du programme de grammaire, assouplissement de l'emploi du temps; étude du milieu par l'observation active; recommandation de l'imprimerie et du phonographe. On y sent l'influence decrolyenne mais sans doute aussi celle des enseignants et inspecteurs belges proches de Freinet.
Fort de ce précédent, Freinet propose aux députés du Front Populaire la rédaction d'un plan d'études français qui contiendrait en plus: la suppression du Certificat d'études, remplacé par un carnet permanent de scolarité; la transformation du rôle des inspecteurs devenant animateurs pédagogiques; la limitation des effectifs (mais aucun nombre n'est fixé); de meilleures conditions d'espace et d'hygiène des locaux scolaires; le développement du matériel collectif; la création d'un réseau d'écoles expérimentales, sous le contrôle d'un Bureau d'éducation. On retrouve là certaines préoccupations du Front de l'Enfance, avorté quelques mois plus tôt.
Il revient sur le problème (EP 6, déc. 36, p. 125) en se méfiant d'une réforme purement administrative : Le Plan d'Etudes Français sera une œuvre collective ou il ne sera pas.  Et il lance, auprès des enfants ayant quitté l'école,  une enquête sur les apprentissages scolaires qui leur ont été les plus utiles, dans tous les domaines : expression orale, écrite, lectures, calcul, histoire, géographie, sciences, dessin, musique, gymnastique, travail manuel; utilité du Certificat; que faudrait-il ajouter et supprimer? comment organiser le travail. Mêmes questions aux parents. Pour les employeurs et dirigeants, ce questionnaire est complété par deux demandes : noter les notions ou activités négligées que l'école devrait offrir aux enfants; signaler les activités jugées non indispensables pour la vie et le travail. Il faut souligner cette préoccupation (fréquente chez Freinet) de consulter tous les intéressés : jeunes, parents mais aussi employeurs, alors qu'on se contente généralement, dans les meilleurs cas, de consulter le milieu enseignant. Des groupes de militants, comme celui de l'Allier, travaillent sur un programme minimum de connaissances (EP 9, p. 189).
Nous avons déjà parlé de L'Ecole Nouvelle Unifiée de la Généralité de Catalogne qui appuie dans le même sens. Manifestement, les idées pédagogiques de Freinet ont le vent en poupe. Tellement que certains militants, tel Fragnaud (Charente-Inf.), mettent en garde contre les opportunistes qui, pour se faire bien voir de l'administration, feront simplement mine de changer. Freinet tente de les rassurer : Les risques, dans ce sens, seront d'autant plus réduits que nous nous lierons davantage avec les jeunes instituteurs qui, dans leur village, cherchent moins, en général, le "tape à l'œil" que l'aide pratique que nous leur apportons . Et il ne tient pas à ralentir à dessein la diffusion, nécessaire à la vie de la CEL donc à l'action pédagogique. A ses yeux, le but n'est pas l'expansion à tout prix, néanmoins la vocation normale d'une minorité d'idées est de devenir un jour majoritaire.
 
Pour l'abolition des devoirs à la maison
 
Une réforme de l'emploi du temps (un après-midi de plein air et un de loisirs dirigés chaque semaine) est expérimentée en 37-38 dans plusieurs départements, dont les Vosges et le Pas-de-Calais. Il se trouve que j'y ai participé comme enfant, mais je n'ai pas eu l'occasion, comme les élèves des instituteurs proches de Freinet, de répondre à leur enquête. Les enfants interrogés préfèrent ces deux après-midi à l'emploi du temps ordinaire, notamment les activités de plein air (dans l'ordre: jeux, rythmique avec musique, leçon de gymnastique, préparation au brevet sportif et marche). Pour les loisirs (qu'on appellera ensuite "activités", ce qui fait plus sérieux), dans l'ordre: imprimerie, TSF, classe-promenade, lecture par le maître, correspondance interscolaire, récolte de plantes médicinales, travail manuel, chant.
Freinet se réjouit de cette mesure (EP 5, nov. 37, p. 73), mais quelques militants le trouvent trop optimiste, car certains instituteurs renforcent le travail à la maison pour compenser les 6 heures "perdues" pour le bourrage scolaire (EP 6, p. 97). Bien entendu, seul un changement de pédagogie permettra l'application cohérente de la modification d'horaire.
Il faut effectivement empêcher la dénaturation du changement. Les travailleurs ont obtenu la semaine de 40 heures. Freinet revendique : Pour nos enfants, la semaine de trente heures  et pour cela on doit supprimer tout travail forcé à la maison (EP 7, janv. 38, p. 121). Dans le n° suivant, il publie une page des parents qui rappelle l'ancienne bataille syndicale des travailleurs pour les trois 8 : 8 heures de travail, 8 heures de sommeil et 8 heures de liberté. Les enfants ont besoin de 10 heures de sommeil; après 6 heures de classe, il leur faut se reposer l'esprit et non faire à la maison d'interminables devoirs. C'est là le sens du progrès. Ce qu'il n'ajoute pas, c'est que le travail à la maison est la principale source d'inégalité scolaire, car certains bénéficient de place et de calme, ainsi que de conseils, alors que d'autres n'ont même pas la possibilité d'ouvrir le manuel sans qu'un petit frère intrigué n'y applique ses mains sales.
En réalité, il faudra attendre 1956 pour que soit décidée la suppression des devoirs du soir, si peu appliquée qu'elle devient à nouveau le thème d'une réforme près de 40 ans plus tard. Quand la revendication de Freinet atteindra ses 60 ans, pourra-t-on enfin certifier la disparition du travail scolaire forcé à la maison?
 
Pour la réforme du Certificat d'études
 
Freinet avait revendiqué sa disparition en tant qu'examen. Hulin (Nord) avait préparé un rapport "documenté et sérieux", parvenu trop tard pour être discuté au congrès de Nice et qui fera l'objet d'un n° spécial commun de Pour l'Ere Nouvelle (organe du Groupe Français d'Education Nouvelle, le GFEN), de L'Ecole Nouvelle (Groupe d'éducation nouvelle du Nord) et L'Educateur Prolétarien. En préambule, Freinet apporte sa contribution au débat (EP 16, mai 37, p. 283). Il fait marche arrière puisqu'il envisage maintenant, non la suppression du Certificat (CEPE) mais sa réorganisation, en tenant compte du nouveau projet de réorganisation de l'enseignement (Jean Zay, 2 mars 37), prévoyant la prolongation de la scolarité. Il affirme: Le CEPE n'est pas un concours d'entrée au second degré mais le contrôle de base avant d'entrer dans le cycle d'orientation.  Il sera simplement une attestation que celui qui la possède a suivi régulièrement les cours d'enseignement primaire, qu'il a acquis les connaissances et les techniques dont la possession paraît nécessaire et indispensable dans la vie à 12-13 ans. S'il en est ainsi, si l'école remplit bien son rôle, le CEPE devrait être pratiquement donné à tous les enfants. L'échec au CEPE montrerait seulement que le candidat n'a pas suffisamment, pour diverses raisons, sociales, individuelles ou scolaires,profité de l'enseignement primaire. Des cours spéciaux devraient être institués pour leur permettre d'acquérir ce minimum indispensable. Après avoir énuméré les contrôles à prévoir, il conclut: Nous devons nous en tenir aux acquisitions principales, qui ont toujours été le domaine de l'école primaire et réduire pratiquement à ces matières le contrôle opéré. Il ne s'agit pas d'avoir avec les enfants de cet âge des ambitions démesurées. Nous avons appris à nos élèves à lire couramment et intelligemment, à rédiger correctement et sans faute, à calculer rapidement et sans erreur.
Il publie une réponse de H. Wallon( EP 17, p. 213) qui ne souhaite pas la suppression du CEPE, mais pense que l'on pourrait envisager des tests de contrôle (opérations, orthographe), un écrit où l'enfant pourrait montrer son sens du concret, sa liberté d'imagination, ses capacités d'expression (problème, récit, questions sur une lecture). Il souhaite le maintien de l'oral à valeur complémentaire et rectificative d'après les travaux présentés.
Le n° spécial annoncé (EP 18-19) traite en détail de tous les aspects et de toutes les disciplines scolaires. Il souligne le double problème : contrôle d'acquisitions ou examen des aptitudes en vue de la poursuite des études? Deux préoccupations dominantes : 1° Organiser un examen sérieux quoique simple. 2° Réduire le plus possible la fatigue des candidats par une alternance convenable des épreuves, par la suppression de toute attente inutile (pas de banquet interminable), par une organisation matérielle parfaite. Ni une loterie, pour les candidats moyens, ni une simple formalité, ni une épreuve d'endurance pour les candidats, ni, enfin, une foire aux médailles quelque peu ridicule (les premiers du canton).
 
Des Instructions Officielles nouvelles pour le 1er degré
 
Les Instructions ministérielles des 23 mars, 11 juillet et 24 septembre 38 qui traitent du nouvel emploi du temps, mais également du Cours Supérieur et de la classe de Fin d'Etudes Primaires Elémentaires. Dans un article intitulé : Une étape, Freinet s'empresse d'en publier des extraits significatifs (EP 3, nov. 38, p. 49) et ajoute: Nous ne saurions trop nous en réjouir. Et nous tenons à marquer notre satisfaction avant même que les éternels saboteurs aient minimisé ce qu'il y a de hardi et de novateur dans ces Instructions pour remettre en honneur ce qu'ils appellent la "continuité" française, pour sacrifier à la lettre toujours servile, l'esprit que nous devons faire triompher. Je ne sais si, comme l'affirment certains, je me satisfais facilement. Mais je puis affirmer que si nous avions, dans l'histoire de l'évolution scolaire française, quelques lustres aussi riches en innovations hardies que ces deux dernières années, il y aurait bientôt quelque chose de changé dans l'éducation française. (...)
Ces Instructions ministérielles sont pour nous plus qu'un encouragement. Elles peuvent, elles doivent être notre bréviaire. Elles nous donnent raison, presque totalement, sur presque tous les points du programme, pour l'action tenace que nous avons menée depuis 15 ans. Elles prouvent à ceux qui redoutent parfois notre élan que nous sommes dans la bonne voie, que nous y resterons et que l'avenir montrera la justesse de nos conceptions.
 
Le rôle de l'avant-garde
 
Dans la suite du même article, il écrit: Ah, certes! c'est un rôle difficile que celui d'être à l'avant-garde, toujours. On vous jette d'abord la pierre parce qu'on ne comprend pas votre action, parce que, surtout, on redoute vos bousculades, parce qu'on craint égoïstement d'être dérangé dans ses habitudes.
Et quand nos paradoxes sont devenus réalités, nous restons malgré tout les empêcheurs de danser en rond, ceux qui veulent encore réaliser mieux, ceux qui vont de l'avant , les éternels pèlerins de l'idée, ceux aussi qui, toujours, reçoivent les coups, endurent les déchirures parce qu'ils restent les Pionniers dont le destin est d'ouvrir les chemins difficiles, heureux - et c'est leur plus grande satisfaction - lorsqu'ils voient les masses s'y engeger, les élargir, les organiser pour en faire les voies royales de la conquête et de la connaissance.
Nous avons voulu marquer tout particulièrement cette étape, qui compte dans l'histoire du mouvement. Nous ne tirerons point vanité des avantages obtenus dans lesquels nous ne voyons que des obligations nouvelles, celles de travailler plus encore que par le passé pour faire face aux désirs et aux besoins des milliers d'instituteurs qui viennent à nous, parce que nous avons ouvert la voie et préparé matériellement le terrain; pour continuer aussi nos recherches et nos réalisations afin d'aller plus avant encore, vers la conquête définitive de notre idéal.
Effectivement, de nombreux jeunes collègues se tournent vers la CEL qui leur propose des outils et des techniques leur permettant d'appliquer ces Instructions nouvelles.
 
Les pesanteurs n'ont pas disparu
 
Freinet cite (EP 5, déc. 38, p. 120) une réaction de PH Gay dans le Manuel Général. Celui-ci admet que l'Etat impose les programmes, mais pas les méthodes et il conclut : L'éducation vit d'accommodements. Freinet riposte qu'il y a des accommodements qui servent non pas les éducateurs et les élèves mais ceux qui les exploitent (les éditeurs de manuels).
Plus décevante, cette réaction de L'Ecole Emancipée  du 15 janvier 39 qui publie une critique par Quélavoine des récentes incitations ministérielles : En dehors de la volonté concertée, voulue, réfléchie, étudiée des techniciens, rien n'est possible et rien n'est profitable. Autrement dit, on ne pourra commencer à bouger que lorsque tout le monde aura décidé de changer. La position de Freinet est différente: il reconnaît la légitimité et la nécessité d'impulsions partant du ministère, mais ne croit à leur efficacité que si elles sont relayées par les praticiens les plus motivés, avec le soutien de l'administration, trop souvent conservatrice. Heureusement le n° du 30 avril de L'Ecole Emancipée réajuste le tir précédent en publiant un compte rendu par P. Boissel du congrès de Grenoble de la CEL.
 
La scolarité prolongée
 
La réforme prolonge la scolarité jusqu'à 14 ans, mais le Certificat étant jusqu'alors passé à 12 ans, il faut concevoir autrement la pédagogie destinée aux jeunes qui restent à l'école primaire. Freinet propose la suppression des cours magistraux, l'utilisation de ses techniques et du travail documentaire (EP 3, oct. 37, p. 51).
Les éditeurs se précipitent pour publier de nouveaux manuels. Sans condamner le livre d'arithmétique (usage du calcul dans la vie pratique) de Chatelet et Condevaux (Bourrelier), il souhaite qu'il trouve place dans la bibliothèque de travail de la classe et non dans chaque cartable. Quand le même éditeur, Bourrelier, publie un Cahier de Pédagogie Moderne sur La prolongation de la Scolarité, Freinet cite de nombreuses phrases allant dans le sens de ses propositions, mais constatant que les collaborateurs de l'ouvrage sont tous des officiels (Directeur de l'Enseignement, Inspecteur Général et autres inspecteurs), il conclut : Collaboration impressionnante : tous les officiels de poids. C'est la force et le vice tout à la fois de cette publication. Les officiels donnent des directives. Il reste aux éducateurs à se mettre techniquement en mesure de les appliquer et ils ne le peuvent qu'en travaillant coopérativement eux-mêmes.
 
L'esprit pédagogique
 
Le débat se poursuit entre techniques et méthodes
 
Dans un long article ((EP 10, fév. 37, p. 267), Freinet revient sur cet ancien débat : La méthode pédagogique ne saurait sans danger être définie et figée. Elle est une direction plus qu'un cadre, une ligne d'action, un chemin dans lequel nous pensons devoir nous engager (souligné par Freinet). Il suffit que nous ayons une sûre orientation générale, car nul ne pourra sans prétention en délimiter les détails, tant que les sciences pédagogiques, économiques et sociales n'auront pas apporté dans ce domaine une plus grande lueur de certitude. Ce sont les techniques pédagogiques qui vont nous permettre cette marche en avant dans la direction prévue par notre méthode. Celle-ci est donc le but, la direction, la ligne; les techniques sont les moyens d'action. (...) Par notre distinction que nous considérons essentielle entre méthode et technique, nous avons rappelé que si l'instituteur n'est pas indifférent à l'orientation économique et sociale de son éducation, s'il sent la nécessité d'une méthode, il oublie encore moins que les difficultés matérielles et techniques l'ont toujours empêché de réaliser son idéal. Que lui importe en définitive une méthode aussi savante, aussi scientifique, aussi idéale soit-elle, si, pratiquement, il ne peut en approcher? (...) Nous disons Technique, et nous nous enorgueillissons. Technique de l'apprentissage de la lecture et de l'écriture aux tout-petits, qui, d'oppressive et scolastique qu'elle était, devient naturelle, formative et libératrice. Technique de l'apprentissage de la langue par l'expression libre, l'imprimerie à l'école, les échanges. Et les progrès effectifs obtenus, la libération psychique, la libération consciente qui en sont la conséquence disent assez l'utilité de notre effort. Technique de calcul pour délivrer enfin l'éducateur plus encore que les élèves d'une pratique épuisante et remettre un peu de vie et de joie dans un des enseignements qui devraient le plus être liés au puissant devenir humain. Technique de musique par nos disques CEL. Technique de dessin... Nous n'avons pas de grands mots. Mais conscients des buts que nous indiquait notre méthode pédagogique, nous nous sommes attachés tout spécialement à l'organisation technique de nos classes populaires. (...) La question d'organisation harmonieuse de l'effort et du travail importe plus que l'acquisition prématurée de notions dont l'utilité éventuelle n'est pas incontestable. (...) L'essentiel est que : a) Nous gardions un raisonnement sain, une ardente confiance en la vie, une naturelle curiosité grâce auxquels nous pourrons, à mesure que les problèmes se présenteront, les solutionner avec le maximum de succès et d'efficacité. b) Nous acquérions la technique de documentation, de recherche et de travail, qui nous permette, à un moment donné, d'utiliser les moyens que la société met à notre disposition. (...) On voit alors les grandes lignes de notre technique telle que nous la mettons au point dans notre école : 1° organisation de l'effort communautaire, apprentissage technique du travail sous toutes ses formes. 2° acquistion, par nos techniques pédagogiques, du sens profond et synthétique des diverses disciplines. 3° acquisition formelle par les fiches auto-correctives. C'est dans ce cadre que nous continuons et continuerons nos réalisations. (les passages en gras sont soulignés par Freinet)
 
Idéologie de l'ennui contre pédagogie de l'intérêt
 
Freinet riposte (EP 10, fév. 38, p. 267) à un article d'André Ferré, directeur d'école normale, faisant, dans Le Manuel Général, l'éloge de l'enseignement ennuyeux : Comme tout autre travail entrepris après cette petite cure d'ennui paraît plus excitant!  Cela rappelle l'histoire, qu'on raconte à la même époque, du fou qui se donne des coups de marteau sur la tête parce que "ça fait tellement de bien quand ça s'arrête". Freinet répond plus sérieusement : Mais nous, nous ne voulons justement pas de cette habitude à la docilité et à la misère. Nous savons que toute souffrance injuste, toue obligation à fournir un effort dons on ne sent ni les raisons ni les buts sont des atteintes graves portées à la vie même des enfants, un amoindrissement de leurs possibilités d'épanouissement, une mutilation de leur élan.  Et comme A. Ferré estime que l'ennui qu'il faut combattre, c'est celui du maître car: L'enseignement ennuyeux lui-même exige, autant que l'enseignement attrayant, d'être donné avec une certaine passion , Freinet rétorque : Comme si l'ennui du maître n'était pas intimement lié à l'ennui des élèves, comme si l'école n'était pas, qu'on le veuille ou non, une communauté, même dans l'ennui, et s'il était possible de donner avec passion - à moins que ce soit une passion sadique - un enseignement qui réfrène toutes les forces de vie de l'individu.
 
La nouvelle pédagogie serait-elle aristocratique ?
 
Au cours d'une conférence à Périgueux, l'Inspecteur d'Académie a demandé à Freinet si l'éducation qu'il préconise n'est pas aristocratique et inaccessible à la masse des enfants. Celui-ci précise sa pensée (EP 12, mars 38, p. 243): Nous ne disons nullement que les enfants chez nous ne doivent faire que ce qui leur plaît. C'est une déplorable école anarchisante, dans le plus mauvais sens du terme, qui pose le problème éducatif de façon aussi théorique, et nous ne sommes nullement des anarchistes en éducation. Dans la vie, nul ne fait ce qui lui plaît : nos désirs et nos tendances sont sans cesse en butte à des nécessités économiques et sociales impérieuses avec lesquelles il serait fou de ne pas compter. C'est justement l'ancienne école qui ignore ces nécessités : elle soumet de bonne heure les enfants, il est vrai, à l'épreuve de l'autorité et de l'asservissement, mais elle ne prépare point à des réactions salutaires en face des problèmes de l'heure, et c'est en ce sens qu'elle est inactuelle, donc retardataire, d'où réactionnaire et néfaste. Il faut que l'enfant comprenne et sente la nécessité de faire ce qu'on lui demande, qu'il en discerne le but, qu'il organise lui-même, à son rythme autant que possible, les activités qui y mènent pour qu'il se donne 100% à sa tâche et que tous les problèmes pédagogiques soient bouleversés. C'es la communauté qui réalisera ce miracle. (...) Il se peut que, dans la société actuelle, l'effort libre et consenti, la réalisation puissante de nos destinées, l'éclosion sacrée de ce que nous portons de meilleur en nous soient scandaleusement aristocratiques. Nous affirmons que, par nos techniques, et dans le cadre actuel de notre école et de notre société, les enfants du peuple peuvent déjà en bénéficier.
 
Pour une transformation progressive
 
Il ne faut pas croire que Freinet soit prêt à rejeter les enseignants qui n'ont pas encore changé de comportement. Répondant au camarade qui le jugeait trop optimiste, il écrivait (EP 6, déc. 37, p. 98) : Oui, nous osons dire que, dans cette masse que stigmatise notre camarade, il y a une immense majorité d'éducateurs qui subissent le carcan, qui ont conscience du renouveau que nous annonçons et qui viendront à nous dès que les circonstances le leur permettront. (...) Il y a l'atmosphère de la caserne dans les grandes villes, il y avait les programmes - pour lesquels un pas vient d'être fait - ; il y a le certificat d'études que nous œuvrons à rendre le moins malfaisant possible. il y a aussi les parents qui ne comprennent pas toujours, qui ont été tellement déformés par l'école qu'ils ne voient que l'acquisition et sont prêt à tout lui sacrifier, même la santé de leurs enfants. (...) On ampute l'horaire, mais on n'a point dit aux éducateurs par quel moyen il était possible de solutionner ce problème insoluble : la société, les parents réclament toujours une meilleure formation, toujours de plus solides connaissances. Ils ont raison. A nous les professionnels de trouver les moyens d'y parvenir sans danger mortel pour les enfants. (...)
Comment faire en 30 heures ce qui en demandait 40 ou 50? crieront certains. Nous avons entendu les mêmes protestations quand les ouvriers ont arraché les 40 heures. Nous ferons la même réponse qu'ils ont faite à leurs patrons : Modernisez les installations, utilisez les usines, employez avec méthode l'effort humain, redonnez aux individus une dignité et une personnalité et le problème sera résolu. Quant à nous, il nous est facile de dire à nos camarades : - Vous comprenez les raisons d'humanité qui nous poussent à défendre l'enfant. Mais organisez vos classes selon nos techniques, adaptez le matériel nouveau, redonnez la joie et l'enthousiasme. Les 30 heures seront alors suffisantes pour les besognes d''acquisition et d'éducation qu'on attend de notre école populaire.
Pour décider les hésitants, il faut les rassurer. Freinet s'y emploie (EP 2, oct. 38, p. 27): Nous ne sommes point les contempteurs du tout ou rien; nous ne disons point: "Notre technique est telle; vous devez l'appliquer dans son intégralité - et posséder même au préalable un diplôme vous y autorisant (Il pense au label imposé par Mme Montessori). Non, l'essentiel est que vous sentiez la nécessité de l'évolution que nous préconisons. Vous ferez ensuite, nous en sommes persuadés, l'impossible pour marcher dans cette voie où vous aurez trouvé intérêt, joie et profit. Et nous n'avons aucun doute : nous savons que, dès que vous aurez compris, vous ne resterez pas à mi-chemin, parce que, comme tous les humains, vous êtes naturellement à la recherche de cet intérêt, de cette joie et de ce profit. Alors, si vous croyez, si vous sentez que nous avons raison, vous devez commencer dans votre classe votre révolution pédagogique. Et il énumère quelques étapes (journal scolaire, fichier scolaire, bibliothèque de travail, correspondance).
Il revient (EP 3, p. 68) sur cet aspect progressif: Il est préférable d'introduire notre matériel et notre technique progressivement. Nous ne visons pas, par exemple, à, de but en blanc, supprimer les manuels! car si vous n'avez pas encore en mains la technique qui les remplacera, ce sera la pagaïe dans votre classe, sans profit pour personne, pas même pour notre mouvement.
 
Une autre architecture scolaire
 
Une nouvelle pédagogie exige une architecture différente. Freinet s'attaque au problème (EP 20, juillet 38, p. 403) et publie deux plans : celui de l'école Freinet de Vence et celui d'une classe-atelier. Il critique les écoles-casernes des grandes villes. Les cellules scolaires ne devraient pas compter plus de 150 élèves répartis en 5 classes au maximum. L'inspecteur Levesque du Calvados estime qu'il faudrait, même en ville, des écoles à deux classes, ce qui est à ses yeux la structure idéale.
 
Rapports avec les autres courants pédagogiques
 
Freinet est agacé de se voir classé dans un clan pédagogique par opposition à d'autres et notamment à Decroly (EP 18, juin 38, p. 353): Non, cela , c'est la caricature de notre technique, comme l'application mécanique des centres d'intérêts est la caricature du Decrolysme. (...) Nous n'avons jamais dit que l'imprimerie (du texte choisi) doit être le centre d'intérêt de la journée. Elle le sera dans la mesure où elle exprimera les soucis des individus composant notre classe. Certains jours, quand l'imprimé choisi répond à 100% à un puissant intérêt collectif, oui, l'imprimé peut constituer le centre d'intérêt pendant tout un jour, pendant plusieurs jours. Nous reconnaissons volontiers que c'est l'exception et que, la plupart du temps, à côté de cet intérêt essentiel qui a eu la majorité, d'autres préoccupations impérieuses s'affirment dont nous devons tenir le plus grand compte. (...)
Nous n'avons jamais dit que nous étions contre Decroly. Au contraire. Mais il est des pratiques decrolyennes qui ne résisteront pas à l'expérience pratique d'une pédagogie organisée hors de tout parti-pris scolastique. (...)
Nous avons vanté la pédagogie montessorienne - ce qui ne nous empêche pas d'écarter tout ce qu'elle a de scolastique aussi. Que nos camarades expérimentent la méthode Cousinet, le plan Dalton, les projets. Qu'ils les expérimentent, non pas en partisans aveuglés par des méthodes trop vite fixées, mais en éducateurs décidés à y puiser le maximum à la lumière nouvelle d'une pédagogie essentiellement pratique et coopérative qui a besoin, par dessus les frontières, d'imposer enfin ses besoins et ses droits. C'est cela notre mouvement. C'est la composante de ces recherches  et de ces efforts en dehors de tout souci de nouveauté.
Il revient sur Decroly à propos de questions d'un camarade belge (EP 11, mars 39, p. 252): Nous devons rendre à Decroly cet hommage qu'il est l'éducateur qui s'est le plus approché, scientifiquement, du besoin des enfants, celui qui, du dehors, a su le mieux préciser la marche normale et naturelle de l'acquisition. Toutes les activités que préconise Decroly, nous les recommandons et les pratiquons, mais sans scolastique. Occasionnellement, comme le disent les successeurs de Decroly. Lorsque des notions participent d'un ensemble vivant jailli de l'évolution enfantine. (...) Nous ne faisons que prendre le problème où l'a laissé Decroly et nous ne prétendons qu'améliorer cette compréhension profonde, mathématique, scientifique, historique, sociale qui deviendra la matière de l'exercice technologique auquel elle donnera un sens, une portée et un but. (...) Pour la compréhension profonde nécessaire à l'acquisition, l'exercice méthodique n'est pas le plus sûr moyen. La vie seule importe. (...) Notre art, notre technique, c'est de faire jaillir la flamme, de la servir, de la guider même. Et là, pourvu que nous soyons en mesure d'apporter l'aliment, nous n'échouons jamais.
 
Non pas "nouveau" mais "moderne"
 
Freinet remet en question l'adjectif "nouveau", associé aux problèmes d'éducation. Il écrit (EP 16, mai 39, p. 354): Il faut débarrasser notre verbiage pédagogique de ce mot "nouveau" ou "nouvelle" qui nous a fait tant de tort, parce qu'il laisse croire que nous cherchons la nouveauté avant tout, alors que ce qui nous préoccupe exclusivement c'est de rendre plus rationnel, plus  intéressant, plus efficace, notre travail scolaire. Pour cette fin, nous employons les outils qui nous paraissent le mieux répondre à nos besoins, qu'ils soient anciens ou nouveaux. Nous devons dire même que nous nous méfions au contraire de la nouveauté qui est trop souvent mercantilisée et que nous savons prendre dans la tradition tout ce qu'elle contient de sagesse, de bon sens et d'adaptation au milieu et aux nécessités humaines. (...) Notre route, on s'apercevra à peine qu'elle est nouvelle: l'herbe gagne bien vite les talus; les charrettes y creusent quelque peu leurs ornières. Mais ce sera une belle route familière, utile à ceux qui l'emprunteront, et où tout le monde passera parce qu'elle remplacera avantageusement le vieux chemin.
Et pour convaincre d'autres éducateurs : Commencez toujours par le travail et la réalisation. Là est l'essentiel. Vous ne risquez pas de convaincre et d'attirer à nous de nombreux camarades si vous n'avez pas été suffisamment pris vous-mêmes au point de vous intégrer dans notre Coopérative de travail. Réalisez d'abord et montrez ensuite ce que vous avez réalisé, sans fard, sans paroles inutiles, sans tape à l'œil. Ne jamais tromper aucun camarade, ne point lui promettre plus que nous allons lui donner, éviter soigneusement de susciter de faux enthousiasmes dont les chocs en retour sont désastreux, dire honnêtement, sincèrement, ce que nous réalisons, ce que nous faisons, ce que nous espérons faire, c'est créer là les fondements indestructibles de notre mouvement pédagogique.
Pour marquer cette ligne d'action, Freinet consacre le dernier n° de l'année (EP 20, juillet 39 qui sera également le n° 14 des Brochures BENP) aux Premières réalisations d'éducation moderne à l'usage des débutants, des hésitants et des sceptiques. C'est apparemment le début de l'appellation "moderne" qui qualifiera son mouvement après la guerre. La brochure fait la synthèse pratique de tous les articles précédents avec cette affirmation qui est un véritable manifeste : Pas de méthode définie et fixe ... mais un puissant mouvement. Il n'y a pas de méthode Freinet, mais il y a un vaste mouvement pédagogique de rénovation et de réadaptation, dont nous avons fixé expérimentalement les bases et les principes. C'est comme une sorte de marche en avant collective, qui ne sous-estime ni la barrière rigide des rives, ni les remous dangereux, qui s'accommode des calmes languissants de la plaine et sait utiliser pourtant la cohue tumultueuse des rapides, qui permet cependant à tous d'avancer, de progresser, de s'organiser, de vivre.
 
La vie du mouvement
 
Les congrès
 
Ce sont, en plus de l'aspect décisionnel de l'Assemblée Générale de la CEL, d'importantes réunions d'échanges et d'approfondissement. Celui d'Angers (été 35) est bien suivi et l'on y prend la décision de tenir désormais les congrès à Pâques, indépendamment du congrès syndical. Le suivant se tient à Moulins (Pâques 36) avec une soixantaine de militants assidus.
A Nice (Pâques 37), afin de profiter de la région, les 3 jours de travail sont prolongés pour les volontaires par 3 jours d'excursions, comprenant malgré tout un rassemblement paysan, un matin, et un meeting ouvrier le dernier soir. Le rituel de la dernière journée d'excursion par cars se perpétuera après la guerre, jusqu'à ce que la multiplication des voitures personnelles rende inutile cette organisation.
Le congrès d'Orléans (1938), avec 200 auditeurs et autant de visiteurs, dégage une liste non close des groupes de travail avec leurs animateurs : Fichier scolaire coopératif (Guet, Allier); Guilde de la Bibliothèque de Travail (Lorrain, Vosges); Phonos et disques (Pagès, Pyrénées-Or.); Cinéma - recherches pédagogiques (Boyau, Gironde), - recherches techniques (Bréduge, Allier); Correspondances interscolaires - nationales (Alziary, Var), - internationales (Bourguignon, Var); Dictionnaire (Davau, Indre-et-Loire); Cours Complémentaires (Charbonnier, Allier); Pipeaux (Mlle Lavieille, Loire); Cl. de Perfectionnement (Bertrand, Lot-et- Gar.); Scolarité prolongée (Picardet, Nièvre); Loisirs dirigés (Gauthier, Loiret); Photographie (M. Lallemand, Charente-Inf.); Maternelles (Lisette Vincent, Algérie).
A Grenoble (Pâques 39), avec une centaine de participants réguliers mais 600 auditeurs en plénière, on recense de nouvelles commissions : Education physique (Vigueur, E. et L.); Folklore musical (Lemoine); Sciences pratiques (Puget); Sourds-muets (Hulin, Nord); Histoire vivante (Hostier); Enseignement aux indigènes (S. Carmillet); Matériel scolaire (Blampied). Mathématiques (Rogerie); L'Histoire qui se fait (Gauthier); Jeux et chants (Vovelle); Travaux manuels (Gendre); Recherches folkloriques (Baucomont); Théâtre enfantin (Bourguignon); Classification et fichiers autocorrectifs (R. Lallemand); Coopératives scolaires (Chautard).
Le conseil d'administration de la CEL est composé, en plus de Freinet (responsable Imprimerie et revues) et Pagès (responsable Disques), uniquement de militants de l'Allier, probablement pour faciliter les rencontres en cours d'année: Bertoix (administrateur délégué), Charbonnier (administr. dél. adjoint), Mme Chéry (secrétaire), Mayet (trésorier général), Bréduge (Cinéma), ainsi que trois autres administrateurs : Guet, Beauregard et Virmaux.
 
Les conférences de Freinet
 
Entre novembre 36 et juillet 39, Freinet multiplie les conférences dans les départements, parfois trois ou quatre dans un même week-end. La liste est impressionnante. Pour l'année 36-37: Epinal (en présence de l'Inspecteur d'Académie et de la directrice de l'ENF), Mirecourt (avec le directeur de l'ENG), Nancy (Dir. des deux EN); Pyrénées-Orientales, Aude, Hérault, Gard; Tours; Le Puy, Mende. En 37-38: Deux-Sèvres; Dordogne; Allier; Nièvre; St-Jean d'Angély et La Rochelle. En 38-39: Aurillac; Béziers, Montpellier; Ajaccio. Les auditeurs de ces conférences apprécient généralement le caractère concret de l'intervention de Freinet, avec référence permanente à la pratique quotidienne qu'il vient juste de quitter et quelques citations de textes d'enfants.
Les militants organisent aussi des manifestations sans la présence de Freinet qui ne peut suffire à tout. C'est le cas notamment à La Voulte, Orange, Perpignan, en Savoie et dans le Loiret. Sans parler des groupes locaux affiliés au GFEN, sur les conseils donnés par Freinet (EP 7, janv. 36).
 
Le rôle des filiales départementales
 
Même là où il n'est pas encore possible d'instituer un groupe étoffé, il est nécessaire que les enseignants désireux de modifier leur pédagogie puisse prendre des contacts de proximité et le congrès d'Angers a décidé de multiplier les filiales départementales, de profiter des conférences pédagogiques pour recueillir des abonnements à L'Educateur Prolétarien. Trois ans plus tard, une liste de 82 Délégués Départementaux CEL est publiée (EP 4, nov. 38, p. 79). Même en défalquant l'Algérie et le Maroc, c'est énorme quand on sait qu'il n'y a alors que 90 départements. Bien sûr, les groupes sont très inégaux. Certains, notamment ceux qui ont pris la charge d'un congrès, sont solides. D'autres ne comptent que quelques militants, mais cela permet néanmoins une action de diffusion et surtout l'accueil de nouveaux venus.
Le rôle des filiales départementales est précisé au congrès de Grenoble (EP 14-15, avril 39, p. 337) :  Propagande (expositions, conférences) - Aide aux nouveaux adhérents - Organisation de dépôts pour la vente de matériel et de brochures. On envisage des dépôts dans des librairies amies de l'école laïque.
 
Les cours d'été à Vence
 
Le premier s'est tenu l'été 36 à l'école Freinet. Comme beaucoup de petits pensionnaires ne partent pas en vacances, ce qui permet des démonstrations authentiques, se pose un problème d'hébergement. Beaucoup d'enfants cédent leur lit aux adultes en se donnant l'aventure de dormir à la belle étoile, ce qui ne pose heureusement pas de difficulté sous le climat provençal.
L'été 37, il faudra deux fournées (8-15 août et 15-22 août) pour accueillir tous les volontaires. Au programme: démonstrations pratiques avec les enfants, exposés théoriques, séances de travail personnel des stagiaires. Les participants peuvent camper, loger à Vence et prendre les repas à l'école.
La construction de l'auberge de jeunesse, proche de l'école, permet un accueil plus large et, en 38, il n'y aura pas moins de 80 participants, parmi lesquels des militants chevronnés comme René Daniel et Raoul Tessier (EP 1, oct. 38). Des jeunes en camp d'été à Nice viennent également au Pioulier. L'été 39, ce sont cent enseignants qui viennent passer la première semaine d'août à l'école Freinet.
 
Le matériel CEL
 
L'évolution de la presse d'imprimerie
 
Depuis 1935, la presse métallique (en fer) a supplanté la presse de bois. Elle existe en format normal (13,5x21) ou "jouet" (la moitié de ce format). Pour les grandes classes (CC, EPS, collèges et lycées) , sont proposés deux modèles de presse à encrage automatique (EP 13-14, mars 38).
 
Un limographe CEL
 
Ce type de duplicateur à volet avec stencil n'est pas une création de la coopérative. Un modèle grand format (21x27) était vendu aux curés par les éditions bien pensantes de La Bonne Presse pour l'édition de feuilles paroissiales à petit tirage, exorbitante en recourant à l'imprimerie professionnelle.
La CEL propose (EP 6, déc. 35, p. 129) un modèle petit format (13,5x21), composé d'un socle garni d'une glace indéformable pour assurer une surface bien plane, d'un cadre avec une soie tendue. Un poinçon et une lime plate (en métal au début, puis en plastique) permettent de graver le stencil (dessin ou écriture manuscrite), stencil qui peut aussi être dactylographié. Un rouleau de la largeur du cadre et une encre grasse, plus fluide que celle d'imprimerie, permet l'impression, à travers les perforations du stencil, sur la feuille placée au-dessous. Cette technique, complémentaire de l'imprimerie, permet un tirage dépassant la centaine d'exemplaires, ce qui est exclu avec la polycopie (et plus tard avec les duplicateurs à alcool). Ce sera le matériel le plus largement répandu, parce qu'accessible aux classes les moins riches.
Dans certains stages, un atelier de fabrication de limographe permettra à chaque stagiaire de repartir avec un moyen de duplication pour démarrer. Le seul matériel à acheter est le rouleau et l'encre (certains ont même bricolé des rouleaux en manche à balai et chambre à air de bicyclette, mais les résultats sont décevants).
 
Une machine à écrire à toute épreuve
 
Le problème, c'est de trouver un modèle robuste et simple qu'on puisse mettre sans risque entre les mains des enfants. Freinet répète souvent par boutade: Si tu veux tester la possibilité de confier un appareil aux enfants, tu le jette du premier étage. S'il est encore en état de marche, il risque de résister dans une classe. Il conseille (EP 13-14, avril 38, p. 287) un modèle d'origine allemande Mignon  qui n'a pas de touche mais un cadran et un stylet mobile qui actionne un cylindre portant les caractères, comme plus tard dans les machines à boule ou à marguerite.
 
Des fichiers autocorrectifs d'opérations
 
On se souvient que Freinet avait critiqué le "taylorisme pédagogique" des Américains, tendant à parcelliser les apprentissages. Mais, comme toujours, il a étudié de près les livrets autocorrectifs du professeur Washburne et, convaincu de leur intérêt, il a obtenu pour la CEL l'autorisation d'adapter sur fiches l'apprentissage des multiplications et divisions (EP 6, déc. 36, p. 135). C'est R. Lallemand qui se charge  de ce travail et qui annonce les caractéristiques de cet outil très attendu (EP 16, mai 37, p. 287) : 1° Il est merveilleusement gradué. 2° Il est simple et pratique (la fiche correction porte le même n° que la fiche demande, d'une couleur différente). 3° Il s'adapte mieux au travail scolaire, notamment dans les classes à plusieurs niveaux. 4° Il s'adapte aux capacités de chacun. 5° Il prévoit le contrôle par des tests, corrigés par le maître. 6° Correction des erreurs dominantes (en cas d'échec, on ne recommence pas tout mais seulement ce qui provoque l'erreur). 7° Possibilité de contrôle d'une classe nouvelle ou d'un élève nouveau.  Au total, 350 fiches Demandes et 350 fiches Réponses pour 25F.
 
Enquête pour un futur fichier de grammaire
 
Avant d'entreprendre une collection de phrases tirées de textes d'enfants, servant à un futur fichier de grammaire, Lallemand enquête (EP 10, Fév. 39, p. 230) sur la terminologie grammaticale, incroyablement diverse selon les départements. Un exemple des 23 questions qu'il pose : N° 6, utilisez-vous l'appellation a) compl. d'attribution, b) compl. indirect, c) compl. d'objet indirect, d) compl. datif ?
Cela provoque une réaction de M. Husson, inspecteur à Commercy : Je suis très loin du fichier de grammaire. Vous devez sentir comme moi que si nous n'y prenons pas garde, les fiches risquent de devenir un instrument aussi pernicieux que les livres. Il faudra  crier un jour: "A bas les fiches!" comme nous crions: "A bas les manuels".  Ce qui donne à Freinet l'occasion de préciser sa pensée (EP 13, mars 39, p. 310) : Notre "Grammaire en quatre pages" a été un effort considérable de simplification et de rationalisation de cet enseignement. Nous ne devons pas revenir sur cette conception, maintenant moins que jamais puisque les instructions ministérielles nous donnent implicitement raison. Mais il y a une technique à acquérir cependant, c'est celle de l'orthographe, des conjugaisons, des accords essentiels pour laquelle la répétition méthodique par les fiches doit rendre de très grands services. Notre fichier de grammaire devra s'en tenir là, sans inutiles complications syntaxiques ou analytiques. En exprimant ce vœu, nous savons que nous sommes en accord avec Lallemand qui nous aidera à éviter les écueils sur lesquels nous croyons devoir insister.
 
Place du travail autocorrectif dans une pédagogie globale
 
Quelques arguments qui suivent méritent d'être reproduits car ils prouvent que, dans l'esprit de Freinet, il n'y a pas opposition mais complémentarité entre l'expression libre, la découverte et la consolidation méthodique: L'essentiel, c'est la création de l'enfant, l'effort personnel motivé au service d'une communauté de travail organisée. Nous avons mis en lumière, nous rendons possible par nos réalisations, et au maximum, cet effort créateur générateur de vie, donc d'éducation et d'instruction. Toutes les pratiques scolastiques qui risquent de contrarier le développement normal de ces lignes de vie sont déclarées néfastes et nous tâchons de les éviter et de les remplacer. Mais il y a des techniques dont l'acquisition - sentie et voulue par les enfants - nécessite la répétition méthodique : les règles essentielles de calcul notamment et certaines règles de grammaire et surtout les conjugaisons. Pour l'acquisition de ces techniques, nous avons, les premiers, lancé l'idée des fiches autocorrectives qui obtiennent un très grand succès (...) Quiconque travaille selon notre technique sent l'inutilité des exercices grammaticaux dont les manuels sont farcis. Notre technique des plans de travail, des conférences, l'effort que nous faisons pour suppléer au verbiage scientifique, géographique et historique qui a conditionné l'école jusqu'à ce jour, la distinction que nous avons faite entre le sens arithmétique et la technique d'acquisition, contribuent à faire comprendre la nécessité pour les éducateurs et pour les enfants, d'éviter toute nouvelle stagnation scolastique. (...) Tout un domaine reste à explorer, mobile et dynamique comme tout ce qui est vivant et actif; à nous de nous accoutumer aux rythmes nouveaux, de nous engager résolument dans le torrent, non pas pour y établir des barrages scientifiques, mais pour y découvrir les vraies lois de la vie et de l'éducation. Le matérialisme pédagogique que nous prônons ne saurait être la fausse science que nous avons dénoncée. Des pédagogues classificateurs s'étaient obstinés autrefois à me cataloguer parmi les éducateurs poètes. J'ai montré que je savais être en plein dans la réalité, mais pour faire sortir de cette réalité tout ce qu'elle peut contenir de poésie, de beauté, d'élan et de vie au service de notre éducation libératrice. (la passage en gras est souligné par moi, M.B.)
 
Les Brochures d'Education Nouvelle Populaire (BENP)
 
En septembre 37, Freinet crée un nouveau moyen de diffusion pédagogique. Il s'agit de numéros spéciaux de L'Educateur Prolétarien  dont on fait un tirage supplémentaire sous couverture spéciale Bibliothèque d'Education Nouvelle populaire (PENP), ce qui permet la vente au n° dans les départements. L'amortissement des frais d'édition dans l'abonnement à la revue permet cette diffusion supplémentaire sans risque financier. La première année (1937-38) sont publiés 10 n°. Freinet en est généralement l'auteur, sauf quand nous mentionnons un autre nom.
Voici les titres : La technique Freinet  (n°1, sept.); Grammaire française en quatre pages  (n°2, oct.); Plus de leçons  (n°3, nov.); Principes d'alimentation rationnelle  (E. Freinet, n°4, janv.); Le fichier scolaire coopératif  (n°5, fév.); Loisirs dirigés  (collectif, n°6, mars), dans la seconde édition, le titre deviendra Activités dirigées ; Lecture globale idéale par l'imprimerie  (Lucienne Mawet, n°7, avril); L'imprimerie à l'école  (n°8, mai); Le dessin libre  (E. Freinet et Davau, n°9, juin); La gravure du lino  (Marcel Lallemand, n°10, août).
L'année suivante (1938-39) ne voit naître que cinq titres nouveaux : La classe exploration  (J. Puget, n°11, oct.); Techniques d'étude du milieu local  (J. Puget, n°12, nov.); Disques et phonos , reprise du n° spécial de 1936 Le disque à l'école primaire  (Y. A. Pagès, n°13, déc.); Premières réalisations d'éducation moderne  (C. F., n°14, janv.); Pour tout classer, (Roger Lallemand, numéro triple 15-16-17, fév.).
Après février 39, l'édition de titres nouveaux s'interrompt pour éviter les stocks trop importants. A cause de la guerre, elle ne pourra reprendre qu'en décembre 45.
Comme on le voit, plusieurs de ces brochures cherchent à aider les instituteurs à appliquer les nouvelles consignes concernant les loisirs éducatifs et l'étude du milieu local. On se souvient sans doute que Paul Boissel avait rédigé en 1925 pour les bulletins syndicaux une longue étude sur les classes-promenades. Quand les éditions Nathan publient 11 ans plus tard un livre de Carmiaux et Leroy sur le même sujet, il ne manque pas, tout en signalant l'intérêt du livre (EP 6, p. 147), de rappeler les antécédents syndicaux. Ce qui lui vaut une réponse de Fernand Nathan, en personne, rappelant qu'il a largement anticipé en publiant, entre 1920 et 1925, dans sa revue Le travail manuel, une série de comptes rendus de classes-promenades de M. Champagne.
 
Les correspondances interscolaires
 
Sur le plan national
 
C'est Alziary (Le Thoronet, Var) qui organise les jumelages en trois vagues: pour ceux qui ont envoyé leur fiche avant le 1er juillet, avant la 1er septembre, avant le 3 octobre (jour de la rentrée).
Voici les renseignements demandés pour réaliser les jumelages : Coordonnées de l'imprimeur et de l'école. Nombre d'élèves travaillant à l'imprimerie, âge scolaire, garçons, filles, mixtes. Imprimez-vous tous les jours? de temps en temps? Pratique du centre d'intérêt, travail par groupes, textes libres. Format du journal, périodicité, corps du caractère, modèle de presse. Le pays: région géographique, topographie, industries, agriculture, commerce, centres d'intérêt dominants. Désirs: voulez-vous un correspondant journalier? à combien d'équipes de 8 voulez-vous appartenir (pour l'échange du journal)? Si vous avez déjà un correspondant journalier, inscrivez son nom et son adresse.
 
Au niveau international
 
C'est Bourguignon (Besse-sur-Issole, Var) qui organise les jumelages.
Voici le questionnaire : Nom et adresse, âge scolaire des élèves. Nombre de correspondants étrangers demandés. Nationalités demandées (dans l'ordre de préférence. Pratiquez-vous l'imprimerie? éditez-vous un journal? Correspondance envisagée - entre maîtres (recommandée) - entre enfants: envoi simple d'imprimés (journal cartes postales, dessins); correspondance collective (lettres et journaux, colis); correspondance individuelle (cartes postales, courtes lettres). Connaissez-vous une langue étrangère? Voulez-vous un correspondant dans cette langue. Connaissez-vous l'espéranto? ou bien voulez-vous utiliser nos services de traductions? Pourriez-vous accepter, le cas échéant de faire partie du service de traduction? Dans l'affirmative, dans quelle langue?
Pour ceux qui ont déjà correspondu précédemment, on demande avec quelles écoles de quels pays, s'ils ont l'intention de continuer avec ces correspondants, sinon signaler ceux qui pourraient recevoir une affectation nouvelle.
 
L'espéranto
 
Les échanges avec la Suisse et la Belgique se font en français mais, avec les pays non francophones, ils se font généralement en espéranto. En 35, les listes d'échanges mentionnent les correspondants de 10 écoles anglaises, 16 soviétiques, 13 espagnoles (EP 1 et 4, p. 13 et 85). En 36, à nouveau 15 écoles soviétiques (EP 3, p. 65). En 38, 10 écoles soviétiques et 13 anglaises (EP 3 et 5).
Pour apprendre l'espéranto, il existe un cours coopératif par correspondance. Pour le perfectionner, on peut également participer à l'école espérantiste d'été,  en Vendée à La Tranche (EP 15, mai 36, p. 137), au congrès espérantiste à Prades (EP 17, juin 37, p. 219).
La revue espérantiste Infanoj sur Tutmondo , animée par Bourguignon, constitue une Gerbe internationale. Elle annonce un n° spécial sur le Japon (EP 6, nov. 36, p. 66). Bourguignon parle d'un roman en espéranto publié à Varsovie : un insituteur réunit les "mauvais garnements" du village qui donne du fil à retordre aux adultes, par leur volonté de les imiter en toute occasion. Il utilise au maximum leurs dispositions naturelles et les entraînent dans la voie de la coopération et du travail pratique (le jeu sérieux). Vient ensuite le développement de la solidarité en faveur d'un camarade malade et cela débouche sur une association internationale de la Jeunesse Coopérative Scolaire qui existe vraiment. On sent que Bourguignon voit le lien avec ce que Freinet appellera "l'éducation du travail", il a fait la traduction en français qui pourrait être publiée s'il y a assez de souscripteurs. La CEL prévoit l'édition de disques avec des chants et des textes en espéranto (EP 9, fév. 37, p. 193). 
Bourguignon est aussi amené à mettre en garde contre une manœuvre de détournement des enseignants espérantistes vers une organisation bourgeoise, la Société Française pour la Propagation de l'Espéranto, appartenant à une Union internationale à sympathie fasciste (EP 6, déc. 37, p. 137).
 
Le problème lancinant des tarifs postaux
 
Les PTT ont augmenté notablement les tarifs. Freinet intervient auprès de Virgile Barel, député communiste de Nice (et ancien membre de la CEL en 27), pour qu'il réclame le tarif minimum "Périodiques routés" pour les journaux scolaires. Comme ces envois restreints en nombre ne permettent un tri préalable par l'expéditeur, l'administration répond que le tarif de 10c doit leur être appliqué, en précisant qu'il s'agit là d'une mesure très bienveillante car ces travaux d'élèves devraient entrer dans la catégorie "Imprimés ordinaires".
 
Pour transformer les disciplines scolaires
 
L'histoire vivante
 
Hostier est chargé de collecter tous les envois des classes sur la vie autrefois d'après l'histoire locale (EP 2, oct. 38, p. 34). Freinet préconise l'exploitation systématique des archives locales (mairie, familles) et profite du 150e anniversaire de la Révolution pour cibler la recherche (EP 10, fév. 39, p. 225). Il reçoit les encouragements de Romain Rolland qui lance l'idée d'une chanson de geste populaire de la Révolution Française. Une rubrique de La Gerbe  publiera des documents recueillis. Guillard et Molmerret (Isère) ont édité leurs propres recherches sur La Révolution en Dauphiné.
 
Les sciences
 
Coqblin (Nièvre) indique comment construire et peupler un vivarium pour la classe (EP 2, oct. 38). Gaétan Vovelle (Eure-et-Loir) a essayé de réaliser un système simple de détermination des plantes et propose son aide pour préparer avec des collègues des BT sur la botanique (EP 16, mai 39, p. 362). Il a rédigé une petite brochure Ce qu'on peut voir dans un petit microscope. Elle ne sera publiée en BT qu'après la guerre.
 
Le dessin
 
Pierre Rossi, l'illustrateur du premier livre de Freinet (Tony l'assisté) avait donné crûment son point de vue sur l'enseignement du dessin dans L'Ecole Libératrice et soulevé un chœur de critiques intercédant pour l'enseignement traditionnel de cette discipline. Freinet propose une expérience (EP6, déc. 36, p. 145): Dressez méthodiquement, par vos meilleures leçons, les enfants de 5 à 9 ans d'une classe. Laissez pendant une année des enfants du même âge dessiner librement dans une classe rénovée par nos techniques. A la fin de l'année, exposez les travaux des uns et des autres: on admirera peut-être la patience et l'habileté des premiers et on louera surtout le talent du maître. Mais devant les œuvres des seconds - et devant celles-là  seulement - les gens vibreront, satisfaits. Il donne la parole à Rossi qui s'insurge contre l'attitude des adultes devant le dessin d'enfant (EP 12, mars 37, p. 256) : Qu'on ne vienne pas parler de la pauvreté d'imagination de l'enfant! C'est l'adulte qui est pauvre! Son cerveau paraît plus rempli, mais il est le plus souvent encombré de choses mortes et hors d'usage. Les images de notre enfance avaient de profondes résonnances, une fraîcheur que le souvenir ne peut que très faiblement nous restituer mais qui nous émeuvent encore s'il nous est donné de les revoir. La vivante imagination de l'enfant l'emporte, d'un coup d'aile, dans un monde tout à fait différent du nôtre. Malheureusement, les adultes se chargent de rompre le charme et de le ramener, brutalement parfois, vers la terre.
Davau (I. et L.) a exposé à plusieurs reprises les peintures à la colle réalisées dans sa classe et, devant l'intérêt suscité, il explique en deux articles (EP 20, juillet 37, p. 269 et EP 3, oct. 37, p. 65) sa pratique de la peinture. Il sera l'un des auteurs de la BENP sur le dessin, avec Elise Freinet qui n'est pas encore acquise à ce matériau.
Lisette Vincent écrit sur Le dessin spontané des enfants (EP 10, fév. 38, p. 210). R. Lallemand fait l'éloge funèbre d'Hélène Guinepied, artiste peintre qui s'était intéressée aux jeunes enfants qu'elle faisait peindre en grand format (EP 18, juin 38,p. 367). Van Schoor qui a publié un livre en flamand sur la pratique de la linogravure à l'école montre (EP 11, mars 39, p. 258) que la pratique de l'imprimerie et des échanges est une motivation des travaux graphiques des enfants.
 
Cinéma et photo
 
Le problème des formats empoisonne l'avenir du cinéma à l'école. Boyau fait le point (EP 1, oct. 35, p. 14; EP 4, nov. p. 86 et EP 5, nov. 36, p. 113). Le duel n'existe plus entre les formats 9,5 et 16 car le dernier l'a emporté puisqu'aucune subvention n'est plus accordée au premier. Cela provoquera la création d'une "ligue de défense du 9,5" (EP 12-13, mars 36). La cinémathèque coopérative est transférée sur Bordeaux et recherche des films de 16mm au prix le plus avantageux. Mais comme il existe de nombreuses classes équipées en Pathé-Baby, une motion du congrès (EP 13, mai 37) demande le maintien des éditions en 9,5 jusqu'au remplacement par des appareils plus perfectionnés. L'éditeur proteste (EP 3, oct. 37) en disant que l'édition n'a pas cessé, mais il s'agit de films de 60 ou 100m qu'on ne peut passer sur les petits appareils qui n'acceptent que les bobines de 10 ou 20m. D'autre part les prix ont été largement augmentés. Bréduge devient responsable du cinéma (EP 12, mars 39, p. 285). Le stock de films 9,5 de la cinémathèque ne sera pas renouvelable car Pathé ne les réédite plus. Certains estiment que le 8mm serait le format le plus économique pour la classe.
Boyau donne des conseils pour réaliser un film: choix du sujet, découpage (EP 1, oct. 36, p. 13). Dans un exposé au Congrès International de l'Education Populaire, à Paris, il propose (EP 1, oct. 37, p. 14) la multiplication de petits films réalisés par les enfants.
Une fois n'est pas coutume, une longue critique, très élogieuse, d'un film commercial par Elise Freinet (EP 15, mai 36, p. 306). Il s'agit du film de Chaplin: Les Temps modernes.
En photo, M. Lallemand (Charente Inf.) donne des conseils pour le développement des pellicules et l'agrandissement (EP 19, juillet 38, p. 394).
 
Musique et disques
 
En novembre 35 (EP 4), la CEL envisage l'édition de plusieurs disques: 6 d'espéranto, 3 pour évolutions rythmiques, 3 de morceaux choisis de poésie et littérature, 3 de chants. La même année, paraît un numéro spécial (EP 8-9) Le Disque à l'école primaire de Y et A Pagès. On y annonce 6 disques pour apprendre à chanter, 12 chansons interprêtées par Madeleine Decroix, de la Gaieté Lyrique. En l'absence de Pagès au Congrès International de l'Enseignement, pendant l'exposition de 1937 à Paris, c'est Davau qui fait un exposé sur le disque d'enseignement et son utilisation pédagogique (EP 1 et 2, oct. 37, p. 17 et 38).
Petite polémique sur le pipeau. Mlle Lavieille (Loire) conseille la fabrication des pipeaux de bambou (EP 3, nov. 36, p. 67). Quelques mois plus tard, R. Lallemand se fait l'écho d'une réaction de Lina Roth (EP 10, Fév. 37, p. 223) qui critique les pipeaux de bambou, manquant de justesse, et préfère le pipeau de celluloïd qu'elle juge plus juste. Il faut dire qu'elle soutient son modèle diffusé par Nathan. Gachelin (E. et L.) précise sa pratique d'airs simples avec les enfants (EP 11, p. 246). Mme Guéritte, de la Guilde des pipeaux, proteste contre les affirmations de Lina Roth (EP 17, juin 37, p. 225) : Miss James a fabriqué ses pipeaux en bambou parce que, flutiste de talent, elle trouvait le son des flageolets de celluloïd trop vilain, cette matière donne un son aigre alors que le bambou donne un son moelleux. Jean Boecks, instituteur belge (qui deviendra après la guerre le responsable des CEMEA de son pays) fait le point sur les divers pipeaux (EP 1, oct. 37, p. 20). Il préfère le pipeau de bambou, moins cher et mieux adapté à chaque utilisateur que celui en celluloïd. La flûte à bec est ce qu'il y a de mieux mais coûte beaucoup plus cher. La conclusion, provisoire, sera donnée (EP 10, fév. 39, p. 232) par Mlle Lavieille qui cite des textes d'enfants algériens sur leurs flûtes de roseau et par Vovelle qui se réfère à son fils et à ses élèves cherchant à reproduire par tâtonnements les chants qu'ils aiment.
Un peu plus tôt (EP 7 et 8, janv. 39, p. 146 et 169), Freinet avait remis en question l'enseignement traditionnel de la musique : Quelle technique, alors, allons-nous préconiser? Mais exactement comme pour les autres acquisitions: l'expression libre et synthétique à la base de toute activité, l'acquisition par des méthodes globales exclusivement, les procédés analytiques n'intervenant que fort tard quand l'élan est donné et qu'on comprend le sens de certaines dissections - acquisitions techniques (notes, mesures, etc.), au cours de ces réakisations vitales, par la collaboration des éducateurs. Dans nos écoles, nous disons : parler, rédiger et lire... Pour la musique, nous dirons de même : chanter d'abord, chanter les chants entendus autour de soi, mais aussi des chants créés sur des modes simples, à la mesure des possibilités enfantines - notation de ces chants, lecture et reproduction des chants notés - initiation familière toute de vie et de création qui débordera bientôt ce cadre étroit pour partir à la conquête de la culture musicale. Mais les moyens d'y parvenir, dira-t-on? Qu'on ne commette pas contre nous cette même erreur dont nous avons été si longtemps victimes. Qu'on ne croie pas que nous sommes contre tout apprentissage, contre toute technique, que nous recommandons simplement de laisser les enfants libres. Nous ne sommes pas, on le sait, pour cette liberté toute négative qui n'est qu'un mot, et dangereux. Mais il y a certainement une autre technique d'apprentissage que celle qui est habituellement employée et dont nous venons de faire le procès. C'est cette technique qu'il nous faut découvrir et préciser, comme nous avons permis la création pratique et effective d'une nouvelle technique pour l'apprentissage de la langue, du calcul, du dessin.
Lemoine (Meuse) insiste sur le besoin de faire chanter aux enfants des chants populaires (EP 11, mars 39, p. 262). Il évoque ses rencontres avec des groupes allemands, dans les années 20. Spontanément et sans s'être concertés, ils pouvaient entonner en chœur des chants très divers qu'ils avaient appris à l'école dans leur enfance. Freinet lui confie une nouvelle commission qui réunira les plus belles chansons de folklore, susceptibles d'être chantées à l'école.
 
La radio
 
Pagès signale (EP 4, nov. 36, p. 81) que l'émetteur de la Tour Eiffel diffuse en fin d'après-midi (17H10 à 17H40) des émissions scolaires. Il critique l'heure tardive, le style conférence. De plus, cet émetteur ne couvre qu'une partie de la France. Il rédige des propositions (EP 9, fév. 37, p. 195) pour adapter la radio aux nécessités de l'enseignement primaire en refusant l'écoute passive. Plan de séances de 20 à 30 minutes maximum : nouvelles d'actualité expliquées aux enfants; nouvelles sportives; reportages courts (10 à 15 min) sur un sujet de la vie moderne (grande ville, voyage en train, paquebot, avion, grand magasin); pièce comique (farce ou extrait de comédie); morceau de musique; collaboration des enfants pour la sélection de textes ou de témoignages. Un bulletin de Radio Scolaire devrait préparer l'accueil des émissions afin d'en tirer profit.
Freinet (EP 12, mars 38, p. 253) réclame la modernisation de la radio scolaire: Avec des enfants à l'approche de la puberté, les journaux semblables aux journaux d'adultes sont particulièrement appréciés. Une dame passionnée à l'éducation vivante et moderne de ses enfants nous demandait récemment: "Existe-t-il un journal non déformé par les passions politiques auxquelles l'enfant ne peut pas encore être directement mêlé, et qui, cependant, lui apporterait les nécessaires informations sociales et politiques auxquelles il est déjà mêlé et qu'il a le droit et le devoir de connaître?" Ce que la presse n'a pas encore su réaliser, la Radio le tentera-t-elle? (...)
La vie des enfants par la correspondance interscolaire est une des nouveautés qui doivent s'imposer à la Radio scolaire  et sut laquelle nous insistons à nouveau. Nous avons montré techniquement, pratiquement, que l'un des besoins essentiels des enfants est leurs besoin d'expression, le désir qu'ils ont de s'extérioriser, de faire connaître non seulement à leurs proches mais aussi aux personnes éloignées, leurs besoins, leurs joies, leurs peines, leurs jeux... leur vie. (...)
Le folklore est un des éléments merveilleux de la vie des enfants. (...) Mais on doit descendre plus près des enfants, entendre de leur propre voix les traditions des diverses régions de France à l'occasion des événements périodiques qui jalonnent encore les réjouissances enfantines: les vendanges, les semailles, Noël, les Rois, Carnaval, Pâques, le printemps, etc.
Nous ne sommes pas du tout contre les jeux de toutes sortes. Nous disons seulement qu'ils ne doivent pas être l'essentiel mais l'accessoire, et que, dans ce domaine aussi, il faut descendre le plus près possible des enfants en leur donnant au maximum la parole.
 
L'éducation physique
 
Vigueur (Eure-et-L.) lance un appel (EP 3, nov. 36) pour constituer une rubrique sportive dans La Gerbe  et une enquête sur les jeux de folklore et jeux d'enfants. Gauthier (Loiret), à propos de l'heure quotidienne d'éducation physique expérimentée dans plusieurs départements, insiste sur plusieurs problèmes (EP 4, p. 83): lieu (cour convenable et préau en cas de pluie); allègement des programmes pour trouver le temps nécessaire; manque de tenue sportive pour les filles; enfants mal nourris (la cantine est un progrès, mais il faut l'argent); enfin, responsabilité en cas d'accident.
Freinet (EP 11, mars 37, p. 249) fait l'éloge du livre de Georges Hébert, L'Education Physique, virile et morale par la méthode naturelle (Vuibert): Depuis de longues années, un homme, G. Hébert, mène contre cette gymnastique irrationnelle le même combat que nous poursuivons contre l'enseignement scolastique. Que nous importent les idées sociales de ce novateur, son admiration peut-être pour des régimes que nous abhorrons! Si ces idées sont bonnes, nous devons nous en saisir et en bénéficier.
Débordant le domaine scolaire, Vigueur (EP 6, déc. 36, p. 141) rappelle que le Centre Laïque des Auberges de Jeunesse ne se contente de proposer des gites d'étapes et des auberges disséminées en France, mais organise, notamment dans la région parisienne, des moyens de s'instruire (visites, conférences), de se distraire, de s'entraîner (patinage, cyclisme, marche, escalade, etc.).
 
L'évaluation
 
Jean Mawet (EP 4, nov. 35) fait état du carnet de communication utilisé en Belgique (en France, on l'appelle "de correspondance"). On n'y note pas seulement les résultats scolaires mais des appréciations diverses: soins aux livres, propreté des mains, observation du règlement adopté par la classe, initiative, franchise, conduite dans les jeux. S'y ajoutent des observations des éducateurs et des parents.
 
 
En dehors du Primaire
 
Pour l'école maternelle, Lisette Vincent qui a vraisemblablement surmonté son différend avec Freinet, raconte (EP 20, juillet 37) ses pratiques alors qu'elle avait 84 élèves de 3 à 6 ans, dont une vingtaine de petits Arabes venant de la montagne, primitifs et turbulents. La rubrique se continue (EP 8 et 9, janv. et fév. 38).
En Cours Complémentaire, Charbonnier (Allier) parle de ses pratiques (EP 13-14 et 17, avril et mai 38), puis Didelot (Vosges) prend le relais (EP 10 et 11, fév. et mars 39).
Straub (Bas-Rhin) qui anime des cours d'adultes raconte les échanges fructueux et motivants avec des cours analogues de La Rochelle, du Var et du Haut-Quercy (EP 3, nov. 35).
En classe de perfectionnement, Bertrand (Lot-et G.) fait part de son expérience avec des enfants généralement instables qui parviennent à fixer leur attention pour composer et imprimer leurs textes (EP 17, mai 38, p. 337).
 
La documentation
 
Comment enrichir la bibliothèque de travail ?
 
N'oublions pas que ce mot désigne d'abord la bibliothèque de la classe permettant aux enfants de se documenter. On publie donc régulièrement des conseils pour l'alimenter.
Gratuitement d'abord, en signalant (EP 6, déc. 35, p. 132) qu'on peut se procurer auprès du producteur des graines "Le Paysan" un album avec reproductions en couleur de fleurs et légumes, plus des conseils de jardinage. La société OSEF distribue gratuitement des films fixes publiés avec le soutien de marques commerciales: l'alimentation de la plante (Potasse d'Alsace); les dents (Gibbs); la digestion (Ovomaltine); la vue (Mazda).
On présente le Manuel d'agriculture à l'usage des écoles primaires , en regrettant que cet ouvrage complet et intéressant soit publié avec le patronage de l'Union du Sud-Est des Syndicats agricoles, sous la direction du comte de Poncins, par la Librairie Catholique E. Vitte (EP 1, oct. 35, p. 21).
Delaunay conseille des lectures scientifiques dans des ouvrages déjà anciens : ceux de Colomb (par ailleurs auteur du Savant Cosinus, sous le pseudonyme de Christophe), les Lectures encyclopédiques  de B. Rolland et les Lectures historiques  d'A. Thomas (EP 12, mars 37).
Des critiques proposent ou déconseillent des ouvrages utilisables par les enfants, par exemple certains manuels à acheter en un seul exemplaire. Egalement une collection naissante : La Joie de connaître des éditions Bourrelier. Freinet critique le panorama trop rapide de Les maisons des hommes, de la hutte au gratte-ciel de Demangeon et Weiler : Ce n'est pas l'encyclopédisme qui compte mais le travail profond.  Il n'en conseille pas moins l'achat (EP 16, juin 37, p. 301), de même que pour Le petit peuple des ruisseaux de Piponnier et Parmi les étoiles de P. Couderc chez le même éditeur (EP 3, nov. 38). Il conseille également (EP 1, oct. 38) des ouvrages pour adultes utilsables en classe : L'esprit des abeilles (NRF) où l'auteur, J. François, s'interroge sur la communication évidente entre abeilles, ou Les araignées  de L. Berlaud (Ed. Stock). A partir de février 38, des enfants sont associés aux critiques de livres, ils écrivent ce qui les a intéressés ou rebutés dans les ouvrages qu'ils ont lus.
Le groupe de la Meuse a établi une liste des 100 premiers ouvrages indispensables pour la bibliothèque de travail de la classe. Les 50 jugés les plus simples sont signalés par un astérisque (EP 4 et 5, nov. et déc. 38).
Bien que la bibliothèque "de lecture" soit jugée moins prioritaire à cause de son ancienneté dans la plupart des écoles, elle n'est pourtant pas négligée et Fautrat (Mayenne) est chargé d'étudier la question. Sans renier sa position sur l'inutilité de la grammaire formelle pour les jeunes élèves, Freinet n'hésite pas à recommander (EP 3, oct. 37) pour les plus grands et les adultes: la Grammaire pratique de Bruneau et Heulluy (Delagrave) le Dictionnaire analogique de Maquet (Larousse)
 
Le fichier scolaire coopératif
 
Dans chaque numéro de L'Educateur Prolétarien  sont encartées des fiches imprimées sur papier, recto seul pour les coller sur carton. Un tiré à part permet de proposer en fin d'année la série complète. Freinet consacre un n° spécial à la constitution, au classement et à l'utilisation du fichier documentaire (EP 2, oct. 35); il sera diffusé ensuite dans la collection BENP.
A partir de 1938, c'est Guet (Allier) qui est chargé de coordonner la production de fiches nouvelles.
 
La classification
 
Lallemand (Ardennes) travaille depuis des années sur les problèmes de la classification. Le principe de la classification décimale est définitivement acquis. Freinet intervient (EP 3, nov. 38) dans la discussion en demandant un remaniement qui permettra la publication du Pour tout classer, première version du système de classement actuellement utilisé dans de nombreuses classes.
 
La collection BT
 
La difficulté d'amortir le coût d'édition de chaque brochure de la collection BT a obligé à étaler les parutions nouvelles
Voici les titres publiés: 1- Chariots et carrosses ; 2- Diligences et malles-postes ; 3- Derniers progrès (des véhicules à cheval), trois brochures d'Alfred Carlier ; 4- Dans les Alpages par l'école de Saint-Nicolas la Chapelle (Savoie) ; 5- Chronologie d'histoire; remplacée par le n° 22, plus complet ; 6- Les anciennes mesures ; 7- 30 fiches Histoire du pain ; 8- 30 f. Histoire du livre (ces deux séries de Carlier seront reprises plus tard en brochures) ; 9- 6 f. sur les pipeaux ; 10- La forêt par l'école de Gennetines-Saint-Plaisir (Allier). La suspension provisoire des parutions nouvelles est décidée à partir d'octobre 35.
Comme la CEL a édité 470 fiches du FSC, parfois difficiles à écouler, celles-ci sont regroupées en séries de nombre variable qui sont proposées pour compléter la documentation des classes. Ces séries sont numérotées à la suite des BT, ce qui donne : n° 11- 48 f. sur la vie de l'enfant ; 12- 39 f. sur les paysans ; 13- 63 f. sur les ouvriers ; 14- 47 f. sur "autrefois" ; 15- 57 f. sur la nature ; 16- 40 f. sur les mers et cours d'eau ; 17- 33 f. sur la géographie ; 18- 38 f. sur les sciences ; 19- 8 f. sur "nos recherches" ; 20- 9 f. sur la locomotion ; 21- 21 f. sur les chants du travail ; 22- 71 f. sur la chronologie historique ; 23- Histoire du livre ; 24- Histoire du pain ; 25- 68 f. de calcul.
L'édition de nouvelles BT reprend en mars 37 avec : n°26- Les abeilles ; 27- Histoire de la navigation ; 28- Histoire de l'aviation ; 29- Les débuts de l'automobile ; 30- Le sel ; 31- L'or ; 32- La Hollande ; 33- Le Zuyderzee.
Comme on le voit, dès le début, des classes sont auteurs de brochures documentaires et l'on mesure mal l'audace que représente à cette époque le fait de laisser aux enfants le soin de raconter leur milieu à d'autres enfants. Cette pratique se développera largement par la suite, sans supprimer pour autant la participation d'auteurs adultes. Les projets sont expérimentés avant édition dans plusieurs classes, afin de s'assurer qu'ils sont compréhensibles par les futurs lecteurs. Malgré quelques essais en format oblong, à l'italienne, la collection a rapidement trouvé sa forme définitive: 24 pages (exceptionnellement 32) en format 15x22, une séquence par page, comprenant un titre, un texte et une illustration (photo ou croquis en noir et blanc).
Malgré l'obligation d'espacer les parutions, Freinet ne ralentit pas la préparation de nouveaux projets. Il énumère (EP 9, fév. 38, p. 171) les sujets qui seraient utiles dans les classes.
 Histoire de la locomotion terrestre, navale, aérienne, l'évolution de la Terre, de l'habitation, du vêtement, du chauffage, de la famille, des religions, des croyances, des superstitions, des cultures, de l'imprimerie, des machines parlantes, du télégraphe et téléphone, de la radio, de l'éclairage, de la médecine, de l'école, de l'agriculture, des métiers, des jeux, de l'industrie, des sports, de l'alimentation, de l'heure, des armes à feu, de l'attelage, de l'esclavage, servage, salariat, de l'administration, des guerres entre états, des grands hommes.
Il crée une Guilde de préparation de la Bibliothèque de Travail dont l'animation est confiée à Lorrain (Vosges). Cette guilde permet de constituer un certain nombre de dossiers qui faciliteront la relance après l'interruption entre 1939 et 1945.
Une monographie du village de Bierry les Belles Fontaines (Yonne) par le Cours de scolarité prolongée est citée comme exemple par Hostier (EP 13, mars 39).
Après la guerre, les séries de fiches, de nombre et de prix différents, ne seront pas rééditées et Freinet bouchera les trous de la collection avec des sujets nouveaux, ce qui explique la bizarrerie de numéros datés de 1948 s'intercalant entre d'autres datés de 1932 à 1938 et réédités pendant une quarantaine d'années.
 
Un projet de dictionnaire pour enfants
 
Davau (Indre-et-L.) a lancé l'initiative d'un dictionnaire qui serait moins encombré de mots inutiles pour les classes primaires que le Petit Larousse dans lequel, par contre, des mots utiles sont traités trop brièvement (EP 1, oct. 37, p. 8). Freinet pense aussi à l'utilisation d'un tel dictionnaire comme index renvoyant aux documents existant et fournissant le numéro de classement décimal. Ces diverses fonctions seront finalement dissociées. Un débat s'instaure (EP 3, 6, 13-14) où certains, comme Lallemand, souhaitent des explications simples (Hostier parle même d'explication bébête), sans chercher à en faire un outil de documentation. On discute de l'utilité des illustrations. Au congrès, Davau expose sa position, différente de celles de Freinet et Lallemand (EP 15-16,mai 38, p. 308) et c'est son rapport qui est adopté après une longue discussion. 14 équipes sont constituées pour se partager les mots à définir. Il y a rapidement 40 puis 58 équipes départementales, y compris le groupe belge (EP 1 et 5, oct. et déc. 38).
Comme Davau semble considérer ce chantier comme sa chasse gardée, Freinet relance le débat de la participation de tous à l'orientation générale (EP 8, janv. 39, p. 175). Une réunion à Paris les 28 et 29 décembre (EP 9, p. 216) a bénéficié de la présence du linguiste Marcel Cohen qui conseille les ouvrages à consulter, les personnalités, parle de la disposition en colonnes, du caractère à utiliser et propose son aide pour répondre à des questions embarrassantes. Coutard propose de séparer nettement dictionnaire de français et dictionnaire encyclopédique, mais la commission est réticente à trancher. Désaccord entre Freinet et Davau sur l'opportunité de publier des pages-types qui permettraient d'approfondir le débat, car Davau craint que la formule ne soit pillée à l'extérieur. Le courrier relatif au sujet montre un réel conflit entre Freinet qui veut que tous les problèmes soient publiquement débattus et Davau qui appuie sa revendication d'autonomie sur les militants participant au chantier.
L'épilogue aura lieu après la guerre: Davau, prenant argument de l'impossibilité de communiquer avec les participants, se considère comme propriétaire des travaux qu'il a continués seul pendant des années. Il lui faudra néanmoins plusieurs décennies pour aboutir à l'édition, en collaboration avec un autre auteur.
Une commission du mouvement, animée par R. Lallemand, continuera la rédaction du dictionnaire CEL qui, faute d'un trop petit nombre de souscripteurs, ne pourra pas être publié. Il faut ajouter que Larousse, avec les moyens et la diffusion d'un gros éditeur, a amélioré entre temps ses dictionnaires pour enfants.
 
La Gerbe
 
Depuis 1932, La Gerbe  est une revue de 16 pages, composée de textes d'enfants et imprimée par un professionnel. Les Extraits de la Gerbe  ont pris le nom d'Enfantines. En 36, il est décidé (EP 17, p. 347) de fondre les deux éditions dans un abonnement unique : le 1er et le 10 de chaque mois, paraîtra une Gerbe, et le 20 une brochure de petit format, intitulé aussi La Gerbe (N° spécial de la collection Enfantines.
 
Une tentative avortée de coopération
 
Pour comprendre ce qui suit, il faut sentir la montée d'une certaine presse enfantine. A propos d'un article de G. Sadoul dans Commune (n° 40 de déc. 36), Freinet analyse le phénomène(EP 6, déc. 36, p. 143). D'un côté, les Américains, avec notamment Le Journal de Mickey  qui, après 2 ans, atteint en France 450 000 exemplaires. On utilise les clichés couleur des éditions américaines et seul le noir des textes est fait sur place. Ce nouveau marché est en train de s'élargir avec Robinson, Jumbo, Aventures. Les Italiens sont plus inquiétants car ils exploitent avec Hurrah!  une mentalité pro-fasciste. En France, Mon Camarade  tente de conquérir la masse des enfants d'ouvriers en utilisant la même formule de bande dessinée. Freinet lui souhaite bonne réussite mais préfère néanmoins la voie choisie par Copain-Cop  et La Gerbe.
La volonté d'élargir la diffusion d'un bon journal éducatif amène à envisager, au congrès de Nice (EP 13, mai 37, p.270), une fusion avec Copain-Cop, revue pour enfants animée par l'Office des Coopératives avec le soutien de la Ligue de l'Enseignement. Tous les militants n'approuvent pas sans réserve ce projet car leurs élèves préfèrent La Gerbe  et ils critiquent leurs collègues qui apportent des textes d'enfants à Copain-Cop parce qu'ils sont rétribués. Néanmoins, Freinet incite à proposer la fusion avec plusieurs conditions: parité de l'administration de la revue commune, rétribution égalitaire de toutes les contributions, une moitié des pages pour la partie adulte (animée par C.Cop) et l'autre pour la participation des enfants (animée par la CEL), enfin partage des bénéfices.
La réponse du comité de gestion de Copain-Cop (EP 17) est une fin de non-recevoir. 14 des 16 à 20 pages de la revue sont des rubriques indispensables. Pour porter à 14 la collaboration enfantine, il faudrait porter la pagination à 28 pages, à condition que la CEL partage le financement.
Le Paysan, organe des travailleurs CGT de l'agriculture, publie dans chaque n° une demi-page destinée aux enfants. La plupart des textes sont repris, avec l'accord de la CEL, de La Gerbe  et Enfantines.
 
Un changement de formule et de format
 
Faute de perspective de fusion, Freinet lance en juin 37 un prototype de Gerbe  hebdomadaire en grand format, un seul recto-verso de 50 cm sur 32. Il y aura à la fois des textes d'enfants (poèmes, contes, enquêtes, recettes, jeux, feuilleton de Gris-Grignon-Grignette qui circule d'école en école) et des rubriques d'adultes (La semaine documentaire, avec des échos d'actualité et, sous le titre: Nos contes modernes, Freinet raconte en plusieurs épisodes l'histoire merveilleuse de l'imprimerie à l'école ). Dès la rentrée (EP 1, oct. 37, p. 10), Freinet fait état de réactions peu favorables reçus pendant l'été de certains militants, mais il espère que les enfants aimeront cet hebdomadaire qui ressemble par le format aux journaux des adultes.
Freinet continue sa série de contes modernes avec l'électrification d'un village, un noël de guerre en 14-18, les Papanine, expédition soviétique au pôle Nord. Elise lui emboîte le pas avec Si le pauvre n'avait plus faim  à la gloire de la transformation agricole en URSS.
Apparemment, la formule ne s'est pas imposée car, malgré les efforts de Freinet, on passe l'année suivante à une "nouvelle formule" qui ressemble beaucoup à l'ancienne (EP 19, juillet 38, p. 382). Même format qu'auparavant, mais la parution hebdomadaire est maintenue ainsi que la rubrique Semaine documentaire qui donne des échos d'actualité "en dehors de toute considération politique". 
L'année suivante (EP 2, oct. 38, p. 39), Freinet lance deux histoires en images: l'une pour petits, Les trois petits lapins  qui passeront de région en région et même un récit d'anticipation: Chronique illustrée de l'an 1998  avec les dessins de José-Luis, petit espagnol de l'école Freinet. La rubrique d'actualité, animée par Gauthier s'appelle maintenant L'histoire qui se fait.
 
Quand l'histoire se fait à Munich
 
La Gerbe n° 5 du 16 oct. 38 soulève les protestations de quelques militants de Saône-et-Loire, animés par Mme Miconnet. Voici le passage incriminé : La guerre continue en Chine et en Espagne. Elle a failli éclater entre la Tchécoslovaquie et l'Allemagne. Elle aurait à nouveau embrasé le monde entier. La France avait rappelé de nombreux réservistes, et chacun guettait anxieusement les nouvelles. Trois entrevues importantes ont eu lieu dans cette fin de septembre : Berchtesgaden, Godesberg et Munich. Finalement, un accord a été conclu, donnant satisfaction à l'Allemagne.
Les contestataires auraient souhaité quelque chose de plus enthousiaste pour les signatures de Daladier et Chamberlain: 30 septembre: La guerre est évitée. Accord de Munich: immense espoir. Demandez-vous pourquoi les gouvernants l'ont signé... Ont-ils senti à temps l'horreur du précipice? - Ont-ils senti le souffle ardemment pacifiste enfin réveillé de tous les peuples qui ne veulent plus s'entre-déchirer mais qui veulent des solutions pacifiques à ces conflits internationaux, la révision des traités, foyers de guerre, l'abandon de ces sinistres préparatifs de dictature et de mort: les armements. Jugeant sans doute leur texte beaucoup plus impartial, ces militants concluent : Le "maximum d'impartialité" que vous croyez avoir ne nous suffit pas . Nous souhaitons que vous entendiez notre appel: Pas d'emprise sur nos enfants. Supprimez cette rubrique "L'histoire qui se fait".
Freinet répond: Supprimer la rubrique est la solution de paresse et d'impuissance; c'est l'aveu de notre incapacité à donner aux enfants les moindres explications sur les problèmes de l'heure; c'est leur faire croire, par notre silence, que le fait divers de l'enfant qui boit de la potasse croyant boire du vin, que l'aventure des petits lapins et les enquêtes sur le folklore ont plus d'importance que ce bruit assourdissant qui inquiète le monde; c'est leur laisser ignorer systématiquement  que des avions mitraillent journellement femmes et enfants en Espagne, qu'un carnage horrible ensanglante la Chine, que des progroms dignes d'un autre siècle déshonorent (si on peut dire) l'Allemagne. Et tout cela sous le prétexte que nous ne sommes pas en mesure d'expliquer totalement l'affaire d'Espagne, ni la lutte en Chine, ni l'hitlérisme.
Mais si on pousse ainsi à l'extrême la susceptibilité sociale et historique, peut-on seulement discuter de ces questions urgentes, même entre adultes, puisque nous ne connaissons jamais tous les éléments du problème? N'avons-nous pas le droit d'essayer de voir avec notre sentiment et notre bon sens et de nous élever, au nom de la liberté et de l'humanité, contre le crime et l'erreur? Et si nous sommes si farouchement susceptibles pour ce qui concerne le présent, quelle position prendrons-nous quand ce présent - dans quelques jours- sera devenu le passé, entrera dans l'histoire avec tout son contenu monstrueux d'erreurs et de mensonges?
De quelle soi-disant vérité historique pouvons-nous dire qu'elle est vérité, surtout lorsqu'on doit l'amenuiser et la rétrécir pour la présenter aux enfants? Et n'en est-il pas de même pour tout notre travail pédagogique et social? Toutes nos paroles avec les enfants ne sont-elles pas chargées de ces demi-vérités tissées d'erreur?
Ajoutons que Munich marque la cassure définitive de Freinet avec Wullens que son antistalinisme rend maintenant aveugle sur les intentions d'Hitler, jugé bien inoffensif par rapport à Staline (Les Humbles, n° 8-9, août-sept. 38). Autant on pouvait comprendre ses réactions contre les procès de Moscou d'août 36, autant il est difficile d'admettre que, sous couvert de pacifisme, il se laisse glisser sur une pente qui l'amènera un jour à la Collaboration.
 
Des critiques significatives de livres et de revues
 
Les bibliographies de Freinet et d'Elise (Piaton, Semenowicz) recensent leurs articles en méconnaissant généralement les petits textes, tout aussi révélateurs de leur pensée et parfois même davantage. C'est notamment le cas de la rubrique Revues et Livres.
D'autres militants y participent, tels que Gachelin, Parsuire, Chabaud, Gautier, Féraud-Fradet, Boissel, Davau et Fautrat. Sans les écarter systématiquement, on comprendra, en lisant ce qui suit, pourquoi je privilégie les réactions du couple Freinet face à des ouvrages qui ne vont pas forcément dans le fil de leur pensée.
Comme le livre d'Alexis Carrel: L'homme, cet inconnu  (Plon) a été violemment attaqué après la guerre, il est intéressant de lire les réactions de Freinet lors de la parution (EP 6, déc. 35, p. 140). Comme avec Charles Nicolle précédemment, il est surtout sensible à la logique biologique qui contredit souvent la logique technicienne. Les citations de Carrel qu'il donne sont significatives : L'énorme avance prise par les sciences des choses inanimées sur celle des êtres vivants est un des événements les plus tragiques de l'histoire de l'humanité... Les esprits larges et forts sont plus rares que les esprits précis et étroits... L'harmonie des fonctions organiques donne le sentiment de la paix... Comme l'activité intellectuelle, le sens moral vient d'un certain état structural et fonctionnel... C'est vers la recherche des facteurs de l'immunité naturelle que les sciences médicales devraient, dès aujourd'hui, s'orienter... Chez l'homme, ce qui ne se mesure pas est plus important que ce qui se mesure.  A propos du dernier grand chapitre, le plus controversé parce qu'évoquant l'eugénisme et l'aristocratie héréditaire pour la "reconstruction de l'homme", Freinet semble le trouver plus faible que scandaleux, car il conclut: L'auteur semble ignorer à peu près totalement les conquêtes indéniables du naturisme qui agit sur l'individu totalitaire (je pense qu'il veut dire dans sa totalité),qui, par des moyens naturels, par une alimentation spécifique et non scientifique, essaie de redonner au corps, et donc à l'esprit, son harmonie et sa puissance. Cette action naturelle sera décuplée le jour où le prolétariat victorieux aura éliminé toutes les causes de dysharmonie sociale et que l'organisation sociale rationnelle préparera et aidera la réorganisation harmonieuse des individus.
A propos du livre de J. G. Frazer : Balder le Magnifique (étude comparée d'histoire des religions), Freinet écrit : L'étonnante uniformité de ces coutumes sur les diverses parties du globe, prouve que le folklore touche à quelque chose de profondément enraciné dans l'individu et cette science est incontestablement une des plus précieuses pour la connaissance de l'évolution.
L'enfant  de Maria Montessori, traduit en français chez Desclée de Brouwer, donne à Freinet l'occasion (EP 11, mars 36, p. 238) de rendre hommage à l'action positive de la pédagogue italienne pour la reconsidération du statut du jeune enfant mais il se montre sévère sur la rigidité de sa méthode et surtout il conclut : Disons le fond de notre pensée : Mme Montessori, fasciste et catholique à la fin de sa vie, met une barrière insurmontable aux progrès humains d'une pédagogie qui méritait mieux que cette fin aux genoux de l'Eglise et de ses profiteurs.  Un peu plus loin, à propos de Les 100 plus jolis jeux de l'Onc'Léon (NRF), il amorce la remise en question du jeu qu'il développera par la suite : Un livre de jeux, surtout aussi humoristiquement illustré que celui-ci, est toujours précieux. Le choix est d'ailleurs excellent et ingénieux. Trop ingénieux peut-être... La multiplication des jeux n'est-elle pas aussi un signe décadent d'une société qui ne sait donner à l'enfant ni le milieu qui lui permettra de vivre, ni les outils de travail qui l'aideront à se réaliser. Alors, lorsqu'on ne sait pas ou qu'on ne peut pas se réaliser, on s'enfuit dans le jeu. Et c'est grand dommage.
Deux Américains, W.N. et L.A. Kellog ont fait l'étude comparée du développement de leur enfant et d'un petit chimpanzé femelle, dans l'ouvrage Le singe et l'enfant (Stock). Freinet souligne (EP 6, déc. 36, p. 145) l'importance du milieu éducatif et s'interroge : Placé dans les mêmes conditions que l'enfant, le singe peut-il, après plusieurs générations peut-être, se rapprocher, et à quel point, de l'humanité?  Il critique ensuite Voyage au pays des bébés (Denoël) où l'auteur, Miss Edith Howes raconte aux enfants l'origine des bébés et ajoute : Selon nos principes pédagogiques, c'est à la vie et à l'observation loyalement conduite que nous demanderons la réponse, souvent sans parole si délicate à traduire en langage éducatif. Que les enfants soignent des lapins, des poules, des chèvres, des pigeons et ils auront naturellement sous les yeux les spectacles préliminaires à la reproduction.
On ne sera pas surpris de voir Freinet faire l'éloge (EP 20, juillet 37, p. 271) du livre de Jules Payot : La faillite de l'enseignement (Alcan) qui conforte si souvent ses propres positions. Il se réfèrera souvent à ce livre par la suite.
C'est avec un peu de réticence qu'il avait abordé Sainte-Colline , le nouveau livre de Gabriel Chevalier (Ed. Rieder), car il craignait une simple reprise de Clochemerle. Il dit tout le bien qu'il pense de cette description, impitoyable mais non outrancière, d'un collége de Jésuites et de sa pédagogie (EP 3, oct. 37, p. 72). Il a surtout apprécié le personnage du cancre qui profite de son statut marginal pour observer et s'instruire en lisant, tout en découvrant que le premier de la classe et même le professeur ne savent pas grand-chose.
De même, il conseille (EP 18, juin 39, couv; III) de lire L'enfance dans les fers, "livre bouleversant et, hélas! véridique" de L. Bossy (Lib. Critique), itinéraire de bagnes d'enfants, du Paradis (Le Luc) au Purgatoire (Le Val d'Yerre) jusqu'à l'Enfer d'Eysse : Pensez aux réconfortantes réserves cachées dans les natures humaines les plus apparemment perverties puisque le héros de l'aventure, cette forte tête indomptable, dès qu'il a échappé à l'infernale torture, a su encore se redresser et s'humaniser jusqu'à écrire ce livre vengeur qui est à lui seul une si émouvante bonne action.
Dans la revue Esprit d'août 38, H. Chartreix condamne La doctrine scolaire de la IIIe République. Freinet se montre plus nuancé (EP 19, p. 447): Mais il n'y a cependant pas eu que ce côté défavorable dans l'école laïque de nos pères et c'est un peu trop schématiser la critique que d'oublier la supériorité de cette école sur l'école confessionnelle, bien plus dogmatique encore, bien plus autoritaire, bien plus loin de l'enfant. Oui, on peut critiquer l'école fin XIXe siècle avec les idées de 1938, mais, pour être juste, il faut replacer l'effort des éducateurs dans le cadre difficile de l'époque. Pour tout ce qui concerne l'époque actuelle, l'ignorance de l'auteur nous fait sourire : pour lui, il n'y a que Mme Seclet-Riou, dont nous n'ignorons pas la valeur mais qui ne fait point figure néanmoins de pédagogue représentatif de l'effort novateur de la France contemporaine. Il n'en fallait peut-être pas plus pour que la future secrétaire générale du GFEN voue à Freinet une hostilité définitive.
Rendant compte ensuite du livre de D. Allendy et Hella Lobstein, Le problème sexuel à l'école (Ed. Montaigne), Freinet reconnait l'importance du sujet mais ajoute : A mesure que nous redonnons à notre école et à notre vie ce naturel, cet esprit de recherche objective, lorsque nous satisfaisons les besoins essentiels des enfants en évitant ainsi des refoulements graves, dans la mesure où, par l'expression libre, nous permettons ces confessions enfantines qui sont des libérations, nous contribuons à rendre naturels et simples les problèmes sexuels. La résolution de ces problèmes serait facilitée aussi - et est facilitée dans notre école - par une conception plus saine de l'alimentation et du mode de vie. Et il propose d'aborder, au stage de Vence, comment l'alimentation saine et pure, la suppressions de tous les excitants, la vie naturelle facilitent le développement harmonieux de la sexualité.
 
 
Le positionnement idéologique d'Elise Freinet
 
Je regroupe séparément les notes de lecture d'Elise et l'on comprendra à la lecture la raison de ce rapprochement. Jusqu'alors, elle s'était exprimée uniquement sur le dessin et le naturisme qui resteront ses domaines réservés. Entre décembre 35 et mars 39, elle publie un grand nombre de critiques de livres ou de commentaires, souvent acerbes, dont le caractère idéologique est très affirmé. Sans doute tient-elle à éviter l'enfermement à l'école Freinet dans des tâches de "Marie Torchon" (l'expression est d'elle dans l'un de ces courts articles).
Alors qu'elle se montre mesurée (EP 5, déc. 35, p. 117) face à l'ouvrage de Lucien Cuénot : La genèse des espèces animales  (Alcan), sans doute parce que cet auteur, chrétien, se montre plus proche de Lamarck que de Darwin, elle critique un ouvrage pourtant intitulé Biologie et Marxisme (Ed. Sociales Internationales) dont l'auteur, le biologiste communiste Marcel Prenant, n'arrive pas à jeter sur la Nature un jour nouveau susceptible de faire pressentir une conception légèrement neuve des problèmes de la vie (...) Considérer la science capitaliste comme le résultat d'une méthode dialectique est une lourde erreur. La science capitaliste est révisible comme sont révisibles la production, la technique, la culture capitalistes.  Déjà semble s'amorcer le conflit sur le Mitchourinisme pour lequel elle prendra parti avec plus de passion et moins de nuances que Freinet.
Quelques mois plus tard (mai-juin 36), paraît sous le titre Introduction à la théorie des instincts  une série de réflexions, inspirées à Elise par le livre de Freud: Malaise dans la civilisation. Des réflexions qui dénotent un intérêt pour la psychanalyse qu'elle estimera plus tard "dépassée". Chaque fois qu'elle évoque la vie de couple, se profile irrésistiblement dans l'esprit du lecteur la silhouette de son compagnon. Le premier article (EP 15, p. 314) analyse la place du sexuel dans l'œuvre de Freud: C'est souvent avec raison que la littérature freudienne a été si sévèrement jugée parce que susceptible d'engendrer les tares qu'elle se proposait au contraire de corriger. Le suivant (EP 16, p. 340) a des accents nettement féministes: L'homme est par excellence le type narcissiste et même dans ses tendresses, au plus fort de son amour, quand il vous répète qu'il donnerait sa vie pour vous (ce qui est à vrai dire possible), soyez sûre que c'est d'abord qu'il se grise de sa propre audace (...) Ecoutez parler un orateur, assistez au diagnostic d'un docteur, à la défense d'un avocat, à l'exposition d'un artiste, on jurerait ma parole que la moindre de leur attitude va bouleverser le monde et, dans le domaine précis de la sexualité, il leur apparaît inévitablement qu'ils sont irrésistibles... L'homme le plus humain, le plus désintéressé, le plus généreux dira à sa compagne : "Tu es libre, ton corps est à toi et aussi ton âma, tu peux ailleurs faire ta vie si tu le désires"... Mais au fond de son âme il jouit de sa générosité... en paroles et il fait des vœux pour qu'une évasion possible ne se fasse pas à ses dépens.  La suite, n°17 (p. 363), ne se montre guère plus optimiste sur le couple: Nous n'avons pas voulu dire que toutes les femmes sont malheureuses en ménage et que par retour des choses tous les hommes y sont heureux. Il y a aussi très souvent des hommes malheureux et des femmes heureuses ; parfois même des couples qui sont bien assortis. Il n'en reste pas moins que le mariage n'apparaît pas comme l'institution idéale garantissant avec le plus de sécurité notre besoin de consommer la tendresse et l'amour.  Le dernier article (EP 18, p.383) se termine sur un certain détachement: Et si le grand amour se refuse à vous, si le cher visage se détourne de votre route, ne soyez pas désespéré. D'abord il y a les larmes ; puis vous apprendrez que cette réserve de tendresse est utilisable pour d'autres. (...)Et, l'expérience aidant, peut-être un jour pourrez-vous dire avec la désinvolture de l'homme fort : - L'amour? c'est comme le vêtement ou la chaussure... Bien sûr, l'on peut très bien marcher pieds nus, sur la terre libre.
Dans une critique du livre du Dr Pierreville: L'inégalité humaine devant la mort et la maladie (Ed. Fustier) publiée ensuite (p. 386), Elise revient sur le même thème: La femme en qui s'éveille et persiste si profondément l'instinct de maternité se doit de réfléchir gravement à ce problème. Instinctive et normale, quand elle fait l'offrande de son être, elle désire conserver le fruit de son amour. Mais, au-delà de la passion, elle n'accepte pas d'être assujettie à la fonction aveugle qui fait d'elle un être de procréation à jet continu, terni dans sa beauté avant l'heure, fermé à la pensée et à l'action. Réglementer l'instinct? Sans nul doute. Violer la Nature s'il le faut ; mais trouver une évasion de l'instinct sexuel vers des domaines étranger à la fonction immédiate, et qui réserveront les possibilités de création de l'esprit et du cœur.
En novembre 36 (EP 3, p. 73), Elise pourfend l'ouvrage d'Alain, Histoires de mes pensées (Gallimard): Ce ne sont pas des pensées nouvelles-nées mais nous ne voulons pas lui faire l'injure de les supposer mort-nées, bien que des raisons multiples puissent nous y autoriser.  Face au livre du Dr Pierre Mabille, La construction de l'homme (Ed. Flory), elle démolit une réflexion sur l'autodidactie: Par le miracle d'une vie intérieure héroïque, l'autodidacte peut dépasser sa vérité et socialiser son génie pour le rendre compréhensible et séduisant. Ainsi Cézanne voyant au-delà de ses propres déchirements la loi transmissible. Dans la majorité des cas, l'autodidacte est prisonnier de sa propre foi et se double d'un tyran. Souvent même, victime de son orgueil, il schématise sa vérité jusqu'à l'absurde et jusqu'à la manie. Le Dr Pierre Mabille semble relever de ce dernier cas.  Par contre, elle se montre élogieuse pour Regards sur la terre promise  d'Elie Faure (Ed. Flory): Un homme ici fait le tour de sa solitude pour marcher à la conquête de nouvelles clairvoyances. Ne lui reprochons pas de renouer de siècle en siècle la chaîne somptueuse d'un humanisme qui meurt de sa propre aristocratie. Ne lui reprochons pas d'avoir voulu étreindre dans une réalité totale des valeurs illusoires qu'une hiérarchie nouvelle va irrémédiablement détruire. Sachons lui gré de cet adieu à des servitudes cruelles puisqu'aussi bien il a compris le dilemme redoutable de la vie digne ou de la mort. De tels essais sont pour nous une bénédiction. Intarissable, elle enchaîne aussitôt sur un autre livre, L'émancipation sexuelle en URSS  de Jean Marestan (Ed. Mignolet et Storz): Un livre qui, sous un titre prometteur de licences, apporte la preuve qu'une morale sexuelle saine et digne est en train de naître en URSS, où le prolétariat, maître de ses destinées, a mis fin aux ravages de l'érotisme pathologique.
Dans le n° suivant (EP 4, p. 99), la récente livraison de la revue Esprit  ne bénéficie pas de son indulgence:  Le grand problème de la culture fut posé honnêtement par les uns et malhonnêtement par les autres pour mettre franchement en présence les intellectuels marxistes et les intellectuels fascistes. Entre les deux, il y eut un style bâtard de la culture, ni chèvre ni chou, c'est de ce style sans grandeur que relève la revue "Esprit". (...) Quand les soviets réussiront un nouveau plan, l'on dénoncera "la santé énorme" et la "joie au travail" des bolchevicks. Puisqu'ils ont fait le métro, ils ne sauraient prétendre à la culture, voyons!  C'est impossible puisqu'il n'y a que l'intellectuel catholique qui peut vivre dans le bien-être sans courir le risque de devenir idiot... Par antithèse, ces Messieurs acquerront un prestige de clercs raffinés puisqu'aussi bien "il faut oser le dire, le passage à l'action militante est une trahison pour l'intellectuel, une infidélité à sa mission propre". Et cela s'appellera défendre la culture. Vous ne voudriez tout de même pas qu'ils se soient appelés "Esprit" pour des prunes. Dans une critique du Salon d'Automne, elle écrit plus loin (p.100): Pour une fois encore, le salon d'automne nous prouvera que les artistes de ce temps n'ont pas compris le rôle qui leur était dévolu et grande sera notre déception devant la médiocrité technique et l'irrespect d'une époque aussi chargée de drame que la nôtre. (...) Devant la dignité et l'héroïsme du prolétaire du rang, l'artiste qui se complaît dans ses délectations solitaires est traître à la société et aussi inutile à la continuité de la vie qu'un eunuque.
Elle revient sur ce thème (EP 5, p. 121) à propos de La querelle du réalisme (Ed. Sociales Internationales), en prenant ardemment parti pour Aragon et en apostrophant les artistes : Dites-nous comment, avec vos pinceaux, vous montreriez qu'à Madrid les obus rebelles font des éclaboussures d'entrailles sur tous les murs; comment un peuple préfère le martyre à la honte ? (...) Toutes les divagations plus ou moins oiseuses qui, sous prétexte d'élargir le contenu du réalisme, le limitent et l'escamotent ne prouvent qu'une chose, c'est que l'artiste n'est pas à la hauteur de sa tâche. Le sang de l'Espagne met le réalisme à l'ordre du jour.  Picasso ne tardera pas à donner sa réponse avec Guernica . Connaissant le peu de considération qu'elle avait pour ce peintre, dans les années 50, je doute qu'elle ait été convaincue. Je dois à la vérité d'ajouter qu'à la même époque le réalisme socialiste d'un Fougeron ne lui semblait pas plus convaincant. 
Le livre de Jean-Richard Bloch, Espagne! Espagne! (Ed. Sociales Internationales) lui donne (p. 123) l'occasion de comparer l'intellectuel au prolétaire qui ne sont point sensibles de la même façon à des réalités identiques et, encore que leurs réactions sociales s'inscrivent dans une ligne commune, la justification de leur attitude ne ressort pas des mêmes arguments. Là où l'intellectuel souffre de l'insulte à la raison, le prolétaire s'insurge contre l'offense faite à la vie biologique.  Et, dans un plaidoyer enflammé où est évoquée la Pasionaria, elle conclut: La guerre dure en Espagne de par la faute du gouvernement français. M. Blum a mis au service du capitalisme tous ses talents d'avocat distingué, pour trahir avec élégance la grande cause de la Révolution prolétarienne. C'est une fatalité historique. En face de cette trahison, une fois encore, en dépit de toute la bave qui peut être déversée sur elle, l'URSS sauvera Octobre.  On n'est donc pas surpris de trouver à la page suivante un éloge dithyrambique du livre soviétique d'Iline, Les montagnes et les hommes,  bien qu'il se termine par ces mots assez peu compatibles avec le naturisme: Désormais l'homme regarde la nature comme un artisan la matière, les forces de la nature se soumettent à la main du maître. Et tout se passera ainsi quand les Soviets auront conquis la terre. C'est pourquoi, dans tous les pays, en regard de ce beau rêve du monde, des hommes consentent à mourir. Elle revient sur le sujet dans la rubrique Naturisme (EP 9, p. 198), avec un plaidoyer, un peu surprenant sous sa plume, en faveur du modernisme: C'est par le fonctionnement de la technique que l'humanité se dégage de l'animalité (...) Désormais l'homme peut regarder la nature comme une matière plastique et docile aux exigences de son être. Une nouvelle création est en marche qui mettra l'univers à la disposition d'un être seul: l'humanité (...) Il ne fait pas de doute que le bonheur de l'homme soit fonction de la technique.  Après un éloge appuyé de Mitchourine, le magicien des plantes,  elle conclut: L'homme nouveau a dépassé le Créateur.
Le livre de Maurice Dommanget, Blanqui à Belle-Ile provoque (EP 6, déc. 36, p.147) de longues considérations sur l'histoire falsificatrice où elle qualifie la guerre de 14-18 d'avant-dernière guerre car: La toute dernière, celle qui se passe sous nos yeux, s'enveloppe de la fantaisie politique de M. Blum. Elle conteste que le blanquisme soit un acheminement vers le marxisme. Blanqui s'apparente à tous les utopistes qui attendent tout de la seule révolution. (...)Il attribue à la pensée une valeur en soi qui est certainement moins décisive que le sont les contradictions internes de l'économie capitaliste. (...) C'est pourquoi, malgré l'appoint d'une forte personnalité magnétique et virile, le blanquisme apparaît dans l'histoire comme un putchisme dangereux dont les tentatives révolutionnaires d'Allemagne, d'Autriche, d'Italie et d'Espagne nous donne le triste enseignement. Le blanquisme traduit une étape de l'idée socialiste sans portée sur l'avenir dont nous devons nous faire un devoir de mesurer les erreurs et les insuffisances.
Le livre de Gustave Dupin M. Poincaré et le guerre de 1914 (Librairie du Travail) décortique comment Poincaré a contribué au déclanchement de la guerre, mais Elise (EP 9, fév.37, p. 202) veut aller plus loin que ce constat: Camarades, à l'appui de l'histoire, faites-vous une attitude de légitime défense vis-à-vis des démocraties bourgeoises qui vous ont donné l'illusion de leurs constitutions chimériques. Les prolétaires sont bien placés pour comprendre les cinglantes décisions des gouvernements démocratiques qui ne sont que le paravent commode d'un capitalisme de plus en plus exigeant et sordide. La démocratie? oui, mais la démocratie socialiste, adaptée aux exigeances sociales et perfectible par la toute puissance du travail socialisé. Tout pour cette démocratie-là. Rien pour l'autre. Si, quelque chose: les actes lucides qui, dans la lutte syndicale et politique, la précipiteront vers la mort.  Camarades, lisez l'ouvrage de Gustave Dupin, pour comprendre, à l'ombre funeste de Poincaré, vos devoirs critiques vis-à-vis de Léon Blum et, à la faveur de l'expérience russe et des événements d'Espagne, comprenez que la vaste corruption capitaliste ne pourra plus donner le change à la lucidité du prolétariat en marche.
André Gide se fait étriller (n°10, fév. 37, p.228) pour son livre Retour d'U.R.S.S. (Gallimard). Elise minimise la portée de son témoignage: André Gide a passé 20 jours en URSS. Il en rapporte des impressions résumées en une brochure de 91 pages. Tout le monde sait que l'URSS a 170 millions d'habitants. Qu'elle est 40 fois plus vaste que la France. Quelle a fait sa révolution depuis vingt ans. Les frais du voyage en URSS étaient à la charge du gouvernement des Soviets. André Gide ne connait pas le russe. (...) M. Gide est-il pour ou contre l'expérience russe? A vrai dire, la brochure n'est pas absolument défavorable à l'URSS. (...) Le livre n'est pas sympathique à l'URSS et, bien qu'il soit difficile de prouver les marques formelles de ce manque de sympathie, tout est arrangé de façon que le lecteur conclut à la faillite de l'expérience russe, tout en n'y concluant pas. C'est très malin ou très canaille ou très sénile, ou peut-être les trois à la fois. Analysant les raisons de cette attitude critique: Aussi bien, tout le désenchantement d'André Gide repose sur un malentendu psychologique: Exigeant dans son non-conformisme vis-à-vis de la société bourgeoise contre laquelle il était appelé à prendre une attitude hostile, il a cru naturel d'étayer sa propre hostilité d'un contenu révolutionnaire. Il a tort de confondre non-conformisme et révolution. Le non-conformisme n'a demandé aucun renoncement à son individualisme. La Révolution exige de lui une discipline, une limitation de sa liberté d'écrivain. Faisant allusion au ralliement de l'écrivain à la cause populaire, elle conclut: Pour la première fois, il dit:"Camarades!" Et tout le monde convint qu'il dit très bien cela, si bien que même dans cette situation non conformiste, la bourgeoisie, à tout prendre, n'avait point à le renier. Qu'elle le garde! 
Comme on s'en doute, ce texte provoque sans tarder (EP 16, p. 298) la réaction de Wullens qui, on s'en souvient, avait publié dans sa revue Les Humbles, les comptes rendus du voyage en URSS de 1925. Curieusement, il s'adresse à Freinet comme s'il était personnellement l'auteur de l'article: Rappelle-toi qu'il y en a d'autres qui ont passé une vingtaine de jours en URSS aux frais des Soviets et sans connaître le russe (...) et comme nous nous sommes indignés quand des adversaires nous ont reproché ce que tu reproches à Gide aujourd'hui. (...) Il vaudrait bien mieux relater ce qu'il dit: est-ce vrai? est-ce faux? voilà qui importe . Et puis, si ce sont des arguments, quelle force possèdent alors les témoignages d'Yvon et Victor Serge qui ont vécu, l'un plus de dix ans, l'autre plus de dix-neuf ans en URSS et ils en parlent et lisent la langue couramment. Mais l'Educateur Prolétarien ignore leurs témoignages et néglige la lettre de Serge intervenant cordialement dans notre discussion! (...) Il ne faut jamais avoir peur de la  Vérité, même si elle est désagréable, quand on est révolutionnaire!  Wullens termine en se demandant si Freinet publiera sa lettre qui représente l'opinion de pas mal de copains de la Coopérative, j'en suis sûr. Après l'avoir reproduite intégralement sans commentaire, Freinet ajoute: Nos lecteurs ont entendu sur Gide deux sons de cloche. Nous arrêtons là la discussion sur un sujet qui risquerait d'encombrer longtemps nos colonnes, sans grand profit, je crois, pour notre éducation commune. Pourquoi Wullens doute-t-il que Freinet publiera sa lettre? Parce qu'il lui a envoyé précédemment son Appel aux hommes (Les Humbles, janv. 37) exigeant une enquête impartiale sur les procès de Moscou où de vieux Bolcheviques, amis de Lénine, ont été condamnés et exécutés pour "intentions contre-révolutionnaires". Freinet, que ses intimes décrivent comme préoccupé du caractère de ces procès, refuse de le signer et même de le publier par crainte qu'il ne provoque, dans son mouvement, l'affrontement sur des problèmes extérieurs à l'éducation.
Elise revient (EP 11, mars 37, p. 251) sur la contrainte que doivent s'imposer les intellectuels et les artistes, à propos du livre de René Garmy: Il était une mine (Ed. sociales internationales). La préface pose avec une très grande netteté le conflit d'une pensée marxiste basée sur le matérialisme historique et la liberté d'expression de l'artiste. Au prix de quel sacrifice l'œuvre d'art sera-t-elle éminemment socialiste? C'est à vous de le dire, camarades. Le livre de Garmy tente de résoudre ce brûlant problème. Lisez "Il était une mine". Faites-en la critique brève et ferme. Nous essayerons de dégager ensemble les tendances réelles de l'art et de l'histoire, de les unir ou de les dissocier, en faveur d'un réalisme matérialiste. Vous nous direz, par la même occasion, s'il vous paraît utile d'instituer dans l'E.P. une rubrique strictement consacrée aux problèmes de la culture où, marquant notre irrespect pour la culture aristocratique, nous tenterons d'affirmer les droits de toutes nos efficiences prolétariennes.  Cet appel direct aux lecteurs n'a-t-il pas apporté à Elise les encouragements attendus? On assiste l'année suivante à un ralentissement de ses interventions idéologiques.
Sur la lancée précédente, elle interpelle Jean-Richard Bloch (EP 17, p. 228) sur son livre Naissance d'une culture (Rieder): Les intellectuels vivent de la culture, en fonction de la culture. Nous vovons, nous, des réalités matérialistes qui font de nous des êtres forcenés étreints par des limitations et des besoins de combat. Nous vivons à ce point de l'histoire où rien n'est d'essentiel que la vie. (...) Nous sommes fatigués de tout ce qui fut. Nous sommes fatigués du génie. Nous sommes fatigués de la Culture. Bien sûr, nous ne la connaissons pas, mais cela nous empêche-t-il d'avoir vis-à-vis d'elle telle méfiance qu'elle justifie? Fut-elle autre chose pour nous qu'un instrument subtil entre les mains de nos exploiteurs?
L'écrivain suisse C. F. Ramuz ne trouve pas grâce à ses yeux (EP 20, juillet 37, p. 272) pour son livre Taille de l'homme  (Grasset): C'est un grand tort de croire que le talent supplée à tout. (...) M. Ramuz tient à nous dire qu'il n'a pas d'âge et qu'il ne vieillit point. (...) Si M. Ramuz avait consenti à vieillir, il aurait du même coup rajeuni ses idées (...) Peut-être n'est-ce point trop tard pour apprendre que l'une des caractéristiques du marxisme est qu'il pose le mouvement comme loi essentielle du monde. Sachant cela, M. Ramuz pourra rectifier quantité d'erreurs personnelles et peut-être éprouver le besoin de se mettre "à la page"!  Elle enchaîne (p. 273) avec un commentaire du livre de Jean Fréville, Sur la littérature et l'art (K. Marx et F. Engels)  (Ed. soc. internat.) : Des intellectuels ont parlé éloquemment, trop éloquemment, en faveur de la culture des masses. Posant les droits du peuple à la culture, leur plaidoyer fut en réalité une exclusion dont l'outrecuidance intellectuelle de la forme ruinait la sincère humanité du fond. Tant pis pour les intellectuels et tant mieux pour les prolétaires. Du moins l'incompréhension de ceux-ci les mettra-t-elle à l'abri de la corruption intellectuelle, gangrène sèche d'une aristocratie qui sous une bienveillance apparente entend conserver le monopole de la culture. (..) Une question se pose, embarrassantepour l'artiste chargé de dons. Le talent, dictature précieuse que la culture bourgeoise a si jalousement cultivé jusque dans l'illogisme et l'incompréhension,  le talent qui fait, de l'hermétisme intempestif d'un Valéry, une sorte de noblesse, de la jactance ordurière d'un Daudet, une manière d'héroïsme, le talent qui double inlassablement la spécificité verra-t-il sa cote d'amour sombrer sous les exigences révolutionnaires du réalisme matérialiste? Si la réponse était irrévocable, que de beaux suicides en perspective dans le monde des clercs!
Elle revient sur le même thème (p. 277) à propos du livre de Julien Benda, La jeunesse d'un clerc  (Gallimard): M. Benda trouva dans son berceau des valeurs toutes faites qu'il ne discuta pas, mais sur lesquelles il spécula sa vie entière.(...) D'autres temps sont venus qui étreignent l'humanité de leur réalisme cruel. Voici venir les "bons barbares" annoncés par M. Renan, et dont la clairvoyance et l'héroïsme consacreront l'homme. L'homme qui, intellectuel, amant et soldat ne traduira point la vie et toutes ses exigences.
Le livre d'André Ribard, La France, histoire d'un peuple (ESI) l'amène à contester (EP 19, p. 400) que l'on puisse opposer la République, après 1870, à l'époque de la Bourgeoisie, entre 1789 et 1870, et elle conclut : Non, camarades, on ne nait pas plus militant qu'on ne naît soldat, mais même non militant de fait, vous êtes un des éléments du miltantisme puisque votre compréhension est à la hauteur d'une classe consciente qui a préféré le combat à la capitulation. Le militantisme ne se fait pas seulement à la tribune. Il est dans l'anonyme présence aux réunions, dans la carte syndicale, dans la pièce que l'on met au plateau, dans la brochure que l'on diffuse, dans l'argent, dans les vivres que l'on envoie à l'Espagne, il est dans l'enfant de Madrid ou de Barcelone que l'on sauve de la mort. Mais oui, camarades, nous sommes tous des militants et c'est pourquoi, malgré les larmes, malgré les hécatombes, malgré la mort, la victoire sera nôtre et c'est le chapitre que l'historien de demain qui reprendra le livre des mains d'A. Ribard, ajoutera à l'Histoire d'un peuple!
La question algérienne de N. D'Orient et Loew (Bureau d'éditions), livre déjà analysé rapidement par D.J. Parsuire (EP 17, juin 37, p. 230), lui fait poser le problème colonial (EP 2, oct. 38, p. 46): Un livre qui, une fois encore, nous prouvera que loin d'être un facteur de progrès, la colonisation"est surtout un moyen magistral d'exploitation et de barbarie". (...) Ce n'est point assez de ravir à l'indigène la terre qu'il avait fertilisée, l'industrie qu'il avait créée, il faut que dans la loi figure, blanc sur noir, l'inanité totale de ses droits, et c'est ainsi que fut fondé le code de l'indigénat. (...) Le problème algérien reste grave et lourd de conséquence, des épisodes sanglants s'inscriront dans son histoire avant que le prolétariat international puisse poser avec netteté et chance de succès le problème de l'indépendance de l'Algérie qui sera la conclusion dernière de la lutte.
Alors que R. Proix avait fait (EP 17, juin 37, p. 228) une critique élogieuse de Giono pour Refus d'obéissance (NRF), Elise le traite sans ménagement (EP 11, mars 39, p. 272), sans doute en fonction des accords de Munich, pour ses Lettres aux paysans sur la pauvreté et la paix  (Grasset): Après avoir parlé aux arbres, il (Giono) parla aux hommes, non pas à l'homme actuel, facteur de civilisation et de combat, mais à l'homme prétexte de simplicité et de poésie, au paysan virgilien et candide susceptible de récuser les réalités des temps modernes. (...) Nous sommes tristes de cela. Pour ce que ça suppose de naïveté. Pour ce que ça dévoile de complicité. Une réunion du CA de la CEL nous apprend que celui-ci n'a pas jugé utile de reproduire dans L'Educateur Prolétarien un appel du groupe Giono.
Un nouveau livre de Marcel Prenant: Darwin, Socialisme et Culture (ESI) sert de prétexte à Elise pour opposer Darwin et Lamarck (EP 13, mars 39, p. 319), sans se laisser intimider par le fait que Marx était un fervent darwinien: Avant Darwin, vint Lamarck plus génial, plus sûr que ne fut l'auteur de "L'origine des espèces" et dont l'œuvre influença si remarquablement le travail de Darwin. Ce qui apparaît comme l'originalité de Darwin, la sélection naturelle, n'est en réalité qu'un aspect de la pensée de Lamarck qui, bien que spiritualiste, posa plus dialectiquement le problème de la transformation des espèces. Lamarck, en effet, impliqua dans l'évolution l'idée impérative de milieu extérieur, idée essentielle selon le bon sens car, quoi qu'on puisse en dire, le milieu fut antérieur à la vie et détermina cette vie même. Il s'ensuit que le phénomène de l'adaptation, cher à Lamarck et discrédité par Darwin, n'est en fait que la rencontre de deux influences, celle du milieu organique des êtres et celle du milieu extérieur qui conditionne fatalement les besoins et les instincts. Il ne saurait y avoir plate-forme plus matérialiste de discussion et d'un contenu aussi dynamique et qui laisse loin derrière lui l'idée métaphysique de "lutte pour la vie" de Darwin qui s'apparente étrangement à "l'élan vital" de M. Bergson. En fait l'œuvre de Darwin "l'athée" dont la sélection naturelle est le centre, est embrumée de métaphysique alors que les projections de Lamarck le "spiritualiste" sont charpentées par un bon sens matérialiste certain et un esprit dialectique qui n'est pas près d'être démoli. Il est très probable qu'Elise a lu des traductions d'articles soviétiques favorables à Lyssenko qui, depuis 36, dirige toute la recherche agronomique soviétique et prétend utiliser l'hérédité des caractères acquis, jugée plus matérialiste que la génétique bourgeoise. On ne peut s'empêcher de sourire à l'allusion à "l'élan vital", quand on sait que Freinet utilisera l'expression peu de temps après, à vrai dire sans faire référence à Bergson.
Rien n'autorise à attribuer aussi à Elise Freinet la critique de Principes d'esthétique  de P. Servien (Boivin), parue en décembre 35 (EP 5) sans signature ni initiales, ce qui est assez rare. Néanmoins, après lecture attentive des autres comptes rendus, je n'ai pas trouvé de militant possèdant, avec autant de passion, ce style à l'emporte-pièce. Ce critique inconnu écrit en effet pour dénoncer l'inutilité de semblables livres: J'ai souvent rêvé d'un "dictateur aux Lettres" qui, pareil à l'empereur chinois (Sinchihoangti, celui qu'on flétrit du nom d'"incendiaire des livres et de proscripteur des lettrés") ferait taire ceux parlant sans penser pour laisser parler ceux qui pensent. On a beaucoup médit de ce "chef barbare" (...) Quand viendra un tel libérateur dans notre Occident dévoyé!  Ces phrases font froid dans le dos, car de tels brûleurs de "livres dégénérés" sont déjà à l'ouvrage outre-Rhin, ils portent des brassards à croix gammée.
Le contenu et surtout le ton des critiques d'Elise tranchent nettement avec les autres, y compris celles de Freinet. Par ce style très incisif, recherche-t-elle un statut d'idéologue ou de Pasionaria du mouvement? Connaissant la diversité des militants, il n'est pas certain que tous apprécient. Observons qu'à partir du printemps 39, Elise abandonne pratiquement les analyses de livres, sinon dans ses domaines réservés: la santé, l'art et la "part du maître", rubrique nouvelle qui apparaîtra après la guerre.
 
Le naturisme
 
Cette rubrique est devenue la spécialité d'Elise Freinet. Un nouveau livre d'elle est annoncé: Synthèse naturiste pour l'enfant, mais il ne pourra être édité que lorsque le précédent Principes d'alimentation rationnelle  aura couvert tous ses frais (EP 1, oct. 35, p. 18). En réalité, ce livre devra attendre 1946 pour sortir sous le titre: La santé de l'enfant. Une coopérative d'entr'aide naturiste propose du miel, du riz, des fruits secs et des pommes.
Une série de trois articles (EP 15, 16, 17, mai et juin 36) traite de la guérison et critique le compartimentage de la médecine. En écho, Albert Belleudy, qui travaille à l'école Freinet, explique comment les cures naturiennes du Professeur Adrien ont guéri sa vue (EP 18). En octobre 36, la rubrique prend comme titre Pour un naturisme matérialiste. On comprend ce choix quand Elise analyse la position de Marx (EP 6,déc. 36, p. 140): En agissant sur la Nature, en dehors de lui, l'homme modifie en même temps sa propre nature. Et elle ajoute: Le dernier problème est de savoir s'il l'a modifiée jusqu'ici en faveur de la vie et vers un potentiel accru . Un élément de réponse est donné dans le plaidoyer pour le modernisme à partir du livre d'Iline, cité précédemment. Un article signé E. et C. Freinet annonce (EP 17, juin 37, p. 224) la suspension momentanée de la rubrique à cause de l'abondance de matière pédagogique mais conclut: Nous vous proposons de faire de l'école Freinet un centre naturiste où, parallèlement au stage pédagogique, vous puissiez faire un stage de thérapeutique naturiste. Nous montrerons comment, à notre avis, doit être abordé le problème total de l'éducation des enfants: technique de la construction scolaire, soins quotidiens aux enfants et aux adultes, apprentissage de la technique naturelle de la thérapeutique enfantine, alimentation, camping, etc. Ainsi sera posée en profondeur cette conception synthétique de l'homme et de l'enfant qui, en détruisant dans les pédagogues que nous sommes la manie pédagogique, ouvrira notre esprit aux aspects plus éloquents de la vie.
Elise fait une critique du livre La Radiesthésie de H. Mellin(Imp. St-Denis) qui ne lui arrache pas d'indulgence (EP 20, juillet 37, p. 275). Après avoir énuméré tout ce que l'auteur annonce qu'on pourra découvrir avec un pendule, elle conclut : Mais pour acquérir ces vérités, direz-vous, il n'est point besoin de pendule, l'intuition y suffit et une manière de lucidité qui doit accompagner tous nos actes d'êtres conscients.
La rubrique, devenue Naturisme prolétarien, reprend à la rentrée 37 (EP 2, p. 41) avec un article de "notre regretté Vrocho": Il n'y a que des malades  (plutôt que des microbes ou des maladies). Elise retrouve la plume (EP 3, p. 69) pour décrire les caractéristiques physiologiques de l'espèce humaine qui devraient en faire un fructivore, comme les grands singes.  Elle s'attaque (EP 6, déc. 37, p. 115) au stockage des matières alimentaires qui doit nous être suspect: frigo, autoclave et davantage encore l'industrie alimentaire qui ajoute colorants, essences artificielles, sucres en excès, produits chimliques divers. Le n° suivant (p. 165) donne des recettes avec fruits secs d'hiver et pommes. Elle donne la parole à R. Lallemand qui explique (EP 10, p. 214) que, même dans les Ardennes où il habite, on peut manger froid l'hiver. Comme il conclut: Avec 3 morceaux de sucre pour la randonnée pour composer la pharmacie de secours, Elise ajoute: Des allumettes ne suffisent-elles pas en forêt si le thermomètre descend au-dessous de - 10°?  Lallemand qui ne lui en veut pas pour son extrémisme, plaide contre le pain blanc (EP 12).
Une lectrice trouve que le régime végétarien, s'il améliore la santé, rend exagérément fragile (le moindre bonbon indispose). Elise répond (EP 19, juillet 38, p. 397) que le végétarien réagit négativement à l'absorption de ce qui ne lui convient pas alors que l'omnivore accumule les toxines: Le microbe sent l'aubaine favorable, il prolifère à qui mieux-mieux... c'est la maladie. Dans le meilleur des cas, l'organisme mesure ses résistances et se défend dans un accès terrible de fièvre et de débacle glandulaire. C'est la crise: fièvre typhoïde, grippe, congestions diverses. Elle n'était peut-être pas obligée d'ajouter: Dans les pires cas, c'est l'usure à longue échéance, le corps se rend sans combat : c'est la tuberculose, le cancer, la démence - "Impunément" Madame? Oh! non, pas impunément... pas même pour votre intelligence...et pour la politesse que je vous dois...  On ne badine pas avec le naturisme! Le n° 20 précédant les vacances parle de son application en camping.
L'année scolaire 38-39 ouvre sur le pain (EP 1, p. 20). Il faut modérer sa consommation et le pain intégral est une erreur alimentaire. Des lecteurs ont questionné : "Pourquoi un naturisme prolétarien? L'organisme du bourgeois ne relève-t-il pas de la même hygiène que celui du prolétaire?" Elise répond (EP 2, p. 42): Tout comme l'intelligence, la santé a un aspect de classe. Celui qui ne travaille pas ou travaille dans des conditions privilégiées de confort et d'hygiène, ignore le surmenage et l'insalubrité quotidienne. L'ouvrier n'a que trop souvent le taudis, la rue sombre, l'estaminet, le petit restaurant bon marché où l'on mange, hélas! la nourriture bon marché qui conduit à l'hôpital. Oui, la santé aussi a un aspect de classe: les hôpitaux regorgent de cette misère prolétarienne sans issue, si poignante, si désespérée qu'elle justifierait à elle seule la recherche d'un vérité de classe. Enumérant les vitamines (EP 4, p. 92), elle n'en trouve qu'une, la vitamine D, inexistante dans les végétaux, mais présente dans le lait, les tissus animaux, même végétariens. Si notre organisme en fabrique: il n'est point besoin de devenir carnivore pour pléthoriser par surcharge de vitamine D.
Des recettes pour l'hiver (EP 4, déc. 38, p. 118): chou sous toutes les formes, en salade, gratin, tarte. Elle part en guerre contre l'alliance des marchands de mort lente et des marchands de mort subite : engrais, dégérescence des animaux de consommation (EP 6, p. 141). Elle donne la parole (EP 7, p. 165) à une fillette de l'école dont les parents habitent Toul et assurent toute l'année une nourriture végétarienne. Elle tente de définir les conditions matérialistes de la santé (EP 8, p. 188) et se démarque du "naturiste pur style" car la nature est bonne et mauvaise, la technique bonne et mauvaise. On a du mal à comprendre son raisonnement quand elle affirme que tout ce que lègue le capitalisme est suspect: le livre, le journal, la morale, le pain, la médecine et la pharmaceutique. A un correspondant qui revendique le besoin de variété et de changement, elle rétorque (EP 10, p. 244): N'avez-vous pas compris encore que le bien est préférable au mal et qu'une cellule bien équilibrée porte en elle les meilleurs gages de bonheur?
En plus de recettes avec des pommes, elle fait deux critiques de livres de santé  (EP 11, p. 269): Le retour à Hippocrate  d'Auguste Colin (Fasquelle), livre bourré de citations et d'attestations irrécusables et chargé de simplicité et de bon sens: un livre pour tous.  Celui du Dr Chavanon: On peut tuer ton enfant met violemment en question la vaccination antidiphtérique. Le commentaire élogieux du livre provoque une réaction du Dr Roubakine, lié au courant d'éducation nouvelle, qui rappelle que Léon Daudet, médecin raté et dirigeant de l'Action Française, est à l'origine de certains arguments, notamment les attaques contre Ramon et l'Institut Pasteur qui n'est pas un trust capitaliste. Et l'URRS n'a-t-elle pas rendu obligatoire la vaccination antidiphtérique? Mais Elise semble avoir franchi le point de non-retour, elle restera définitivement et totalement antivaccinaliste. Elle répond (EP 17, p. 396) en citant les Drs Durville et Pierreville (3 docteurs à un, le match est décisif).
 
Les relations extérieures
 
Le syndicalisme enseignant
 
La réunification syndicale devrait mettre fin aux reproches faits à la CEL qui comptait des adhérents des deux syndicats (Fédération de l'Enseignement et Syndicat National). Maintenant c'est sa concurrence avec SUDEL, éditeur pédagogique du syndicat unifié, qui est sur la sellette. Le congrès d'Angers fait une proposition (EP 5, déc. 35): Si Sudel veut notre fichier scolaire coopératif, nous le lui cédons, mais à condition que, par notre collaboration pédagogique nous soyons assurés que l'œuvre sera continuée dans le sens où nous l'avions commencée. Nous offrons de même et aux mêmes conditions notre collection, parue ou à paraître, de la Bibliothèque de Travail, notre matériel d'imprimerie à l'école et notre organisation complète qui a si bien fait ses preuves. Mais là, nous sommes plus intraitables encore sur la direction pédagogique. (...) Nos filiales groupent dans les départementstous ceux qui s'intéressent à la pédagogie et rares sont les régions où quelque action vraiment efficace se fait jour en dehors de nous. Nous demandons que les syndicats unifiés reconnaissent dans les départements cette réalité et acceptent, accueillent, reconnaissent notre filiale de la Coopérative comme le Groupe de Recherche Pédagogique du Syndicat; que le Syndicat National à son tour reconnaisse notre Coopérative comme son organisme de recherches pédagogiques travaillant librement dans sonsein, sur le terrain strictement pédagogique qui est le nôtre.
Les choses se passent en bonne harmonie dans certains départements (Indre-et L., Lot-et G.), mais certains tirent prétexte de tout: Freinet n'a-t-il pas ouvert une école bourgeoise au prix de pension élevé? (EP 6, p. 136). Pagès constate (EP 12-13, p. 251) que la fusion CEL-SUDEL est impossible immédiatement, mais pourquoi ne pas préparer la collaboration? Mais SUDEL manœuvre pour éviter de s'engager et n'hésite pas à exhumer des lettres anciennes pour embrouiller les négociations (EP 14, p. 270). Le problème d'un accord CEL-SUDEL est lancé à nouveau au congrès de Nice (EP 13, mai 37) sur la base de la liberté d'initiative pédagogique à la CEL et de l'exploitation commerciale totale et exclusive à SUDEL. Freinet rappelle que les propositions de la CEL sont désintéressées (EP 16, p. 278), que, dans beaucoup de sections départementales, les camarades imprimeurs animent la commission pédagogique du syndicat, que les conférences et exposition sont souvent organisées avec le patronage du SNI. Finalement, s'établit un accord tacite que l'on pourrait qualifier de "bon voisinage" (EP 10, fév. 38, p. 203), on reste tout de même loin de la coopération, à plus forte raison d'une fusion ultérieure.
Sur la partie pédagogique de L'Ecole Libératrice, Jeanne Saint-Martin (Lot-et G.) souhaite réunir les réactions de collègues de classes enfantines et maternelles à propos de textes qui ne correspond nullement aux pratiques (EP 17, juin 36, p. 345). Par contre, deux ans plus tard (EP 12, mars 38, p. 263), Freinet se réjouit de la publication dans la revue syndicale des articles de Baucomont favorables à l'esprit de l'imprimerie à l'école.
 
Le Groupe Français d'Education Nouvelle
 
Freinet écrit (EP 6, déc. 35, p. 122): Il n'est un secret pour personne que, si nous faisons à la Ligue Internationale pour l'Education Nouvelle des griefs assez sérieux, nous sommes à peu près totalement d'accord avec le Groupe Français d'Education Nouvelle et plus particulièrement avec Mlle Flayol qui le dirige.  Dirige n'est tout à fait vrai puisqu'elle n'est que secrétaire générale, alors que le président est Paul Langevin, mais il est certain que cette femme dynamique est la cheville ouvrière du GFEN et qu'une estime réciproque la rapproche de Freinet. C'est pourquoi ce dernier préconise un regroupement pédagogique : Nous ne le faisons point en nous demandant: "la CEL en tirera-t-elle profit?" mais en pensant: "le mouvement de pédagogie prolétarienne en bénéficiera-t-il?" Sur son instigation, se créent des groupes locaux d'Education Nouvelle, fédérés au GFEN. Celui du Nord existait déjà, d'autres se mettent progressivement en place : Eure-et-Loir, Vosges, Deux-Sèvres, Saône-et-Loire, Isère, Meurthe-et-Moselle, Calvados, Meuse, Charente-Inf., Oise. Les militants de la CEL s'y montrent souvent les plus actifs.
Au congrès de la Ligue Internationale à Cheltenham (G.B.), l'été 36, Freinet s'est acharné à opposer à l'idéalisme bien pensant de certains, son réalisme engagé (EP 1, oct. 36, p. 3): Nous ne croyons pas avoir perdu notre temps. Nous avons été aidés et renforcés dans cette besogne par l'autorité calme et hardie du Professeur Wallon qui a su exprimer bien souvent, sous une forme plus intellectuelle, ce que nous sentions être la vérité. Il participe à une assemblée des membres français présents et propose que le bureau, composé de personnalités parisiennes (les professeurs Langevin, Wallon et Piéron, Mlle Flayol et Mme Hauser), soit renforcé par un comité directeur composé de personnalités pédagogiques (Hulin (Nord), Pichot (E-et-L) et Freinet pour le primaire,quatre du second degré public et privé) et de représentants syndicaux et associatifs concernant l'éducation. Mlle Flayol participe au congrès de l'Imprimerie à l'Ecole où une motion encourage les militants à entrer dans les groupes GFEN existants, à en créer de nouveaux (EP 13, mai 37).
Changement de ton (EP 1, oct. 37, p. 1). Freinet, venu à Paris participer en juillet 37 à plusieurs manifestations, assiste à une réunion des instances du GFEN:  J'ai eu - et je regrette d'y avoir été contraint - à lutter contre toute l'organisation actuelle du Groupe Français, trop exclusivement parisienne, donc trop bureaucratique, qui sous-estime la valeur et les possibilités des nombreux camarades de province et qui n'a rien su faire jusqu'à ce jour pour les faire travailler. Je l'ai affirmé avec la dernière énergie : ou bien le GFEN tiendra le plus grand compte de ces enthousiastes énergies  en se décentralisant et en donnant à la Province la part de direction et d'action qui lui revient, ou bien nos camarades se désintéresseront d'un groupement qui ne leur est point propre, dont ils ne se sentent pas les ouvriers essentiels, et cette fois le GFEN ne ressucitera pas. (...) Il y a dans nos sections un malentendu né du fait qu'on sent la direction parisienne trop timide dans l'action.Nous ne pouvons piétiner. Pour un mouvement d'éducation nouvelle, piétiner c'est reculer, c'est sombrer; l'avant-garde doit sans cesse, malgré les obstacles, pousser hardiment, même s'il faut pour cela dénoncer quelques protocoles ou nous séparer de certains éléments qui se faisait une autre idée du mouvement d'éducation nouvelle. Nous le répétons ici franchement: le Groupe Français ne saurait être pour nous un simple paravent. Ou bien il est l'organisateur attendu du mouvement, ou bien nous le laisserons mourir pour chercher ailleurs une nouvelle forme possible d'organisation nationale (mots soulignés par Freinet).
Moins peut-être à cause de la discussion de Paris que de l'écho qu'en donne Freinet dans son éditorial, le GFEN réagit (compte rendu publié dans EP 7, janv. 38, p. 137) en rappelant que, loin de s'être inquiétés de l'activité de Freinet et de son groupe, Mlle Flayol et M. Wallon l'en ont publiquement félicité. D'autres membres du GFEN ont dit le malaise suscité par la réaction de Freinet. Ce dernier assure de sa fidélité au GFEN (p. 138), mais si la cordialité avec Mlle Flayol n'est jamais remise en question, le problème reste posé d'un mouvement dont les personnalités universitaires qui le dirigent préfèrent finalement quelques adhérents dociles et apathiques à des militants dynamiques mais plus turbulents. C'est tout le sens du changement d'éducation.
 
La coopération scolaire
 
Barthélémy Profit, fondateur des coopératives scolaires, n'a jamais accepté la création de l'Office National des Coopératives qui les fédère maintenant, sous la houlette des Coopératives adultes de consommation. A propos d'un article de Profit paru dans Le Manuel général , Freinet écrit (EP 5, nov. 37, p. 95): Nous ne pouvons que rendre hommage à ce souci permanent de m. Profit de préserver l'école de la mercantilisation où risquent de l'égarer les mauvaises coopératives. Il n'en reste pas moins que nous sommes maintenantdevant un fait: la Coopération scolaire s'est formidablement développée et M. Profit n'a pas su ou n'a pas pu en rester l'animateur. C'est l'autre tendance qui a incontestablement gagné du terrain. Que nous le déplorions ou non, nous sommes devant cette réalité. Nous ne crions pas cependant pour cela à la mort de la Coopération scolaire : la Coopérative n'est pas un but en soi; elle n'est qu'un moyen vers le travail communautaire. Et les coopératives qui se constituent un peu partout, même si elles n'ont pas à l'origine cette exclusive préoccupation pédagogique, peuvent par la suite évoluer si on sait leur fournir des activités favorables.  Profit regrette que Freinet ne boude pas l'Office et considère  un peu cela comme une trahison. Freinet reproduit sa lettre (EP 7, janv. 38, p. 129) et répond : Je n'ai pas, vis-à-vis des coopératives adultes, la sainte horreur que manifeste M. Profit; je ne pense pas que la Coopération scolaire doive n'être que la coopération des esprits et des cœurs. Elle doit être aussi la coopérative économique, la boîte à sou, indispensable dans notre régime; et elle s'apparente, de ce fait, aux coopératives adultes dont elle peut donc rechercher l'alliance.
Un an plus tard, le débat rebondit (EP 11, mars 39, p. 262). Un des responsables de l'Office affirme que: La Coopérative scolaire ne sera jamais qu'une œuvre de l'école, une annexe, en quelque sorte, de l'action du maître et des élèves. Profit refuse que l'on restreigne la portée de la C.S. et il lance un appel pour les Coopératives scolaires d'Education Nouvelle. Sans doute espère-t-il avoir le soutien de Freinet qui se méfie de l'évolution en cours (les anciennes coopés de son département étaient très éducatives, alors que les plus récentes, englobées dans l'Office glissent vers le commerce; lui-même n'est jamais invité au titre de la CEL aux réunions de la fédération départementale des coopératives, mais il s'y rend au titre de l'Union Paysanne qu'il anime avec son ami Laurenti). D'autre part (EP 14-15, avr. 39, p. 340), Fragnaud fait état des pressions exercées sur les coopératives scolaires de Charente-Mme pour qu'elles adhèrent à l'Office, alors qu'elles restent fidèles au fondateur que l'on dénigre impoliment, sans faire changer la position de ces C.S. Néanmoins, contrairement à ce que pourraient croire ceux qui voient Freinet en idéologue du "tout ou rien", celui-ci refuse toute rupture : Est-ce une raison pour séparer aussi farouchement les deux tendances (...) nous ne le pensons pas. Les éducateurs et les enfants s'arrêteront difficilement sur la pente où ils seront ainsi engagés. Il y aura, peu ou prou, des décisions à prendre en commun, des fonds à utiliser; on pensera bientôt à un journal scolaire, à l'imprimerie, aux échanges, à la solidarité, et peu à peu, la coopérative sans large horizon du début, prendra tout son sens pédagogique nouveau. (...) Quand maîtres et élèves auront senti, pratiquement, dans les occasions courantes de la vie de l'école, les bienfaits de la coopération, ils s'élèveront à cette conception plus intellectuelle préconisée par Profit et la coopérative Transformera alors l'école. Cette conception différente du processus souhaitable de constitution et d'évolution des C.S. ne saurait impliquer l'approbation de certains abus signalés par Profit. Mais ce n'est pas le moment, croyons-nous, d'isoler ainsi idéologiquement et pratiquement un mouvement qui doit imprégner et transformer l'Ecole Française. C'est au sein même de cette école que les Coopératives scolaires véritables doivent servir de modèle et de flambeau.
Je viens d'évoquer L'Union Paysanne des Alpes-Maritimes. Ce sujet, à lui seul, pourrait faire l'objet d'une recherche. Freinet aide ses amis paysans progressistes à s'organiser. Il a suscité en 36 la création d'une coopérative du pain à Saint-Jeannet. On comprend mieux son souci de ne pas couper la coopération scolaire des coopératives d'adultes, même s'il aperçoit toutes leurs insuffisances. Rappelons qu'il se présente, également en 36, au Conseil général dans son canton natal de St-Auban, mais qu'il est déçu du résultat.
 
Autres ouvertures
 
L'été 37, Freinet a déployé  une activité incroyable, liée aux manifestations parallèles à l'exposition internationale de Paris . Il participe à au Congrès de Sociologie de l'enfance, organisé par Mme Lahy-Hollebecque et y fait deux interventions: Transformer l'école en une société d'enfants, par l'imprimerie à l'école  et Points de vue nouveaux sur le conte, ses possibilités actuelles, son avenir. Le texte est publié (EP 2, oct. 37, p. 42), il y évoque notamment les contes modernes dont il donnera des exemples dans La Gerbe. Il participe au Palais de la Mutualité au Congrès international de l'éducation populaire dont il trouve l'atmosphère chaleureuse, alors qu'il ne rencontre au Congrès du Syndicat National que des instituteurs fonctionnaires. Un saut à Bruxelles pour participer au congrès du mouvement belge de l'imprimerie à l'école. Il revient à Gentilly intervenir au Congrès des jeunes instituteurs. Il mentionne le Congrès de l'Internationale de l'Enseignement  à Issy-les-Moulineaux sans préciser s'il y était. Enfin, il anime le 31 juillet, toujours à Paris, la rencontre extraordinaire des adhérents de la CEL, sorte de petit congrès, avant de retourner à Vence animer les stages d'août. Des vacances bien remplies.
C'est presque une chance que la Nouvelle Education n'ait pas souhaité la présence de la CEL dans son congrès de Paris (EP 16, mai 37, p. 281), sous prétexte que les collaborateurs n'avaient pas respecté précédemment les règles (fermetures des stands pendant les conférences) et, plutôt que de regretter la captation d'une partie de l'assistance, Mme Guéritte évoque le problème des vols de documents "précieux" que favorise cette indiscipline. Freinet réplique qu'il n'a jamais eu se plaindre de vols de documents tout aussi précieux. Sans cacher la divergence des lignes d'action, il évite pourtant de rompre les ponts. Lisant sa réponse, Mme Guéritte est vexée de voir son mouvement catalogué dans le clan "bourgeois et bien pensant" et parle à nouveau des vols (EP 3, oct. 37); Freinet répond que, comme à l'école, c'est un climat de confiance qui évite les incidents.
La CEL n'est cependant pas à l'abri du pillage. Le Journal des Instituteurs  annonce un Centre d'échanges scolaires  dont le protagoniste, Caruel, qui connait pourtant bien la CEL (à laquelle il appartenait en 27, comme son beau-frère R. Daniel), n'hésite pas à affirmer que: rien n'existait encore de ce genre. Cela provoque évidemment un tollé chez les militants et Caruel est amené à faire une mise au point: rien n'existait encore "pour la masse des instituteurs", mais il n'oublie pas les réalisations fécondes de l'Imprimerie à l'Ecole. Freinet conteste en tout cas que le simple échange suffise à transformer la pédagogie.
Freinet informe (EP 8, janv. 38, p. 156) d'une série de cours du jeudi de l'Office pédagogique de l'Esthétisme, animé par M. Horace Thivet. On y présentera les courants pédagogiques nouveaux en Hollande, Tchécoslovaquie, Suisse, Belgique, Etats-Unis, Espagne, URSS, puis la conception nouvelle de l'emploi du temps, la vie communautaire coopérative, le matériel scolaire.
 
Relations internationales
 
Le dynamique mouvement belge, animé par Jean et Lucienne Mawet, avec le soutien de l'inspecteur Fernand Dubois, est tellement proche du mouvement français que l'on oublierait presque son autonomie, nécessaire du fait des structures différentes de l'enseignement belge. Freinet ne tarit pas d'éloge sur le groupe, même si cela l'oblige à nuancer l'influence decrolyenne (EP 1, oct. 35, p. 2).
Nous avons vu précédemment l'importance du groupe espagnol que le franquisme décimera. La flamme allumée se maintiendra malgré tout clandestinement et surtout se propagera plus tard en Amérique latine, du fait de l'exil de Redondo et Tapia au Mexique, d'Almendros et Costa-Jou à Cuba, etc.
Le congrès de la Ligue International d'Education Nouvelle à Cheltenham a donné l'occasion d'autres ouvertures. Freinet est invité à Oslo en octobre 36 et y reçoit un accueil si chaleureux que le journal fasciste Tidens Tegn contre-attaque en affirmant que, sous une pédagogie séduisante, il s'agit de faire de la politique à l'école pour préparer directement l'ère révolutionnaire (EP 3, nov. 36, p. 54).
 
Documentation internationale
 
De nombreux articles ou critiques de livres informent les problèmes d'éducation dans d'autres pays. Une cité des enfants, au milieu de l'un des Parcs de culture et de repos de Moscou, est décrite comme un petit paradis (EP 3, nov. 35, p. 66), tout comme le Parc de Léningrad (n°4, p. 90). Pujol, professeur de lycée, approuve l'empiètement de l'Etat sur la famille en URSS et trouve chez les parents qui le refusent "beaucoup d'égoïsme et beaucoup de sensiblerie affectée " (EP 6, p. 138). Comme on pouvait le prévoir, Wullens ne laisse pas passer l'occasion d'interpeller Freinet (EP 12-13, mars 36, p. 244) sur l'uniforme des écoliers soviétiques, la discipline, les écoles de correction (même si on les appelle autrement). En réaction, Freinet précise dans le même n° qu'avant d'ouvrir son école, il aurait souhaité faire un voyage d'études en URSS mais que, malgré la sollicitation des organismes français et soviétiques, il n'a rien obtenu: J'ai ouvert une école qui a pris assez vite, trop vite peut-être, sa vraie figure prolétarienne. J'aurais aimé être lié dans cette initiative à la Classe ouvrière et à ses organisations syndicales et politiques. Je n'ai rencontré partout que le silence décourageant. "L'Huma" elle-même n'a jamais voulu passer une note pour mon école. Et maintenant que me voilà poursuivi (par l'administration), il faut que ce soient les socialistes, les ligueurs, les francs-maçons, les démocrates qui me défendent. "L'Humanité" elle-même a refusé de passer les communiqués que les autres journaux de gauche ont inséré avec empressement. Je constate, je regrette, je prends acte, et pourtant me voilà toujours "stalinien" pour parler comme toi. Freinet tente une fois de plus d'oublier l'injustifiable dogmatisme pour ne retenir que l'effort réalisé pour l'enseignement par les Soviétiques.
Ybanez, instituteur d'Oran, trouve sans doute cette réaction insuffisante puisqu'il répond au nom des Amis de l'URSS (EP 15, p. 310) que l'URSS ne peut tout améliorer en même temps: l'uniforme des écoliers est une étape face au dénuement, la discipline est une auto-discipline, les conseils des maîtres s'appuient sur les comités d'élèves, les écoles spéciales pour indisciplinés ne sont pas des lieux de répression mais d'éducation sur mesure, la misère des instituteurs est très relative. L'œuvre de Freinet est bien connue en URSS et ses méthodes appliquées. Que demander de mieux? Un reportage (EP 6, déc. 36, p. 142) sur les jardins moscovites réservés aux enfants, encadrés par les komsomols, et interdits aux adultes, semble clore la magnifique description de l'éducation soviétique qui paraît pourtant très éloignée des idées diffusées par Freinet.
De retour d'Oslo, Freinet parle de l'école en Norvège (EP 3, nov. 36, p. 72). Une série d'articles courts s'intéresse au continent américain : les instituteurs américains et mexicains (EP 17 et 19, mai et juillet 38), le pédagogue brésilien leoni Kassef (EP 2, oct. 38), une critique du livre: La fosse aux Indiens de Jorge Icaza (ESI) conseille ce "cri d'ardente révolte devant l'exploitation" des Indiens de l'Equateur (EP 3, p. 72). G. Gobron parle du dernier ouvrage du pédagogue uruguayen Jesualdo (EP 4, nov. 38). 
L'Allemagne nazie n'est pas absente du panorama. Indirectement par la présentation du livre: Races, Mythe et vérité de Théodore Balk (ESI) à cause du facteur racial important du Nazisme, et directement à propos de La dictature fasciste en Allemagne de Piatniski (EP 6, déc. 35, p. 141 et 143). Freinet rend compte (EP 1, oct. 37, p. 23) du livre de Forceville: L'orientation pédagogique de l'Allemagne actuelle (Bib. Jean Macé, Strasbourg). Tout en condamnant radicalement le racisme et l'embrigadement, il semble partager le refus de l'intellectualisme et le souci de relier l'enfant à la chaîne du passé, qui sont pourtant d'une tout autre nature dans sa pédagogie et dans l'idéologie nazie. Mais peut-être craint-il de ne pas avoir été assez tranchant, car il durcit le propos en rendant compte de La nouvelle Allemagne dans son nouveau manuel scolaire (EP 6, déc. 37, p. 119).
L'Italie aurait manqué au tableau. Le récit, par Bruno Mussolini, fils du Duce, de ses exploits en Abyssinie est qualifié de "Démence" (EP 19, juillet 38). On annonce une série d'articles, dans L'Educatore della Svizzera Italiana, sur Lombardo-Radice, pionnier de l'éducation nouvelle italienne, rejeté par le fascisme et récemment disparu (EP 5, déc. 38, p. 119). Présentation dans le n° suivant (p. 144) de Dix ans de fascisme italien, bilan très critique par Silvio Trentin (ESI).
 

 
    A l'épreuve de la guerre
(1939-1940)
 
Un tournant douloureux et difficile
 
C'est un Freinet doublement déchiré qui aborde la rentrée d'octobre 39. Pacifiste malgré son antifascisme profond, il ne peut se résoudre à vivre une deuxième fois la guerre. Pendant le cours d'été qui réunissait à Vence, du 30 juillet au 6 août, une centaine d'instituteurs, on a abordé le problème de la paix et de la guerre: Freinet rejette à la fois le pacifisme intégral à la Giono, coupé de la réalité, et la politique louvoyante du gouvernement depuis les accords de Munich. A son avis, le laisser-faire mène droit au fascisme et il pense que l'URSS garde un rôle déterminant.
Mais le 23 août, c'est le pacte germano-soviétique et nous savons par des témoins présents à Vence à ce moment (Max et Marie Cassy) que Freinet l'a désapprouvé, ne pouvant admettre que l'on puisse pactiser avec Hitler. Pourtant il refuse de signer toute déclaration publique qui condamnerait ses amis communistes français qui s'alignent sur Staline. Ce double refus de l'alignement aveugle et de la trahison de ses frères se retournera deux fois contre lui. Après son arrestation, en mars 40, des personnalités socialistes refuseront d'intercéder pour le faire libérer puisqu'il a refusé de se désolidariser du PC. Après la guerre, c'est le parti communiste qui réglera ses comptes avec lui.
Le premier éditorial qu'il écrit, pour la rentrée d'octobre 39, s'intitule Clartés dans la nuit.  Rappelant l'ambiance fervente du cours d'été de Vence, au début d'août, il dit : On aurait dit que planait déjà sur ce cours la menace des graves événements que nous avons connus depuis. Chacun cherchait sa voie en nous interrogeant avec anxiété et les participants auront certainement pensé longuement, ces temps-ci, à cette soirée d'ardente discussion sur le problème de la paix. Emouvante et comme solennelle aussi, cette dernière soirée sur le terrain de jeux, où les petits Espagnols qui allaient retourner dans leur pays se découpaient en fières silhouettes clignotantes et lançaient vers le ciel leurs inoubliables chants d'espoir...
Nous avions bien dit à nos amis : nous n'aurons pas cette guerre que vous craignez et qu'on nous annonce. Et, forts de notre bon sens et d'un attentif examen des conjonctures présentes, nous justifiions notre prophétie. Nous serions-nous trompés ?
Nous ne voulons pas encore le croire. La grande tuerie n'est qu'à moitié déchaînée. Les canons et les bombes n'ont pas encore donné leur grosse voix. Le monde hésite à se suicider.
Le premier souci de Freinet est de préserver l'unité du mouvement dans sa pluralité. Après avoir rappelé les problèmes posés par la mobilisation de nombreux militants et la moindre disponibilité de beaucoup de militantes, il ne veut rien renier des engagements passés:
Reste la question idéologique. Nous n'avons absolument rien à en cacher. Nous avons toujours pensé que l'esprit Imprimerie à l'Ecole devait nécessairement baigner toute l'atmosphère dans laquelle évoluent et se diffusent nos techniques. Il ne s'agit pas là d'un esprit partisan quelconque puisque nous avons toujours rallié l'unanimité des adhérents de notre Coopérative qui, comme dans toute Coopérative, ont le loisir d'appartenir aux organisations, sociales et politiques qui leur plaisent ou de rester au contraire à l'écart de toutes.
Freinet sent que le danger principal est la remise en cause des progrès éducatifs, récemment acquis, au profit d'une restauration du bourrage de crâne qu'il a bien connu avant et pendant la guerre de 14. Il ajoute donc : Il ne faut, en aucune façon, que les difficultés actuelles autorisent le retour virulent de techniques condamnées par l'expérience et prétendant annihiler les heureuses innovations de ces dernières années. (...) On tentera de nous décourager en nous signifiant que, lorsque les hommes se battent, toutes discussions pédagogiques deviennent futiles et superflues. Comme si on voulait nous persuader que l'éducation des jeunes générations en temps de guerre est indifférente ! Nous espérons bien qu'on n'a pas l'intention de poursuivre une guerre d'extermination. Quand les combattants reviendront prématurément fatigués et vieillis, ce seront ces enfants dont nous avons la garde aujourd'hui qui devront reprendre le flambeau. Nous voulons qu'ils en soient dignes.
L'objectif est donc de tenter de préserver au mieux les enfants de toutes les conséquences de la guerre. Dans cet esprit, Elise Freinet inaugure une série d'articles intitulés: Conseils aux mamans en temps de guerre pour sauvegarder la santé de l'enfant .
 
Sous les ciseaux de la censure
 
Comme un bon nombre d'abonnés sont mobilisés et risquent de ne pas renouveler leur abonnement, la revue paraît avec une pagination réduite et le prix est ramené provisoirement de 40 à 30 F. Les améliorations envisagées pour La Gerbe  sont ajournées. D'ailleurs Copain-Cop  a cessé de paraître, tout comme la revue belge Vers l'Ecole Active, et on est sans nouvelle de La Nouvelle Education  et de Pour l'ére nouvelle. 
Freinet n'ignore pas que l'obstacle majeur à l'action de son mouvement est la restriction de liberté découlant de l'état de guerre, notamment la censure. Grande malchance pour lui : le Quartier Général du 15e corps d'armée est fixé à Vence. On devine les mesures particulières de sécurité que cela provoque. Parmi les officiers, souvent plus ou moins proches de l'Action Française, certains n'ont pas oublié une certaine affaire Freinet et sont à l'affût du moindre indice. Ils y sont d'ailleurs encouragés par des lettres anonymes dénonçant tous les militants progressistes de la région. Freinet est notamment accusé de continuer "d'expédier par la poste des corbeilles entières de tracts et d'imprimés de propagande communiste ".
De leur côté, les rapports de police dépeignent Freinet, tantôt comme un dangereux agitateur communiste, tantôt comme un anarchiste depuis qu'il a créé sa propre école dans un quartier peuplé d'Espagnols, plus ou moins proches du mouvement anarchiste de leur pays. Certains adversaires n'hésitent pas se faire l'écho de rumeurs selon lesquelles "les bâtiments du Pioulier auraient été payés par des fonds de l'ambassade d'URSS auprès de laquelle Freinet se rendrait, dit-on, fréquemment ".
Même s'il ne sait pas tout cela, Freinet, pour sauvegarder l'essentiel, adopte ce qu'on pourrait appeler un profil bas. Cédant aux intimidations, il a supprimé du titre de sa revue l'adjectif Prolétarien,  jugé provocateur dans le climat anticommuniste du moment (Daladier vient de dissoudre le PC). Mais le changement de titre de dernière minute oblige à supprimer l'adjectif chaque fois que l'on parle de L'Educateur  dans les colonnes du premier numéro. Les blancs insolites qui en résultent ne sont que le prélude de ceux qui vont se multiplier dans les numéros suivants.
Dans un article censuré, chaque passage incriminé (mot, ligne, pavé) est remplacé au dernier moment par un blanc, si bien que le lecteur ne peut connaître les raisons qui ont motivé la censure. Par exemple, en voyant que plusieurs lignes ont été supprimées dans les éditoriaux de Freinet (6 lignes, E 2, p. 20; 8 lignes, E 8, p. 116-117; 8 lignes, E 9, p. 129-130), on serait tenté de croire que, malgré sa prudence, il s'est laissé entraîner à exprimer des idées maintenant prohibées.
Pourtant on s'aperçoit que les textes les plus largement censurés sont typiquement pédagogiques, on peut même dire technologiques. Dans une série d'articles relatant un travail réalisé dans sa classe, autour d'un texte libre sur la mort d'une jument, Yves Guet (Allier), se fait censurer à quatre reprises (une colonne et demie, E 4, p. 59; 20 lignes, E 5, p. 72; 24 lignes, E 9, p. 137; 6 lignes, E 10, p.148). Freinet en donne par la suite l'explication : La censure a supprimé une fiche documentaire de calcul sur le cheval. Censurée aussi la page de fiches autocorrectives de grammaire, l'annonce de notre service de films. Nos correspondants sont invités à éviter dans leurs articles les séries de nombres, les longues énumérations qui sont censurées.  De même a été interdite la publication des listes d'adresses des classes jumelées pour la correspondance ou l'échange de journaux scolaires.
Malgré cette mise en garde, d'autres articles sont largement censurés, généralement parce qu'ils devaient contenir des nombres: l'un sur l'index de classement décimal du fichier documentaire, d'autres de Vovelle sur l'herbier où il indiquait les diagrammes des fleurs (nombre de pétales, sépales, étamines), de Delaunay sur le fichier de calcul, tout comme la liste des disques qui comportent chacun un matricule d'édition.
On atteint la bouffonnerie quand disparaissent sous la censure certains mots des menus végétariens d'Elise Freinet (E 5, p. 77-78) ou les critiques formulées par le Docteur Carton contre la consommation de viande (E 9, p. 145). Il est vrai que, pour dégoûter d'en manger, cet hygiéniste utilise souvent le mot "cadavre"; sans doute ne fallait-il surtout pas parler de cela en ce temps de (drôle de) guerre. Dans le n° 10, un article entier est censuré, il était intitulé Des nouvelles aux mobilisés. On se perd en conjecture sur ce que pouvait contenir de si séditieux un tel article.
 
Place, malgré tout, à la réflexion
 
Malgré les fourches caudines de la censure, Freinet tente au maximum d'assurer la continuité de l'action et de la réflexion éducatives. Comme il ne reste plus que 8 petits réfugiés espagnols à l'Ecole Freinet, il propose d'accueillir d'autres enfants en détresse en faisant appel au parrainage des militants (E 2, oct. 39, p. 25). Il doit renouveler l'appel au soutien financier, car sur 22 enfants hébergés, 12 seulement paient pension, les autres étant à la charge de la collectivité (E 7, p. 96).
Sous le titre Les vraies raisons de nos succès, Freinet cite un inspecteur qui prétend, pour contester la nouvelle pédagogie: L'éducation n'est pas une science mais un art. Ce n'est pas avec des techniques qu'on fait des chefs d'œuvre. Il n'y a pas de formule pour faire la Joconde. Il suffit d'avoir du génie. A défaut de génie, la foi opère des miracles. Et votre école en fournit, après l'exemple de Bakulé, une éclatante démonstration. Argument qui remettrait d'ailleurs en question la validité de tous les apprentissages scolaires traditionnels. Freinet lui répond longuement: Je présente toujours notre groupe comme un groupe d'instituteurs moyens, ayant beaucoup de bonne volonté et de dévouement certes, animés par un idéal de progrès - mais qui n'est justement pas, à de rares exceptions près, un idéal exclusivement pédagogique.  (...) Nous n'avons pas de génie si ce n'est celui qui nous vient "d'une longue patience". Et nous n'avons pas de foi! Je rattrape tout de suite cette parole pour qu'on ne croie pas que notre activité pédagogique cache alors quelque but inavouable. Nous avons la même foi que le menuisier qui fait son travail avec goût et conscience, qui est persuadé du sérieux de son activité et de l'intérêt individuel et social qu'il a à le faire de son mieux. (...)Pourquoi insistons-nous si longuement sur le sens à donner à ce mot de foi? C'est que nous y voyons une des tendances les plus dangereuses de la pédagogie que nous dénonçons. On dit au jeune normalien sortant : tu es nanti d'un sacerdoce. Il faudra travailler avec une foi inébranlable! Et on le place dans des conditions telles qu'il se dégoûte à jamais de son métier. (...)Nous ne marchons plus pour cette foi intéressée qui abuse de notre candeur et de notre dévouement. Nous voulons qu'on mette, à la base de l'organisation pédagogique française, l'ordre technique, l'installation matérielle les mieux aptes à la réalisation méthodique et sûre de notre idéal.
Freinet fait ensuite état de déclarations d'un directeur de l'enseignement secondaire: Ces pionniers de l'Education Nouvelle ont le défaut d'être des iconoclastes. Agents de rénovation, ils commencent par tout détruire. Ils rompent avec toutes les traditions pédagogiques; ils font litière de tout le passé. Bien plus, ils sont rebelles à toute organisation. Ces grands ténors chantent leur air sans s'inquiéter du reste du chœur. Ils sont fauteurs d'anarchie. Si leur nombre venait à se multiplier, quel fléau et quelle menace!  A quoi Freinet répond: Nous sommes iconoclastes, certes, si iconoclastes signifie ennemis et destructeurs des icônes et de toutes les croyances non fondées sur la science ni sur la raison. Mais ne sommes-nous pas dans la pure tradition philosophique française en posant comme but à notre éducation la victoire du bon sens et de la lumière sur les ténèbres des croyances ancestrales? Tout détruire? Qu'avons-nous détruit dans nos classes? Nous disons au contraire: construire, mais en utilisant les matériaux actuellement préparés, et nous en donnons l'exemple dans toutes nos réalisations. Faire litière du passé? Non pas. Mais ne point s'enchaîner à ce passé... S'en servir pour aller de l'avant, tout comme devront se servir de nos réalisations ceux qui viendront après nous pour aller plus loin que nous. Rebelles à toute organisation! Là, nous retournons l'accusation et nous sommes en mesure de prouver que ce qui caractérise l'éducation traditionnelle c'est le manque d'organisation, générateur d'anarchie; que nous prétendons apporter l'ordre, la méthode, l'effort concerté au service de la communauté. Ne pas s'inquiéter du reste du chœur! Qu'on trouve aujourd'hui un groupe pédagogique aussi animé que le nôtre de collaboration fructueuse entre des milliers d'écoles, entre des centaines de milliers d'enfants! (...) Nous le répétons encore : nous n'avons pas de méthode fixe et définie à proposer pour votre salut. Nous sommes un groupe, d'une puissance sans précédent, d'instituteurs qui cherchent, sans aucun parti pris, l'amélioration, l'amélioration de leurs conditions de travail et du rendement éducatif de leurs efforts. Techniciens, nous nous adjugeons le droit de discuter de nos techniques, de juger avec nos connaissances de praticiens, les méthodes qu'on nous a trop longtemps imposées. Et nous tâchons de faire mieux, posément, calmement, sans gestes ni paroles inutiles, sans rien détruire brutalement persuadés que nous sommes qu'il suffit d'aller de l'avant avec bon sens et mesure, mais avec hardiesse aussi, pour laisser derrière soi se perdre insensiblement dans la désaffection et l'oubli, les formes désuètes d'activité. (E 7, janv. 40, p. 97 à 100).
Dans les n° 10 (p. 155) et 11 (p. 173), Freinet se livre à une réflexion sur la vraie place du jeu en éducation. Pour la première fois, on lui voit opposer au jeu-haschich le ludisme vital et l'activité sociale fonctionnelle à la mesure des enfants. On retrouvera le niveau de ces réflexions (rupture ou continuité avec les traditions, place réelle du jeu dans l'éducation) dans L'Education du Travail,  l'ouvrage qu'il ne tardera pas à concevoir.
 
Les journaux scolaires aussi sont soumis à la censure
 
Alors que, si souvent, on conteste aux journaux scolaires le statut de la presse, ils accèdent, en temps de guerre, au droit d'être censurés comme ceux des grands. Dans le n°1, p. 6, Freinet a rappelé: Il y a la censure. Nous pensons que, avant reliure et expédition du journal scolaire, il sera bon de soumettre un exemplaire à la censure (s'adresser à la Préfecture). Si, comme nous le recommandons, on a fait grande attention aux textes et aux phrases qui risquent de prêter à malentendu, aucune difficulté ne devrait surgir de ce côté-là. Le cas échéant, on supprimerait purement et simplement les pages incriminées. Généralement, la censure ne pose pas de gros problèmes aux écoles, sinon que l'apposition d'un cachet militaire incongru atteste parfois le contrôle.
Dans le n° 5 de L'Educateur, Freinet reproduit en gros caractères le conseil de l'Inspecteur Général Prévot d'adresser aux soldats les récits collectifs - polycopiés ou, mieux encore, imprimés et accompagnés de croquis - des faits divers les plus saillants de la localité . Il reprendra cet appel en mars 40 (E 11, p. 169). Lui-même avait pris l'initiative, dès le 20 septembre, de faire rédiger une lettre collective dactylographiée et tirée au limographe: A nos grands camarades mobilisés . Ensuite le titre devient A nos amis mobilisés  (moins connoté socialement). A qui est destinée cette feuille ? A tous les familiers de l'école actuellement sous les drapeaux: éducateurs et employés de la coopérative, voisins du Pioulier, jeunes qui avaient participé à la construction des bâtiments et qui y revenaient souvent.
Cette lettre hebdomadaire donne des nouvelles de l'école, des enfants (y compris Pouponne, le bébé d'Albert et Fifine, âgée d'un an à peine), ceux qui partent (notamment des enfants espagnols) et ceux qui arrivent, l'organisation des travaux, l'état des cultures et du temps. Quand les mobilisés donnent à leur tour de leurs nouvelles, la lettre collective informe les autres. Il arrive aussi que des enfants espagnols revenus dans leur pays écrivent : Alfonso nous dit (de Madrid) que là-bas les gens n'ont ni travail ni argent. Les maisons autour de lui sont détruites et il n'a plus d'amis. Il voit souvent Carmen et Rosario .
Le 28 octobre, s'y ajoute une feuille sur le travail de la semaine qui précise: Nous aurions voulu imprimer encore quelques textes espagnols, mais nous craignons d'avoir des ennuis avec la censure .
Malgré la prudence, ces ennuis ne tardent pas.
 
Qui veut noyer son chien...
 
Le 8 novembre, l'école Freinet diffuse cette information : Papa avait porté à la censure le numéro d'octobre de "Pionniers". La censure de Nice a communiqué Pionniers à la censure de Marseille, et, hier, deux gendarmes de Vence sont venus nous aviser que la publication de Pionniers est "formellement interdite". Nous ne savons pas pourquoi. Les gendarmes ont saisi et emporté toutes les feuilles imprimées en octobre. Le journal ne paraîtra donc pas.
Nous continuerons à faire notre livre imprimé et nous assurerons les correspondances par lettres manuscrites régulières des enfants.
Que contenait donc de si sulfureux ce journal interdit ? Tous les textes en ont été conservés dans le livre de vie personnel des enfants. En plus des lettres aux amis mobilisés, on n'y trouve que de petits textes anecdotiques (jeux ou farces, étourderies ou maladresses), des indications sur la saison et sur les sujets étudiés en classe: l'Egypte, les mouvements de la Terre, l'oxygène.
Mais qu'importe au commandement militaire de région (on n'avait tout de même pas osé remonter jusqu'au généralissime Gamelin, ni au ministre de la Guerre), voici son avis: "Malgré son texte d'apparence enfantin, le journal pourrait cacher un moyen de correspondance secrète et doit être empêché de circuler ".
La mention de ces faits n'était peut-être pas inutile pour rappeler que le règne de l'arbitraire le plus borné n'a pas commencé avec l'invasion et le vote des pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Certains officiers étaient beaucoup plus préoccupés de pourchasser un fantasmatique "ennemi intérieur" que de barrer la route aux réels envahisseurs qui allaient bientôt déferler sur notre pays.
 
Regard sur le livre de vie des enfants
 
Un seul texte (du 27 septembre 39) montre le contexte de l'époque:
L'alerte.
Pour avertir de l'arrivée des avions ennemis, on fait mugir la sirène. A Vence, les avions allemands ne sont pas venus, mais on a quand même donné l'alerte. Il était 10h; nous dormions tranquillement. Seules Baloulette, Mireille et Claude étaient éveillés. Tout à coup la sirène mugit ; sa voix désespérée montait, descendait, indéfiniment. On aurait dit que toute la nature avait peur. C'était lugubre.
Les petits Espagnols pleuraient. Ils se souvenaient des bombardements d'Espagne. Ils croyaient que les bombes allaient tomber. Heureusement, papa et maman allaient d'un dortoir à l'autre en disant : - N'ayez pas peur, ce n'est qu'une alerte pour rire.  Il y en avait qui dormaient à poings fermés.
Les pages les plus significatives sont les lettres hebdomadaires aux mobilisés que Freinet continue de tirer au limographe (la dernière est datée du 6 mars) et les feuilles consacrées au travail de la semaine, sans doute envoyées aux parents et aux correspondants par courrier. On y voit l'évolution des sujets étudiés, assez souvent proches des programmes scolaires.
Les autres textes semblent montrer que les enfants souffrent d'un certain confinement et, quand on les compare à ceux des livres de vie des années précédentes, on ressent par contraste l'influence du brassage des idées grâce à la correspondance et à l'échange des journaux scolaires, l'importance de l'ouverture de l'école sur son environnement social.
Observons qu'un texte de Marianne sur ses crises de colère, imprimé le 18 janvier 40, est prolongé par une longue série de textes où chaque enfant parle de sa propre colère (ou, s'il n'est pas coléreux, de ses autres défauts). Le 19 février, un texte de Serge et Michelle décrit celle de Freinet.
La colère de Papa
Lorsque Papa se met en colère, il ne crie pas comme nous et ne tape pas du pied. Quand nous nous mettons en colère, c'est pour un rien, mais Papa, c'est pour des choses importantes: par exemple quand, en faisant des expériences, on casse quelque chose, ou comme un jour où on avait par erreur jeté des archives à la Cagne.  (on avait en effet l'habitude d'utiliser comme dépotoir le bas de la falaise sous l'école)
Lorsqu'il se met en colère, il dit:  - Ah! coquin de sort! ça ne semble pas possible... Tu n'aurais pas pu faire attention!... Et comment t'es-tu débrouillé pour faire ça?
Heureusement qu'il ne fait pas comme nous et qu'il ne casse pas tout.
La colère de Papa n'est pas très terrible.
 
Le livre de vie des enfants s'interrompt le samedi 16 mars avec l'habituelle page de synthèse dactylographiée de la semaine et ne reprend que le 1er avril. Cette interruption est logique si l'on se rappelle que les congés scolaires commençaient alors une semaine avant Pâques et se terminaient une semaine après, soit pour 1940 du 17 au 31 mars (ce dernier jour, est prévue à Moulins l'AG statutaire de la CEL). Les enfants de l'école Freinet ne quittent pratiquement pas l'internat, en dehors de l'été. Mais, si la vie communautaire continue, les activités purement scolaires s'interrompent comme dans toutes les écoles.
 
 
Une arrestation au Pioulier
 
Le premier texte écrit à la rentrée de Pâques, le 1er avril, raconte le départ de Papa . Il s'agit de l'arrestation de Freinet, le 20 mars, et de son internement au camp de Saint-Maximin (Var).
Papa est parti. Nous avons eu un très grand chagrin de le voir s'en aller. C'était un véritable désespoir pour tout le monde. Nous ne voulons pas en parler maintenant. Nous en parlerons plus tard dans l'histoire de notre école.
Maintenant nous voulons simplement travailler avec tout notre cœur, avec tout notre courage. Papa nous a laissé l'école et le matériel. Cette école, elle est à nous tous. Nous savons nous instruire tout seuls avec les fiches, l'imprimerie, les livres et toutes les questions que nous pourrons poser à Mémé, à Maman au moment du dîner et des promenades.
Nous avons mis des responsables: Nicole qui est grande et qui écrit bien écrira les textes au tableau. Toti qui est forte en orthographe corrigera les fautes. Coco surveillera la composition. Serge surveillera le tirage. Baloulette sera responsable de la discipline des heures de classe.Pierrette fera le texte des petits. Jacquot sera responsable de l'illustration. Henri prendra la direction des travaux de la campagne sous la conduite d'Albert (il avait été mobilisé puis libéré pour sa mauvaise vue). Chaque soir, Pierrette et Baloulette feront le journal de la journée pour les Annales et pour Papa. Au travail !
Ce texte confirme la capacité d'autonomie des enfants chaque fois que Freinet devait s'absenter, mais la mise en retrait d'Elise par rapport à l'école (alors qu'elle y intervenait souvent, notamment pour les activités artistiques) semble inspirée par sa prudence à l'égard de l'administration car elle sait que seul Freinet est le directeur en titre de l'école. On verra bientôt que cette prudence était justifiée.
 
 Hallali administratif pour la fermeture de l'école Freinet
 
Si l'on ne peut encore accéder aux documents administratifs concernant l'internement de Freinet en 1940-41, il en existe par contre de très explicites montrant comment l'administration s'est acharnée contre l'Ecole Freinet après l'arrestation de son responsable et animateur (dossier sur l'enseignement privé, cote 27788, aux Archives Départementales des Alpes-Maritimes).
 
o  Dès le 17 avril, l'Inspecteur d'Académie de Nice enjoint à Elise Freinet de fermer immédiatement l'école, par la lettre suivante:
Je suis informé que l'Ecole privée du Pioulier, Commune de Vence, que dirigeait M.FREINET continue à fonctionner sous votre direction. Cette situation est irrégulière puisque vous n'avez jamais sollicité l'autorisation de prendre la succession de votre mari.
Je vous prie, en conséquence, de fermer immédiatement cette école.
 
o  Dès le lendemain, celle-ci répond, sur papier à en-tête de la pension d'enfants tenue par sa mère (Mme Vve Lagier-Bruno), dans les termes suivants:
Monsieur l'Inspecteur,
En réponse à votre honorée du 17 avril, j'ai l'honneur de vous informer que mes attributions actuelles sont exclusivement d'ordre ménager pour ce qui regarde la pension d'enfants de ma mère Mme Vve Lagier-Bruno, pension étrangère à l'Ecole Freinet que dirigeait mon mari.
Dès l'internement de mon mari, j'ai écrit aux parents d'élèves que l'Ecole ne fonctionnait plus et de ce fait 6 enfants sont partis. Certains parents ont répondu que leurs enfants étant dans le midi pour raison de santé, ils ne voyaient pas la nécessité de les rappeler de sitôt.
Les locaux de l'Ecole sont restés ouverts et le matériel autoéducatif est resté à la disposition des enfants. Je mets quiconque au défi de prouver que j'ai fait une seule heure de présence dans ces locaux où je n'ai jamais mis les pieds et mes protestations à M. le Ministre de l'Education Nationale font justement mention de l'état d'abandon où se trouve une école qui fut le lieu de rencontre de tant de pédagogues de tous pays et de toutes tendances philosophiques.
Croyez, Monsieur l'Inspecteur, que connaissant le peu de bienveillance à notre égard, je jugerai pour le moins imprudent de m'octroyer des droits que je n'ai pas. Je n'ai pas même usé de la possibilité qui m'était faite de donner des leçons particulières, dans le cadre des règlements, comme je pourrais être appelée à le faire si mon temps devait être consacré à autre chose qu'à la défense de mon mari.
Veuillez agréer, Monsieur l'Inspecteur, l'assurance de mes sentiments respectueux.
                                                                                                    Signé: E. Freinet
L'allusion au ministre se réfère aux multiples démarches, appuyées par Langevin et Mlle Flayol, responsables du GFEN de l'époque, ainsi que par des personnalités étrangères pour faire libérer Freinet. Des responsables socialistes avaient également été sollicités pour intervenir auprès du gouvernement mais avaient refusé, à cause du refus de Freinet de condamner publiquement le pacte germano-soviétique.
 
o  Le 19 avril, Elise Freinet adresse à la directrice et au directeur des écoles publiques de Vence une demande d'inscription de 10 filles de 10 à 13 ans et de 9 garçons de 5 à 12 ans, ainsi que leur inscription à la cantine (le quartier du Pioulier étant trop éloigné des écoles pour que les enfants reviennent manger à midi). Le 22, l'I.A. transmet au Préfet ces informations. Le 23, le Ministère transmet à l'I.A. une lettre d'Elise Freinet faisant état de l'impossibilité des écoles primaires de Vence d'accepter ses jeunes pensionnaires.
o  Le 26, Elise répond à une note de l'I.A. (non présente au dossier) qui lui demandait des explications:
Monsieur l'Inspecteur,
En réponse à votre note du 22 avril reçue ce jour, j'ai l'honneur de vous exposer les conditions exactes dans lesquelles se trouvent les enfants qui fréquentaient l'Ecole Freinet.
1° -  Les enfants actuellement  ici y sont venus pour deux raisons:
          a)  Pour suivre la méthode d'enseignement Freinet.
          b)  Pour raison de santé: nécessité de cure d'air et de régime alimentaire.
2° -  Au départ de M.Freinet les parents ont été avisés par mes soins que l'école cessait de fonctionner mais que les locaux et le matériel d'enseignement autoéducatif resteraient à la disposition des enfants.
7 enfants sont partis.
Pour les autres, les parents ont exprimé le désir que, la santé prévalant sur l'instruction, les enfants resteraient en attendant le retour de M.Freinet auquel ils gardent une totale confiance.
3° - Jusqu'ici les enfants continuaient à disposer des locaux et du matériel, à s'instruire comme il est possible de le faire grâce aux nombreux fichiers et aux bibliothèques diverses dont les documents sont classés, mobiles et suffisamment explicites. Les enfants exprimaient chaque jour leur vie par l'imprimerie et ils envoyaient leur imprimé et les questions qui les avaient embarrassés à leur maître qui est resté en liaison permanente avec eux car à ces échanges s'ajoutent des lettres personnelles solutionnant des cas spéciaux.
Dès que j'ai reçu votre ordre, j'ai demandé à Vence s'il était possible de recevoir les enfants et s'il existait une cantine scolaire. La réponse fut: Il y a de la place pour les filles, pas pour les garçons et pas de cantine.
J'ai informé les parents de ce fait en spécifiant que l'école de Vence est à 4 km et que l'aller et retour me semblait exagéré pour certains enfants en voie d'amélioration physique.
4° -  Des difficultés d'éloignement des écoles de Vence, de la santé des enfants et de l'absence de cantine, il semblerait résulter que:
-  12 enfants ne pourraient fréquenter l'école de Vence dans ces conditions
       (suit la liste des enfants avec leur âge et les troubles ou déficiences qui ont justifié leur placement au Pioulier)
5° -  J'ai proposé aux parents d'enfants plus résistants, avant de vous en faire la demande, d'envoyer les enfants pour une demi-journée à Vence de façon que les enfants puissent rentrer à midi pour suivre leur régime alimentaire. Ils bénéficieraient ainsi de cours suivis et d'un certain contrôle car ce sont des candidats au C.E.P. Ce serait le cas pour 4 élèves
       (suivent leurs noms et âges)
Il y a évidemment au domicile actuel des enfants des possibilités d'instruction:
      a)   Des locaux et du matériel éducatif pourraient être à leur disposition.
      b) Trois adultes de la pension de Mme Lagier-Bruno ayant des titres universitaires pourraient donner des leçons particulières dans le cadre des règlements.
      c) Les enfants pourraient rester en liaison avec leur maître pour renseignements particuliers.
Au cas où ces considérations humaines qui concilieraient la santé des enfants et leur instruction ne seraient pas prises en considération et où les élèves devraient supporter et dans leur santé et dans leur esprit les conséquences d'une mesure arbitraire qui les dépasse, Mme Lagier-Bruno me prie de vous transmettre l'adresse des parents d'élèves avec lesquels vous pourriez entrer en relations pour solutionner au mieux le problème de l'éducation de leur enfant.
Veuillez agréer, Monsieur l'Inspecteur, l'expression de mes sentiments dévoués à la cause de l'enfant.
                                                                                            Elise Freinet
Est jointe une liste des adresses des familles de 11 enfants, situées dans toute la France et même en Algérie pour 2 d'entre elles.  Suit la liste de 6 enfants sans famille, à la charge de Mme Freinet; parmi eux, 2 Parisiens, 2 Espagnols, un Tchécoslovaque et un Suisse.
 
On est un peu surpris par cette argumentation qui dépeint Freinet continuant de diriger, à partir du camp d'internement (à plus de 100 km à vol d'oiseau), le travail de chaque enfant de son école. Nul doute que les uns et les autres restent unis par la pensée, mais ce n'est pas un argument susceptible d'infléchir un Inspecteur d'Académie convaincu de l'influence pernicieuse de Freinet. Et l'on voit mal cet administrateur entrer en contact avec des familles qui ont eu le tort à ses yeux de faire jusque-là confiance à un tel individu, et rechercher avec elles les meilleures conditions de la scolarité de leur enfant. La réaction ne se fait pas attendre.
 
o  Le 27 avril, l'I.A. des Alpes-Maritimes écrit au Ministre de l'Education Nationale cette lettre dont il adresse copie au Préfet de Nice:
Vous avez bien voulu, en date du 23 de ce mois, me communiquer une lettre  (que je vous retourne ci-joint) de Madame Veuve LAGIER-BRUNO, Propriétaire d'une Pension d'Enfants, au Quartier du Pioulier, à Vence. ( cette lettre ne figure pas au dossier)
Cette dame vous signale que j'ai donné l'ordre de fermer l'Ecole libre tenue par Monsieur FREINET, qui était annexée à son Internat et qu'elle ne peut envoyer les enfants dont elle a la garde aux Ecoles Publiques de Vence, faute de place.
Je tiens à vous donner, sur cette affaire, tous les renseignements utiles.
-  I°)   Informé que M.Freinet, Directeur de l'Ecole du Pioulier, avait été envoyé dans un camp de concentration, j'écrivais, en plein accord avec M. le Préfet, le 17 Avril courant, à Madame FREINET, une lettre conçue dans ces termes:
   (suit copie de la lettre citée plus haut)
Le 18 Avril, Mme FREINET me répondait par une lettre dont ci-joint copie.
    (voir plus haut)
Je tiens à préciser que cette lettre ne m'a pas paru de nature à me faire revenir sur la décision que j'avais prise.
J'estime, en effet, ou bien que l'Ecole de M.FREINET est actuellement dirigée par Mme Freinet et c'est irrégulier, ou bien cette Ecole, dans laquelle les Enfants,d'après l'expression de Mme FREINET "continuent à s'instruire selon les méthodes et la pensée de leur Maître" , n'est dirigée par personne et c'est encore plus irrégulier.
-  2°)  J'ai été avisé, le 20 Avril courant que, le 19, Madame FREINET avait écrit au Directeur et à la Directrice des Ecoles Publiques de Vence, une lettre dont ci-joint copie, leur demandant s'ils pourraient recevoir les élèves de l'Internat de Mme LAGIER. - J'ai aussitôt donné l'ordre au Directeur et à la Directrice de Vence de recevoir ces enfants et toutes les dispositions nécessaires pour cela ont été prises.
En résumé, il est exact que j'ai donné l'ordre de fermer l'Ecole de M.FREINET ; il est inexact qu'il n'y ait pas de place aux Ecoles Publiques de Vence pour recevoir les enfants hébergés dans l'Internat de Mme LAGIER.
Dans ces conditions, j'ai écrit, le 22 Avril à M. le Préfet une lettre lui demandant, au cas où les enfants de l'Internat de Mme LAGIER ne seraient pas envoyés aux Ecoles de Vence, de prendre toutes dispositions utiles pour que soit fermé cet Internat. Il est en effet illégal de tenir un Internat où des enfants soumis à l'obligation scolaire ne sont pas envoyés dans une Ecole régulièrement ouverte.
J'ajoute que j'ai tout lieu de croire que l'Ecole de M.FREINET avait un caractère dangereux et qu'il serait fort imprudent de se laisser entraîner par Madame FREINET sur le terrain de la procédure: les démêlés retentissants du ménage FREINET avec l'Administration prouvent qu'il est sage d'user avec eux d'énergie. (souligné par M.Barré)                                                                     
                                                                 L'Inspecteur d'Académie, J. Charvey
 
o  Le 7 mai, arrêté du Préfet de Nice:
Article 1er-  Est et demeure fermée l'Ecole Primaire élémentaire mixte, dirigée par M. FREINET Célestin Baptistin en vertu de l'autorisation préfectorale n° 771 en date du 31 octobre et sise à Vence, quartier du Pioulier. Est également fermé l'Internat attenant à l'Ecole dirigé par Mme Vve LAGIER-BRUNO.
Article 2-  M. l'Inspecteur d'Académie est chargé de l'exécution du présent arrêté.
o Le 11, Elise Freinet répond au Préfet, en l'absence de sa mère partie l'avant-veille à Vallouise (H.A.) pour mettre sa maison de campagne à la disposition de l'autorité militaire.
1-  La pension de Mme Vve Lagier -Bruno n'est pas un internat mais une pension recevant des enfants de tous les âges, tant au-dessous qu'au dessus de l'âge scolaire comme l'attestent ses registres.
2-  Cette pension est déclarée depuis 5 ans au Registre du Commerce de Grasse  (n° 4754) et remplit ses obligations commerciales vis-à-vis de l'impôt.
3-  Vues les circonstances actuelles  et l'ignorance où je me trouve pour quelques jours des désirs de ma mère, je vous prie, Monsieur le Préfet, dans ces jours tragiques (le 10, l'Allemagne vient d'attaquer en Belgique et aux Pays-Bas, mais on ignore encore les conséquences de cette offensive), de vouloir bien considérer la Pension de Mme Vve Lagier-Bruno comme un lieu de refuge présentant pour les enfants actuels plus de garantie que n'en présentent leurs propres lieux de résidence. En effet:
  7 enfants sont Parisiens, 2  du Jura, 3  de la Seyne-sur Mer (Var), 1 de Meurthe-et-Moselle, 2 d'Algérie, 1 de Suisse et 1 de Tchécoslovaquie.
Je me permets de vous demander, Monsieur le Préfet, si vous consentez à cette mesure d'humanité, de bien vouloir me le signifier pour que je puisse donner aux parents toute tranquillité à ce sujet. Dans le cas contraire, j'aviserai les familles au plus tôt.
 
o  La réponse du Préfet ne se trouve pas dans le dossier. Toujours est-il que le 14 mai, Elise écrit aux parents pour leur expliquer qu'en l'absence de sa mère retenue dans les Hautes-Alpes, elle est obligée de leur demander de reprendre les enfants au plus tôt. Le 15, le double de cette lettre est envoyé au Préfet.
 
Mais les événements vont vite. Le front des Ardennes est enfoncé à Sedan. On sait depuis 1870 que cela peut avoir de très graves conséquences.
 
o  Le 17 mai, l'I.A. déclare au Préfet que l'on pourrait accorder un délai court pour la remise des enfants aux familles.
o  Le 22, un militaire écrit au Préfet au sujet de son jeune beau-frère (10 ans), pensionnaire à Vence. Les parents qui habitaient à la frontière luxembourgeoise ne peuvent être joints. Sa propre femme, sœur de l'enfant, institutrice à Reims, a été évacuée avec un groupe d'enfants en Bretagne et ne peut venir chercher son petit frère. Il demande que cet enfant soit autorisé à rester à la pension Lagier-Bruno en attendant que ses parents, s'ils vivent encore, ou sa sœur puissent s'occuper de lui.
Le Préfet accorde cette autorisation à titre individuel.
o  Le 27 mai, le Préfet fixe au 15 juin le délai de fermeture de la pension.
 
Sans posséder de chronologie détaillée, nous savons que la santé de Freinet s'est gravement détériorée à cause de son incarcération prolongée. Il a été transporté à l'hôpital de Saint-Maximin.
Sur le plan national, les évènements s'accélèrent. Le 11 juin, l'Italie fasciste assène "le coup de poignard dans le dos" en déclarant la guerre à la France, ce qui a une répercussion immédiate dans la région niçoise. Le 14, c'est la chute de Paris. Le 17, Pétain obtient les pleins pouvoirs pour signer l'armistice. Les Italiens occupent une bande de la partie Est de la France, de Nice à la Savoie.
Pour nourrir les 12 enfants qui restent à sa charge, Elise, comme le confirment les témoins de l'époque, lave et repasse le linge d'habitants de Vence.
L'administration va-t-elle au moins la laisser en repos?
 
o  Le 3 août, le Préfet écrit au commissaire spécial de Cannes:
Monsieur le Directeur de la Police d'Etat de Nice m'a signalé, il y a quelque temps, que des numéros clandestins du journal communiste "Le Cri des Travailleurs" avaient été diffusés à Nice.
Il m'informe aujourd'hui que le tirage de cet hebdomadaire pourrait avoir été effectué par certains éléments extrémistes de la région de Vence, avec le concours de Mme FREINET, institutrice révoquée en raison de ses activités politiques .
M.FREINET, son mari, également révoqué pour les mêmes raisons, avait ouvert à Vence une école libre.
Il est actuellement interné mais sa femme a continué à s'occuper de cette école, située au quartier du Pioulier à Vence où parmi les métiers (sic) enseignés et pratiqués, celui de l'imprimerie a la place la plus importante.
L'Ecole du Pioulier ainsi que l'internat qui lui avait été annexé ont été fermés par arrêté préfectoral sur la proposition de M. l'Inspecteur d'Académie.
Je vous prie de vouloir bien faire procéder à une enquête à l'effet d'établir si l'école et l'internat dont il s'agit continuent à fonctionner clandestinement et si l'atelier d'imprimerie de Mme FREINET ne servirait pas à l'impression de la feuille communiste dont quelques numéros ont été répandus dans notre région.
Toutes mesures devront être prises le cas échéant pour mettre fin à une entreprise qui constitue un véritable danger dans les circonstances actuelles.
Vous ne manquerez pas de me tenir au courant de vos investigations.
 
Est-il nécessaire de rappeler que ni Freinet ni Elise n'ont jamais été révoqués? L'administration est bien placée pour le savoir. De plus, leurs idées politiques n'ont jamais été mises en avant officiellement dans l'affaire de St-Paul, seulement des "imprudences" pédagogiques ayant nui à l'école publique.
L'I.A. de Nice a reçu copie de cette lettre et il y répond confidentiellement avant même le rapport de police. La comparaison des deux documents en dit plus long que tout autre commentaire.
 
o  Le 10 août, l'I.A., J. Charvey, envoie le rapport suivant:
En réponse à votre lettre du 3 août, relative à l'Ecole libre du Pioulier, dirigée par M. et Mme FREINET, instituteurs révoqués à Vence (l'I.A. reprend servilement les termes utilisés par le Préfet, alors qu'il est mieux placé que quiconque pour connaître la vérité administrative), après une enquête discrète, j'ai pu acquérir l'assurance que cette école libre continue à fonctionner, qu'elle a encore des élèves, notamment des pensionnaires. Ces élèves sont, pour la plupart des Espagnols.
Je n'ai pu savoir si l'on se sert encore du matériel d'imprimerie. Je n'ai pas, en effet, cru prudent d'envoyer au Pioulier M. l'Inspecteur Primaire et me suis informé auprès du personnel de Vence à qui je ne pouvais évidemment demander de pénétrer dans l'école de M. et Mme FREINET.
Conformément à mes lettres antérieures, je tiens à déclarer que l'école du Pioulier doit être fermée le plus tôt possible. Il me semble même que des sanctions devraient être prises contre les personnes qui la maintiennent ouverte malgré les ordres reçus (souligné par moi, M.B.).
 
o  Voici, pour comparaison, le rapport envoyé le 13 août par le Commissaire divisionnaire de Police Spéciale de Cannes:
Référence à votre lettre du 3 août écoulé, concernant la diffusion clandestine du journal communiste "Le Cri des Travailleurs". J'ai l'honneur de vous faire connaître que les investigations discrètes de M. RADIGUET, Commissaire Spécial, Sous-Chef, ont révélé ce qui suit:
L'Ecole libre et l'internat de l'ex-Instituteur FREINET, situés au quartier du Pioulier, à trois kilomètres de l'agglomération de Vence, ne fonctionnent plus.
Toutefois, cet établissement, qui est maintenant dénommé "Pension Lagier-Bruno" héberge encore quelques enfants (suivent noms, âges et adresses de deux enfants)
Le premier serait conservé suivant une autorisation provisoire de M. le Préfet des Alpes -Maritimes. Le second est gardé en attendant de pouvoir le rapatrier en Suisse.
L'établissement Lagier-Bruno abrite encore deux autres enfants âgés de 13 ou 14 ans qui seraient sans famille. L'un, un garçon, s'occuperait de menus travaux de culture et l'autre, une fille, serait employée comme aide de cuisine.
Etant donné le but principal de l'enquête qui consistait à établir si les exemplaires clandestins diffusés ne sortaient pas de l'Ecole du Pioulier, M. RADIGUET s'est abstenu de toute action directe pour ne pas donner l'éveil. Il s'est borné à obtenir les renseignements ci-dessus par personne interposée.
En ce qui concerne les feuilles, ce fonctionnaire s'est rendu à la Direction de la Police d'Etat de Nice, où il a demandé à l'un des fonctionnaires chargés de l'enquête de lui communiquer un des exemplaires découverts dans cette ville.
Cette feuille présentée, à Nice, à un technicien a permis d'établir les points suivants:
L'original a été tapé à la machine à écrire.
Les exemplaires diffusés ont été obtenus au "multiplicateur"
L'original a été tapé par deux machines différentes; le recto par une machine allemande et le verso par une machine américaine.
Il n'existe aucune similitude entre ces deux frappes et une troisième que je me suis procurée et qui provient d'une machine à écrire de l'école du Pioulier.
D'autre part, suivant un renseignement qui m'a été communiqué, plusieurs machines à écrire de marque allemande  "Olympic" ou "Albatros"  se trouveraient dans les locaux de la Bourse du Travail à Nice.
Il est impossible de dire si d'autres machines se trouvent au Pioulier et si cet établissement possède un appareil de tirage; seule une visite domiciliaire pourrait répondre à ces questions.
C'est d'ailleurs en prévision de cette visite (que les circonstances peuvent rendre nécessaire) que M.Radiguet s'est abstenu de toute action directe contre les occupants du "Pioulier".
En ce qui concerne cette Ecole, où il y a un important matériel d'imprimerie, elle abrite, indépendamment du sieur FREINET père, le fils étant actuellement interné mais dont le retour prochain est annoncé, sa femme, Madame FREINET et sa belle-mère, Mme Veuve Bruno-Lagier.
(Suivent des remarques sur des individus "suspects" ayant des contacts avec les personnes citées)
Ces quelques éléments douteux sont d'ailleurs strictement surveillés.
En conformité de vos instructions verbales, M. RADIGUET procédera à une perquisition au domicile, à l'Ecole et dans l'Imprimerie de FREINET.
                                                                     Le COMMISSAIRE DIVISIONNAIRE   ROSSI
 
Qui a bien pu annoncer le retour de Freinet qui ne sera libéré en fait que 14 mois plus tard? D'autre part, qui est cet homme mentionné comme étant son père, décédé d'après l'état civil en 1939? Dans L'Ecole Freinet, réserve d'enfants (p.302), Elise Freinet fait allusion à plusieurs perquisitions dans l'école et le local de la CEL mais sans les dater.                                                                                                    
 
La dernière pièce retrouvée dans le dossier Ecoles privées des Archives date du 3 mars 1941. Il s'agit d'une note émanant du gouvernement de Vichy.
o Communication de Monsieur le Secrétaire d'Etat à l'Education Nationale, du 1-2-1941, au sujet de l'offre faite par le sieur Freinet, instituteur communiste actuellement interné à Chibron (Var) de mettre à la disposition du gouvernement les locaux de l'internat qu'il dirigeait à Vence.
Transmis à Monsieur le Sous-Préfet,, directeur du Cabinet, comme affaire rentrant dans ses attributions. Cette proposition fait suite à la fermeture de l'école du sieur Freinet dont le dossier a été conservé par le Cabinet en août 1940.
A notre avis, la demande de M.Freinet ne saurait être prise en considération étant donné ses opinions extrémistes.
 
Chibron est le troisième camp où Freinet a été transféré en novembre 40. Il ne s'y trouve d'ailleurs déjà plus, car en février il a été envoyé au camp de St-Sulpice (Tarn). Pour éviter que son école du Pioulier ne soit réquisitionnée ou pillée, Freinet a peut-être préféré prendre les devants en proposant une utilisation conforme à la destination des locaux. Il sait que, du fait de la débacle, on cherche dans le Midi des lieux d'accueil pour des enfants et peut-être espère-t-il qu'on le libérerait pour diriger ce centre d'accueil. C'est compter sans la hargne que suscite son nom dans l'administration locale. Cette dernière est d'ailleurs responsable de l'échec de toutes les tentatives de libération, car chaque fois que l'autorité centrale, saisie par des interventions de personnalités, demande l'avis des instances locales, celles-ci insistent sur le caractère éminemment dangereux de Freinet.
 
Elise quitte Vence pour les Hautes-Alpes
 
Afin de trouver une issue, Elise, qui a maintenant rendu tous les enfants dont elle avait la charge, cède l'utilisation des locaux du Pioulier à une association pour l'accueil d'enfants tchécoslovaques réfugiés en France. Le responsable avait connu Freinet dans des réunions internationales d'éducation, ce qui a facilité l'arrangement. Après avoir mis à l'abri des archives précieuses dans des malles envoyées chez la sœur de Freinet, près de Gars, Elise part avec sa fille, le 6 avril 1941, rejoindre la maison de sa mère à Vallouise (Hautes-Alpes).

 
Placé en marge de l'action
(1940-1944)
 
Freinet de camp en camp
 
 Faute de documents administratifs accessibles, nous disposons malgré tout d'un récit détaillé qui nous permet de connaître les conditions d'internement de Freinet. C'est lui-même  qui l'avait rédigé en vue d'un projet de B.T. (comme il l'a fait également pour la guerre de 14 et pour le Maquis). Ce document dactylographié se trouvait dans les archives de la CEL, parmi des projets non publiés. Peut-être avait-on craint une confusion avec les camps d'extermination allemands ou renoncé à expliquer aux enfants qu'avant l'invasion allemande, des Français avaient été internés arbitrairement par leur propre gouvernement.
Le récit, écrit pour les enfants, est découpé en 24 séquences, comme dans toutes les B.T. de l'époque. Nous n'en citons que les passages significatifs concernant Freinet. Il décrit son arrestation dans son école, le 20 mars 40 (le mercredi après les Rameaux).
On m'appelle. Je sors et je me trouve face à face avec un gendarme qui me dit:  - Prenez une assiette, une cuiller et suivez-moi.
J'eus beau protester, il fallait obéir. Et sans explication. Juste le temps de m'habiller sous la surveillance des gendarmes, d'embrasser femme, fille et tous les enfants. On m'embarquait dans une camionnette qui m'emmenait à la prison de Vence.
Le lendemain, regroupement à Antibes avec 80 personnes arrêtées la veille dans le département. Transport en car à Saint-Maximin dans un camp hâtivement organisé. Les prisonniers couchent pêle-mêle sur des lits de bois à étage et restent coupés du monde extérieur.
Nous ne sommes ni accusés, ni condamnés. Mais nous sommes aux mains de la police.
Du fait de sa blessure de guerre, Freinet ne peut supporter l'air confiné et l'entassement, il doit être hospitalisé dans une chambre isolée, gardée jour et nuit par une sentinelle qui pénètre en même temps que le médecin ou l'infirmière pour veiller à ce qu'il n'y ait pas d'échange de paroles dangereuses. Elise ajoute (NPP, p. 340) que c'est un gardien du camp qui lui avait fait parvenir un appel angoissant et qu'elle avait télégraphié à Paul Langevin pour obtenir l'hospitalisation d'urgence.
Quand Freinet revient de l'hôpital, les autres internés ont été transférés ailleurs et il reste seul 8 jours avec ses gardiens dans le camp vide.
Un jour (probablement en mai), il est emmené à la gare par deux gendarmes. Par faveur spéciale cependant, on ne m'a pas mis les menottes. Les voyageurs du compartiment se demandent quel crime j'ai bien pu commettre.
De la gare de Livron (Drôme), il est transporté en auto à Chabanet, près de Privas (Ardèche). Après une première nuit passée entre un bandit marseillais et un bagnard, Freinet reste six mois dans ce camp improvisé. Bien qu'il ne le précise pas, il semble avoir été hospitalisé un moment à Privas.
Puis (vraisemblablement en novembre 40), nouveau transfert dans le Var, à Chibron près de Signes. Ces camps n'étaient pas encore de vrais camps de concentration. Les conditions matérielles y étaient toujours déplorables, mais les fils de fer y étaient rares et nous avions la possibilité de sortir dans les champs et les bois où nous avions encore du moins l'illusion de la liberté. Nous ne savions toujours pas ni pourquoi nous avions été arrêtés, ni ce qu'on allait faire de nous.
En février 41, nouveau transfert à Saint-Sulpice (Tarn). Il s'agit là d'un véritable camp de concentration, avec alignement de baraquements autour d'une allée centrale, entouré de barbelés derrière lesquels se trouvent des sentinelles. L'alimentation, à peu près normale au début, se restreint de plus en plus. Chaque matin, appel des 800 internés, puis désœuvrement après les corvées quotidiennes.
En accord avec la direction du camp, les internés avaient organisé des cours. 200 camarades s'étaient fait inscrire. Les nombreux instituteurs ou professeurs internés s'étaient réparti les élèves dont quelques-uns étudiaient à un niveau supérieur.
Je m'étais chargé des internés qui savaient à peine lire et écrire et qui avaient oublié tout ce qu'ils avaient appris à l'école. Je procédais avec eux comme nous le faisons dans nos classes, avec des textes libres que nous mettions au point et qui nous donnaient l'occasion d'exercices de lecture, de vocabulaire et de grammaire .
Avec ces mêmes principes, je prenais à part, hors des cours, une dizaine de camarades totalement illettrés  (j'avais en effet retrouvé à Cannes, et transmis à Elise Freinet en 1967, un cahier sur lequel Freinet, à St-Sulpice, avait recopié des contes populaires, dictés par certains de ces élèves adultes, peu familiarisés avec l'expression libre personnelle, et sur lesquels il les faisait lire). J'avais ainsi appris à lire et à écrire à un camarade de soixante ans  qui m'avait écrit à sa sortie du camp pour me dire sa reconnaissance (des témoignages d'autres internés font état de l'émotion du groupe lorsque cet homme put pour la première fois écrire lui-même à sa famille).
Nous avons réalisé un journal du camp, totalement rédigé et illustré par les internés, recopié en 8 exemplaires. Le n° 2 ne fut plus autorisé par le chef de camp.
Un spectacle est également organisé, puis interdit parce que des Gaulois y criaient: "Gaule vaincra !". Les autorités y ont vu une allusion au chef de la France libre. A cette époque, Freinet a écrit un poème, dédié à sa fille: Par delà les barbelés, mis en musique par l'un de ses compagnons.
Après l'attaque allemande contre l'Union Soviétique en juin 41, le climat se durcit: refus des internés de se disperser après l'appel, répression par intervention de l'armée de Vichy, isolement des meneurs qui sont transférés ailleurs. Les internés apprennent que, comme à Chateaubriant, ils peuvent être choisis comme otages et fusillés. Certains tentent l'évasion par différents moyens dont le percement d'un tunnel.
Enfin, un jour, Freinet est appelé au bureau avec quatre de ses camarades. Ils sont libérés ! C'est le 29 octobre 1941, son internement a duré 19 mois. Bien que nous ignorions si cela a eu le moindre effet, nous savons qu'Adolphe Ferrière, profitant de son statut de personnalité suisse, était intervenu à plusieurs reprises auprès du maréchal Pétain, de plusieurs membres de son gouvernement, puis (le 14 mars 1941) s'était adressé au directeur du camp de Saint-Sulpice, espérant sinon la libération rapide de Freinet, du moins l'atténuation de sa détention. Au travers de ces interventions répétées, on mesure mieux les liens d'affection qui unissaient Freinet et Ferrière.
Certaines calomnies ultérieures laisseront sous-entendre que la libération de ces internés s'accompagnait d'engagements envers le régime de Vichy. La réalité est tout autre: Belin, ancien adjoint de Léon Jouhaux à la tête de la CGT, avait choisi le camp du pétainisme et était devenu ministre du Travail dans le gouvernement Darlan. Il fit libérer des militants syndicalistes sur lesquels ne pesaient que des soupçons et aucune accusation précise. Il espérait probablement s'en faire des alliés dans la politique vichyssoise du travail. Peine perdue, la plupart choisirent la Résistance.
 
Retour à la vie civile
 
Assigné à résidence hors de son département, Freinet rejoint les siens dans la maison de la mère d'Elise à Vallouise, mais il n'oublie pas ses compagnons de camp. Nous le savons par des lettres reçues qu'il avait regroupées dans le même dossier que le courrier parvenu pendant la guerre à la CEL ou à son imprimeur Aegytna. Plusieurs de ses codétenus, encore internés, le remercient pour des colis (kakis, pommes, fruits secs, tabac de sa ration personnelle pour certains). Les familles ont le droit d'envoyer davantage de colis et la femme d'un de ses amis exprime sa gratitude pour avoir reçu à Vallauris des produits introuvables qu'elle pourra faire parvenir à Saint-Sulpice.
Freinet passe également commande d'objets fabriqués par les internés. Lorsqu'il s'agit de chaussures, cela lui est utile, même s'il doit à deux reprises envoyer du cuir pour permettre d'achever sa commande. Par contre, on peut penser que c'est uniquement pour aider ses amis qu'il leur commande brosses, balais, couverts en bois, objets de vannerie, d'autant plus qu'il tient toujours à régler au centime près, frais d'envoi compris. Avec des témoignages de chaleureuse amitié, il reçoit de ses anciens compagnons des nouvelles de ceux qui ont été libérés ou transférés ailleurs.
Au sein de son mouvement, la nouvelle de sa libération se répand assez vite parmi les militants les plus impliqués. Les lettres retrouvées dans ce même dossier le prouvent. Elles sont surtout des témoignages d'affection, évitant de le compromettre. Si l'on y évoque beaucoup les difficultés de ravitaillement et de chauffage, on parle peu de pédagogie et pas du tout de politique. Parfois ce sont les femmes de militants prisonniers qui donnent des nouvelles.
Nous apprenons par une réponse de Bourguignon (Var) que, pour une étude sur "Jeu et travail ", Freinet recherche des numéros anciens de L'Educateur  (on préfère oublier le qualificatif prolétarien  qui complétait pourtant le titre à l'époque de leur parution). Peut-être a-t-il un moment la tentation de relancer le mouvement et la vente de matériel. Des commandes sporadiques lui parviennent en effet, transmises par la poste de Vence ou l'imprimeur des BT. Nous savons qu'il s'est rendu à Vence, début novembre 41, puis qu'il s'est renseigné sur la nouvelle législation des sociétés anonymes. En effet, les locaux de la CEL sont sous scellés à Vence et il est impossible de réunir un CA pour transférer ailleurs le siège commercial. Seule une nouvelle raison sociale permettrait un redémarrage éventuel. Mais rapidement, Freinet abandonne tout espoir de reprise; la moindre tentative serait dangereuse.
 
Un livre publié en quatre épisodes : Conseils aux parents
 
Freinet se consacre donc désormais à des écrits de fond sur sa pédagogie. Le premier, Conseils aux parents , écrit en grande partie dans les camps, est prêt à l'édition dès les premiers mois de 1942. Le courrier échangé montre que c'est Ferrière qui, de Suisse, sert d'intermédiaire entre Freinet et Jean Mawet, en Belgique, pour la publication du texte dans la revue belge Le Service social. Les lettres adressées par Mawet ne portent pas le nom de Freinet et commencent par Cher M. Ferrière, chers amis..., mais il passe aussitôt à un tutoiement qui serait incongru avec Ferrière. Par Mawet, nous apprenons la parution de la deuxième partie de Conseils aux parents .
Comme l'ouvrage a été publié pendant l'occupation, il est important de le lire dans son édition originale pour vérifier si, comme certaines rumeurs l'ont insinué, Freinet a "trahi" en faisant quelque concession, sinon au gouvernement de Vichy puisque la publication se fait en Belgique, du moins au climat de l'occupation. Une étude comparée minutieuse permet d'affirmer que le texte de la seconde édition chez Ophrys à Gap, après la guerre, puis de la dernière édition à la Table Ronde, en 1962, sous le titre Vous avez un enfant  (où il est regroupé avec La santé de l'enfant  d'Elise Freinet) est, à quelques infimes détails près, le même que celui de 1942. Seule différence notable, Freinet signe cette première publication en précisant les lieux et dates de rédaction: Chibron (Var), Saint-Sulpice (Tarn), Vallouise (Hautes-Alpes) Janvier 1941-9 février 1942 .  Mais les lecteurs belges de l'époque ne peuvent deviner que ces lieux successifs ne sont pas des villégiatures de l'auteur.
Conseils aux parents  est publié, entre mai et décembre 1942, dans quatre numéros successifs de la revue Le Service Social . Soixante-quatre pages en tout, de format 19x27 cm. Pour la réédition, Freinet se contentera d'ajouter quelques notes, sans doute à la suite de réactions des premiers lecteurs (parmi lesquels Ferrière assurément) ou de modifier légèrement quelques formulations. A vrai dire, je préfère généralement le texte d'origine. Par exemple, il y parle d'incontinence nocturne et de masturbation, ce qui deviendra ensuite énurésie (qu'un lapsus malencontreux traduit urénisis) et onanisme. Sans revenir vraiment sur ses conseils concernant la nudité des enfants des deux sexes, Freinet a supprimé dans les éditions suivantes des exemples simples, vécus dans son école.  Peut-être lui avait-on fait craindre de choquer le grand public, mais était-il nécessaire d'opérer ces coupes? Pour qu'on puisse en juger, voici les paragraphes originels supprimés dans les éditions suivantes : Conformément à une thérapeutique que nous indiquerons d'autre part, nos enfants se trempaient le matin, de bonne heure et par tous les temps, dans un bassin d'eau froide, pour se recoucher ensuite entre leurs couvertures chaudes. Nous pratiquions de plus, pour chacun d'eux, à tour de rôle, les sudations avec réactions froides et frictions. C'est dire que le matin les enfants de tous âges et de sexes différents se rencontraient fréquemment nus. (...) Toujours est-il que nous n'avons jamais eu qu'à nous féliciter de cette coéducation dont la nudité était un élément essentiel.  Le corps d'un garçon était une chose toute naturelle aux yeux de la fillette et inversement. Plus de fausse curiosité, plus de coups d'œil entendus ni de fausses équivoques. Nous étions parvenus, sur ce point, à une pureté qui pourra rarement être dépassée. Nos visiteurs étaient étonnés de cette totale candeur enfantine devant la nudité. Mais leurs yeux à eux étaient pleins encore de cette impudique curiosité et leur langage exprimait hélas! la différence d'attitude. Un visiteur appelait par exemple ainsi ses amis: - Viens voir les enfants qui se baignent à poil !"  Ce mot porte avec lui tout un relent lubrique. Or, nos enfants n'étaient nullement "à poil", ils étaient "nus".  Un jour, un garçon de treize ans, muni d'un simple slip, avait grimpé à un poteau, tel un sauvage d'Afrique. Il s'était laissé glisser pour redescendre, sans prendre garde à un clou saillant qui lui avait déchiré profondément la verge. On est venu nous aviser le plus naturellement du monde, sans rire ni moqueries, tout comme si une autre partie du corps avait été atteinte. Nous avons soigné régulièrement la blessure, à la vue de ceux à qui il plaisait de regarder, naturellement. Imaginez ce qu'aurait été semblable accident dans un pensionnat normal ne pratiquant pas cette coéducation totale jusqu'à la nudité. Et, à cet exemple, vous mesurerez le sens et la profondeur de cette pureté dont nous avons parlé.
En revanche, une formulation malencontreuse subsiste dans la seconde édition. Parlant d'un garçon de onze ans, manquant totalement de structures de vie depuis la petite enfance, Freinet écrit: fils de parents, anarchistes de race, qui étaient désespérés de ne rien pouvoir tirer de lui. On comprend aisément que, lisant le livre après la guerre, les militants anarchistes s'indignèrent de ce "racisme" à leur égard. Freinet avait sans doute voulu dire "anarchiste de tempérament" pour différencier du choix politique. Il s'empressa bien entendu de supprimer "de race" dans la troisième édition.
C'est aussi pendant cette période d'inaction forcée que Freinet rédige trois autres ouvrages : L'Ecole Moderne Française, L'Education du travail et Essai de Psychologie sensible. Nous en reparlerons quand ils aurons été publiés après la guerre.

 
 
Du maquis au comité de Libération
(1944-45)
 
Au maquis de Béassac
 
Dans certaines lettres, Freinet indique qu'il a dû entrer en clandestinité, fin 43, pour échapper aux recherches de la Gestapo, mais son arrivée au maquis reste imprécise dans NPP (p. 347) : En liaison avec les mouvements de résistance, mais point encore totalement engagé dans la lutte pour raison de santé, Freinet à qui étaient destinées les plus lourdes responsabilités du maquis F.T.P. du Briançonnais ne prit la direction effective du maquis qu'en mai 1944.  Précisons que ce maquis de la Vallouise était dirigé par un des frères d'Elise.
Une fois de plus, Freinet est beaucoup plus explicite puisqu'il écrit en février 45 dans le premier n° de L'Educateur (E. n°1, p.4): Au 6 juin (1944), j'ai pris ma place dans le maquis F.T.P.  Briançonnais que j'ai aidé, puis dirigé. J'ai pris une part directe et décisive dans toutes les opérations de guerre de la région, dans l'accueil aux réfugiés, dans la réorganisation économique et administrative de l'arrière et je continue maintenant l'œuvre de la Résistance au Comité Départemental de Libération de Gap. D'après ce qu'il explique plus loin, c'est probablement moins aux opérations militaires qu'il s'est consacré qu'aux difficiles problèmes d'organisation et d'approvisionnement. A ceux qui, tout en approuvant sa pédagogie, manifestent quelque réticence sur ses positions naturistes et végétariennes, il répond en effet : Nous n'avons d'ailleurs jamais fait du végétarisme un dogme pédagogique et j'ai suffisamment réparti de viande au cours de ces derniers mois pour qu'on ne puisse me taxer de sectaire. J'ai été, au maquis, le grand répartiteur d'un stock de tabac pour toute une région, et je collecte en ce moment quelques milliers de litres d'eau-de-vie pour les F.F.I.
On dispose de deux autres témoignages de Freinet sur le maquis. En 1945, il publie chez Louis Jean, à Gap, Images du maquis, un album de poèmes à la gloire des maquisards, illustrés de 20 fusains d'Elise qui a pour cette occasion repris son nom d'artiste : Lagier-Bruno. En 1964, il rédige la BT n° 584 Le Maquis  dans laquelle il décrit la vie de celui où il se trouvait, à Béassac, près de Vallouise (H.A.).
 
Au comité de Libération de Gap
 
Priorité aux problèmes de gestion
 
A la Libération, on retrouve Freinet à Gap au Comité Départemental de Libération des Hautes-Alpes. Certains l'ont décrit comme le principal responsable. En réalité, le président s'appelle Martin et Freinet n'apparaît sur les listes que comme l'un des membres, avec l'étiquette PC. En tout cas, à la lecture de L'Union, organe hebdomadaire du CDL, son activité est manifeste. Il a notamment la charge de la liaison avec le monde agricole. Le 4 novembre 44, devant 150 paysans réunis à Gap, c'est lui qui, au nom du CDL, incite à la constitution d'une Union Paysanne (U. n°4). Il avait milité dans le même sens dans les Alpes-Maritimes en 36. Il se rend ensuite dans des villages avec la même intention (U. n°7). Le 19 novembre, les transporteurs sont convoqués à la préfecture pour étudier la bonne marche des transports dans la réorganisation de l'économie départementale. C'est Freinet qui représente le CDL (U. n°6). Le 7 juillet 45, au cours de la Semaine nationale agricole, c'est toujours lui qui, au nom du CDL, appuie les revendications du délégué départemental de la Confédération Générale de l'Agriculture réclamant des prix corrects à la production et condamnant les marges excessives appliquées par les transporteurs et les intermédiaires. Freinet préconise l'entente complète entre les paysans et les ouvriers  (U. n°27), dans des termes qui ne sont pas sans rappeler la conclusion du film Prix et profits  en 1932.
 
Et les problèmes d'éducation ?
 
En se consacrant aux problèmes urgents de l'alimentation, a-t-il perdu de vue ses préoccupations d'éducateur? Sûrement pas. En décembre 44, il a publié un texte sur La formation de la jeunesse française , dont nous savons qu'il constitue sa première contribution à la commission Langevin pour la réforme de l'enseignement (U. n°8, article repris dans L'Educateur  n°2, mars 45, p.19). Il y préconise la création dans chaque département d'une commission d'étude de l'éducation populaire, réunissant des enseignants, mais aussi des représentants des ouvriers et des paysans, ainsi que de responsables du Comité de Libération. En juin 45, il publie un Plan de modernisation de notre enseignement primaire  (Ed. n° 4, p. 38).
 
A la tête du centre scolaire de Gap
 
Freinet crée, dans les locaux réquisitionnés du grand séminaire de Gap, un centre scolaire destiné à héberger des orphelins de fusillés ou victimes de guerre, des petits Juifs ayant échappé au génocide. C'est un certain Elie Cazal qui signe, en tant que directeur administratif, l'inventaire du matériel et la police d'assurance, mais il est déplacé (semble-t-il pour mauvaise gestion et mentalité répressive). A partir de février 45, Freinet assume de fait la direction. A sa demande, un militant de son mouvement, Marius Pourpe, a été détaché comme instituteur des grands et publie un journal scolaire ayant pour titre La Résistance . Instituteur des Bouches-du-Rhône avant la guerre, Pourpe avait demandé conseil à Freinet à Vallouise pour la recherche d'un poste dans les Hautes-Alpes, à cause de la santé de sa femme, et il enseignait à Laragne de 42 à fin 44. Le livre de vie de sa classe de Gap témoigne à la fois de la pédagogie pratiquée et du rôle joué par Freinet auprès des enfants. Souvent, quand une mission du CDL l'envoie à l'extérieur (Embrun ou Grenoble) avec la voiture et le chauffeur, Freinet emmène deux ou trois enfants parmi les plus grands. Nous avons vu qu'il pratiquait déjà ainsi à Vence, avant la guerre.
Presque chaque jour, un enfant présente une conférence dont le texte dactylographié est conservé. L'instituteur y joint des exercices autour de ce centre d'intérêt. Chaque semaine, la classe publie Notre vie pendant la semaine écoulée , texte polygraphié sans doute envoyé aux familles. Quand ce texte n'est pas dactylographié mais gravé à la main sur stencil, on reconnaît l'écriture de Freinet. De même, c'est lui qui, comme à Vence, préside la lecture hebdomadaire du journal mural où les enfants écrivent leurs doléances et leurs propositions. A cette occasion, se joint à la classe des grands celle des petits, animée par Mme Lagier-Bruno dont le mari, frère d'Elise, était capitaine du Maquis. La classe des moyens est dirigée par la veuve d'un résistant fusillé, Mme Mouton.
Les responsabilités de directeur du centre ne se limitent pas, à cette époque, au rôle pédagogique. L'effectif est très mouvant, évoluant, selon les urgences du placement, entre 40 et 80 enfants de 3 à 14 ans. Il faut, à cette époque de grave pénurie, nourrir et vêtir ce petit monde, trouver des poêles et du combustible pour remplacer le chauffage central hors d'usage, mais aussi veiller à l'état sanitaire, parfois dramatique, comptabiliser les tickets d'alimentation et de textile, sans oublier de les rendre à ceux qui repartent. Les premiers enfants accueillis sont de jeunes Marseillais, puis viennent quelques Niçois et, un moment, des Alsaciens dont certains ne parlent pas français. Heureusement, Freinet a été rôdé par l'accueil des petits réfugiés espagnols. Pour résoudre des problèmes de personnel de service, il demande à employer des prisonniers allemands.
Le dimanche qui suit le 9 mai 45, les enfants se réunissent pour chanter la paix retrouvée. Certains chantent dans la langue de leur enfance: arménien, russe, italien, arabe, provençal et le cuisinier (prisonnier) en allemand.
Début juillet, la fugue d'un garçon de 13 ans 1/2 mérite d'être citée pour sa conclusion. Menacé par son moniteur Ahmed d'avoir les cheveux tondus à ras, l'enfant s'échappe, passe deux nuits en cavale et finit par revenir en cachette au centre où, bien entendu, il est retrouvé aussitôt. Sa punition? Raconter sa mésaventure qu'il rédige en trois grandes pages dactylographiées. Mais l'épilogue se produit quelques semaines plus tard. Fin août 45, le centre de Gap doit fermer, car l'évêque veut récupérer son séminaire. La plupart des enfants sont rendus à leur famille. Mais cela n'est pas possible pour certains et Freinet qui regagne Vence où son école hébergera un autre centre scolaire, a proposé de les y emmener. Parmi eux, le jeune fugueur que nous retrouverons bientôt président de la coopérative des Pionniers .
 
Illusion perdue : la commission Langevin-Wallon
 
L'heure de Freinet est-elle arrivée ?
 
Dans l'euphorie générale des derniers mois de 1944 et d'après les affirmations de Ferrière qui vient de rencontrer à Paris de hauts responsables, Freinet serait tenté de croire que son heure de victoire est enfin venue. Il se verrait sans doute bien passant du Comité de Libération des Hautes-Alpes à un comité de libération de l'école.
Lorsqu'en novembre, il apprend que vient d'être désignée une Commission d'études pour la Réforme de l'Enseignement, présidée par le grand physicien Paul Langevin, membre de l'Institut, professeur au Collège de France, le même qui présidait à Nice le congrès de l'Education Nouvelle en 1932, Freinet rédige aussitôt un court texte, intitulé La formation de la jeunesse française , qu'il publie dans le n° 8 (13 décembre 44) de L'Union , organe du Comité de Libération des H.A. C'est dans son esprit une première contribution à des travaux auxquels il ne doute pas d'être associé puisqu'il représente sans conteste l'élément le plus dynamique de la transformation de l'école primaire française.
 
 
La réalité des commissions officielles
 
En fait, Freinet s'illusionne sur les commissions officielles: des réunions de notabilités, parfois estimables, parmi lesquelles un simple instituteur ferait tache. La droite dénoncera plus tard cette commission comme un repaire de marxistes et notamment de communistes. Ce n'est pas totalement faux, tout au plus représentatif de l'époque: quand on a dû écarter les personnalités notoirement compromises avec le régime de Vichy et la collaboration, est-il surprenant de retrouver une majorité de gens de gauche et, parmi eux, nombre de communistes? C'est la réalité qu'on observe dans tous les domaines après la Libération.
J'ai relevé les noms et les titres des participants les plus assidus de la commission au long de ses 2 ans 1/2 de fonctionnement. En plus de Paul Langevin, relayé à la présidence, après sa mort en décembre 1946, par Henri Wallon (professeur au Collège de France), on trouve Gustave Monod (directeur de l'Enseignement du Second Degré, au ministère), Le Rolland (directeur de l'Enseignement Technique), Maurice Barrée (directeur de l'Enseignement du Premier Degré), Piéron (professeur au Collège de France), Roger Gal (agrégé, futur responsable de la Recherche Pédagogique), Bayet (en l'absence du prénom, j'ignore s'il s'agit du président de la Ligue de l'Enseignement ou d'un professeur de Sorbonne), Renaudeau (directeur de l'école normale supérieure de l'Enseignement Technique, l'ENSET), Weiler (agrégé, futur président des Classes Nouvelles du Second Degré), Grandjouan (responsable du service Etudes et Documentation Pédagogique, au Musée Pédagogique de la rue d'Ulm). On y voit moins fréquemment Tessier (directeur du CNRS), Auger (directeur de l'Enseignement Supérieur), Durry  (professeur de Sorbonne, déjà auteur d'un rapport sur la réforme pour le gouvernement provisoire d'Alger), des syndicalistes de l'enseignement: Senèze (SNI, Ligue de l'Enseignement, Francs-Camarades), Janets (syndicat du Second Degré), Canonge (personnels de l'Enseignement Technique).
On le voit, les praticiens n'ont pas de place dans un tel aréopage, tout au plus quelques inspectrices ou professeurs d'écoles normales : Mlle Soustre, Mme Seclet-Riou (qui sera secrétaire de Wallon), Mlle Cabane, y font quelques apparitions, justifiées apparemment par leurs responsabilités au Groupe Français d'Education Nouvelle. En effet, le GFEN est largement présent au travers de ses sommités : Langevin, Wallon, Piéron, Gal. Mais on est loin de l'époque d'avant-guerre où Freinet, avec la complicité de la secrétaire générale, Mlle Flayol, tentait de donner à ce mouvement une assise praticienne.
 
Un rapport enterré comme tant d'autres
 
Les travaux de la commission Langevin-Wallon, terminés en juin 1947, auront la même destinée que la plupart des rapports des autres commissions du ministère de l'Education Nationale, avant et depuis, ils resteront enfermés dans les placards. Tout au plus serviront-ils de référence mythique dans certains congrès syndicaux ou politiques.
La courte expérience des classes nouvelles du Second Degré n'est même pas à mettre au crédit de cette commission; elle est due à la détermination personnelle du directeur du Second Degré, Gustave Monod, et de ses proches collaborateurs.
 
Le changement pédagogique ne se fera pas par le sommet
 
La contribution de Freinet a été reçue comme un texte parmi beaucoup d'autres. Quand il s'étonne d'être tenu à l'écart de travaux sur la réforme de l'école, alors qu'il aurait beaucoup de propositions à faire, on lui fait comprendre qu'il ne possède d'autre représentativité que comme directeur d'une école privée ou responsable d'une maison de commerce coopérative, la CEL. C'est sans doute ce qui l'incitera à créer l'ICEM, mouvement pédagogique constitué en association (Loi de 1901), afin de prouver qu'il représente autre chose qu'un organisme commercial.

 
La relance du mouvement
(1945-1947)
 
Renouer les réseaux interrompus
 
En 1940, les fichiers Clients et Abonnés de la CEL avaient été emportés par la police. Pour une simple maison de commerce, ce serait insurmontable. Mais le caractère de réseau du mouvement atténue cette catastrophe. Néanmoins, il faut tout retisser de nouveau. Au sein des militants, les amis les plus intimes n'ont jamais perdu le contact avec le couple Freinet et ils sont eux-mêmes restés en communication avec d'autres. Dès l'arrivée de Freinet au Comité de Libération de Gap, ils sont les premiers prévenus.
Très vite, tous se mettent à la recherche des militants qu'ils ont connus. Sont-ils restés dans la même école? Ont-ils été mutés ailleurs? Pour les militants encore prisonniers, on recherche l'adresse de leur famille pour obtenir de leurs nouvelles.
Les premiers éléments réunis permettent à Freinet d'envoyer une circulaire imprimée (non datée, mais vraisemblablement écrite en décembre 44) avec en-tête du Comité de Libération, à la Préfecture de Gap.
Circulaire aux adhérents de l'Imprimerie à l'Ecole et de la Coopérative de l'Enseignement Laïc, aux lecteurs de L'Educateur, de La Gerbe, aux usagers des techniques d'éducation nouvelle.
Chers camarades
La période que nous venons de traverser a été particulièrement dure pour tous nos camarades. Il en est peu qui n'aient été inquiétés, déplacés, emprisonnés, torturés, déportés, sans compter le nombre élevé des bons amis qui, dans les Stalags et les Oflags continuent pour ne pas sombrer, à se passionner à ce qui fut pour eux une raison de vivre. Nous avons, de notre mieux, maintenu les contacts. (Freinet résume son arrestation, son internement, son assignation à Vallouise, puis son passage au maquis, le pillage de son école mais la préservation d'une partie du matériel de la coopérative) Diverses nécessités me retiennent pour l'instant au Comité de Libération de Gap, mais dès que ce sera nécessaire et possible, nous rejoindrons Vence pour reprendre le travail. (...) Nous pensons sortir un jour très prochain notre premier n° de L'Educateur et nous entreprendrons des expéditions (de matériel disponible) dès que les possibilités de transport le permettront.
Freinet résume ensuite la besogne essentielle à accomplir en attendant :
- Rétablir les liaisons : retrouver les anciens adhérents mais aussi les sympathisants. Ceux qui le voudront pourront disposer d'exemplaires de cette circulaire.
- Faire connaître nos techniques aux administrateurs, participer aux commissions qui s'occupent de l'enfance, collaborer aux journaux de la Résistance.
- Que tous ceux qui ont réfléchi, écrit, réalisé une œuvre intéressante fassent connaître le fruit de leurs recherches et de leurs travaux. Freinet précise que lui-même publiera plusieurs livres écrits pendant la guerre.
Il ne s'agit pas de vivre sur le passé. Plus qu'avant guerre encore, nous avons à adapter, à innover, à créer. Pour cela, nous avons besoin de votre collaboration à tous. Ecrivez-nous sans retard.  Recueillez autour de vous des adresses. Faites le recensement des bonnes volontés. Et notre groupe repartira, plus dynamique encore et plus vivant, grandi par l'épreuve terrible que viennent de subir les meilleurs de ses ouvriers. Bien cordialement.
Et Freinet signe à l'adresse du CDL, Préfecture de Gap (H.A.).
 
La relance de L'Educateur
 
Les réponses reçues à la suite de la circulaire permettent la diffusion du premier n° de L'Educateur.  Freinet espérait le publier plus tôt, mais c'était compter sans les graves difficultés d'approvisionnement en papier. Il s'indigne que l'administration compétente tarde tant à le satisfaire, sous prétexte qu'aucun dossier n'est ouvert au nom des revues qu'il dirigeait avant son internement (L'Educateur, La Gerbe, Enfantines), alors que certaines revues ayant continué à paraître sous l'occupation sont approvisionnées normalement. Il lui faudra intervenir auprès de toutes les autorités compétentes, au plan régional et national, et même demander l'intervention du professeur Wallon auprès du ministère.
Le n° 1 paraît sur 12 pages le 15 février 1945. La page de couverture remplace le sommaire par une série d'appels:
- Regroupez nos adhérents et nos abonnés;
- Communiquez les adresses de tous ceux qui s'intéressent à nos efforts;
- Organisez les correspondances interscolaires;
- Préparez-vous à reprendre le travail dans vos équipes;
- Faites-nous connaître vos travaux;
- Donnez-nous des nouvelles des camarades;
- Souscrivez au livre de Freinet : L'Ecole Moderne Française
Dans le long éditorial intitulé Ralliement, Freinet rend hommage à tous les membres du mouvement qui ont souffert de la guerre, aux prisonniers et aux déportés encore en Allemagne, à ceux qui ont lutté clandestinement, à ceux qui ont été révoqués, suspendus, déplacés parce qu'ils avaient osé travailler efficacement à la rénovation de l'école du Peuple, à ceux qui ont intrépidement utilisé leur matériel scolaire d'imprimerie pour tirer des tracts patriotiques. Il raconte ensuite son itinéraire personnel, de son arrestation à ce jour. Il annonce les livres rédigés pendant la guerre.
Le repos forcé des camps et le silence du village ont été utilisés par moi pour réfléchir sur ce qui était et reste le centre d'intérêt essentiel de notre activité; j'ai approfondi théoriquement, psychologiquement et philosophiquement ce que nous avions créé techniquement et pratiquement. De ces humbles journées de méditation sont sorties des œuvres que je compte pouvoir mettre bientôt à la disposition de nos camarades et dont je donne ici un aperçu :
- Un livre "Conseils aux Parents" qui, sur l'initiative de Ad. Ferrière, a été publié en 1943 dans une revue belge ("Service Social"). Ce livre verra le jour en France dès qu'un éditeur aura accepté d'en prendre la charge pour une large diffusion, non seulement dans nos milieux mais aussi hors de l'enseignement. Il sera complété dès que possible par une brochure de "Conseils sur la santé des enfants" par Elise Freinet.
- Un fort livre sur "L'Education par le travail" que quelques camarades ont déjà eu entre les mains et qui est la justification psychologique, sociale et humaine des techniques que nous préconisons.
- Un gros travail encore:  "Psychologie sensible appliquée à l'éducation", dans lequel la psychologie est reconsidérée, en dehors de tout verbiage scolastique, selon des méthodes de logique et de bon sens.
- Un troisième livre est l'exposé d'un processus nouveau psychologique : "L'Expérience tâtonnée". Par delà les conceptions traditionnelles de la psychologie et de la philosophie, mieux que le conditionnement et le behaviorisme, l'expérience tâtonnée prétend retrouver un des fils d'Ariane qui nous permettrait de mieux comprendre pour le mieux diriger le comportement humain.
Ceci pour la psychologie.
Au point de vue plus spécialement pédagogique, j'ai :
- "L'Ecole Moderne Française", guide pratique pour l'éducation moderne, qui est actuellement à l'impression aux Editions Louis-Jean à Gap, et qui permettra à tous les éducateurs de s'orienter techniquement vers des méthodes qui s'imposent pour le relèvement du pays.
- "Du langage à l'écriture et à la lecture" par la méthode naturelle, exposé du processus noté, avec documents dessinés ou manuscrits, chez une fillette non soumise aux méthodes traditionnelles.
- "Une histoire universelle pour les enfants" pour laquelle il reste à trouver la très abondante illustration.
Diverse mises au point dont nous parlerons ultérieurement.
Nous savons que d'autres camarades ont également utilisé le silence forcé de ces dernières années pour des recherches similaires. Qu'ils nous les fassent connaître. Nous mettrons au point, en commun, tous ces travaux dont nous envisagerons ensuite, coopérativement, l'édition et la réalisation.
On connaît les traditions et le dynamisme de notre groupe. Ce dynamisme ne se démentira pas et nous ne changerons rien à l'orientation d'un mouvement qui, jusque dans la clandestinité, a su remplir son rôle magnifique de moteur, d'entraîneur, d'organisateur et qui est de ce fait habilité à préparer et à organiser l'école française de demain.
On retrouve sa technique d'animation: montrer aux militants qu'on attend d'eux qu'ils apportent leur part personnelle et qu'ils ne se contentent pas de diffuser et de suivre. C'est un des secrets de la dynamique qu'il impulse: chacun préfère avoir le sentiment de participer à la création que travailler uniquement comme tâcheron au service de l'œuvre d'un autre, fût-il le leader.
Il termine par une allusion à certaines calomnies le visant:
Seulement, ne nous leurrons pas; nous sommes, de ce fait,, éternellement gêneurs. Les égoïstes, les marchands, les conformistes obstinés, les esprits étroits nous calomnient, nous insultent, essayant de nous ridiculiser ou même de nous abattre pour qu'ils puissent de nouveau dormir et exploiter à l'aise. C'est notre lot, nous le savons.
Mais il est des réactions qui dépassent parfois les bornes supportables, et dont les périodes troublées que nous vivons facilitent la diffusion et garantissent l'obstinée permanence. C'est ainsi que nos adhérents d'Algérie ont été informés presque officiellement, après leur libération en 1943,  que Freinet était un traître qui avait accepté de faire des conférences en Allemagne. Du coup, le nom de Freinet a été rayé de la pédagogie algérienne et rayé, dirait-on, du souvenir même de ceux qui se disaient nos meilleurs amis. Et cela , au moment même où Freinet se battait dans le Briançonnais. On dit aussi, paraît-il, à Marseille, à Paris et ailleurs, que Freinet a publié en Belgique un livre exaltant Pétain et les chantiers deJeunesse.  Ce livre, c'est "Conseils aux Parents" que vous lirez bientôt j'espère et vous jugerez.
Alors d'aucuns s'étonnent qu'à une époque où s'officialise notre pédagogie, Freinet ne soit pas dans les Conseils du Gouvernement, qu'il ne devienne pas une vedette des journaux d'avant-garde, qu'on le plagie et qu'on le copie en l'ignorant ou en l'attaquant. Freinet, éloigné un instant de ses fonctions par la répression, par l'emprisonnement et la relégation, puis par les nécessités de la lutte dans la Résistance, Freinet reprend sa tâche au milieu de vous et avec vous, comme il sera au milieu de nos prisonniers et de nos déportés lorsqu'ils reviendront. Freinet sait, par expérience, hélas! que l'incompréhension et la calomnie sont le sort de tous les novateurs. Mais il ne se plaint pas, payé qu'il est par l'estime et l'affection de tous ceux qui ont travaillé avec lui, qui ont bénéficié de son œuvre et qui, aujourd'hui encore, sont si nombreux à lui manifester leur confiance et leur attachement. (...)
Freinet n'a pas d'autre ambition que de rester l'ouvrier obstiné de notre grande œuvre pédagogique. Vos témoignages obstinés lui apportent chaque jour la preuve qu'une place lui reste, la seule qu'il ambitionne : celle du dévouement à la cause de l'école populaire, dans la chaude amitié et la fervente collaboration des meilleurs éducateurs de notre pays.
Près du quart de ce n° réduit est consacré à la correspondance interscolaire qui, avec le journal scolaire, est jugée déterminante pour transformer les pratiques pédagogiques. Les demandes seront centralisées dans chaque département, puis échangées avec les régions souhaitées. 150 demandes parviendront effectivement dans le mois suivant.
Parmi les nombreuses informations ponctuelles, mentionnons l'encouragement à lire Esquisse d'une politique française de l'enseignement  présentée au nom du Parti Communiste aux groupements de la Résistance par Georges Cogniot. On mesurera dans quelques années la profonde divergence de conception des deux hommes.
La revue est annoncée comme bi-mensuelle, mais elle ne pourra sortir réellement que 5 fois jusqu'au 15 juillet, avec une faible pagination: 54 pages au total, même pas le volume de deux n° d'avant-guerre.
Le n° 2, réduit à 10 pages, paru le 15 mars 45, contient un éditorial de 3 pages sur l'incitation à prendre chacun sa part de travail: Bas la veste, prends l'outil et au travail!  Après un rappel des multiples tâches à poursuivre ou à entreprendre, Freinet conclut :
Un inspecteur disait récemment à un de nos amis : - Si vous avez si bien réussi, c'est que vous êtes un groupe "fraternel". Et c'est exact. Non pas que nous fassions de cette fraternité une mystique. Notre mystique, c'est le travail au bénéfice du peuple et pour le triomphe de notre idéal. Ceux qui s'égareraient dans nos rangs pour discutailler et essayer de profiter en parasites de nos efforts, sont refoulés lentement mais irrévocablement vers les zones corrompues de la vie sociale ou politique. Ne restent chez nous, ne prennent poids et autorité dans notre groupe que les meilleurs travailleurs, les plus actifs, les plus ingénieux, les plus compréhensifs et les plus généreux. Le travail souverain crée et soutient cette fraternité que n'ont pu détruire cinq années d'oppression et de tortures pour les uns, d'interminable isolement derrière les barbelés pour les autres. C'est cette fraternité qui explose  aujourd'hui dans les lettres émouvantes de ceux qui sont heureux de se retrouver et de nous retrouver. (...) Nous ne demandons pas à nos adhérents : "Es-tu chrétien, socialiste ou communiste ?" mais : "Veux-tu travailler avec nous pour un monde nouveau plus humain et plus juste, susceptible de mieux répondre à nos communes aspirations individuelles et sociales ?"
Freinet reprend le texte sur la formation de la jeunesse française  qu'il avait publié dans L'Union, le journal du Comité départemental de Libération. Parmi les nombreux petits messages de cet Educateur  n° 2, l'annonce de fiches d'actualité pour les enfants, un appel pour des textes d'enfants sur les récents événements: la guerre 39-40, la domination allemande, les déportés, les prisonniers, la Résistance, le Maquis, la Libération. Ces textes alimenteront La Gerbe  et des brochures de la collection Enfantines.  
La question est posée: L'Educateur doit-il redevenir l'Educateur Prolétarien? 
Enfin, dans un article intitulé Vers une Union Pédagogique, Freinet lance une proposition de fédération des organisations laïques s'intéressant aux problèmes d'éducation.  Nous reviendrons plus loin sur les suites de cette initiative.
Le n° 3 du 15 mai revient aux 12 pages mais dans un format un peu plus petit. Il salue en couverture le retour des prisonniers et déportés. Parmi les nouvelles données sur des camarades disparus ou revenus, on annonce le retour prochain d'Honoré Bourguignon, l'animateur espérantiste infatigable. Malheureusement, le n° suivant devra rectifier: il s'agissait d'une homonymie, car le militant du mouvement est mort à Dachau.
Le contenu est consacré à l'organisation du travail du mouvement, de ses revues, de ses productions et au redémarrage de la CEL. A noter une première critique publique de la commission Langevin: Il nous semble que cette commission, trop exclusivement composée d'intellectuels, ne voit que le côté intellectuel de la réforme sans en considérer les assises profondes qui sont ce que nous avons appelé le matérialisme pédagogique. (...) Eh bien! cette action qu'on ne nous a pas donné l'occasion de mener au sein de la Commission, nous la mènerons encore une fois de l'extérieur. Freinet encourage ses militants à constituer des groupes d'éducation nouvelle dans le cadre du GFEN avec la perspective d'élargir encore avec l'Union Pédagogique.
Après consultation des militants, le titre de la revue restera inchangé :  Les camarades qui plaident avec le plus de chaleur pour "L'Educateur Prolétarien" le font en souvenir d'un passé qui leur reste cher . C'est comme notre drapeau des temps héroïques et on n'abandonne pas volontiers un drapeau.  (...) Reconnaissons-le : L'Educateur Prolétarien est le symbole d'un passé que nous ne renions pas, certes, mais que nous croyons aujourd'hui dépassé. Nous avons travaillé à quelques-uns, au temps où le danger éloignait de nous les timides et les conformistes. Aujourd'hui nos méthodes, nos techniques ont la prétention d'atteindre, d'influencer et de mobiliser la grande masse des éducateurs. Nous n'allons pas agiter inutilement devant eux un drapeau particulariste, même s'il nous est cher. L'Educateur remplacera définitivement l'Educateur Prolétarien. Nous n'avons pas besoin de ce drapeau d'ailleurs pour nous retrouver, nous reconnaître et nous réunir, n'est-ce pas, tous les bons compagnons de la CEL ?
Plus de 2 pages 1/2 sont consacrées à des conseils aux jeunes enseignants qui constituent un bref résumé du livre à paraître L'Ecole Moderne Française. Un tiré à part de cet article est ensuite proposé aux militants pour diffusion auprès de leurs jeunes collègues.
Le n° 4, du 15 juin, commence par un Plan de modernisation de notre enseignement primaire  qui est la seconde contribution de Freinet à la commission Langevin. Les adhérents des départements sont invités à prendre en accord avec les secrétariats pédagogiques syndicaux, des initiatives concernant des journées pédagogiques recommandées par le ministère sur la Réforme de l'Enseignement. Sur le problème de la participation institutionnelle des groupes départementaux aux sections locales du GFEN, Freinet propose que la CEL adhère en bloc au GFEN et participe en conséquence à l'administration et à la direction du Groupe Français.
Sur le plan interne, est posé la question d'un prochain congrès de la CEL (en fait, une simple Assemblée Générale de la coopérative se tiendra à Paris le 21 juillet) ainsi que le problème de L'Educateur  qui, dès octobre prochain, doit retrouver sa vocation de grande revue pédagogique de l'instituteur moderne. Deux pages sont consacrées au catalogue des éditions et matériels disponibles à partir d'octobre 45. Les tarifs indicatifs sont ceux de 1939-40 et l'on prévoit de les tripler.
Le n° 5, du 15 juillet se contente de faire le point en ce début de vacances. L'éditorial se veut rassembleur de tous les instituteurs soucieux de rénovation pédagogique, qu'ils soient attachés à Mme Montessori, à Decroly, Dewey, Profit, Cousinet ou partisans d'aucune méthode spécifique. Nous le répétons encore une fois : il n'y a pas de méthode Freinet, il n'y a pas de méthode CEL, il y a un vaste mouvement de rénovation et d'adaptation pédagogique dont nous sommes les initiateurs et les ouvriers et qui utilise et utilisera pour ses fins tous les outils et toutes les méthodes qui lui paraîtront favorables. Il n'y a pas de méthode Freinet, il n'y a pas de méthode CEL, mais il y a un esprit Freinet, un esprit et une fraternité CEL. (...) Pour nous une seule chose compte, l'amélioration de notre travail et la modernisation de notre école.Tous ceux qui veulent y collaborer ont leur place dans notre mouvement. Mais en seront toujours impitoyablement refoulés, les arrivistes à l'amour-propre exagéré qui auraient tendance à rétrécir notre action à la mesure de leur mesquinerié ou de leurs ambitions. Ce sont ceux-là  qui rouspètent, qui nous trouvent trop sévères, qui voudraient nous donner une figure partisane.
Une brassée d'informations : la réunion de reprise de contact de la CEL aura lieu à Paris (10, rue Solférino) le 21 juillet; un stage de 120 personnes se tiendra à Gap du 30 juillet au 4 août; l'école Freinet rouvrira à la rentrée prochaine; le premier tirage de L'Ecole Moderne Française  étant épuisé, on servira en septembre la nouvelle édition. Désormais, l'adresse de L'Educateur  quitte Gap pour Vence.
 
Le réseau des prisonniers de guerre
 
Certains des meilleurs militants étaient restés prisonniers en Allemagne pendant 5 ans. Beaucoup d'entre eux, loin de revenir abattus par cette triste expérience, sont impatients de reprendre place dans le combat pédagogique. Mieux encore, certains avaient tenté de rompre l'inactivité de la détention en participant aux universités des camps. Ils ont présenté à leurs codétenus leur façon nouvelle de travailler en classe, ce qui a intéressé quelques collègues enseignants mais aussi de simples parents soucieux d'éducation. Enfin rapatriés, ils prennent connaissance des premiers envois de Freinet et lui communiquent des adresses de sympathisants potentiels. D'après leur courrier, les stalags IIIA et VIIA, les oflags (camps d'officiers) IVD et VII semblent avoir été particulièrement actifs sur la réflexion en matière d'éducation.
Conscient de l'importance de cet apport, Freinet charge l'un d'eux, Charles Lafargue (Landes) de coordonner une commission des prisonniers, afin d'intégrer sans tarder les nouveaux venus, dispersés dans toutes les régions. Cette commission sera très éphémère car les prisonniers n'ont qu'une hâte : oublier qu'ils furent amputés de 5 ans de leur vie. Ils maintiendront leurs liens d'amitié, mais au sein du militantisme global du mouvement.
 
Les tournées de conférences
 
Toutes les fois qu'il le peut, Freinet participe à des manifestations sur l'éducation ou intervient seul à l'invitation d'un groupe local. Le public enseignant est souvent nombreux (1500 à Grenoble) et les paroles de Freinet ont un retentissement réel, car il ne se situe pas sur le terrain de la pure théorie mais de la pratique quotidienne. Il ponctue son propre discours de textes d'enfants. Pour ses auditeurs, il ne s'agit pas de quelqu'un qui prêche de haut la bonne parole, comme cela arrive si souvent. C'est un des leurs qui parle métier et l'enthousiasme qu'il suscite vexe parfois d'autres orateurs, plus titrés mais moins convaincants.
 
L'influence indirecte des CEMEA
 
On ne saurait passer sous silence l'influence des stages de colonies de vacances des Centres d'Entrainement aux Méthodes d'Education Active (CEMEA) sur un certain nombre de jeunes. Les normaliens doivent obligatoirement effectuer l'un de ces stages avant d'entrer en fonction. Pour ceux qui n'avaient connu dans leur formation que des professeurs et des classes d'application de mentalité traditionnelle, il s'agit de la première ouverture sur une autre attitude éducative, centrée certes sur les colonies de vacances, mais d'orientation suffisamment différente pour provoquer parfois des prises de conscience. De nombreux autres jeunes seront également touchés et, lorsque certains d'entre eux, simples bacheliers, répondront aux appels à candidature pour résoudre la pénurie en instituteurs, ce sera souvent la seule ouverture pédagogique qui les incitera à enseigner sans reproduire l'enseignement qu'ils ont eux-mêmes subi pendant leur enfance.
Je me souviens personnellement du choc éprouvé lorsque, fils de surveillant général, dégoûté par le contexte scolaire, je découvris grâce aux instructeurs du stage une autre attitude éducative, excluant tout à la fois la coercition et le paternalisme. Cela m'incita à en savoir plus, à abandonner mes études d'architecture étouffantes d'académisme pour me préoccuper de la délinquance juvénile, puis de la prévention et enfin de la recherche d'un autre rôle de l'école.
 
Réouverture de l'école Freinet
 
En avril 1941, avant de quitter Vence pour Vallouise, Elise Freinet, espérant éviter ainsi réquisitions ou pillages, avait passé un accord avec une association franco-tchécoslovaque qui utiliserait les locaux pour l'hébergement d'enfants. Cette association est aidée et chapeautée par une structure internationale financée par les Protestants américains et l'école devient Maison d'accueil chrétienne pour enfants.  Plus tard, les enfants ont  été transférés dans la Creuse et les locaux, désormais inoccupés, réquisitionnés par le Commissariat départemental du service de l'Apprentissage des Alpes-Maritimes.
En 1945, Freinet est parvenu à faire lever la réquisition, mais le problème est de faire rembourser ou remplacer les meubles et objets, détériorés ou disparus. A cause des changements d'organismes responsables de l'utilisation des locaux, au début, tous se renvoient la balle, mais finalement, du fait que l'association tchèque est la seule signataire d'un véritable contrat de location, le consulat de Tchécoslovaquie endosse une grande partie des dédommagements, en nature (lits, draps, couvertures) et en espèces.
Pour l'année scolaire 45-46, Freinet décide de confier l'école Freinet au même organisme qui finançait le centre de Gap: Les Centres scolaires et sanitaires de Provence (dont la présidente est la résistante Lucie Aubrac), destinés à venir en aide aux enfants victimes de guerre, tout en cherchant à renouveler les méthodes pédagogiques. Marius Pourpe qui enseignait à Gap est muté au Pioulier. Le journal du Pioulier s'appelle à nouveau Les Pionniers.  Pourpe en est alors le gérant (mais à partir de 1947, c'est Freinet lui-même qui reprendra cette responsabilité, même si résidant à Cannes, il n'assure plus l'animation pédagogique quotidienne de l'école).
Le premier numéro commence par un texte prenant quelque distance avec la vérité historique: L'école Freinet recommence à vivre. Depuis juin 1940, elle était fermée par l'ennemi. Elle accueille aujourd'hui, comme centre scolaire, les fils de fusillés, de déportés, de sinistrés de la région de Marseille. Au travail pour une bonne année!   On se souvient pourtant que c'est le gouvernement de la Troisième République qui, dès le 20 mars 40 (et non en juin), donc avant l'invasion et l'instauration du régime de Vichy, a interné Freinet et s'est acharné à obtenir la fermeture de l'école. Serait-ce lui l'ennemi?
 Une surprise, quand on a lu les livres de vie de l'école Freinet d'avant-guerre, c'est l'influence du far-west américain sur l'esprit des enfants. Quand les garçons construisent des huttes sur le terrain de jeux, ils prennent des surnoms: Œil-de-Faucon, Flèche rapide, Cerf agile, Pas-de-Loup, Longue carabine. Leur premier jeu dramatique s'intitule: "La Vengeance de l'Aigle noir". On est loin du folklore bolchevique des gamins de Gennevilliers en 1935. Cela n'empêche pourtant pas les enfants de participer à Vence aux activités des Vaillants (mouvement d'enfants communiste), ni les plus grands d'assister à Nice, en mai 46, à un meeting où parle Maurice Thorez.
Freinet et Elise (qu'on appelle alors "Monsieur et Madame Freinet") sont cités un peu comme des bienfaiteurs extérieurs. Bizarrement, à travers les textes des enfants, on ne les ressent pas vraiment comme chez eux. En tout cas, ils ne sont plus papa et maman, comme de 35 à 40. Cela tient au fait que Freinet travaille en premier lieu à la relance de sa coopérative et de son mouvement et surtout que le centre scolaire, locataire des lieux, a une entière autonomie de gestion. Je me souviens qu'en m'accueillant comme futur instituteur de son école en 1950, Freinet avait insisté sur la responsabilité à l'égard des enfants 24 heures sur 24. Il racontait qu'un jour, arrivant au centre scolaire du Pioulier, il avait aperçu un enfant qui faisait le tour de la terrasse du troisième étage, à l'extérieur de la balustrade. Prenant une monitrice à témoin de son émotion, il s'entendit répondre : "Je suis de congé aujourd'hui, ça ne me concerne pas!". A entendre son indignation légitime quand il rappelait l'incident, nul doute qu'il l'aurait congédiée sur l'heure s'il avait eu pouvoir de décision.
Au retour d'un voyage dans l'Allier (pour participer au conseil d'administration de la CEL, composé en majorité de membres de ce groupe départemental, car il faut une délibération institutionnelle pour organiser la relance des activités commerciales), Freinet a ramené des films Pathé-Baby anciens dont certains ont pour titre : La cueillette des roses à Saint-Paul, La neige à l'école Freinet. Les enfants voient en classe des burlesques américains en 9,5 mm. Par contre, ils vont au cinéma de Vence pour des films de guerre soviétiques et même Le Dictateur, avec les places offertes par Mme Lagier-Bruno (la mère d'Elise). Une autre fois, les Freinet apportent des masques (Charlot, Chinois...). Quelques grands accompagnent Freinet pour visiter l'imprimerie Aegitna qui assure le tirage des revues de la CEL.
Les enfants font des enquêtes sur la vendange, la fabrication de l'huile d'olive, celle des fromages, la culture des œillets et des tomates, mais aussi sur documents : le Briançonnais, le pétrole, le fer et l'acier, la navigation, les Indiens, l'aviation, les monuments de Paris et de Marseille. Une monographie de Vence est publiée.
Parmi les conférences des enfants, beaucoup de récits de guerre: le père exécuté par les Allemands pour avoir caché des résistants (dont le frère de Maurice Thorez), la mort de la mère en déportation, des pères ou des frères FFI tombés au combat.
Bien que le livre de vie ne traduise plus vraiment l'ambiance d'autrefois, il n'y a jamais eu autant de visiteurs et de stagiaires : des instituteurs de l'Ardèche, de l'Hérault, du Var, des responsables de l'Union des Femmes Françaises. Un jour, Mme Freinet appelle les enfants : "Venez faire des chefs d'œuvre pour l'exposition de Nice ". Immanquablement, deux d'entre eux dessinent un portrait de cow-boy.
 
Un projet d'Union Pédagogique
 
Parlant des autres mouvements d'éducation, Freinet a écrit en mars 45 (E. n°2) : Continuerons-nous à travailler chacun de notre côté, en laissant à des gens étrangers à nos efforts le soin et le bénéfice moral d'un regroupement qui devrait être notre œuvre.  (...) Chaque mouvement conserverait son originalité, ses méthodes de travail et ses moyens de propagande, mais, pour toutes les questions dont l'intérêt nous est commun, l'Union Pédagogique unifierait les efforts. Le Professeur Wallon a été le premier à nous donner son accord : " Cette Union Pédagogique, nous écrit-il, pourrait étendre son rôle à la surveillance de la littérature pour enfants et dénoncerait les journaux et les livres pernicieux auprès de l'opinion et des pouvoirs publics... Elle pourrait avoir un comité d'initiative qui examinerait les publications à entreprendre, les auteurs adéquats et qui chercherait au besoin l'éditeur à qui confier l'édition du livre."  Nous n'avons pas la prétention de fixer d'avance  le programme et les buts de cette Union. Si nous sommes d'accord sur le principe, nous tâcherons de nous rencontrer et c'est ensemble que nous fixerons les tâches possibles de cette entente loyale et salutaire de tous les éducateurs de France.  
Lors de sa venue à Paris le 21 juillet, Freinet rencontre les responsables de plusieurs mouvements et une décision de principe est prise pour la constitution de ce cartel qui réunirait une quinzaine de mouvements et syndicats. C'est seulement le 28 septembre que les statuts sont adoptés :
L'Union Pédagogique Française n'est pas une association nouvelle, mais seulement un cartel des groupements laïques qui se proposent d'étudier en commun les problèmes d'éducation auxquels ils s'intéressent.
Statuts
1° - Le Comité National de l'Union Pédagogique est constitué par la réunion de deux délégués de chacun des groupements adhérents. C'est ce comité qui désigne le Bureau.
2° - Le Comité se réunit au moins tous les trois mois sur convocation du Président, et plus souvent, si nécessaire, lorsqu'un quart des groupements le demandera.
3° - Des Comités Départementaux de l'U.P. seront constitués et fonctionneront selon les mêmes principes que le Comité National.
4° - Toute demande d'adhésion nouvelle, tant sur le plan départemental que national, sera soumise à l'agrément du Comité National.
5° - Les dépenses d'administration des Comités Départementaux et Nationaux seront couvertes par un versement uniforme à fixer par le Comité. Les groupements intéressés s'entendront pour le financement des actions à mener.
6° - Le Bureau suscite, organise et dirige les commissions spécialisées dont les membres pourront être choisis hors du Comité pour l'étude des questions prévues par le Comité.
Beaucoup de mouvements donnent d'emblée leur adhésion :
     Mouvements pédagogiques :
- Groupe Français d'Education Nouvelle (GFEN)
- Coopérative de l'enseignement Laïque (CEL)
- Ligue Française de l'Enseignement (Conf. des Œuvres Laïques)
- Office Central de la Coopération à l'Ecole (OCCE)
- Centres d'entraînement aux Méthodes d'Education Active (CEMEA)
- Société Française de Pédagogie (SFP)
- Office Pédagogique de l'Esthétisme (OPE)
- Les Amis de l'Ecole Nouvelle du Nord
En apprenant l'initiative, l'Union Nationale pour le Soutien et la Protection de l'Enfance demande aussitôt à s'y associer.
          Mouvements de Jeunesse :
- Fédération des Eclaireurs de France (EdF)
- Fédération des Francs et Franches Camarades (FFC)
- Union des Jeunesses Républicaines de France (UJRF)
- Union Française Universitaire (UFU)
         Les syndicats  sont sollicités :
- Fédération Générale de l'Enseignement
- Syndicat de l'Enseignement Secondaire
- Syndicat de l'Enseignement Technique
- Syndicat National des Instituteurs (SNI)
Seul Senèze du SNI semble vouloir s'engager, faisant craindre à certains que le nombre de ses adhérents n'étouffe les autres organisations.
       Bureau :
Président : Professeur Wallon (GFEN)
Vice-Président : C. Freinet (CEL)
Secrétaire : Mme Chenon-Thivet (ONEP)
Secrétaire-adjoint : P. Vigueur (FFC)
Trésorier : R. Roucaute (UJRF)
Autres membres : MM. Merville (SNI) et Goblot (EdF)
Secrétaire administratif: Coutard
      Siège : 3, rue Récamier, Paris 7e  (siège de la Ligue de l'Enseignement)
Des commissions de travail sont instituées :
1) L'enfance délinquante  (resp. J.Roger)
2) Maisons d'enfants (Mme Seclet-riou)
3) Colonies de vacances (Freinet)
4) L'enfance non surveillée (H. Thivet)
5) Mouvements de Jeunesse et patronages laïques (Goblot)
6) Cinéma, presse, radio (Coutard)
7) Apprentissage (Mlle Othon)
8) Rénovation et modernisation de l'école, méthode, mobilier et locaux (Senèze)
Il est un peu déconcertant que Freinet anime la commission Colonies de vacances et non celle de la Rénovation de l'école, mais peut-être préfère-t-il faire avancer les problèmes grâce à d'autres soutiens, sachant que ses militants seront les plus dynamiques à l'échelon local. Le groupe de l'Allier lance d'ailleurs aussitôt des initiatives.
Même au niveau national, Freinet ne manque pas de poids car Coutard et Vigueur sont des militants CEL et Roger, passé de l'enseignement à l'éducation surveillée, était avant la guerre l'un des responsables du groupe CEL du Nord.
 
Distances avec le GFEN
 
Dès la Libération, Freinet a incité ses militants à relancer les groupes locaux d'éducation nouvelle et à en créer de nouveaux, là où il n'y en avait pas. Il espère ainsi assurer une base militante au GFEN, tout en bénéficiant d'une audience plus large pour son propre mouvement. Mais alorss que Mlle Flayol soutenait naguère ses initiatives, il trouve maintenant peu d'appuis. Peut-être même sait-il que la campagne de dénigrement et de calomnie qui continue contre lui, s'appuie souvent aussi sur des responsables du GFEN.
Bien que membre du comité du GFEN, il vient d'apprendre par la revue de Bourrelier Méthodes Actives, concurrente de L'Educateur,  que cet éditeur va publier la revue du GFEN Pour l'Ere Nouvelle.
Le 9 février 46, Freinet fait part de sa déception au professeur Wallon :
Je suis dans l'obligation aujourd'hui de prendre certaines positions vis-à-vis des groupements pédagogiques voisins et vous pourriez peut-être croire à une quelconque saute d'humeur si je ne vous en disais au préalable les raisons profondes. Il y en a une qui n'aurait peut-être pas une incidence politique de premier plan mais qui sera utilisée comme vous le verrez. Nous avons contre nous, sournoise ou avouée, - et ce n'est d'ailleurs pas d'aujourd'hui certes - la coalition des "intellectuels" qui, parce qu'ils ont des diplômes, des possibilités de discussion, un prestige universitaire ou littéraire, se croient de ce fait désignés à tous les postes de direction, qui voudraient bien admettre que nous travaillions en sous-ordre pour améliorer nos techniques, mais se cabrent dès que nous empiétons sur leurs chasses gardées. Le Groupe d'Education Nouvelle en est malheureusement largement pourvu. On a toujours trouvé très bien de nous y faire travailler, on a loué le cas échéant nos réalisations techniques, mais ce sont les intellectuels que je critique qui, non seulement à Paris mais dans les départements, tiennent la direction.
Ne vous y trompez pas : il faut voir là une des raisons qui expliquent la désaffection des instituteurs pour ces groupes. Loin de moi la pensée de vous critiquer personnellement. Puisque vous êtes au Parti, c'est que vous comprenez autrement votre rôle d'intellectuel. Toujours est-il que le GFEN n'est pas notre maison, que nous ne nous y sentons pas à l'aise, que nous n'y faisons aucun travail, qu'on nous oublie systématiquement lorsqu'il s'agit de la commission Langevin, du stage de Sèvres, de réunions organisées même en province, et que nous n'avons plus rien à faire dans un organisme que nous ne parviendrons pas à régénérer (J'apprends que "Pour l'Ere Nouvelle" serait publiée chez Bourrelier. Nous regretterions profondément cette décision. Quant à nous, nous ne collaborerons pas avec Bourrelier).
De par votre fonction, vous voyez, vous, la direction parisienne. Nous, nous sommes mêlés à toutes les répercussions départementales d'un état d'esprit. Dans un département du midi, un inspecteur veut fonder un groupe d'E.N., mais il ne veut admettre qu'un choix parmi nos adhérents, de crainte que ceux-ci soient trop nombreux. Et je reçois aujourd'hui une lettre inquiète de camarades bordelais au sujet des manœuvres d'un inspecteur pour fonder un Groupe  Girondin d'E.N. qui coiffera tous les mouvements d'éducation. (...)
Et puis, il y a plus grave :  on ne peut pas nous dénier une certaine part dans le mouvement d'éducation, mais on veut nous rejeter dans la zone des tâcherons qui découvrent quelques petits perfectionnements aux machines pour lesquelles d'autres restent les grands ingénieurs. (...)
Pour faire face à ces forces ouvertement ou insidieusement coalisées, nous nous voyons dans l'obligation de prendre certaines initiatives :
1°- Pour les raisons indiquées ci-dessus, nous ne recommanderont plus l'adhésion de nos groupes départementaux au GFEN, ni la constitution de groupes départementaux d'Ed. N. Nos adhérents seront libres d'y adhérer individuellement s'ils le désirent.
2°- Pour contrer les efforts de ceux qui voudraient nous rejeter dans la catégorie des tâcherons de l'éducation nouvelle, nous réorganisons toute notre activité pédagogique (notre croissance extrêmement rapide nous l'impose d'ailleurs)
a) organisation administrative et commerciale de la CEL totalement séparée, sous la responsabilité d'un camarade qui installe nos services à Deuil (S. et O.)
b) organisation, sous ma responsabilité, d'un Institut de l'Ecole Moderne qui est pour ainsi dire la concrétisation de nos efforts pédagogiques et qui sera non pas une association d'affinité mais un organisme de travail, comme une guilde pédagogique
c) l'organisation dans chaque département d'Instituts semblables
d) constitution partout de l'Union Pédagogique qui peut très bien suppléer au Groupe d'Education Nouvelle défaillant.
Croyez que, dans toute cette affaire, je n'agis pas seul. J'y suis orienté et poussé par la masse de nos adhérents qui me communiquent leurs appréhensions et leurs inquiétudes. Je crois que, pratiquement, nous ne tirerons plus rien du GFEN qui dort depuis des années et n'a pas su se survivre au cours des mois qui ont suivi la Libération. Il ne pourrait être revigoré que par l'appui officiel dont nous avons quelques raisons de nous méfier.
Vos noms sont, qu'on le veuille ou non, mêlés intimement à la vie de cette Ligue. C'est pourquoi j'ai cru bon de vous faire connaître les griefs de notre groupe et la décision qui a été prise (dont je ne suis pas le seul responsable, puisque notre Coopérative comprend des membres de toutes tendances). Vous verrez certes ce que vous aurez à faire. Nous vous demanderons très prochainement de vouloir bien renforcer de votre autorité l'organisation et les efforts de notre Institut. N'oubliez pas que le GFEN ne représente absolument rien et n'a aucune résonnance dans les départements. Nous avons, nous, groupé pour le travail 10.000 instituteurs dévoués. Nous travaillons en accord avec le SNI.
Pour notre succès et pour l'intérêt du Parti, je crois que vous devez comprendre notre position et nous aider à faire face à nos détracteurs, non pas théoriquement mais grâce à une activité constructive qui est tout à fait dans la ligne du Parti.
Veuillez croire, Cher Camarade, à l'assurance de mes sentiments fraternels et dévoués.                                
C. Freinet
On comprend mal l'objectif de Freinet. Espère-t-il vraiment détacher Wallon du GFEN et obtenir son parrainage pour le futur Institut de l'Ecole Moderne qu'il projette? Rien ne sera fait en tout cas pour retenir Freinet au sein du GFEN. Au début du mois d'avril, le comité directeur de ce mouvement est convoqué pour préparer le Congrès Européen de la Ligue Internationale d'Education Nouvelle qui se tiendra en août à Paris. Freinet se fait représenter par Coutard et Marie Cassy. Toutes les décisions étaient déjà prises auparavant: 11 commissions et leurs rapporteurs désignés sans consultation préalable. Freinet conclut dans L'Educateur (n° 14, avril 46, p. 274) : On pense peut-être encore au GFEN que, pour une bonne répartition des tâches, il faut réserver aux uns le soin de travailler et aux autres le privilège d'exposer et de faire valoir intellectuellement nos réalisations. Nous le répétons encore: les instituteurs qui ont su conquérir le droit syndical et s'organiser librement dans leur corporation, sont assez grands garçons aussi pour organiser pédagogiquement et techniquement l'Ecole pour laquelle ils savent se dévouer sans compter. Ils se refusent à être plus longtemps les aliborons de l'éducation nouvelle et ils se conduiront vis-à-vis du GFEN comme le Groupe se conduira vis-à-vis d'eux.
Cela n'empêche pas Freinet de participer à ce congrès à la Cité Universitaire de Paris. P. Guérin qui est venu y assister sur les conseils de ses amis des CEMEA, se rappelle de son étonnement devant la froideur hautaine de Langevin et de Wallon vis-à-vis de Freinet qui apporte la voix des praticiens et lit avec émotion des textes d'enfants. Cet homme, qu'il connaissait à peine de nom, prend désormais pour lui figure de fédérateur des simples instituteurs comme lui. Freinet, dans le compte rendu qu'il fait (E 1, p. 4), écrit: La période verbale de l'Education Nouvelle est révolue. Les éducateurs veulent du pratique afin de faire passer dans la réalité quotidienne les rêves des pédagogues d'avant-garde. Ils désirent, en conséquence, que les Congrès d'Education nouvelle ne soient pas seulement des rencontres - cependant précieuses à ce titre - entre pédagogues de tous pays, mais aussi des Congrès de travail pratique et effectif. Que l'Education Nouvelle ne plane plus par dessus une tour d'ivoire, mais qu'elle pose hardiment, scientifiquement, les problèmes éducatifs dans toute leur ampleur, sans crainte des incidences sociales sans lesquelles les questions éducatives ne seront jamais solutionnées.
C'est pourtant Freinet qui sera accusé par les orthodoxes staliniens, fortement représentés au GFEN, de se tenir en dehors de la vie sociale (ou plus précisément en dehors de la ligne officielle du Parti).
Les ponts sont alors rompus entre les deux mouvements. Les contacts ne seront repris qu'une vingtaine d'années plus tard.
 
L'Union Pédagogique dans l'impasse
 
Du côté de l'Union Pédagogique, la déception ne tarde pas non plus. Certes, dans l'euphorie fraternisante de la Libération, l'union des forces laïques séduisait d'emblée. Mais, rapidement, chaque organisation craint la dilution dans un ensemble trop vaste. Freinet se trouve confronté à la protection des chasses gardées de chaque mouvement. Ainsi, dans le domaine des colonies de vacances, les CEMEA lui font sentir la spécificité de leur champ d'action. Si Freinet n'a pas tort de critiquer la trop grande place qu'ils donnent au chant et aux jeux à règle, il méconnaît le fait que les CEMEA, mouvement de développement récent, ont dû recruter leurs premiers cadres dans le scoutisme et qu'ils sont confrontés à un problème de formation accélérée de lycéens ou étudiants en moniteurs de colonies. Leur pédagogie évoluera certes par la suite, mais moins instantanément que le souhaiterait Freinet.
Plus grave est la mise en demeure de Mme Chenon-Thivet, avec menace de démission, de supprimer la phrase proposée par Freinet : L'U.P. suscite, organise et oriente par des commissions spécialisées le travail commun des associations adhérentes. Visiblement soutenue par le GFEN auquel elle appartient aussi, elle se méfie de la plupart des animateurs de commissions (Roger, Goblot, Senèze; elle n'ose peut-être pas ajouter Freinet) et elle exige de cantonner le travail à l'échange d'informations.
Quand Coutard fait part à Freinet de sa conversation avec elle (lettre du 20 mars 46), ce dernier réagit aussitôt: Si l'Union Pédagogique n'a pas pour mission de susciter, d'organiser et d'orienter, si on laisse seulement le soin de faire connaître aux diverses associations les projets des uns et des autres, nous n'irons pas loin. Sans doute a-t-il voulu aller trop vite, en oubliant que chaque mouvement veut d'abord développer sa propre identité et son territoire, avant d'accepter une collaboration qui risquerait de le déstabiliser. Rapidement, s'étiole l'espoir de réussir ce qui avait été manqué en 36 avec le Front de l'Enfance. 
Seule retombée positive de cette tentative, la réflexion sur un journal pour enfants qui aboutira à la création de Francs-Jeux.  Encore faut-il nuancer la réussite: alors que la CEL était partie prenante de l'initiative aux côtés du SNI, de la Ligue de l'enseignement et des Francs-Camarades, le journal deviendra rapidement la propriété exclusive du SNI, dans un esprit assez différent, on le devine, de ce que souhaitait Freinet, notamment au niveau de la participation des jeunes lecteurs dans la rédaction.
 
Péripéties de la relance de la CEL
 
Depuis sa création, la CEL fonctionnait en sections autonomes: le cinéma (la première activité structurée dès 1927), la radio, les échanges interscolaires, l'espéranto, les disques et enfin le matériel et les éditions dont Freinet assume la responsabilité. Au départ, il ne s'agissait pour lui que de la diffusion du matériel d'imprimerie, de l'animation et de la gestion du bulletin, mais progressivement l'édition de livres, de fiches documentaires, de fichiers autocorrectifs, de la collection BT, des brochures pédagogiques BENP, a fait de ce secteur l'essentiel des activités commerciales de la coopérative.
Depuis 1938, alors que la plupart de ces activités se passent à Vence, le siège social de la CEL se trouve dans l'Allier. Sur huit membres du Conseil d'Administration, six sont des militants de ce département: Bertoix (président), Bréduge, Charbonnier, Mme Chéry, Guet, Mayet, auxquels s'ajoutent Pagès et Freinet.
A son retour d'Allemagne, Pagès, jusque là responsable des disques et phonos, décide de quitter Perpignan et de s'installer à Deuil-la-Barre (S. et O.), à 10 km au nord de Paris. Avec l'aval du C.A., il constitue en octobre 45 un magasin de la CEL qui sera en mesure d'assurer les livraisons de tout matériel ou édition CEL dans la région parisienne.
Le 30 décembre 45, l'Assemblée Générale des adhérents de la CEL est convoquée à Deuil avec l'ordre du jour suivant: 1- Compte rendu d'activité depuis 1939; 2- Modifications aux statuts; 3- Renouvellement du CA; 4- Tranfert du siège social; 5- Réorganisation commerciale; 6- Les filiales; 7- les commissions de travail; 8- Projets d'éditions; 9- Relations avec les divers groupements pédagogiques français et étrangers; 10- Divers.
Un court texte de L'Educateur  (n°4, nov. 45) indique le sens de la réorganisation, méditée pendant la guerre par le président Bertoix et soutenue par le CA: Nos camarades proposaient donc de décharger Freinet de tout le travail administratif et pour ainsi dire commercial de la CEL qui devait être transporté dans un lieu plus central que Vence. Freinet conserverait naturellement toute la direction pédagogique de l'entreprise. Ce vœu est aujourd'hui - du moins partiellement - réalisé. Désormais, tous les services administratifs de la CEL sont installés à Deuil, sous la direction de A. et Y. Pagès, dûment délégués dans cette tâche par le CA de la Coopérative. C'est à cette nouvelle adresse que doivent être adressées désormais toutes les lettres d'affaires: demandes de renseignements, commandes diverses, que ce soit pour le cinéma, les disques, la radio ou l'imprimerie et les éditions. Vence ne possède plus de comptabilité et sera obligé de faire suivre à Pagès toutes les demandes commerciales qu'il recevra. D'où perte de temps et dépenses inutiles.
Par contre, tout ce qui concerne la pédagogie, nos périodiques, les éditions diverses, chaque fois en somme qu'il ne s'agit pas d'acheter et de vendre, adressez-vous à Freinet, à Vence, qui a été habilité par le CA pour diriger ce rayon pédagogique.
Le compte rendu de l'AG (E 8, p. 137) confirme cette option et le transfert du siège social à Deuil. Le CA est largement renouvelé: autour de Pagès et Freinet, Guet et Bertoix (Allier), Faure (Isère), Coutard et Rigobert (S. et O.), Lorrain (Vosges), Houssin (Manche), Marthe Spy (Nord), Marguerite Bouscarrut (Gironde), Pichot (E. et L.). Coutard est nommé président et directeur général de la CEL. Freinet est désigné comme directeur pédagogique et co-directeur du journal Francs-Jeux, Pagès devient directeur commercial et le transfert des services commerciaux de Vence à Deuil se fera sans tarder. La collaboration avec Sudel devrait être renforcée. Un emprunt CEL est lancé sur un CCP ouvert par Mayet (Allier).
Mais, très vite, Freinet se plaint des disfonctionnements. Pagès ne se concerte pas avec Journet, alors responsable des services CEL à Vence. Des commandes sont facturées sans être expédiées, des abonnements non transmis. Freinet accuse Pagès de ne pas tenir rigoureusement les comptes. Le CA reproche à Freinet de ne pas avoir fermé son CCP Marseille 115.03, mais ce n° a été largement diffusé jusqu'à présent et reçoit encore directement de nombreux versements. De telles difficultés ne surprennent pas, car on ne peut transférer aussi rapidement le siège d'une coopérative en pleine expansion. Ce qui étonne, c'est que Freinet tire si vite un bilan négatif de l'opération et que Pagès démissionne de ses responsabilités dès le 2 avril (trois mois après la décision de transfert).
Quand on voit ce dernier créer presque aussitôt sa propre maison de commerce à Deuil, on est tenté de penser que ses intentions n'étaient pas très pures et qu'il n'avait d'autre but que d'évincer Freinet de la direction effective de la CEL. Néanmoins, on peut s'étonner de la précipitation avec laquelle Freinet veut mettre fin au transfert vers Deuil. Bien qu'on n'en trouve pas trace dans un compte rendu ou une circulaire de CA, on sait que Freinet a menacé un moment de quitter la CEL et de créer une autre société.
Ce qui surprend le plus, quand on connaît l'importance qu'il attache au matérialisme scolaire, c'est qu'il ait accepté en décembre 45 une décision qui le cantonnait dans une fonction purement théorique. Peut-être avait-il estimé que le développement de l'Union Pédagogique, ses futures responsabilités dans Francs-Jeux  exigeraient une plus grande disponibilité. Sans doute aussi s'était-il trouvé dans l'impossibilité de résister à la pression, amicale mais ferme, d'un CA convaincu par Pagès que lui seul serait capable d'apporter l'étoffe commerciale qui manquait encore à la CEL.
Quoi qu'il en soit, en voyant capoter ses projets d'élargissement, Freinet a éprouvé rapidement le besoin de recentrer ses efforts sur son mouvement et de retrouver la maîtrise des activités de la CEL. Les membres du CA, un moment troublés par ce brusque virage, sont presque tous persuadés de l'arrivisme de Pagès et se rangent derrière Freinet. Guet, ami de longue date de Pagès et l'un de ses supporters, écrit que, devant les affirmations contradictoires des deux protagonistes, il ne trouve aucune raison objective de choisir. Il s'attire de Freinet une lettre assez sèche dont il ignorera, faute d'en avoir lu le manuscrit, qu'elle était en fait de la main d'Elise.
Dès le mois d'avril 46, toutes les activités CEL sont rapatriées à Vence. Freinet espère qu'une collaboration avec Sudel créera sur Paris l'ouverture souhaitée. Il se met à la recherche d'un local pour installer la CEL sur la côte, afin de bénéficier du transport direct vers Paris et toute la province. A la rentrée suivante, l'adresse deviendra pour de longues années: Place Henri Bergia à Cannes (A.M.).
 
La création de l'ICEM
 
Depuis le début, Freinet recherchait la création d'un grand mouvement populaire d'éducation, mais il ne jugeait cela possible que dans le cadre d'une organisation plus vaste dont ses propres militants seraient l'aile la plus dynamique. D'où l'approche syndicale par l'Ecole Emancipée et la Fédération de l'Enseignement pendant les premières années, puis l'action au sein du GFEN à partir de 1936.
Après la guerre, avec l'échec de ses tentatives d'intégration, l'unique solution est d'entreprendre seul la constitution d'un mouvement pédagogique de masse. D'où l'initiative (E. n° 10, fév. 46, p. 170) de créer l'Institut Central de l'Ecole Moderne (l'ICEM). Il ne s'agit pas d'une coquille: le premier adjectif utilisé est en effet "central" (peut-être à l'instar de l'Office Central de la Coopération à l'Ecole), probablement pour indiquer qu'il regroupera des instituts départementaux, comme cela se met progressivement en place. Mais cette évocation centraliste (surtout quand le centre est à Cannes!) fait réagir de nombreux militants et aussitôt l'Institut s'intitule "coopératif", ce qui est plus conforme à l'esprit du mouvement et n'oblige même pas à modifier le sigle. On dira donc défitivement L'Institut Coopératif de l'Ecole Moderne.
Sans attendre la décision qui ne sera prise officiellement qu'au congrès de Dijon (3 avril 1947), Freinet modifie le sous-titre de L'Educateur: Revue pédagogique de l'Institut Coopératif de l'Ecole Moderne (E. 11, mars 46), et non plus de la Coopérative de l'Enseignement Laïc, comme précédemment.Précisons que c'est seulement en 1951 que l'ICEM sera officiellement déclaré à la sous-préfecture de Grasse, puis annoncé au Journal Officiel. L'important pour Freinet n'était pas l'existence légale mais la mise en place effective.
                  

Changement de démarche de ce livre
 
Pour traiter des cinquante premières années de la vie de Freinet, je pouvais travailler de manière classiquement historique. Certes, j'utilisais mon expérience vécue à ses côtés pour éclairer le sens de tel ou tel document. Le seul piège était le risque de l'anachronisme consistant à interpréter le Freinet des années 20 à travers celui des années 50 ou 60, mais pour l'éviter il suffisait de se tenir suffisamment près des faits et des textes.
Après 1946, trois types de problèmes viennent modifier profondément cette façon de travailler: le changement d'échelle du mouvement, la nature et le nombre de documents utilisables et, enfin, mon implication personnelle plus ou moins directe dans le déroulement des faits.
 
Le changement progressif d'échelle du mouvement
 
Jusqu'en 1940, Freinet était essentiellement un instituteur, doublé d'un animateur et d'un militant engagé. En 1946, bien qu'il tienne à conserver le contact avec les enfants, il est significatif qu'il choisisse de résider non plus à Vence mais à Cannes où il installe le siège de son mouvement et de sa coopérative, ce qui l'amène à déléguer la responsabilité quotidienne de son école. De ce fait, les livres de vie de l'école Freinet cessent d'être vraiment représentatifs de sa pratique éducative personnelle.
L'homme-orchestre qu'il était devient chef d'orchestre en même temps qu'auteur de partitions et régisseur. Sans qu'il y ait rupture idéologique ou pédagogique avec la période précédente, ce changement modifie profondément les activités  et surtout le statut de Freinet au sein de son mouvement.
Ce changement d'échelle est particulièrement net sur le plan des productions coopératives. Alors que la collection BT avait publié une douzaine de titres en 8 ans (1932-40), désormais 20 et bientôt 30 numéros seront édités chaque année. Ce n'est là qu'un exemple, car les créations se multiplient sur tous les plans (albums d'enfants, séries de disques, outils autocorrectfs, films, etc.). Ceci implique l'ouverture et l'impulsion de chantiers nouveaux au sein du mouvement, mais aussi de gros problèmes de planification et surtout de financement. Cette intense activité d'animation et de gestion n'empêche pourtant pas Freinet d'écrire beaucoup.
 
La nature et le nombre des documents
 
Jusqu'alors, la lecture du bulletin (L'Imprimerie à l'Ecole, puis L'Educateur Prolétarien ), de quelques rares circulaires et des livres de vie de ses élèves suffisait à donner une vue précise de la pensée et de l'action de Freinet, de la vie de son mouvement. Seule sa correspondance complète permettrait un regard exhaustif sur cette période, mais les éléments retrouvés sont déjà éclairants.
A partir de 1946, les sources écrites se multiplient. C'est l'époque où sont publiés ses livres fondamentaux, en grande partie rédigés pendant la guerre. En plus de L'Educateur  et de Coopération pédagogique, bulletin qui fait le lien avec les animateurs de commissions, circulent de très nombreuses circulaires, des bulletins de groupes départementaux ou régionaux, des bulletins de commissions de travail, des cahiers de roulement manuscrits entre militants.
Il faudrait ajouter à tout cela les nombreuses interventions publiques de Freinet (rarement enregistrées avant les années 60), une abondante correspondance dont on retrouve malheureusement trop peu de choses. En effet, cette abondance même a obligé à élaguer périodiquement les classeurs du secrétariat. A part quelques dossiers sur des problèmes en litige ou pour la préparation de publications, j'ai retrouvé relativement moins de correspondance concernant les années 50 et 60 que sur les décennies précédentes. A moins que sa famille ait conservé, sur cette période, des documents précieux qui pourraient un jour être rendus publics.
La masse de documents est néanmoins telle qu'il serait impossible de traiter chronologiquement cette diversité sans donner parfois une impression de cacophonie ou, au contraire, de répétition monotone de thèmes récurrents. J'ai donc décidé de procéder par sondages (au sens de la prospection géologique) et d'explorer les thèmes qui me semblent les plus riches et les plus significatifs, tout en admettant que je risque d'avoir laissé de côté certains aspects qui pourraient se révéler importants et que je laisse à d'autres le soin d'explorer.
Après mûre réflexion, j'ai pris le parti de traiter globalement certains thèmes en circulant entre des écrits d'époques différentes (datés pour que chacun puisse à volonté les redistribuer autrement). En effet, il faut éviter de pratiquer, à l'égard de Freinet, l'attitude qu'il récuse en pédagogie (le travail en miettes, la glose scolastique coupée de la réalité vivante), ce serait trahir, même inconsciemment, l'esprit au profit de la lettre ou plutôt de quelques bribes de la lettre.
 
Mon implication personnelle dans les événements
 
En octobre 1947, j'entre en contact avec Freinet. Ce n'est un événement que pour moi, mais il est déterminant car, désormais, je me sens impliqué dans tout ce qui suivra et pas seulement pendant les deux années que je passe à l'école Freinet et au secrétariat de l'ICEM (1950-52). Il serait malhonnête de tenter de faire croire à ma neutralité abstraite face à des faits que je n'ai pas tous vécus en direct mais auxquels je me sens mêlé, souvent comme partie prenante. Plutôt que de dissimuler mon absence de recul, je préfère donner clairement (et, je l'espère, honnêtement) ma perception personnelle des faits, en évitant au maximum toute langue de bois, mais en assumant la subjectivité de ma vision que d'autres auront toujours le droit de contester ou de nuancer, à condition d'étayer leur point de vue comme je le fais.
Je suis très conscient que cette implication personnelle change le cours de ce livre, mais je crois qu'à la condition d'éviter l'hagiographie, elle peut aussi compenser le caractère réducteur d'une étude fondée uniquement sur des textes. En effet, Freinet n'a cessé de dénoncer les décalages fréquents, voire les contradictions, entre les idées proclamées et les actes quotidiens. Sa citation la plus fréquente était une phrase de Barbusse : "Les paroles qui ne sont que des paroles sont presque des mensonges ". Sa sévérité envers l'école de la Troisième République était sûrement renforcée par la contradiction des principes généreux qu'elle affichait avec son fonctionnement réel. La pédagogie Freinet est une tentative, sans cesse réajustée, de traduire dans la pratique quotidienne des intentions bien souvent affirmées verbalement par d'autres, mais plus ou moins trahies dans leurs actes.
La négociation continuelle entre l'intention et la réalité ne s'apprécie qu'à travers la pratique quotidienne qu'on ne peut souvent retrouver que dans les témoignages. Le mien n'est que l'un parmi de nombreux autres possibles. Son seul mérite est d'être mis noir sur blanc. Son originalité d'émaner de quelqu'un qui, n'ayant au départ aucune intention d'enseigner mais seulement d'empêcher les enfants déshérités de tomber dans la délinquance, n'a pas considéré Freinet d'abord comme un initiateur de techniques pédagogiques. Adolescent en rupture avec l'éducation que j'avais subie, fortement marqué par des drames tels que l'effondrement de 1940, le climat d'oppression et de délation sous l'occupation, puis la découverte de l'horreur des camps de la mort, la terreur de l'arme atomique, je cherchais auprès de Freinet des réponses beaucoup plus profondes que la simple manière de faire classe. Dès mes dix-neuf ans, j'ai observé avec une intense curiosité, une exigence morale et un esprit critique que l'affection n'a jamais émoussé, un éducateur qui devint du même coup "mon" éducateur. Voilà pourquoi j'éprouve aussi le besoin d'en témoigner.


Les livres de Freinet
 
Pendant ses années d'inaction forcée de la guerre, Freinet se livre à une réflexion approfondie sur l'éducation et sur le sens de son action. Alors qu'il n'avait publié jusqu'à présent que des articles ou des brochures, il rédige plusieurs ouvrages qui restent ses écrits fondamentaux.
La lecture des livres de Freinet est indispensable pour approfondir sa pensée, mais leur accorder la priorité ou, pire encore, l'exclusivité, reviendrait à oublier que l'œuvre d'un pédagogue et d'un militant, c'est avant tout son action auprès des enfants et avec ses compagnons. S'en tenir aux livres d'un homme qui n'est pas écrivain, exposerait au paradoxe de ne connaître l'œuvre de Delacroix qu'à travers son journal, celle de Van Gogh que d'après les lettres à Théo, sans avoir regardé un seul de leurs tableaux.
 
Freinet, un praticien qui écrit des livres
 
Il ne faut jamais oublier que Freinet n'est pas, comme tant d'autres auteurs auxquels on le confronte souvent, un théoricien qui éprouve un jour le besoin de mettre en application ses idées en ouvrant sa propre école. Il est un éducateur praticien qui, après 20 ans d'action au milieu des enfants, se met à analyser ses pratiques pour tenter de dégager leur sens profond.
Jusque là, ses textes courts étaient centrés sur l'action, sous-tendue elle-même par des choix sociaux ou philosophiques. Dans les livres, à l'inverse, c'est maintenant l'action qui se trouve en filigrane sous un texte qui tente d'en expliciter le fil conducteur. Même quand Freinet annonce les "conséquences pédagogiques" de son exposé, on doit toujours se rappeler que ces pratiques existaient avant l'explicitation théorique. Elles ne deviennent des conséquences pour le lecteur que s'il est convaincu de la justesse de l'analyse. Même s'il n'est pas convaincu, ces pratiques n'en gardent pas moins leur irrévocable réalité.
 
Des mots qui ne sont pas seulement des mots
 
Le lecteur de Freinet ne perçoit pas toujours l'originalité de sa pensée et se demande parfois ce qu'il apporte de neuf. C'est oublier souvent que le discours ambiant actuel reprend assez souvent des paroles qu'il a été l'un des premiers à oser exprimer et surtout à mettre en action. L'important n'est pas qu'il proclame, comme tant d'autres, ce qu'il faudrait faire, mais qu'il ait prouvé qu'on pouvait traduire en action ce qu'il exprime. Et ce n'est pas là un caractère subsidiaire de son œuvre.
Notre siècle a connu trop d'impostures ("Le travail rend libre " annonçait le portail d'Auschwitz; "Notre capital le plus précieux, c'est l'homme " proclamait le fournisseur du Goulag)  et il faut toujours craindre de se laisser piéger par les mots, s'ils ne sont mis sans cesse à l'épreuve de la réalité des actes. Pour ma part, adolescent de l'immédiat après-guerre, en révolte contre l'éducation reçue, la méfiance à l'égard des paroles me rendait exigeant avant tout sur la cohérence des actes. Le discours de Freinet ne prenait de valeur qu'en fonction de ce qu'il faisait.
 
Les livres de Freinet ne traduisent pas intégralement la richesse de ses pratiques
 
Il peut sembler iconoclaste d'affirmer que les pratiques de Freinet sont plus riches que la théorie définie par lui pour les expliquer. Pourtant elles ne sont pas intégralement prises en compte dans sa réflexion théorique. Désireux de montrer dans ses livres l'évolution personnelle de l'individu, il ne souligne pas, autant que sa pratique, l'importance des interactions au sein du groupe d'enfants. On perçoit mal, dans ses écrits théoriques, le contexte de réseau dans lequel s'inscrit, dès l'origine, toute son action éducative. Sa pédagogie n'est pas la simple intervention d'un éducateur face à un groupe d'enfants, mais aussi l'interaction de groupes éducatifs qui se prennent collectivement en charge, échangent leurs réussites et leurs incertitudes, se donnent coopérativement les moyens de renforcer leur action en se formant mutuellement, en mettant en œuvre des outils nouveaux. Le brassage culturel, caractéristique de la pédagogie Freinet, l'entraide pédagogique, thèmes omniprésents dans les textes courts des revues, sont relativement moins sensibles dans ses livres théoriques, peut-être parce qu'il tente de convaicre un à un chaque lecteur, au lieu de s'adresser, comme dans ses articles, collectivement à l'ensemble de ses compagnons.
La tendance à survaloriser les livres par rapport au reste de l'œuvre tient aussi au fait qu'ils servent de réservoirs à citations, selon les canons de la culture académique que contestait Freinet lui-même. L'abus des citations est un effet pervers de la recherche universitaire. Autant une citation se justifie pleinement dans un compte rendu de recherche, car elle est une référence vérifiable, autant il est regrettable qu'elle serve de substitut pour ne pas avoir à dire, avec ses propres mots, ce que l'on a réellement assimilé d'une lecture.
 
L'ordre d'édition ne manque pas de signification
 
Freinet avait rédigé quatre livres pendant l'occupation. Les difficultés d'approvisionnement en papier après la guerre obligent à en échelonner l'édition. Il est significatif qu'il commence en 1945 par L'Ecole Moderne Française, car c'est un livre directement utilisable par les instituteurs. Il faudra le réimprimer à plusieurs reprises, ce qui repousse d'autant l'édition des ouvrages suivants. En 1946, prend la suite le livre d'Elise : La santé de l'enfant, écrit avant la guerre. En 1948, est édité, pour la première fois en volume et en France, Conseils aux parents.
Il faut constater que Freinet a commencé par les publications s'adressant à un large public de praticiens. C'est seulement ensuite qu'il publie ses ouvrages plus théoriques: L'Education du Travail (1949), la même année que le livre d'Elise: Naissance d'une pédagogie populaire. L'Essai de Psychologie Sensible  devra attendre 1950.
 
 
La lecture comparée des éditions successives
 
Quand on peut consulter toutes les éditions du même livre, la comparaison, ligne à ligne, mot par mot, demande de la persévérance et de l'attention, mais elle permet de discerner une éventuelle évolution de la pensée ou de l'attitude de l'auteur. C'est ainsi que la lecture comparée de l'avant-propos d'Elise Freinet dans les trois éditions de Naissance d'une Pédagogie Populaire (1949, 1963, 1969) est révélatrice de l'évolution de sa position vis-à-vis du mouvement de l'Ecole Moderne dont elle se séparera en 1970.
Lorsqu'un auteur ne se sent plus en phase avec un texte écrit plus tôt, il peut le renier, refuser de le rééditer ou le remanier profondément. Si, au contraire, il le modifie très peu d'une édition à l'autre, cela signifie qu'il continue à l'assumer en totalité. J'ai évoqué précédemment ce problème avec les différentes éditions de Conseils aux Parents (1943, 1948, 1962).
L'étude comparée minutieuse répond de façon claire à ceux qui échafaudent des théories sur d'éventuels virages ou contradictions dans l'évolution de la pensée ou de l'action de l'auteur.
 
Un langage simple n'est pas sans pièges
 
Freinet tient à être compris du public qu'il veut atteindre: les éducateurs (enseignants ou parents). Il évite donc tout jargon philosophique ou psychologique et emploie le langage de tous les jours. Le problème, c'est que les mots les plus courants (vie, nature, jeu, travail, etc.) peuvent recouvrir des significations assez diverses dont la compréhension n'est pas toujours aussi évidente que le voudrait l'auteur. J'ai entendu dire que - toute proportion gardée évidemment - les lecteurs de Hegel sont confrontés à ce type de difficulté.
Conscient parfois de l'ambiguïté ou de la polysémie de certains mots, Freinet les renforce en les associant. C'est ainsi qu'il parle de travail-jeu, de jeu-travail, de recours-barrière, et l'on doit alors se rappeler que le premier mot du couple est, pour lui, dominant.
Il faut aussi évoquer quelques tics de langage. On ne peut s'empêcher de sourire quand ce partisan convaincu de la coéducation mixte abuse des mots : viril, viriliser  pour symboliser la vigueur et le courage, même pour les filles. D'autre part, je sais bien que c'est uniquement en hygiéniste naturiste qu'il parle de dégénérescence  ou de régénérer, mais les Nazis ont suffisamment marqué ces mots de leur racisme "génétique" pour nous faire regretter que Freinet n'ait pas écrit plutôt perte de vitalité  ou revitaliser, ce qui correspond mieux à sa pensée.
Des lecteurs superficiels, ou malveillants, s'accrochent parfois à une expression pour en tirer des conclusions totalement erronnées. Je me souviens d'avoir rencontré en 1966 des enseignants québéquois auxquels on avait enseigné que Freinet était un pédagogue nietzschéen (donc suspect d'approuver le culte du surhomme, dans sa falsification nazie) uniquement parce qu'il utilisait l'expression volonté de puissance.  Je peux certifier qu'il ne s'est jamais préoccupé de Nietzsche. Par ailleurs, même s'il avait entendu citer Bergson à l'école normale, il ne se référe pas particulièrement à lui lorsqu'il parle d'élan vital.
 
Comparaison n'est pas toujours raison
 
 Pour mieux rendre sensibles ses démonstrations, Freinet recourt abondamment à la comparaison. C'est souvent explicite quand il s'en tient à une seule, comme généralement dans les Dits de Mathieu . Cela devient plus déconcertant quand, espérant mieux traduire les différentes facettes d'un problème, il change plusieurs fois de comparaison dans la même démonstration, comme un voltigeur sautant d'un cheval à l'autre.
Certaines comparaisons sont fécondes lorsqu'elles mettent en image des phénomènes observables (je pense à la brêche, aux recours-barrières à la fois limites et moyens de les dépasser). Elles peuvent devenir discutables lorsqu'elles assimilent, par exemple, l'enfant à un arbre poussant droit, penché ou tordu. On pourra lire à ce sujet la contribution au colloque de Bordeaux (1987) de Nanine Charbonnel: Freinet ou une pensée de la similitude, reproduite dans La Pédagogie Freinet, mises à jour et perspectives  (Presses Universitaires de Bordeaux).
 
Ma recherche de lignes de force de la pensée de Freinet
 
Je tiens à éviter toute paraphrase qui ferait écran au contact direct avec les livres de Freinet. Je n'en parle que pour attirer l'attention sur certains aspects de sa pensée. N'ayant jamais été propriétaire ni gardien attitré de tout ou partie de l'œuvre de Freinet, ma seule légitimité est celle d'un vieux serviteur qui a si souvent passé le chiffon partout qu'il a observé quelques recoins moins visibles et remarqué que les clés de certaines portes se trouvaient sur une corniche ou dans le bac à fleurs. J'ai envie de partager les clés que j'ai souvent utilisées pour m'orienter dans les écrits de Freinet. Je récuse par avance l'accusation de proposer de "fausses clés". La seule validité d'une clé, c'est d'ouvrir une porte. Les lecteurs qui trouveraient que mes clés n'ouvrent rien de valable, ont toujours le droit d'ajuster eux-mêmes celles qui leur seraient plus utiles. S'ils acceptent, comme moi, de les partager avec les autres, chacun s'en réjouira.
Je suis surtout préoccupé par une énigme. Alors que Freinet était toujours prêt au dialogue, il est surprenant qu'il n'ait pu établir une véritable communication avec ceux qui auraient dû être ses interlocuteurs privilégiés au plan syndical, politique, philosophique, pédagogique. Curieusement, c'est avec les créateurs (écrivains, artistes) que le courant passait le mieux, mais ceux-ci, tout en appréciant et en admirant son action, s'aventuraient peu sur son domaine éducatif, ce qui limitait les échanges.
De la même façon que j'ai tenté précédemment de définir les plans de clivage de son action pédagogique avec l'enseignement conventionnel, cette difficulté de communication me pousse à rechercher des plans de clivage de sa pensée avec celle des interlocuteurs qu'il aurait souhaités.
 
 
L'Ecole Moderne Française
 
Le livre, achevé par Freinet le 26 décembre 1943, est publié au printemps 45 par les éditions Ophrys de Gap, mais il n'est diffusé que par la CEL. Les 1000 exemplaires tirés (la rareté du papier ne permettait pas davantage à ce moment-là) sont épuisés en quelques mois et les réimpressions vont se succéder. L'ouvrage porte en sous-titre: Guide pratique de l'organisation matérielle, technique et pédagogique de l'école populaire. L'ordre des adjectifs n'est sûrement pas indifférent: la pédagogie est l'aboutissement de l'organisation matérielle et technique qui précéde.
C'est probablement l'ouvrage le plus largement diffusé de Freinet. Plusieurs fois réimprimé à Gap, il est repris en 57 par les éditions Rossignol, sans doute avec l'espoir de toucher un public encore plus large. La CEL le réédite ensuite et, en 69, Elise Freinet décide de le confier aux éditions Maspéro où, sous le titre: Pour l'école du peuple, il est réuni avec les Invariants pédagogiques , publiés en 64 dans la collection BEM.
La récente édition des Œuvres pédagogiques  de Freinet (Le Seuil, 1994) indique une reprise du texte initial. Ce n'est pas tout à fait exact. Dans l'introduction de 1945, Freinet écrivait : Depuis 20 ans, nous luttons... Il n'a transformé ce nombre en 30 que plus tard. Alors que les références à ses autres livres ont été maintenues au long du texte, de nombreuses allusions à Conseils aux parents  ont été enlevées, peut-être à cause de la décision de ne pas rééditer cet ouvrage en 94.
Certains détails, supprimés dans les rééditions postérieures à 45, sont intéressants à signaler parce que significatifs des intentions de Freinet au redémarrage de son mouvement. Pour les enfants de l'école maternelle, il annonce qu'en plus du Camescasse (diffusé par la CEL depuis 1931), il a conçu deux types de matériel pour les petits: Briquebois (cubes et cylindres perforés, permettant des construction à grande échelle, avec des poutrelles, des planches et des lames de contreplaqué) et Mécaplast (pièces de matière plastique permettant la fabrication de chariots, treuils, excentriques, poulies, ajustées par vis, boulons, cordes et élastiques).
Il n'est pas inintéressant d'observer l'évolution intervenue dans l'ordre des transformations pédagogiques conseillées par Freinet à l'instituteur désireux de changer sa classe. Alors que la rédaction libre  avait la 7e place en 1945, elle progresse au n° 3 en s'appelant désormais texte libre ; les classes-promenades deviennent étude du milieu local ; l'achat d'un cinéma Pathé-Baby (n°26) puis d'une caméra (n° 28) est remplacé (en n° 24) par celui d'un appareil de projection fixe; la machine à écrire (n° 29) disparaît.
Autre détail à noter, Freinet renvoie en fin d'ouvrage aux brochures BENP parues avant la guerre et à d'autres à paraître, or certaines n'ont jamais vu le jour. Voici la liste annoncée en 45 (une astérisque indique chaque titre effectivement publié en BENP):
La coopérative scolaire *, Plans de travail *, Questions, comptes rendus et conférences, Le calcul à l'école primaire, Les échanges interscolaires *, Bibliothèque de Travail et documentation, Atelier du bois, Atelier du fer, Atelier ménager; Atelier mécanique, Les brevets *, Le travail scientifique moderne, Le cinéma à l'école, La radio à l'école, Profil vital *, Dictionnaire-index *.
Ce qui fait l'intérêt du livre et explique sa large diffusion, c'est la description précise de la vie quotidienne de la classe, celle de Freinet avant la guerre, telle qu'il l'animait encore occasionnellement par la suite. L'Ecole Moderne Française reste le document de base permettant de voir en action la pensée pédagogique de Freinet.
 
Pourquoi L'Ecole Moderne ?
 
Il faut se rappeler qu'en mai 39, Freinet avait tenu à prendre distance avec l'adjectif "nouvelle" en affirmant que l'éducation devait être "moderne", c'est-à-dire adaptée à son époque. On peut penser bien sûr à l'influence de l'Ecole Moderne espagnole de l'anarchiste Francisco Ferrer. Freinet n'ignorait probablement pas ce précédent, compte tenu de ses contacts avec les Espagnols. Néanmoins, le fait qu'il ajoute: "Française", alors qu'il n'a pas la fibre nationaliste, prouve sa volonté de se démarquer de tout autre modèle. 
Répondant à la question d'un camarade belge qui s'étonne de ce qualificatif national, il s'explique (E 9, fév. 46, p. 139): Cette expérience est spécifiquement française, puisqu'elle est fille du milieu français. Elle n'est certainement pas transposable telle quelle dans d'autres pays (...) Et demain, quand les éducateurs étrangers scruteront l'éducation française, ils auront devant eux non plus des écrits, des projets, des théories - le monde en est envahi - mais des réalisations effectives d'une ampleur, d'une profondeur et d'une fécondité dont notre ancien monde n'a certainement point d'exemple (...) Nous n'avons rien perdu de notre foi dans l'universalité de notre idéal. C'est pour mieux le servir que nous tâchons de réaliser chez nous l'embryon au moins de nos rêves.
De même que chaque enfant doit être enraciné dans sa culture maternelle, chaque classe dans son milieu, l'école ne peut, sous prétexte d'universalité, ignorer son ancrage dans une nation où les problèmes éducatifs se posent autrement que dans les pays voisins. Par contre, les échanges permanents aident à retrouver les invariants et à renforcer les combats en s'appuyant sur les réussites des autres. Freinet tient tellement à l'expression: Ecole Moderne qu'il en fera le titre de son mouvement: l'ICEM et celui des éditions appelées précédemment: de l'Imprimerie à l'Ecole .
 
 
Conseils aux Parents
 
Nous avons vu que le texte avait paru en quatre épisodes en 1943. Il est publié pour la première fois en livre en 48 aux éditions Ophrys de Gap. Après avoir été réimprimé à Cannes en 54, il est réédité avec très peu de retouches en 62 dans Vous avez un enfant  (La Table Ronde), accompagné du texte d'Elise: La santé de l'enfant, le tout précédé d'une préface du Dr André Berge.
Ce livre n'a pas été intégré dans la récente réédition des Œuvres Pédagogiques  au Seuil. Peut-être n'a-t-il pas été jugé "pédagogique" (mais il l'est tout autant que l'Essai de Psychologie  et il consacre à l'école toute sa seconde partie, soit un quart du volume). Cette lacune me paraît regrettable car elle prive le lecteur d'aujourd'hui de l'équivalent, à l'échelle de l'éducation familiale, de L'Ecole Moderne Française : une description claire des attitudes éducatives et de leur motivation psychologique et morale. Certaines pages de l'Essai de Psychologie prennent un autre relief quand on connaît les pratiques décrites par Freinet dans Conseils aux Parents.
 
La mise en question du pouvoir souverain de l'éducation
 
Dans la 1ère partie, sur l'importance primordiale de la première enfance (qu'il limite avant 3 ans), Freinet, se réfèrant à son expérience vécue d'éducateur, reconnaît les difficultés de l'éducation ultérieure à réparer des carences graves pendant cette période. Cela peut surprendre d'un homme qui attache tant d'importance à l'éducation, mais tous les psychologues confirment le rôle capital des périodes sensibles, si déterminantes pour la suite.
En tout cas, la position de Freinet devrait couper court à certains reproches politiques l'ayant accusé de prétendre que les problèmes sociaux se règlent par la pédagogie.
 
Une vision dédramatisée de la curiosité sexuelle enfantine
 
On a pu lire précédemment (p.  )les passages retirés par Freinet de l'édition originelle. Il maintient néanmoins clairement ses conseils de laisser les enfants voir librement la nudité de leurs semblables des deux sexes et même de leurs parents auxquels il conseille, en revanche, la discrétion concernant leur vie sexuelle.
Dans son école de Vence, les enfants impubères se baignent nus dans la piscine, puis s'étendent au soleil pour se sécher. Il faut ajouter que, pour Freinet, un régime alimentaire sans excitants et une éducation sans hypocrisie sont les conditions essentielles pour éviter la fixation sur la sexualité (ce qu'il appelle, dans l'Essai de Psychologie , "la sexualité comme règle de vie ersatz").
Je me souviens qu'un soir j'avais envoyé au lit, avant ses camarades, un enfant qui se montrait insupportable. C'est l'une des rares fois où Freinet m'en fit le reproche (habituellement, il indiquait plutôt comment il procèderait lui-même). Il me dit: Ne crois pas qu'une punition serait pire. Il vaut mieux en principe l'éviter, mais quand un enfant est trop énervé, il a l'occasion de se détendre si on lui impose une tâche physique. En le mettant à l'écart du groupe dans une situation de rejet, tu l'encourages à rechercher la consolation dans la masturbation et cela est plus grave. 
 
Le refus de l'endoctrinement
 
Freinet avait, dès les années 20, manifesté son refus de l'endoctrinement. C'est dans Conseils aux Parents qu'il renouvelle cet impératif, d'abord par respect de l'autonomie de l'enfant qui aura à faire ses propres choix le moment venu, en toute liberté et lucidité; mais c'est aussi par réalisme. Dans ses conversations, il insiste fréquemment sur l'efficacité illusoire du conditionnement et il cite des cas précis de jeunes en révolte contre une éducation sévérement religieuse et devenus violemment antireligieux ou d'un fils de militant communiste qui s'orienta personnellement vers la théologie.
A l'époque où Freinet prend cette position, beaucoup de ses amis politiques croient aux vertus du juste endoctrinement pour la "bonne cause". Le moment n'est-il pas venu pour tous de se questionner sur l'efficacité de cet endoctrinement, en observant ce qui s'est passé pendant la dernière décennie dans les pays où on l'a si longtemps et si intensivement pratiqué?
 
 
L'Education du Travail
 
L'ouvrage, écrit en 1942 et 43 à Vallouise, comme le précise Freinet, est publié en 1949 aux éditions Ophrys. Il est réédité en 1960 chez Delachaux-Niestlé à Neuchâtel (Suisse). Bien qu'il y soit mentionné: "édition revue et augmentée", une étude comparative décèle peu de changements. Le principal est l'ajout systématique de titres courts en capitales venant renforcer les phrases en italiques qui scandaient le texte de la première édition. Ce changement rend l'ensemble moins dense et la lecture plus facile. Mais, il arrive que le titre ajouté télescope le sous-titre ancien. C'est ainsi qu'on peut lire au début du 5e chapitre: La source doit devenir torrent, rivière et fleuve  et juste au-dessous: Seules l'enfance et la jeunesse sont capables de monter hardiment vers les sommets. La source ira-t-elle donc à l'assaut des sommets? Observons que Freinet supprime 3 pages 1/2 de considérations sur la santé qu'il n'a sans doute pas jugées à leur place dans ce livre.
Le fait qu'en 1960 il modifie si peu le texte écrit en 1942 devrait couper court à certaines spéculations sur d'éventuels changements de cap au cours des dernières décennies de sa vie. Il assume en totalité le texte initial, tel qu'on le retrouve dans la dernière édition: Tome I des Œuvres pédagogiques (Le Seuil, 1994).
En imitant le titre de l'Essai de Psychologie, on pourrait dire que L'Education du Travail  est son "essai de philosophie sensible appliquée à l'éducation". Derrière le ton familier et imagé qui est en permanence son style, perce une intention philosophique évidente. Il complètera sa réflexion dans de nombreux Dits de Mathieu, notamment tous ceux qui  traitent du travail. Le plus caractéristique est: Un rien qui est tout  (p. 29; II, p. 117) où un jeune soldat quitte la corvée de pluches de la caserne pour aller en permission où il aide sa jeune femme à préparer le repas. Mêmes pommes de terre, même couteau, même action, mais qui pourrait croire que le comportement est identique?
 
Le retour aux sources ne signifie pas retour au passé
 
Parce que, dans L'Education du Travail, Freinet parle longuement de la vie rustique qu'il a connue dans son enfance, certains ont voulu voir dans ce livre une nostalgie passéiste. Quelques adversaires n'ont même pas hésité à le qualifier de pétainiste, en appliquant au titre du livre l'enchaînement marabout de ficelle qui donne: "L'éducation du travail-famille-patrie". En dehors de la malveillance, c'est un contre-sens total sur la démarche de Freinet.
Rappelons-nous d'abord les circonstances dans lesquelles il écrit son livre. En quelques mois, il a assisté à l'alliance des Soviétiques, qui portaient ses espérances politiques, avec les Nazis, les pires ennemis qu'il connaisse, puis c'est son internement arbitraire par ses propres compatriotes et, avec la débacle, la désintégration subite de tous les repères sociaux antérieurs. Freinet éprouve le besoin de faire le point, de retrouver ses ancrages et, comme il l'écrit clairement au début de l'introduction, de "revoir ses sources".
Le retour à la terre, prôné par Pétain, relève d'une intention politique, inscrite dans la géostratégie de "l'Ordre Nouveau": la vocation de la France doit se limiter à constituer un réservoir de production agricole, satellite de la puissance industrielle du IIIe Reich, ce qui explique l'envoi en Allemagne de travailleurs qualifiés français (le Service du Travail Obligatoire).
Le retour aux sources de Freinet est si peu un retour à la terre qu'il n'a envisagé à aucun moment de s'établir en retrait, comme plus tard certains soixante-huitards éleveurs de chèvres. Dans Essai de Psychologie (p. 27; I, p.345), il critique même les parents qui croient bien faire en se retirant à la campagne pour élever leurs enfants: Effectivement, le milieu naturel, la campagne, se prêtent mieux à l'harmonie éducative. Nous ne saurions l'oublier. Et pourtant, nous nous refusons à faire si totalement machine arrière car le progrès dont nous nous plaignons porte en même temps en lui trop de virtualités de puissance. Lui-même, dès qu'il le pourra, quittera Vallouise et le Maquis pour Gap, puis Vence et Cannes. Son jardin de Vence et le mois d'été qu'il passera désormais à Vallouise relèvent simplement de l'hygiène de vie que partagent avec lui des millions de citadins.
 
Le besoin de retrouver des lignes de vie
 
S'il revient à ses sources, ce n'est pas par retombée en enfance mais pour retrouver les points d'ancrage qui ont assuré sa survie physique et morale dans toutes les épreuves qu'il a subies. Sous le vernis si fragile des valeurs apprises, il veut retrouver la continuité des lignes de force fondamentales.
Freinet parle de l'enfant déraciné (p. 45; I, p. 69), mais en fait c'est à tous les êtres humains qu'un certain modernisme tend à faire perdre racine. Aujourd'hui, le danger de la disparition de tout repère devient encore plus évident, notamment dans les banlieues concentrationnaires.
Si l'on veut percevoir un clivage avec ses amis politiques, ce serait avec la phrase de L'Internationale  "Du passé, faisons table rase". Freinet croit avec force à la possibilité de créer un "homme nouveau", mais à condition d'abandonner la prétention absurde d'effacer le précédent. Il réaffirme son refus d'une éducation qui prétendrait couper d'abord les racines familiales, linguistiques ou culturelles, sous prétexte de mieux instituer la "vraie" culture, qu'elle se dise classique ou révolutionnaire.
Il l'écrit clairement (p. 47; I, p. 71): Ils ont cru, vos hommes de sciences, vos philosophes, vos pédagogues, qu'il était possible de prendre les êtres humains, comme ils se saisissent de la matière brute, de les malaxer dans leurs laboratoires, de les combiner pour former d'autres vies, comme ils créent des alliages. (...) Cette erreur monstrueuse nous vaut maintenant un danger tout aussi mortel: la réaction farouche des timorés, des rabougris et des politiciens qu'effraye le véritable progrès et qui voudraient nous faire croire que l'âge d'or, que nous n'avons pas su découvrir en avant, est derrière nous, que le progrès et la science ont fait faillite et qu'il faut se tourner vers le passé pour construire selon d'autres normes qui ne feraient que produire un nouveau décalage. On ne peut mieux condamner la mentalité réactionnaire, même quand elle se pare d'un soi-disant retour à l'humanisme.
 
Le progrès technique n'est pas source obligatoire de bonheur
 
A l'époque où tant de foyers vivent encore sans eau courante, sans électricité, sans le confort qui s'est généralisé depuis, on pourrait trouver l'affirmation choquante. Qu'on ne s'y trompe surtout pas, Freinet approuve et soutient le progrès technique, mais en affirmant que, s'il se fait au détriment de l'enracinement culturel profond, il risque de ne pas être un progrès humain, mais une source supplémentaire d'aliénation. Aujourd'hui, les écologistes sont-ils les seuls à estimer que le dernier demi-siècle lui a donné raison?
 
La mise en question de la prétention morale de la culture
 
Freinet affirme (p. 72; I, p. 99) que l'instruction ne rend pas toujours l'homme meilleur. Il va sans dire que, parmi les jeunes de l'après-guerre, nous étions nombreux à partager cette démythification de l'instruction, mais nous osions aller encore plus loin en remettant en question la prétention des intellectuels à assimiler culture et supériorité morale.
Personnellement, j'avais un grand-oncle professeur dont la passion pour la culture germanique engendrait, vis-à-vis du Nazisme, un aveuglement qui révoltait l'enfant que j'étais. En juin 40, lorsque l'armée allemande était arrivée, après la signature de l'armistice, dans la ville où nous étions réfugiés, son premier acte avait été de donner un concert en plein air comprenant des morceaux d'authentique grande musique et, à mon indignation bouleversée, j'avais entendu des Français applaudir leurs envahisseurs. Adolescent, après avoir appris que certains tortionnaires ou exterminateurs de juifs étaient mélomanes ou amateurs de peinture, je déniais désormais à la culture toute prétention morale, contrairement à ce que l'on m'avait appris en classe. Le niveau culturel moyen des résistants et maquisards était peut-être moins élevé que celui des collabos et des antisémites, mais les plus radicalement immoraux se comptaient sûrement parmi les seconds. Je me souviens en avoir discuté à plusieurs reprises avec Freinet qui était tout à fait d'accord: la culture provoque une exaltation de l'être qui n'engendre en elle-même aucune supériorité morale.
Je pense que Freinet est le premier à contester un système de pensée qui, sous couvert d'humanisme, revendique une pureté culturelle qui n'est pas sans lien direct avec la pureté ethnique, à la base de tous les nationalismes dominants, quelle que soit leur étiquette à droite comme à gauche. En refusant d'exclure les cultures maternelles régionales, puis en accueillant des enfants étrangers, il est l'éducateur du métissage culturel, ce que certains ne sont pas près de lui pardonner.
 
La critique des activités n'ayant pas de sens en elles-mêmes
 
Les mots: travail et jeu ont des acceptions si diverses que l'on a parfois du mal à suivre le droit fil de la critique de Freinet. L'éducation par le jeu est-elle, à ses yeux, plus critiquable que le travail forcé?
La cohérence de sa pensée se résume dans le fait que certaines activités trouvent leur sens en elles-mêmes (que ce soit l'exploration expérimentale du jeune enfant, la curiosité à découvrir, le plaisir de réaliser, la passion de créer, la joie de surmonter une difficulté choisie), peu importe qu'on les baptise jeu ou travail. A l'inverse, d'autres actes ne peuvent se passer d'une justification extérieure (la récompense, la note, le diplôme, le salaire, la prime ou la victoire à tout prix). Sous cet angle, la distance est souvent minime entre certaines formes de travail, de loisir, de jeu ou de sport.
Le cas limite est celui où l'activité n'a plus d'autre justification que l'excitation momentanée qu'elle procure. Freinet l'appelle le jeu haschich qui agit effectivement comme une drogue. Mais ne pourrait-on pas affirmer qu'il existe aussi des formes de travail-haschich déconnecté de toute réalité?
 
La fraternité du travail
 
La deuxième partie du livre est l'approfondissement des pratiques décrites dans L'Ecole Moderne Française  et ne pose donc pas de problème particulier. Arrêtons-nous, malgré tout, sur ce qu'il dit de la fraternité du travail, car c'est un thème qu'il reprend sans cesse au niveau des adultes de son mouvement. Comment a-t-il réussi à unir aussi solidement des enseignants de sensibilités si diverses et si peu préparés à la coopération par leur formation? Ceux qui pourraient croire, de l'extérieur, à la soumission des militants à un leader charismatique ou une idéologie monolithique ne manqueraient pas d'être surpris en y regardant de plus près. En fait, c'est en leur proposant de s'associer librement dans le travail que Freinet a réussi à les fédérer.
 
Contre l'exhortation à l'amour des enfants
 
Ceux qui seraient tentés de voir en Freinet un pédagogue de la bonté et de l'amour doivent absolument lire intégralement le dernier chapitre de L'Education du Travail. On se doute bien qu'il ne récuse pas l'affection qui peut naître entre éducateurs et enfants, mais celle-ci est tout au plus un aboutissement, sûrement pas un préalable, encore moins un moyen d'action éducative qui pourrait être la pire des manipulations.
Il dénonce l'exhortation mystificatrice à résoudre les problèmes grâce aux sentiments généreux. Ces derniers s'émoussent très vite face aux réalités. Sans culpabiliser les éducateurs, Freinet rappelle que tout commence par l'organisation du travail au sein de la communauté, seul moyen d'instaurer un certain climat susceptible de faire évoluer les comportements de chacun. Rejetant à la fois le volontarisme autoritaire et l'idéalisme hypocrite qui ne sont pas aussi opposés qu'on le croit, il s'appuie sur un réalisme qu'il faut bien appeler "matérialiste".
 
La fusion du modernisme et de la tradition profonde
 
J'ai été longtemps étonné, moi qui n'avais jamais vécu qu'en ville, de trouver en Freinet à la fois une profonde culture paysanne et un sens du modernisme touchant parfois à l'anticipation. Je voyais mal quelle cohérence pouvait lier ces deux aspects de sa personnalité qui me semblaient alors antagonistes. Je crois que la force de l'enracinement est la clé de cette énigme.
La frilosité à l'égard du changement est la réaction de ceux qui craignent de perdre les quelques références stables qu'ils possèdent. D'où le conservatisme fréquent de gens qui n'ont pourtant rien à gagner au statu quo. Ayant à plusieurs reprises touché le fond, Freinet savait sur quels ancrages indéracinables il pouvait compter et cela lui donnait toutes les audaces pour affronter l'avenir, sans craindre la déstabilisation de ses repères.
 
 
Essai de Psychologie Sensible
appliquée à l'éducation
 
Freinet en a publié un abrégé en 1948 (BENP 36) sous le titre: L'expérience tâtonnée. Observons qu'il n'utilisera que onze ans plus tard l'expression "tâtonnement expérimental" par inversion du substantif et du qualificatif. Les deux formulations ne sont pas tout à fait équivalentes: si la seconde a une connotation plus scientifique, elle privilégie la démarche, alors que la première insistait aussi sur l'aboutissement (le mot: expérience, sous la plume de Freinet, évoque le sens commun de vécu, plutôt que le protocole scientifique).
Alors que les éditions Ophrys de Gap avaient publié tous ses précédents livres, c'est la CEL (éditions de l'Ecole Moderne Française) qui édite en 1950 Essai de psychologie sensible appliquée à l'éducation, le dernier des manuscrits de guerre.
Lors de la réédition de 1966, chez Delachaux et Niestlé, Freinet précise dans la nouvelle préface qu'il s'agit d'une "première partie revue et mise au point". Ayant lu en son temps le texte originel, j'ai remarqué aussitôt que les changements étaient nombreux et, me livrant à une lecture comparée des deux éditions, j'ai noté 54 suppressions portant sur 588 lignes et 8 mots isolés, 76 modifications portant sur 226 lignes et 33 mots, enfin 13 ajouts en 23 lignes et 4 mots. Sans remettre en question l'économie générale de son texte, Freinet a donc apporté de nombreuses retouches. La seconde édition est moins dense et plus claire que la précédente. Par contre, une coquille apparaît dans la 9e loi où l'imitation est devenue limitation, ce qui est très différent.
Il faut observer que cette version remaniée ne comporte pas d'indication de tome. Rien ne permet donc de penser que Freinet aurait réédité, sans une refonte encore plus importante, la seconde partie qui n'avait ni l'originalité, ni la vigueur de la première. Son intention, exprimée dans la nouvelle préface, était de compléter cette réédition partielle par une étude sur le tâtonnement expérimental  qu'il avait ébauchée, fin 65, et communiquée à un certain nombre de militants sous la forme d'une brochure de 40 pages dactylographiées, sous couverture de l'Institut Freinet. Son état de santé et sa mort n'ont pas permis l'aboutissement de ce projet.
En 1971, Elise Freinet se contente de rééditer en l'état originel la seconde partie de l'ouvrage de 1950. On comprend qu'elle ne se soit pas senti le droit d'opérer sur cette partie un travail de révision et de mise au point, analogue à celui du premier volume. Hormis la suppression de 86 lignes qui faisaient la jonction des deux parties dans le texte d'origine, la nouvelle version comportent 2 suppressions portant sur 7 mots, 5 modifications de mots et 3 ajouts de sous-titres. On peut regretter qu'il ne soit précisé nulle part que, contrairement au livre révisé de 1966, la seconde partie est la simple reprise du texte de 1950 (y compris une coquille, probablement dûe à une mauvaise lecture du manuscrit: la référence à la perméabilité à l'expérience ne devrait pas renvoyer à la 5e loi mais à la 8e). Indice significatif, on retrouve fréquemment dans ce deuxième tome l'ancienne expression "expérience tâtonnée" que Freinet avait systématiquement modifiée dans la réédition de la première partie.
Les deux parties ont été rééditées d'après l'édition Delachaux (coquilles comprises) dans le premier tome des Œuvres Pédagogiques (Le Seuil, 1994), néanmoins la préface de 1966 a été supprimée. Est-ce parce que Freinet se référait alors à Teilhard de Chardin et Bachelard, références significatives jugées peut-être aujourd'hui inutiles?
 
Une conception biologique de tous les problèmes humains
 
Toutes les images utilisées par Freinet - et leur accumulation est parfois déroutante - visent à traduire la dynamique qui caractérise la vie. Rien de ce qui la concerne ne peut être analysé de façon statique, mais uniquement dans un flux irréversible que l'on ne peut jamais stopper et encore moins faire revenir en arrière. Le lecteur qui craindrait de se trouver entraîné dans une sorte de mystique spiritualiste de la Vie, peut lire les premiers chapitres en remplaçant mentalement le mot "vie" par "vivant". Il prendra mieux conscience de la volonté de Freinet d'adopter une logique biologique, rompant avec la logique mécaniste trop souvent utilisée dans les problèmes d'éducation.
La rationalité, si souvent revendiquée par la pédagogie classique, est totalement inadéquate parce qu'elle ne prend pas en compte l'évolution vivante des enfants et de leurs éducateurs. Il est absurde de prétendre ignorer la globalité éducative, de rompre arbitrairement les rythmes, de découper mécaniquement en tranches les activités, les programmes, de revendiquer une homogénéité des niveaux qui ne cesse de se modifier.
La logique du vivant récuse également toute notion de rééducation, comme si l'on pouvait remonter en sens inverse et effacer ce qui s'était mal passé précédemment. Sensible aux problèmes de délinquance, j'attachais un grand prix à l'attitude de Freinet qui ne prétend jamais revenir en arrière mais veut rechercher les brêches qui permettront d'orienter différemment l'évolution. On retrouve une grande cohérence avec ce qu'il dit de l'enracinement dans L'Education du Travail.
Les comparaisons entre l'éducateur et le paysan sont autre chose qu'une allégorie bucolique. Dans les deux domaines, l'autoritarisme est sans effet face aux lois du vivant. Il faut préparer au mieux les conditions d'épanouissement maximum (d'où l'importance du matérialisme éducatif) et avoir l'humilité de compter sur les lois naturelles pour qu'elles jouent leur rôle. Le volontarisme est absurde s'il méconnaît ces lois. La seule intervention autoritaire efficace sur la vie, c'est de la tuer.
La position de Freinet ne relève pas d'une profession de foi idéaliste, mais d'un constat objectif. Il est un éducateur rationaliste qui abandonne une logique physicienne inappropriée pour rejoindre une logique biologique que doivent adopter, bon gré, mal gré, tous ceux qui veulent agir dans le domaine vivant.
 
L'absence de clivage entre l'enfance et l'âge adulte
 
C'est seulement en 1964, dans le premier des Invariants pédagogiques,  que Freinet explicite l'identité de nature de l'enfant et de l'adulte (II, p. 387). Mais, dès le début, il avait refusé de considérer l'enfance comme l'état larvaire de l'homme, un état qui ne se terminerait que par la métamorphose tumultueuse de l'adolescence. En cela, il se démarque de la plupart des autres enseignants et psychologues. Les traditionnalistes, d'abord, qui considèrent avec mépris ces larves d'humains et voudraient les faire ressembler le plus tôt possible à des adultes en réduction, quitte à couper la queue des têtards pour qu'ils ressemblent à des grenouilles. A l'opposé, beaucoup de modernistes affirment qu'il faut respecter l'état tout à fait particulier de l'enfance qui, loin d'être méprisable, est souvent très attachant.
Ce qui tient Freinet à l'écart d'une grande partie de la psychologie de son époque, c'est qu'il refuse d'isoler une période appelée l'enfance. Il ne récuse certes pas les observations de progression (il décrit lui-même l'évolution de sa fille à la conquête de l'écriture, puis les Genèses  en dessin), mais il n'accepte aucun clivage. Tout être humain est en cours d'évolution. Les différences sont permanentes entre les individus (enfants comme adultes). Elles ne se situent pas entre deux mondes considérés comme homogènes: l'enfance et l'âge adulte. 
L'Education du Travail  montre qu'il n'adhère pas au slogan: "Laisser les enfants vivre leur vie d'enfant" pas plus qu'à: "Il faut bien que jeunesse se passe". D'où son refus de privilégier le jeu. Il lutte pour que chacun puisse vivre sa vie à tout moment, sans l'enfermement dans un statut: mineur et irresponsable au début, majeur mais aliéné par la suite.
Il était mort quand certains ont osé affirmer: "Le bébé est une personne ", mais il s'y serait sûrement associé. Il aurait sans doute hésité à déclarer: "Tout se joue avant 6 ans" car il refusait l'idée que quelque chose soit définitivement joué, mais il suffit de lire le début de Conseils aux parents  pour découvrir l'importance déterminante qu'il attribue à la première enfance.
La similitude de fonctionnement de la classe de Freinet et de son mouvement s'explique par le fait que, pour lui, il n'y a pas de différence fondamentale entre enfants et adultes. Par exemple, je me souviens qu'il ne se comportait pas de façon vraiment différente avec moi, éducateur débutant, et avec les enfants de son école: même respect, même refus de mettre en difficulté la personne devant les autres, le conseil mesuré l'emportant toujours sur l'ordre. Certains adultes auraient pu se vexer de cette similitude de comportement. Je dois dire qu'elle réhabilitait ma propre enfance.
 A 12 ans à peine, j'avais vécu la débacle de 40 et la déliquescence brutale du monde des adultes. Avec un certain nombre de mes copains, je sais que nous étions entrés en résistance morale avant même d'avoir connu l'appel du 18 juin. Aussi, quelle n'avait pas été ma fureur d'adolescent, après la Libération, en voyant certains adultes s'inquiéter des traces qu'aurait pu laisser en nous l'esprit de Vichy, nous qui n'avions pas une seconde trouvé les Allemands "corrects" et jamais considéré le Maréchal comme le "bouclier de la France"! En me plaçant sur le même plan que les enfants, Freinet me rendait la cohérence dans la dignité. Non, les enfants ne sont pas mineurs et insignifiants! Ils peuvent parfois se montrer plus lucides que leurs aînés, moins embourbés dans les préjugés, plus généreux sans calcul.
 
Le refus d'une apartheid enfantine
 
Parce qu'ils n'ont rien compris ou voulu comprendre à son œuvre et à son action, certains marxistes ont accusé Freinet d'enfermer les enfants dans leur enfance, de les obliger à tourner en rond dans leur expression spontanée et leurs tâtonnements. Ce risque pourrait exister si chaque enfant était coupé des autres par l'autorité de l'adulte, si la classe restait un monde clos sur lui-même, mais c'est justement ce que Freinet refuse, à l'inverse de la plupart des pédagogues traditionnels. Dans les Dits de Mathieu, il oppose l'école-chantier à un temple ou à une caserne, il aurait pu ajouter: à un ghetto.
Comme les enfants ne sont pas d'une autre nature que leurs aînés, ils ne doivent pas être enfermés dans une "puérilitude". L'école qui est leur seul lieu de rencontre spécifique, moins aléatoire que la rue et les escaliers d'immeubles, devient, grâce à Freinet, non pas un bunker protégé des effets extérieurs, mais le carrefour d'autres rencontres. Elle échange en permanence avec l'extérieur, toutes générations confondues.
 
Le tâtonnement comme méthode d'apprentissage
 
Le point central de la réflexion de Freinet est l'importance donnée au tâtonnement expérimental, notion utilisée par de nombreux scientifiques. Il est significatif qu'il ait eu l'intention de faire suivre la réédition du premier volume par un développement de cette notion, comme s'il jugeait encore insuffisante la place du tâtonnement, pourtant omniprésente dans le livre.
Freinet n'insiste peut-être pas assez clairement sur la nécessité pour chacun de maîtriser lui-même les critères qui vérifieront la réussite de son acte et inciteront à son renforcement. Certes, il dénonce le dressage et le conditionnement, mais ne souligne sans doute pas suffisamment le danger de la récompense, fût-elle simplement verbale. On le voit avec les jeunes en échec, les encouragements deviennent vite insuffisants, si l'on n'apprend pas chacun à évaluer objectivement par lui-même son action. Parvenir enfin à se mouler dans le conformisme ambiant, quel qu'il soit, serait une conquête bien médiocre et bien fragile. La maîtrise d'une véritable autonomie, notamment en utilisant positivement ses révoltes, est autrement prometteuse et moins sujette aux rechutes.
 
Importance de la notion de recours-barrière
 
On n'a pas tort de considérer que le tâtonnement expérimental est l'apport fondamental de Freinet, ce qui ne signifie pas que l'on puisse négliger le reste. Si je ne devais retenir qu'une seule autre notion dans la psychologie de Freinet, c'est peut-être celle de recours-barrière que je choisirais. L'auteur utilise la comparaison des barrières rurales pour montrer qu'une limite peut en même temps servir de moyen de dépassement. Cette ambivalence se retrouve la diversité des effets. Les multiples recours (famille, nature, société, individualités) peuvent agir dans des sens très différents selon qu'ils sont aidants, rejetants ou accaparants. Il ne suffit donc pas qu'un recours existe pour que son influence soit bénéfique. En revanche, il est rare qu'il n'existe aucun recours aidant; l'important est de savoir le découvrir et l'accepter, même si l'on a été déçu ou meurtri par les autres. Un des rôles de l'éducation est d'apprendre à diversifier ses recours et à les utiliser sans s'aliéner.
 
Une pédagogie plus riche que la psychologie qui la sous-tend
 
Malgré l'intérêt que présente l'Essai de Psychologie Sensible, cet ouvrage me semble loin de posséder la richesse multiforme de la pédagogie Freinet. A quoi attribuer cette impression? D'abord au fait que Freinet est avant tout un praticien de l'éducation qui s'aventure sur un terrain qu'il ne maîtrise pas aussi bien.
De ce fait, il n'aborde pas la psychologie avec l'audace, l'inventivité et l'absence de préjugé qu'il manifeste dans sa classe. Il est frappant de constater que cet homme, si hostile aux systèmes pédagogiques, tente d'expliquer par un ensemble de "lois" le comportement enfantin. Son souci matérialiste l'amène à analyser la plupart des faits sous l'angle d'un déterminisme de la nécessité (qui pèse vers le bas), alors que sa pratique éducative suscite et prend en compte les désirs (qui tendent vers le haut).
On ne peut faire reproche à Freinet de n'avoir pas su opérer, sur la psychologie dont il n'est pas spécialiste, un saut conceptuel comparable à celui de la mécanique quantique par rapport à la mécanique classique. Cette recherche reste à accomplir, en dépassant le seul regard freudien.
Je ne cache pas que je lui ai toujours exprimé mon désaccord quand il croit pouvoir ramener l'intelligence à la simple perméabilité à l'expérience. Dans un court article intitulé: Y a-t-il une faculté d'analogie? (E 5, déc. 50, p. 160), il fait état de notre divergence et cela prouve sa capacité de dialogue et sa volonté d'approfondissement. Le jeune blanc-bec de 22 ans que je suis, aussi ignare en psychologie qu'en pédagogie, conteste l'affirmation de son aîné, fort de ses 54 ans d'expérience, et ce dernier prend les militants à témoin de la discussion, en espérant l'approfondir. J'avais objecté à Freinet qu'il ne suffit pas que l'être soit perméable à une expérience, il faut qu'il perçoive en quoi une situation ultérieure possède une analogie avec la précédente. Cet argument est insuffisant. En réalité, l'humanité ne progresse que parce que les individus contestent les réponses données par leur expérience immédiate. Leur désir de dépassement est plus fort que le simple enregistrement des expériences. Mais, moins spécialiste encore que Freinet, je n'étais pas armé pour surmonter ce problème. J'ajoute que les références ultérieures à Bachelard et à Theilard de Chardin semblent montrer que Freinet voulait également dépasser la simple perméabilité à l'expérience.
 
L'incitation à observer les jeunes enfants
 
Pour approfondir et étayer ses hypothèses de l'expérience tâtonnée, Freinet incite ensuite ses militants à observer et à noter les tâtonnements de leurs tout jeunes enfants sur le plan de la motricité et de la découverte du langage. Pierre Cabanes (Aveyron) coordonne le travail de la commission. 42 jeunes parents notent les réactions de leurs tout-petits (0 à 2 ans). Les observations sont synthétisées dans la BENP n°77 (déc. 52): Connaissance de l'enfant sur la base des principes de l'essai de psychologie sensible .
Par ailleurs, Freinet collecte les graphismes de jeunes enfants avec ceux d'enfants plus grands et s'en servira pour la Méthode naturelle de dessin. Il faut décalquer à l'encre de Chine les dessins parfois très pâles et il n'existe alors pas de photocopieur. Au cours de stages ou de rencontres, Freinet fait une projection commentée de ces graphismes, en espérant que les réactions l'aideront à approfondir sa démarche. L'abondance des dessins recueillis l'amènera à les classer par thèmes, ce qui donnera lieu aux genèses qu'on trouve dans le tome II des Œuvres pédagogiques.
 
Le profil vital
 
Freinet met au point, avec l'aide de Cabanes, une grille d'analyse des potentialités et des insuffisances d'un enfant. Cette grille, publiée dans la BENP n°82 (nov. 53), ne compte pas moins de 129 items classés par catégories, à noter de 1 à 10.
Eléments fondamentaux de la puissance: 1-Santé des parents, 2-Age des parents, 3-Milieu social, 4-Milieu naturel, 5-Logement, 6-Composition de la famille, 7-Grossesse, 8-Accouchement, 9-Poids de naissance, 10-Alimentation de 0 à 1 an, 11-La mère travaille-t-elle?, 12-Premiers pas, 13-Premières paroles, 14-Propreté, 15-Succion du doigt, 16-Maladies graves, 17-Perte de la mère, 18-Perte du père, 19-Marâtre ou parâtre, 20-Soins par bonne, 21-Soins loin de la maison, 22-Equilibre familial
Insuffisances: a) Insuffisance générale: 23-Insuff. de l'expérience tâtonnée, 24-du recours à la famille, 25- du recours à la nature, 26-du recours à la société, 27- du recours aux individualités; b) Insuffisance de santé et force: 28- Débilité, faiblesse, 29-Fatigabilité, 30-Ardeur, entrain, élan, 31-Fermeté, courage, 32-Nonchalance, paresse, 33-Audace, témérité, 34-Mécontent ou gai, 35-Passivité ou activité, 36-Habileté manuelle, 37-Ingéniosité, 38-Propreté, 39-Coquetterie, simplicité, 40-Envie, jalousie, 41-Bien-être et confort; c) Faiblesse grave de constitution: 42-Méchanceté, cruauté, 43-Calomnie, dénonciation, 44-Manies et tics, 45-Lapsus, erreurs, oublis, 46-Distraction, dans la lune, 47-Faculté d'orientation, 48-Fréquence des chutes, 49-Vertiges, équilibre; d) Insuffisance digestive: 50-Gourmandise, 51-Boulimie, voracité, tempérance, 52-Avarice, générosité, 53-Egoïsme, 54-Sensualité, 55-Amour des jeux à gagner; e) Insuffisance respiratoire: 56-Hésitation, décision, 57-Crainte, assurance, 58-Travaux sédentaires ou actifs, 59-Ruse, flatterie; f) Insuffisance nerveuse et motrice et d'équilibre vital: 60-Egalité d'humeur, 61-Instabilité, équilibre, 62-Maîtrise de soi, 63-Habitudes, automatismes, 64-Emportement, violence, colère, 65-Timidité, peur, sang-froid, 66-Résignation, 67-Révolte, 68-Sensibilité, émotivité, 69-Signes nerveux, 70-Mensonges, vérité, 71-Amour des jeux mécaniques, 72-Enurésie; g) Insuffisance glandulaire: 73-Bile, neurasthénie, 74-Effronterie, grossièreté, 75-Naïveté, confiance; h) Insuffisance sexuelle: 76-Orgueil, modestie, 77-Regards fuyants, 78-Expérience naturelle ou vicieuse avec les sexes, 79-Onanisme; i) Insuffisance dans les expériences et les connaissances: 80-Peur de la nouveauté,81-Bavardages, fabulation, 82-Niaiserie, 83-Imagination désordonnée, 84-Inquiétude, questions; j) Insuffisance intellectuelle et scolaire: 85-Attention, 86-Mémoire, 87-Imagination, 88-Intelligence en général, 89-Jugement, 90-Raisonnement, 91-Assimilation, 92-Curiosité, 93-Sciences, 94-Lettres, 95-Art, 96-Mathématiques, 97-Travaux manuels, 98-Critiques, discussions, 99-Attitude scolaire en général, 100-Camaraderie; k) Insuffisance familiale: 101-Ins. du père, 102-Ins. de la mère, 103-Fixation au père, 104-Fix. à la mère, 105-Pas assez de frères et sœurs, 106-Trop de f. et s.; l) Insuffisance affective: 107-Opposition exagérée et systématique, 108-Attachement exagéré et maladif, 109-Sentiment de la dignité, 110-Sentiment du devoir, 111-Repli sur soi; m) Insuffisance sociale: 112-Sentiment de la justice, 113-Sociabilité, 114-Rancune, vengeance, 115-Tendance exagérée mode et conformisme, 116-Politesse, savoir-faire, 117-Jeux individuels, 118-Travail individuel ou social, 119-Respect des lois et de l'autorité, 120-Ambition, 121-Bouderie, 122-Fugue, 123-Vols; n) Insuffisance psychique: 124-Passivité artistique, 125-Attitude devant la création artistique, 126-Lectures ersatz;  o) Insuffisances religieuses: 127-Superstition, 128-Religion formelle, 129-Religion supérieure.
On peut critiquer le caractère aléatoire et approximatif de la notation, mais Freinet précise que ce sont surtout les tendances qui importent, notamment dans les cas extrêmes. Dans les commentaires de la grille, il donne des indications pour mieux évaluer certaines réponses.
On peut aussi contester le fait de rattacher certains types de comportement à des insuffisances physiologiques (par ex. l'égoïsme ou l'amour des jeux à gagner avec la fonction digestive). Mais ce qui semble le plus original et le plus significatif, c'est la volonté de traduire les divers aspects de la personnalité sous forme de profil plutôt de les rapporter à une norme, comme le font généralement les tests des examens psychologiques.
Freinet incite les militants à établir le profil vital de leurs propres enfants ou de certains de leurs élèves. Cabanes et lui se livrent à des analyses du profil, sans se concerter auparavant ni lire d'autres indications sur l'enfant. Il faut reconnaître que les remarques sont souvent intéressantes et convergentes. Mais peut-être cette convergence est-elle due à une façon identique d'appréhender le profil.
 
La santé mentale des enfants
 
Dans les années 50, des pédiatres américains cherchent à expliquer les décès incompréhensibles de nouveaux-nés hospitalisés et s'aperçoivent que le stress du bébé privé du contact maternel se traduit par une panique physiologique qui aboutit parfois à la mort. Ils appellent ce syndrome: "hospitalisme" et préconisent une réforme des soins qui tienne compte des besoins affectifs des bébés.
Freinet établit une comparaison, peut-être discutable, avec les troubles de certains enfants en milieu scolaire. Il baptise cela: "scolastisme" (E 15, fév. 56; DdM, II, p. 177). C'est dans le même esprit qu'il apporte son point de vue sur les problèmes de santé mentale (E 9, fév. 59, p. 27; E 13, avril 60, p. 436; E 2, oct. 61, p. 23) et réunit des témoignages dans la brochure BEM n°6: La santé mentale des enfants.
Il conteste certaines théories physiologiques sur la dyslexie (sur laquelle on dit alors n'importe quoi). Il la classe majoritairement parmi les maladies scolaires engendrées par la pédagogie (E 8, janv. 62, p. 1; E 18, juin 62, p. 6). Il publie sur ce thème un article (TV 24, mars 64, p. 8), puis la BEM n°26 sur Les maladies scolaires.
Il a observé depuis longtemps, chez les élèves de son école de Vence, de véritables effets thérapeutiques, mais l'importance qu'il attribue au régime naturiste l'empêche de mesurer la part exacte de l'action pédagogique. Par contre, les autres éducateurs de son mouvement ont très peu de prise sur les habitudes sanitaires et alimentaires de leurs élèves et certains changements, parfois spectaculaires, qu'ils observent peuvent être attribués plus clairement au climat éducatif. Freinet lance un appel: Pour montrer que la classe moderne est thérapeutique, il nous faut d'urgence cent monographies d'enfants (E 8, janv. 60, p. 254).
On sait que Fernand Oury continuera de développer cette préoccupation. Lorsqu'il se sépare de Fonvieille et Lobrot, il appelle Groupe d'Education Thérapeutique le noyau d'enseignants qu'il réunit. Au sein de l'ICEM, on reste néanmoins réticent à toute prétention à transformer l'éducateur en thérapeute et à une vision trop strictement centrée sur la psychanalyse.
Les multiples préoccupations de Freinet, au cours des années suivantes, ne lui permettent pas de développer ce thème de la santé mentale, mais les documents réunis permettront d'animer, après sa mort, une séance de congrès (Tours, avril 67) et de publier une brochure intitulée: Aspects thérapeutiques de la pédagogie Freinet (Documents de l'ICEM, n° 5, oct. 69).
 
 
Les Dits de Mathieu
 
Contrairement aux ouvrages précédents, il ne s'agit pas d'un livre écrit d'un seul tenant pendant la guerre, mais d'une suite de billets publiés, sous cette rubrique, dans L'Educateur entre 1946 et 1958 (en réalité, plus longtemps que les 5 ans mentionnés dans la préface). Freinet en a ensuite réuni un certain nombre dans deux brochures (BENP 47, juillet 49, puis BENP 73, juin 52) et finalement il en constitue un livre publié en mars 59 chez Delachaux-Niestlé.
Comme il a trié et reclassé les textes pour donner plus de cohérence à l'ensemble, on perd le fil chronologique. Or il n'est pas indifférent de savoir, par exemple, que Nous avons posé notre pierre  que je considère comme l'un des plus émouvants de Freinet a été écrit au retour du congrès de La Rochelle où ses propositions d'une caisse spéciale Cinéma avaient été sérieusement contestées.
C'est pourquoi il ne me semble pas inutile d'indiquer, avec leur date de première publication dans L'Educateur, les titres des Dits de Mathieu , même s'ils n'ont pas été repris dans le livre:
Donnons du tirage (E 1, oct. 46); Pédagogie du bon sens (E 2); Les effectifs scolaires (E 3, nov.); Eduquer ou domestiquer (E 4); Sur la vie et le travail... Alignement (E 5, déc.); Geôles de jeunesse captive (E 7, janv. 47); L'observation par illumination (E 8); Serre chaude ou plein vent (E 9, fév.); Jardiniers et éleveurs (E 10); La sève circule (E 11, mars); L'interrogation (E 14, avril); L'éducation du travail (E 19-20, juillet); L'étincelle a jailli (E 1, oct. 47); L'histoire du cheval qui n'a pas soif (E 2); Hymne au travail (E 3, nov.); L'école sera-t-elle temple ou chantier? (E 4); L'école sera-t-elle chantier? (E 5, déc.); Gare au chant haschich (E 6); Le stylo scolaire (E 7, janv. 48); Notre travail nous unira (E 8); Ils ont jeté des pierres dans les bassins (E 9-10,fév.); Prendre la tête du peloton (E 11,mars); Geôles de jeunesse captive (autre texte, E 12); La notion de vitesse (E 15, mai); Je veux les cueillir (E 16); Une direction sensible (E 17, juin); Aller en profondeur (E 18, juin); Ne vous lâchez pas des mains avant de toucher des pieds (E 19-20, juillet); Le travail qui illumine (E 1, oct. 48); Techniques (E 2); Le bon jardinier ou le cycle de l'éducation (E 3, nov.); Les "bavardeurs" (E 4); Il y a plusieurs chemins (E 5, déc.); Libérés du rite! (E 6); Enfoncer ses racines (E 7, janv. 49); Le triomphe de l'autocar (E 8); La vie se prépare par la vie (E 9, fév.); Gare au laminoir (E 10); Le temps des farandoles (E 11, mars); Le frémissement de la paix (E 14, avril); Et la lumière fut! (E 18, juin); Otez les épines (E 19); Une mentalité de bâtisseurs (E 20, juillet); Faites sauter les cales (E 1, oct. 49); L'école sera-t-elle caserne ou chantier? (E 2); Libération (E 3, nov.); La vie monte toujours (E 4); Ils ont oublié leur pomme (E 5, déc.); Les soucis de l'adjudant (E 6); En l'an 1950 (E 8, janv. 50); Barrage ou calebasse (E 9, fév.); Fais le mort (E 10); Le voiturier attardé (E 11, mars); Raccrocher l'outil à nos mains (E 14, avril); Le danger des faiseurs de nœuds (E 18, juin); Le bon berger (E 19); Ceux qui font encore des expériences (E 20, juillet); L'Ecole Moderne n'est point l'Ecole Nouvelle (E 1, oct. 50); Magnifier (E 2); Bois massif ou contreplaqué (E 3, nov.); Il était une fois (E 4); Chaussures neuves et souliers éculés (E 5, déc.); Ensemble (E 6); Les laboratoires de la paix (E 8, janv. 51); Le cheval n'a pas soif: changez donc l'eau du bassin (E 9, fév.); Termitières et bungalows (E 10); Par le bon bout de la lorgnette (E 17, juin); Le poids de la servitude (E 18); Les aigles ne montent pas par l'escalier (E 19, juillet); Allez au-devant de la vie (E 1, oct. 51); Ouvrez des pistes (E 2); En partant des racines (E3, nov.); La pédagogie à queue de morue (E 4); Le drapeau bleu, blanc, rouge (E 6); Avant - Après (E 8, janv. 52); Elevage moderne ou camp de concentration (E 9, fév.); Les jeux sont faits (E 10); Les récipients (E 11, mars); Du pain et des roses (E 18, juin); Nous avons posé notre pierre (E 19, juillet); Celui-ci est de l'Ecole Moderne (E 20); Le maître et le tâcheron (E 1, oct. 52); Ecrit sur parchemin (E 2); D'abord faire jaillir la source (E 3, nov.); Voyez Adrien (E 4); Le travail de série (E 5, déc.); Deux et deux ne font pas toujours quatre (E 6); Le 3 n'est pas forcément après le 2 (E 8, janv. 53); Tourner à son régime (E 9, fév.); Les techniques modernes ont gagné la partie (E 10); Une pédagogie qui n'ose plus dire son nom (E 11, mars); Un laboratoire d'hommes (E 16, mai); Un métier qui est formule de vie (E 19, juillet); Ceux qui marchent sur les mains (E 1, oct. 53); Dois-je rester sur mes mains ou marcher sur mes pieds? (E 2); Chiots bâtards ou chiens de race (E 3, nov.); Station debout et quadrupédie (E 4); Joueurs d'osselets (E 5, déc.); S'ils commandent! (E 6); L'école du Pioupiou (E 8, janv. 54); Laissez ici toute espérance (E 9, fév.); Nous sommes des apprentis (E 10); La vengeance des "réalistes" (E 11, mars); Inquiets et chancelants (E 12); La vraie science psychologique (E 1, sept. 54); Si la connaissance (E 2, oct.); Fulgurantes (E 3); Pourquoi travailler (E 4); Un dit de Mathieu (E 5); Nous sommes tous des délinquants (E 6, nov.); Les aventuriers du Kon-Tiki (E 7); Le métier vous marque (E 8); Ceux qu'on ne peut apprivoiser (E 9-10, déc.); Le travailleur-homme (E 13, janv. 55); Au cœur de l'homme (E 14); L'œil magique (E 15-16, fév.); Les faux-monnayeurs de l'esprit (E 17); Le retour du bonnet d'âne (E 18, mars); Les chercheurs de vérité (E 19); Un bréviaire de l'Ecole Moderne (E 1, oct. 55); L'Ecole Moderne est une nécessité (E 2); Méfie-toi de la salive (E 3); C'est en forgeant qu'on devient forgeron (E 4, nov.); Eviter la scolastique (E 5); Enlevez la chaire et retroussez vos manches (E 7, déc.); Donner soif à l'enfant (E 11, janv. 56); Ne faites pas de l'inutile travail de soldat (E 13, fév.); Un rien qui est tout (E 14); Le "scolastisme" (E 15); Dépassez la mécanique autoritaire; affrontez la complexité de la vie! (E 16-17, mars);  Halte au faux progrès (E 25, juin); Compter des pois chiches (E 26); Une école d'humanité (E 2, oct. 56); Embrayer sur la vie (E 3); Autocratie ou liberté (E 4); L'éducation est le ciment de la paix (E 5, nov.); Mes idées se bousculent au portillon (E 6); L'acte de création (E 7); La trève scolastique (E 8, déc.); Abaisser les barrières (E 11, janv. 57); Les deux disciplines (E 12-13); La réforme en action (E 14, fév.); Il y a plusieurs demeures (E 15); La discipline (E 16); Le travail en miettes (E 17-18, mars); Problèmes de rentrée (E 1, oct. 57); La nuit viendra toujours trop tôt (E 2); Les souliers des soldats (E 3); Qu'il fasse effort (E 4, nov.); N'appuyez pas sur le champignon, changez de vitesse (E 5); Le retour aux sources (E 6); Nourrisseurs et éducateurs (E 8, déc.); La technique et l'esprit (E 11, janv. 58); Les résultats sont là! (E 12); Le capital le plus précieux (E 13-14, fév.); Dans la combe stérile (E 15); Il est des naissances qui sont des éclosions (E 16, mars). Freinet reprend: Un rien qui est tout (E 18, juin 59), mais c'est pour rappeler la parution du recueil.
Inutile d'insister sur le style imagé grâce auquel le livre fait, mieux que tout autre, comprendre la philosophie éducative de Freinet. C'est pourquoi on peut le conseiller, avec L'Ecole Moderne Française, comme première approche de sa pensée.

 
La pédagogie Freinet à l'écran
 
Freinet,  héros d'un film : L'Ecole Buissonnière
 
Dès sa présentation au congrès de l'Ecole Moderne à Angers, en avril 1949, le film de Jean-Paul Le Chanois devient emblématique de la pédagogie Freinet. Le leitmotiv musical du film, "J'ai lié ma botte", restera pendant des années le chant de ralliement des débuts de séances de congrès. En réalité, ce chant n'a pas été composé par l'auteur de la musique du film, Joseph Kosma (le complice des chansons de Prévert), mais par Francine Cockempot, animatrice de chant du scoutisme féminin. L'explication: Le Chanois avait découvert cette chanson à l'école Freinet de Vence, au cours du tournage. Michel E. Bertrand l'ayant ramenée d'un stage de colonies de vacances des CEMEA, l'avait apprise aux enfants de l'école où il avait été appelé en octobre1947 par Freinet, à sa sortie de l'école normale.
Mais remontons en arrière pour évoquer la conception et le tournage du film.
 
Au départ, une rencontre de copains
 
J'ai souvent entendu dire, sans avoir pu le vérifier, que Jean-Paul Le Chanois et Bernard Blier avaient sympathisé pendant la guerre, en 1940, et s'étaient promis de tourner ensemble plusieurs films dès qu'ils le pourraient. De fait, Blier fut l'interprète principal de plusieurs films de Le Chanois après la Libération.
Sous son vrai nom: Jean-Paul Dreyfus, Le Chanois, né en 1909, avait joué en 1932 dans L'affaire est dans le sac, film de Pierre Prévert auquel participaient également M. Duhamel et J. Prévert. Il avait été assistant réalisateur de Tourneur, Renoir et Ophuls. Son premier film personnel, un court métrage sur Vaillant-Couturier, date de 1938. C'est pendant l'Occupation qu'il adopte le pseudonyme de Le Chanois qu'il conserve ensuite.
Bernard Blier avait déjà joué, avant la guerre, dans plusieurs films connus: Hôtel du Nord, Le Jour se lève  et Entrée des artistes.
 
Une histoire vraie, largement modifiée et romancée
 
Pour le choix du sujet, Le Chanois, membre de la bande à Prévert et du groupe Octobre, avait eu connaissance de l'affaire Freinet en 1933. A quel moment se fait, entre Le Chanois et Freinet, la rencontre qui donnera corps au projet de film? Rien ne permet de le préciser. Toujours est-il qu'Elise Freinet, qui termine alors son livre Naissance d'une Pédagogie Populaire , rédige un synopsis (payé 50 000F de 1948) pour servir de base au scénario. La B.T. 100 L'Ecole Buissonnière (22-1-1950) donne une idée de ce que pouvait être ce synopsis. Pour des raisons d'unité de lieu et d'intrigue, Le Chanois décide de regrouper dans un seul village ce qui s'était passé à Bar-sur-Loup (l'innovation) et à St-Paul (le conflit). C'est Saint-Jeannet, village proche de Vence, qui est choisi comme cadre de la plupart des scènes d'extérieur. Une des placettes est le lieu principal: un décor transforme l'une des maisons en école et un faux monument aux morts est ajouté au bout de la place où les conseillers municipaux du film joueront aux boules.
Il est probable qu'en Italie, un cinéaste néo-réaliste aurait créé un film assez proche de la véritable affaire de Saint-Paul. En France, après la courte euphorie unitaire de la Libération, suivie de la scission syndicale de 1947, la production d'un film grand public contraint à des infléchissements importants du sujet:
-  une dépolitisation de l'histoire (ce n'est plus l'affrontement politique entre l'Action Française et l'instituteur "bolchevique", tout au plus une opposition sociale: les nantis face aux gens du peuple),
- de ce fait, l'intrigue se ramène surtout à un problème d'innovation pédagogique mal acceptée par les traditionalistes de tous bords,
-  une issue positive: si l'instituteur obtient la réussite de tous ses élèves au certificat, il pourra rester au village (Freinet n'avait pas eu ce choix à la rentrée de Pâques 33, ses adversaires exigeaient son départ immédiat et l'avaient obtenu),
- la polarisation sur un cas symbolique: celui d'Albert, l'adolescent orphelin de guerre, considéré comme le voyou du village,
- une folklorisation du milieu: le village provençal de L'Ecole Buissonnière ressemble à ceux de Pagnol (Le Chanois reprend d'ailleurs certains de ses acteurs habituels: Delmont, Maupi, Poupon, Arius, Ardisson, Jenny Hélia),
- enfin, on greffe une petite intrigue sentimentale en deux temps (la serveuse de l'auberge et l'institutrice des filles).
Néanmoins, on retrouve beaucoup d'éléments de la réalité historique: l'instituteur relevant d'une blessure de guerre, l'introduction de la petite imprimerie, la première correspondance avec une classe bretonne, la campagne diffamatoire, les pressions exercées sur les parents pour qu'ils fassent la grève scolaire, le rôle de l'antiquaire, fer de lance de la cabale contre Freinet. Dans le détail, on reconnaît des textes d'enfants souvent cités par Freinet : la course d'escargots, le petit chat qui ne voulait pas mourir, ou des allusions à des Dits de Mathieu. : prendre la tête du peloton, le cheval qui n'a pas soif.
Observons que l'instituteur apparaît comme un novateur isolé. A part son correspondant breton, aucun de ses collègues ne semble échapper au traditionalisme et la notion de mouvement pédagogique est totalement absente.
Certains ont cru voir l'origine du nom du héros, M. Pascal, dans celui d'un instituteur varois, cité par Elise (p. 54 de N.P.P.). J'en doute, car ce Joseph Pascal, à l'inverse de son ami Alziary, avait refusé de se joindre en 1926 au mouvement qui naissait. On peut observer que les deux instituteurs du film (Pascal et Arnaud) portent des noms qui sont des prénoms. Il n'est pas impossible que celui d'Albert, donné au personnage de l'adolescent, soit un hommage au jeune Albert Belleudy, fusillé pour faits de résistance en 1944, après avoir secondé Freinet dans toutes les tâches de l'école Freinet entre 1934 et 1939.
 
La figuration enfantine
 
Le rôle clé d'Albert est confié à Pierre Costes, un jeune acteur ayant dépassé l'âge du rôle mais qui a su convaincre le réalisateur en se présentant aux essais habillé en écolier de l'ancien temps.
Pour les autres rôles d'enfants, on a fait appel à des petits Niçois, habitués à la figuration dans les studios de la Victorine, et à des gamins remarqués au cours des repérages. Plusieurs pensionnaires de l'école Freinet complétent la distribution, tant pour la classe des garçons que pour celle des filles. Le Chanois a trouvé plus commode, pour les tournages en extérieur (à Saint-Jeannet ou au bord du torrent), de loger les petits acteurs à l'école Freinet. C'est Michel Bertrand qui accompagne et encadre l'ensemble de ces enfants, élèves ou non de l'école, en dehors des moments de tournage, de septembre à novembre 1948.
Je me souviens d'une anecdote à ce sujet. Voyageant dans un train de banlieue parisienne, à cette époque, je découvre un titre de France-Soir parlant d'une grève à l'école Freinet. Sans être lecteur coutumier du journal, je l'achète, intrigué. Il ne s'agit que d'un potin élevé, non sans malignité, à la hauteur d'un fait divers. Parce qu'on voulait leur imposer une alimentation sans sel (préconisée par Elise Freinet), les petits acteurs non élèves de l'école ont protesté et menacé de faire la grève du tournage si on ne les nourrissait pas comme chez eux. Ce qui est décidé aussitôt, on le devine.
Les chansons du film sont enregistrées, non avec les enfants figurants, mais avec les élèves d'un instituteur musicien de l'école Fuon Cauda de Nice, Camatte. Les enfants ont ainsi l'occasion de visiter le studio de la Victorine, un jour du tournage de la scène du certificat. Ils le racontent dans La Gerbe  de janvier 1949.
 
La présence de Freinet à certains tournages
 
Au cours de conversations en 1950-51, j'ai parfois écouté Freinet ou Bertrand parler du tournage du film. C'est pourtant dans une émission radiophonique de variétés que, pour la première fois, j'avais entendu avec surprise évoquer cette présence de Freinet. Un soir d'octobre 1949, Jean Nohain annonce soudain: " Comme c'est la rentrée des classes, j'ai invité un instituteur, mais il n'est pas comme les autres puisque c'est celui de  L'Ecole Buissonnière ". En un éclair, je me dis : Freinet n'est tout de même pas venu chez Jean Nohain! A cette époque, la médiatisation à outrance ne nous avait pas encore habitués à voir des personnalités prêtes à n'importe quoi pour figurer dans une émission à grande audience. Et l'animateur continue intarissable: "Je suis heureux d'accueillir celui que nous aurions tous aimé avoir comme maître d'école, M. Bernard Blier !" (ouf!). Quand les applaudissements de rigueur prennent fin, l'acteur enchaîne: "Je veux préciser que je ne suis pas le véritable instituteur de L'Ecole Buissonnière, car il existe et je le connais, il s'appelle M. Freinet. Depuis bien des années, il s'acharne à transformer la façon de faire l'école, ce qui lui a valu des ennuis et beaucoup de réussites."  En quelques phrases sensibles, il raconte l'affection spontanée des enfants pour Freinet. Cela se remarquait au fait qu'il était immédiatement entouré d'enfants, dès qu'il arrivait sur les lieux de tournage. Par la suite, Blier citera souvent son rôle d'instituteur parmi ceux, pourtant nombreux, qui l'ont particulièrement marqué au cours de sa féconde carrière d'acteur. Curieusement, dans une interview de la fin de sa vie, il décrit Freinet comme un stalinien sectaire. Peut-être ne gardait-il plus que le souvenir du conflit juridique qui suivit et dans lequel le stalinisme n'était pourtant pas du côté de l'inspirateur du film.
 
L'annonce aux militants
 
Au début, l'atmosphère est au beau fixe. Dans L'Educateur  n°3 (1er nov. 48), Freinet écrit : Un metteur en scène de talent, J.-P. Le Chanois, avait eu connaisance, il y a quelques années, de nos réalisations. Il avait compris tout de suite ce qu'elles contenaient d'essentiel et de typique; cette reconsidération profonde de notre éducation, que nous voyons, nous, sur le plan de la pensée et de la vie de l'enfant, il l'a conçue, lui, en images. L'idée du film était née, d'un film qui ferait comprendre au grand public ce qu'apporteraient de précieux et d'humain les techniques dont nous avions prouvé la réussite pédagogique. Le Chanois, metteur en scène, s'est fait pédagogue. Il a lu nos livres et nos brochures, médité  L'Educateur et surtout les  Dits de Mathieu; il a cherché dans notre aventure pédagogique la trame du film qu'on est en train de tourner aux environs de Vence et aux studios de la Victorine à Nice.
Il ne s'agit certes pas du film technique dont nous étudions et préparons la réalisation prochaine, mais d'un film pour le grand public, qui doit parler naturellement un langage différent de celui qui nous est familier. Nous avons aidé de notre mieux pour que ce film soit une réussite, c'est-à-dire qu'il fasse sentir et comprendre aux parents d'élèves les vertus des conceptions pédagogiques qui constituent un des grands tournants historiques de l'éducation populaire.
Il ne nous appartient pas de présenter un jugement prématuré de l'œuvre entreprise. Tout ce que nous pouvons dire, c'est qu'il a été réalisé avec ferveur par des hommes qui se sont donnés profondément à leur œuvre, sans autre souci que de la faire servir à l'éducation du peuple.
Dans le n° 10 (15 fév. 49), Freinet prévient à nouveau que ce film n'est point le film de nos techniques qu'attendent les camarades (...) mais un film destiné au grand public, que le metteur en scène a quelque peu romancé naturellement et surtout qu'il a dû dépouiller, au risque de le voir boycotter, des éléments essentiels du drame : la laïcité, la lutte cléricale et la basse politique réactionnaire. (...) Le metteur en scène s'est attaché surtout à montrer au public les avantages psychiques et humains de nos techniques, ce renouvellement, cette reconsidération de la pédagogie sur la base des intérêts et des besoins enfantins. Et il y a, à mon avis, parfaitement réussi.
 
L'image de l'instituteur traditionnel dans le film
 
Quand il voit la version définitive du film, Freinet est le premier à regretter l'image caricaturale donnée du vieil instituteur, M. Arnaud, car il craint qu'elle fasse réagir négativement certains admirateurs des "hussards de la Troisième République" alors qu'il veut montrer comment mieux mettre réaliser leur idéal généreux. Il rédige un texte où il critique que l'on ait représenté le vieil instituteur d'une façon un peu caricaturale et, à certains moments, un tantinet ridicule. Je sais bien que ce qu'il peut y avoir de forcé (...) est ensuite racheté par l'attitude courageuse du vieux maître en face de la coalition anti-laïque, pour la défense du pédagogue téméraire qui bouscule la tradition et la routine. (...)
Si, un jour prochain, le film pouvait devenir un film d'éducation, non soumis aux exigences insurmontables de la distribution et de la vente, nous demanderions que disparaissent quelques scènes que nous réprouvons et qui n'ajoutent absolument rien au film que nous aimons. Mais nous demanderions, par contre, que soient rétablis des passages malencontreusement supprimés. Quand Pascal rencontre M. Arnaud dans la salle de classe puis qu'il s'en va avec Lise, le vieil instituteur reste seul. Il fait alors, dans un silence émouvant, le tour de la salle où il a tant travaillé et que la retraite l'oblige à quitter. Il s'asseoit un instant encore à la chaire qui ne fut pas pour lui qu'un symbole, il examine une dernière fois les tableaux que nous trouvons démodés et dépassés, mais qui marquèrent en leur temps ce souci de constante recherche pour une meilleure éducation dont nous nous réclamons. Il s'imagine, sur ces bancs aujourd'hui vides, les générations d'enfants qu'il a préparés de son mieux à être des hommes. Il se met à pleurer. (...) Puisse cet hommage au Pascal de 1949 faire mieux comprendre aux spectateurs du film L'Ecole Buissonnière le vrai mérite des Arnaud de l'école laïque française.
Il ne fait pas de doute que Freinet aurait volontiers coupé la scène du baiser dans la grange et laissé celle des adieux du vieil instituteur à sa classe. Le Chanois a-t-il eu tort de couper au montage une scène qu'il jugeait trop mélo? Sur le plan cinématographique, il est difficile de trancher sans pouvoir comparer les deux versions.
 
Un accueil largement favorable
 
Projeté en séance privée à Paris en janvier 49, en présence de personnalités de l'enseignement, le film est bien accueilli. Dès sa sortie en salles, au mois de mars, il touche un large public par son ton enjoué et généreux, se situant clairement du côté des exclus. La scène du certificat, où Albert parle de son approche vécue des droits de l'homme, est un morceau de bravoure qui ne laisse personne indifférent. Un film donnant une vision positive de l'école, c'était et reste trop rare pour ne pas être remarqué.
L'Ecole Buissonnière  obtient le premier prix au festival de Knokke-le-Zoute (Belgique), grâce, paraît-il, au soutien de jurés catholiques qui ignoraient le contexte français de guerre scolaire. Du côté de l'Est, le film est primé au festival de Karlovy Vary (Tchécoslovaquie). Sous le titre Passion for life , il obtient aussi une récompense à New York, ce qui ne surprendra pas ceux qui savent le triomphe qu'avait fait auparavant La femme du boulanger  de Pagnol.
Le Conseil du cinéma de l'O.N.U. accorde sans réserves son patronage à ce film qui "illustre d'excellente manière l'un des aspects de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme". Il faut ajouter qu'en mai 49, une circulaire du Ministère belge de l'Instruction Publique recommande vivement aux enseignants de voir L'Ecole Buissonnière.
La critique française fait bon accueil au film. André Bazin souligne, pour s'en réjouir, le style épique dans cette manière de traiter les problèmes d'éducation : Si l'épopée ne s'est pas plus développée au cinéma, c'est que ce genre est, en partie au moins, fondé sur une commune croyance en ce qui est le bien et le mal. Dans une société divisée comme la nôtre, il ne peut plus y avoir que des films de propagande dès lors que l'on touche aux problèmes sociaux. Ce n'est pas à mon sens le moindre mérite du film de Le Chanois que d'avoir traité d'une question d'actualité sociale en sachant faire que tout spectateur, sans distinction d'opinion, puisse librement être du côté du héros.
En revanche, une critique cléricale, signée J.H., se situe clairement contre: Il y a trop d'intentions visibles dans ce film pour qu'on ne soit pas inquiet de l'absence totale de la religion ni même de l'aspect religieux. Ce village (provençal!) n'a pas de prêtre, pas d'église... Rien ne s'oppose ici à la morale chrétienne ni à la religion, et pourtant cette morale et cette religion sont superbement dédaignées en éducation. Quelques images et quelques passages du dialogue seraient à supprimer pour le film puisse passer dans les salles familiales. Valeur morale : 4A/4C - STRICTEMENT POUR ADULTES (après coupures)
Notons que si le cinéaste avait montré le rôle réel du curé de St-Paul, cela aurait créé un scandale bien plus grand que son absence dans le film.
 
La nécessité de redresser une image idéalisée de la réalité
 
Très vite, Freinet se rend compte qu'il faut mettre en garde les jeunes enseignants contre une vision trop édulcorée du combat pour un autre éducation. Le film "n'est qu'un léger euphémisme"  de la véritable affaire de Saint-Paul. Il ne faut pas croire que l'aventure se soit terminée simplement, romantiquement par un succès au certificat d'études. Là est l'unique et dangereuse invention du cinéaste pour nous, éducateurs. Là est le piège tendu au néophyte qui ne viendrait parmi nous que pour cueillir des lauriers. Non, camarades, la lutte n'est pas terminée, car la Société reste trop imparfaite pour nous comprendre. Vous êtes assez initiés aux réalités sociales pour laisser au scénario la part romantique qui lui revient, cà et là : la quelconque aventure sentimentale, le succès théatral d'un candidat du Certificat d'études. Et Freinet conclut qu'au-delà de l'émotion suscitée par le film, il faut participer au combat coopératif (Ed 15-16-17, 1er mai 49). Quelques mois plus tard, il ajoute : Nous nous sommes naturellement préoccupés de "cette exploitation pédagogique du film". (...) Nous avons édité un programme passe-partout que nous mettons gratuitement à la disposition de nos groupes.(...) Il faut, à l'occasion du film, vendre le plus grand nombre possible de livres :Naissance d'une Pédagogie Populaire, qui feront comprendre et apprécier les idées que le film a semées. (Ed 4, 15 nov. 49).
 
Bataille autour d'un générique
 
Le film est produit par la Coopérative Générale du Cinéma Français , ce côté coopératif n'est pas pour déplaire à Freinet. Un contrat lui attribue 8% des bénéfices de la production, après amortissement des frais de tournage, sommes qu'il a demandé de verser au compte de son école. Il semble évident, comme le laissent supposer des courriers de Le Chanois en décembre 48 et du producteur en février 49, que le nom de Freinet apparaîtra au générique.
Le film reçoit le visa 13658, le 30 mars 49, et commence sa carrière commerciale. C'est alors qu'on découvre que seule apparaît, vers la fin du générique (la partie que les spectateurs ne lisent jamais), une petite mention "Matériel scolaire et documents de l'Institut Coopératif de l'Ecole Moderne Techniques Freinet". L'absence du nom de Freinet au générique est d'autant plus durement ressentie que la plupart des échos favorables au film le considérent comme une pure fiction, sans rapport avec une quelconque réalité. Ce qui n'est pas toujours l'effet de l'ignorance, notamment dans certains organes communistes (voir Les Lettres Françaises,  puis plus tard L'Ecole et la Nation ). L'Ecran français , proche du parti communiste, atteint le comble en écrivant dans son n° du 1-2-49 : Le récit de Le Chanois a le mérite d'être inspiré par des faits authentiques. Il s'agit des progrès scolaires et humains résultant de l'application des méthodes pédagogiques "actives", dites "méthodes Montessori". On peut comprendre la fureur de Freinet quand on sait les critiques formulées à l'époque contre le cléricalisme de Mme Montessori et son ambiguïté à l'égard du fascisme italien. C'est seulement en avril 1950 que seront déclanchées les attaques publiques du PC contre Freinet, par un article de J. Snyders dans La Nouvelle Critique (n°15, p. 82). Néanmoins, quand on connaît les liens qui unissent alors au parti Le Chanois et la coopérative productrice, il est probable que les hostilités commencent indirectement par le silence sur Freinet au générique et dans la presse communiste.
Devant l'insistance de Freinet, la société productrice a finalement accepté le principe d'une dédicace collective faisant suite au générique :      
                                                  Ce film est dédié à
                                                        Madame Montessori, Italie
                                                        Messieurs Claparède, Suisse
                                                                              Bakulé, Tchécoslovaquie
                                                                              Decroly, Belgique
                                                                              Freinet, France
                                                        Pionniers de l'Education Moderne
Freinet n'est pas seul cité mais il se trouve en bonne compagnie dans cette Europe de l'éducation où il représente seul la France.
Hélas! les promesses ne sont pas tenues. Alors s'engage une longue bataille juridique. Dans un article intitulé Contre l'exploitation par le cinéma des enfants acteurs, Freinet critique sévèrement les conditions de tournage (après un réveil à 5h30, départ en car à 6h pour le studio de la Victorine, attente sous la chaleur des projecteurs, le visage couvert de maquillage, répétition des scènes jusqu'à une quinzaine de fois). Ces critiques concernent malheureusement tous les tournages professionnels et auraient eu davantage de poids si elles n'intervenaient si tard et ne se concluaient par le reproche de la faible indemnisation (150 000F de l'époque sur un budget total de 36 millions) pour l'hébergement, la nourriture et la surveillance d'une vingtaine d'enfants pendant 3 mois.
Au congrès de l'Ecole Moderne de Nancy, en avril 1950, une motion exige le respect de la mention au générique. D'autre part, une campagne auprès des parlementaires s'inquiète des conditions de travail des enfants dans les studios cinématographiques.
Il faut attendre un jugement du Tribunal Civil de la Seine (3e chambre, 3e section) pour que, le 22 juin 1951, la société productrice soit condamnée à payer à Freinet 500.000F de dommages et intérêts et à modifier le générique comme convenu, sous astreinte de 10.000F par jour de retard. Jugement confirmé par la Cour d'Appel de Paris, le 7 mai 1952.
S'ensuit un combat pour faire vérifier l'application ou les infractions. Le film a alors terminé sa première exclusivité et c'est dans les petites villes que Freinet demande à ses militants de faire constater par huissier la non-modification de certaines copies, ce qui n'est pas toujours aisé. Grâce à la vigilance des camarades de l'ICEM, de tels constats sont établis à Montoire, à Saint-Nazaire. Le producteur doit finalement se plier au jugement.
Arrive le moment où le film disparaît des circuits professionnels. Seules des cinémathèques locales (de la Ligue de l'Enseignement, par exemple), puis celle de l'ICEM, feront désormais circuler des copies en 16mm, pas toujours dotées de la mention exigée au générique. Actuellement, il est diffusé en cassettes vidéo aux édition René Château.
 
Un intérêt qui n'a pas disparu
 
L'Ecole Buissonnière n'est sûrement pas un film pédagogique mais, curieusement, aucun documentaire ultérieur montrant des moments de classe en pédagogie Freinet ne l'a jamais supplanté, même auprès des enseignants. C'est le pouvoir de la fiction, menée avec talent, que de savoir mobiliser l'émotion pour permettre ensuite la réflexion et la remise en question. Le documentaire se contente de montrer, il ne convainct que les convaincus.
L'Ecole Buissonnière fonctionne beaucoup au niveau des relations éducateurs-éduqués-milieu, un aspect important qui ne se dégage pas facilement d'un simple documentaire. Comment, en effet, ne pas être sensible au déferlement de la classe vers le milieu, les enfants questionnant pour leurs enquêtes tous les adultes du village. Observons aussi, dans le film, l'attitude des femmes, percevant mieux que les hommes, les transformations opérées dans le comportement des enfants par l'action de M. Pascal. Elles prennent plus massivement et plus énergiquement position en sa faveur au moment du conflit.
Plus de 40 ans après, on constate, non sans surprise, que L'Ecole Buissonnière  n'a pas perdu son impact et son intérêt, pour autant qu'on n'y cherche pas ce que le film n'a jamais prétendu montrer.
 
 
Les films CEL
 
 
Dès la sortie de L'Ecole Buissonnière, Freinet a annoncé la mise en chantier d'autres films montrant, sans la romancer, la réalité des techniques Freinet. Dans les premières années du mouvement, c'est par des petits films Pathé-Baby de 9,5mm, tournés avec sa classe, qu'il avait montré ses enfants au travail. Il faudrait désormais dépasser ce cadre de pur amateurisme et réaliser des films de plus large diffusion. L'idéal aurait été d'intéresser un producteur de courts métrages à un projet de documentaire, ce qui aurait assuré le financement et la diffusion. Faute d'une telle solution, il faut travailler en semi-professionnalisme et réaliser coopérativement des films de 16mm, format utilisé dans tous les départements par les circuits de cinéma des amicales laïques.
 
La mise en chantier de plusieurs films
 
Le premier projet mis en chantier est une illustration du dit de Mathieu : Le cheval qui n'a pas soif . Il est probable que le scénario a été élaboré par Elise Freinet et Michel E. Bertrand. Ce dernier accompagnait les enfants pendant les prises de vue de L'Ecole Buissonnière. Cela n'a fait que renforcer son envie de participer davantage à la réalisation de films. Ne raconte-t-il pas à ses amis qu'il a pris des cours d'art dramatique (où il rencontrait Mouloudji) et qu'il a été l'un des boys de Mistinguett lors d'une tournée estivale?
Les premières prises de vue, en noir et blanc muet, se déroulent dans la campagne de Seine-et-Oise, vraisemblablement en 1949-50. L'opérateur est le neveu d'une militante de la Marne, jeune technicien de la télévision. Il s'agit des extérieurs avec le cheval. Pour les séquences de classe, se pose un double problème : le tournage en intérieur exigerait des moyens d'éclairage importants et une autorisation administrative, nécessaire pour tourner dans une école publique. Le projet reste en sommeil quelques mois. Au congrès de Montpellier à Pâques 51, Freinet a obtenu du C.A. de la coopérative l'autorisation de faire des essais de tournage pour évaluer les dépenses à prévoir et embauché aussitôt M.E. Bertrand, qui s'est mis en congé d'Education Nationale pour venir filmer à l'école Freinet au dernier trimestre. Ce qui provoque immédiatement une réaction de Fontvieille, responsable de la commission Cinéma, qui se sent court-circuité (Coopération Pédagogique, n° 28, avr. 51).
A Vence, pour résoudre les problèmes d'éclairage, on installe, sur un coin de la terrasse servant de salle à manger de plein air, un fond de décor de classe avec tableau noir et bureau magistral. La séquence de l'école traditionnelle est jouée par l'instituteur de la classe des grands, Roger Lagrave, mais son amour propre est préservé car on ne filme que sa main, sortant d'une manchette empesée, frappant le bureau avec la règle, montrant les exercices du tableau d'un geste impérieux, dénonçan le mauvais travail d'un cancre et même le réprimandant physiquement. Le rôle du cancre est tenu par un enfant de 11 ans, Christian. Enfin, la séquence positive montre une classe moderne au travail. On y voit Freinet animant lui-même une séance de texte libre, comme il le fait souvent le lundi matin. Le tournage est muet, le film devant être sonorisé en voix off.
Sur la lancée, M.E. Bertrand propose la réalisation d'un autre film, en couleur cette fois. A partir de quelques textes de la classe des petits (3 à 7 ans) et de certains autres inventés pour la circonstance, il s'agirait de montrer les divers aspects de la vie des petits à l'école Freinet. Le titre serait Le livre de vie des petits de l'école Freinet. Les textes imprimés serviraient de commentaire au film muet, sonorisé plus tard avec Les Saisons  de Vivaldi.
Un nouveau décor est aménagé sur la terrasse, avec une porte et une fenêtre praticables, réalisés par le menuisier de la CEL, et une fresque peinte par les enfants. Mais on filme également dans les divers lieux de l'école : le jardin, la piscine, la salle à manger de plein air. Les principaux acteurs sont, bien entendu, les enfants de la petite classe et Simone, la monitrice qui en a la charge. D'autres enfants de l'école et des adultes apparaissaient également : Freinet dans sa voiture, Jacques Bens (étudiant en rupture de fac qui deviendra plus tard gendre de Freinet et écrivain) fait deux apparitions, l'une en facteur, l'autre en paysan livrant des légumes. Moi-même, j'y figure quelques secondes.
Un troisième film est ensuite entrepris d'après un conte d'enfants de la collection Enfantines: La fontaine qui ne voulait plus couler. Les personnages modelés et peints comme des santons se déplacent, tirés par des fils, dans des décors de plâtre peint. M.E. Bertrand dirige le tournage, trois adultes réalisent l'animation : Baloulette Freinet, J. Bens et Fred, moniteur de l'internat. Ce film en couleur doit être sonorisé en voix off.
Enfin, un quatrième film, en noir et blanc, est tourné fin 51 : Six petits enfants allaient chercher des figues, d'après un texte de l'école Freinet, publié avant la guerre. Les six enfants sont joués par des élèves de l'école, échelonnés entre 4 et 14 ans. La maman est Jacqueline, la femme de M.E. Bertrand, alors enceinte de son premier enfant, ce qui transformera le tournage en course contre la montre.
 
La proposition d'une caisse spéciale Cinéma
 
Ces quatre films ont été tournés en moins d'un an mais ils sont loin d'être terminés. Seul Le cheval qui n'a pas soif  est vraiment bouclé au printemps 52 et pourrait être présenté aux militants à Pâques au congrès de La Rochelle. Freinet est décidé à ne pas en rester là. Pour trouver un financement supplémentaire, il propose une caisse spéciale, appelée Guilde du cinéma , alimentée par de nouvelles souscriptions.
Il a sondé par circulaire les militants. Comme souvent, seule une minorité a répondu rapidement. Travaillant au secrétariat de Freinet, je suis chargé de dépouiller les réactions. Approximativement, 30% approuvent sans réserve (comme d'habitude) les projets de Freinet. 20% se déclarent contre en disant : "On a déjà assez de mal à financer les urgences (on vient à peine de terminer les nouveaux bâtiments de la coopérative à Cannes). Ce n'est pas le moment d'ouvrir un secteur important de dépenses nouvelles". La moitié restante est, d'après moi, embarrassée ou indécise, s'échelonnant entre le "Oui, mais à condition que..." jusqu'au "Je ne serais pas contre, mais...". Freinet n'interprète pas les choses comme moi, comptabilisant les "Oui mais" dans les Oui et les "pas contre" comme "plutôt pour". Ce qui lui laisse prévoir une large majorité pour l'assemblée générale de la CEL.
 
La projection en avant-première au congrès de La Rochelle
 
Lors de la projection du Cheval qui n'a pas soif, c'est un tollé pour quelques-uns, notamment Lorrain, militant des débuts devenu inspecteur : "Ce n'est pas en caricaturant ainsi l'instituteur traditionnel qu'on risque d'attirer à nous de nouveaux collègues! Ce film n'informe pas sur les techniques Freinet, il n'apporte qu'un sujet de polémique dont nous n'avons nul besoin." Sans être aussi virulents, beaucoup d'autres camarades n'apprécient pas le film. Ils  réagiront autrement devant des extraits du Livre de vie des petits  encore inachevé. Pour atténuer les critiques, Freinet évoque les deux autres films tournés d'après des textes d'enfants. S'il avait pu tout montrer, il aurait peut-être inversé les réticences. En se contentant d'en parler, il laisse surtout se développer l'impression du fait accompli. Fonvieille, le responsable de la commission Cinéma, est choqué d'avoir été tenu dans l'ignorance des initiatives engagées. Ne demande-t-on pas aux militants d'entériner des décisions déjà exécutées?
 
La présentation des chants d'enfants de Vence
 
Un autre problème vient interférer sur celui des films : la série d'enregistrements intitulée : Méthode naturelle de musique . Il s'agit d'une autre initiative de M.E. Bertrand et J. Bens (qui ont déjà collaboré pour créer des chansons proposées à Yves Montant). Contrairement à ce que le titre pourrait laisser croire, il ne s'agit pas, comme Freinet l'a fait pour la lecture et le dessin, de réunir des documents spontanés montrant comment les enfants progressent dans le domaine musical. Il s'agit de quelques poèmes d'enfants de l'école Freinet, mis en musique par eux-mêmes ou par d'autres, et largement retravaillés avec l'aide des adultes, notamment pour leur donner une structure de chanson avec couplets et refrain. Ces chansons sont chantées en chœur et accompagnées au piano par J. Bens.
Une anecdote montre les difficultés de l'entreprise. Quelque temps auparavant, Elise Freinet a demandé à une monitrice de faire apprendre aux autres enfants la création de l'un d'eux, mise au point avec elle à l'Auberge. L'enfant chante sa chanson devant le groupe et la monitrice la fait consciencieusement répéter. Le chant est présenté en veillée du samedi. Elise l'interrompt, reprochant à la monitrice d'avoir déformé la musique. Faute d'enregistrement ou de notation écrite, il est impossible de trancher. Néanmoins, c'est bien l'auteur qui a chanté au groupe la version reprise en chœur. On attendait probablement trop des capacités musicales de ces enfants, beaucoup moins à l'aise dans ce domaine que pour l'expression verbale ou graphique. Il leur est difficile de mémoriser leurs trouvailles et, comme on ne dispose pas encore de magnétophone léger pour saisir les créations spontanées, cela contraint les adultes à intervenir davantage.
J'associe ce problème à celui des films, car l'audition publique des enregistrements, suivant de peu la projection du film, suscite le même type de réactions. Quelques-uns de ceux qui avaient critiqué le film, attaquent violemment les chants, dénonçant leur style "à la mode", leur absence d'authenticité, leur caractère morbide, le manque de rigueur du chant collectif. Si tout n'est pas faux dans ces affirmations, c'est tout de même très excessif. Certes l'appellation "Méthode naturelle" est abusive et incite à réagir. Néanmoins, certains reproches pourraient s'adresser à de nombreux poèmes d'enfants ou d'adolescents. Toutes ces critiques seront détaillées par écrit, quelques mois plus tard, par un militant du Var, Charles Allo, qui n'était pas présent au congrès mais qui a écouté en détail les enregistrements (Coopération Pédagogique, n°5 du 18 oct. 52).
 
Quelles motivations à ces réactions négatives ?
 
Les congrès n'avaient pas habitué Freinet à une telle virulence de propos. On pourrait se demander si, après deux ans de heurts idéologiques avec le P.C., on n'assiste pas à une intervention du parti pour provoquer l'affrontement au sein même du mouvement. Franchement, je ne le crois pas. Bien sûr, quelques militants communistes orthodoxes critiquent l'univers "détaché de tout contenu social" de quelques chansons (certes, on est loin du réalisme socialiste préconisé par Jdanov), mais ceux d'entre eux qui fréquentent l'école Freinet, l'été, sont prêts à défendre des créations dont ils connaissent les jeunes auteurs.
Par contre, la plupart des réactions négatives proviennent de militants assez peu politisés qui, connaissant les faibles moyens de leur commission, découvrent que M.E. Bertrand a bénéficié de matériels coûteux. L'objectivité oblige à préciser que ces moyens sont très loin du professionnalisme, qu'il a fallu tendre de vieilles couvertures pour transformer une chambre en studio d'enregistrement. Pour alimenter le magnétophone, de type professionnel, il a fallu bricoler pour convertir en courant électrique standard le courant local de Vence (alternatif à 25 périodes), grâce au couplage d'un moteur et d'un alternateur, etc.
Il n'en reste pas moins, aux yeux de beaucoup, une impression de "deux poids et deux mesures". Certains supportent mal que Freinet ait outrepassé les décisions prises l'année précédente. Plus rares sont ceux expriment en privé leur méfiance vis-à-vis de M.E. Bertrand, suspecté par eux de se faire la main avec l'argent de la coopé, pour ensuite se lancer dans une carrière professionnelle. Une telle interprétation est tout à fait injuste, mais révéle une animosité contre l'homme en oubliant ses incontestables qualités créatrices derrière son caractère impulsif et parfois distant à l'égard des militants de base.
 
Fronde à l'assemblée générale de la CEL
 
Freinet se trouve confronté à une opposition qu'il n'avait pas prévue et ne peut comprendre. Habituellement, les empoignades portent sur l'attitude à adopter face à des problèmes sociaux, syndicaux ou politiques et cela n'a rien de surprenant dans un mouvement aussi pluraliste. On se rassemble bien vite autour des choix éducatifs communs. Cette fois, c'est justement autour de principes pédagogiques que l'on s'empoigne et parfois en renvoyant à Freinet des paroles prononcées par lui un peu plus tôt (par exemple, contre la caricature du vieil instituteur dans L'Ecole Buissonnière , ou dans sa critique de ceux qui font singer aux enfants le monde des adultes).
Je tente alors d'expliquer que beaucoup d'indécis ont basculé dans l'opposition à une nouvelle caisse Cinéma, mais Freinet me traite presque de menteur. Il en reste à son décompte personnel: à peu près 80% pour. Quand il s'avère que l'A.G. ne le suivra pas, il se met en colère, déclare qu'il retirera son argent personnel de la CEL pour financer le cinéma et sort en menaçant de tout abandonner. Stupeur générale. La fronde, d'accord, mais pas la révolution et sûrement pas le parricide. Il s'agit de recoller les morceaux. Les fidèles de la première heure vont négocier en coulisse.
Il est décidé de ne pas mettre un terme à la réalisation de films et de proposer une souscription spéciale pour la Guilde du cinéma. A peine une centaine s'inscrit sur place, ce qui est fort peu comparé au nombre des congressistes, habituellement les plus motivés des militants. Tout laisse prévoir une faible réussite dans le reste du mouvement. Quelques mois plus tard (juin 52), on n'atteint pas 150. Cela ne permettra pas d'entreprendre de nouveaux projets. La caisse spéciale qui avait été créée pour le cinéma ne tardera pas à être supprimée.
 
Le devenir des films CEL
 
Alors on se contente de terminer et de diffuser les quatre films déjà tournés. Le cheval qui n'a pas soif  est mieux sonorisé mais ne sera jamais accepté par les militants et il croupira dans les réserves. Le livre de vie des petits de l'école Freinet  a la plus brillante carrière, car il correspond au type de document qu'on attendait sur la vie d'une classe, même s'il s'agit d'un cas un peu spécial (niveau maternelle-CP d'une école en internat).
Les deux autres, malgré quelques récompenses reçues hors du mouvement, n'obtiendront qu'un accueil mitigé des militants. On juge leur rythme trop lent, mais n'est-on pas influencé par le style des productions américaines pour enfants? Quoi qu'il en soit, Les six petits enfants  et La fontaine qui ne voulait plus couler  ne trouveront jamais vraiment leur public.
 
L'ouverture d'autres pistes
 
Pour montrer qu'il ne recherchait pas uniquement des films vitrines, réalisés par M.E.Bertrand et mettant en valeur son école, Freinet relance le problème des films documentaires qui seraient l'équivalent de la collection BT. Il faut d'abord se mettre d'accord sur un format de projection dans les classes. Le 16 mm est trop coûteux. Seuls quelques nostalgiques restent accrochés au souvenir du Pathé-Baby en 9,5. La plupart optent pour le 8 mm qui désormais s'impose. Freinet envisage de faire construire un projecteur simple et robuste qu'on pourrait mettre sans crainte dans les mains des enfants, comme l'ancien Pathé-Baby. Le projet tourne court. Quant aux films documentaires, l'expérience ne dépassera pas l'échange entre classes, comme cela se faisait déjà avant la guerre. Par contre, sur le plan de l'enregistrement sonore, l'avenir sera beaucoup plus prometteur. Nous en parlerons plus loin.
 
Les leçons tirées par Freinet de cette aventure
 
Au retour du congrès, je suis personnellement soumis au feu des questions de Freinet et surtout d'Elise (qui n'y a pas assisté). Autant Elise est indignée qu'on ait pu contester le leader, autant Freinet est attentif à ce que j'ai entendu dans les couloirs. En effet, de nombreux militants n'ont pas craint de me dire le fond de leur pensée, sachant que je saurais la transmettre à Freinet sans les désigner individuellement. Je m'aperçois, dans les mois qui suivent, qu'il tient réellement compte des sensibilités qui s'étaient exprimées à La Rochelle. Autant il est sujet à prendre parfois ses désirs pour des réalités (ce qui est la tendance de tous les créateurs), autant son réalisme reprend vite le dessus. Il sait que lui non plus ne pourra faire boire un cheval qui n'a pas soif; il ne s'agit pas d'une simple parabole mais d'une technique de vie.
Alors qu'il avait critiqué à chaud mon interprétation des évènements, Freinet me propose davantage de responsabilités dans son secrétariat, notamment dans les relations avec les jeunes militants. Je serais prêt à jouer le rôle qu'il voudrait me confier, au risque de me trouver souvent entre l'enclume et le marteau, comme cela a failli m'arriver à La Rochelle. Mais j'éprouve surtout le besoin d'acquérir une réelle expérience pédagogique personnelle plutôt que de devenir prématurément "permanent" du mouvement. Après avoir réfléchi, je réponds que je suis décidé à reprendre une classe à la rentrée suivante. D'ailleurs, mes rapports confiants avec Freinet me permettront peut-être de mieux traduire la sensibilité des militants de base, en me trouvant au sein d'un groupe départemental.
Quoi qu'il en soit, Freinet ne tarde pas à ressouder l'unité des militants, en recentrant, comme toujours, sur des actions positives. Bien lui en prend, car on va aborder bientôt de plus dangereuses turbulences. Si je tiens pour négligeable l'influence extérieure du Parti Communiste dans ce conflit de La Rochelle, je pense que celui-ci en a tiré les leçons. Depuis 1950, il avait centré les attaques sur le "caractère faussement progressiste de la pédagogie" de Freinet, mais, faute de pouvoir définir une pédagogie réellement progressiste, il n'avait ébranlé aucun militant, hormis une poignée d'inconditionnels prêts à tous les alignements. C'est désormais sur la personne de Freinet, "dirigeant antidémocratique" de l'ICEM, puis "patron de combat" de la CEL, que porteront les attaques. Si Freinet n'avait pas su resserrer son mouvement après le congrès de La Rochelle, celui-ci aurait sans doute mal supporté le choc, l'année suivante à Rouen (Pâques 53).
 
D'autres films sur la pédagogie Freinet
 
Il faudra attendre plus d'une douzaine d'années pour que d'autres films soient entrepris sur la pédagogie Freinet. Il s'agit de courts métrages professionnels, produits par la société "les Films de Touraine" et intitulés Au matin de la vie  et Le poème d'exister.  Tournés encore à l'école Freinet, ils ne recevront dans le mouvement qu'un accueil mitigé.
C'est après la mort de Freinet que seront réalisés par la Radio-Télévision Scolaire, d'intéressantes séquences de L'Atelier de Pédagogie, tournées, entre autres, dans différentes classes Freinet.

L'école Freinet de 1946 à 1966
 
Jusqu'en 1940, le couple Freinet est totalement impliqué dans la vie des enfants pour qui ils sont réellement "Papa et Maman". Comme dans beaucoup de familles, la mère assure la continuité du quotidien, avec souvent le sentiment d'être cantonnée dans les tâches ingrates, tandis que le père doit s'absenter assez souvent.
Par la suite, Freinet, accaparé par l'animation du mouvement et les tâches de la coopérative, refuse de se couper du contact réel des gamins. Quand, en octobre 46, il reprend la responsabilité directoriale de son école, symbolisée par le fait qu'il est à nouveau, et jusqu'à sa mort, le gérant du journal scolaire "Les Pionniers". Il n'est plus appelé M. Freinet comme pendant la période du Centre scolaire. Les petits pensionnaires du Pioulier disent désormais: "Papa (ou Maman) Freinet", marquant en cela que ceux-ci ne jouent plus vraiment le rôle des parents.
En effet, ils ne passent qu'une faible partie de leur temps à l'école, car leur habitation principale se trouve à Cannes. Tous deux viennent chaque fin de semaine à Vence. Ils arrivent en fin d'après-midi du samedi, assistent au bilan hebdomadaire du travail et à la réunion de coopérative qui réunit les enfants des trois classes. Ils mangent assez rarement avec les enfants et le personnel de l'école, mais plutôt dans leur maison "l'Auberge" à 200 m de là.
Le lundi matin, comme la CEL est fermée (à l'instar des maisons de commerce), Freinet anime fréquemment la classe du matin: le choix d'un texte libre, sa mise au point, un début d'exploitation mais surtout l'ébauche de pistes de recherches, ainsi que la préparation du plan de travail hebdomadaire individuel par chaque enfant. Elise anime parfois un atelier artistique à l'école ou travaille chez elle avec un ou deux enfants, rarement davantage. Ils repartent pour Cannes dans l'après-midi.
Tandis qu'Elise passe toute la semaine à Cannes, Freinet remonte seul à Vence en fin d'après-midi deux autres fois (généralement mardi et jeudi), parfois avec du ravitaillement dans le coffre de sa voiture, mais aussi, dans le même type de cageot, des outils pédagogiques ou des projets documentaires à expérimenter avec les enfants.  Il vient dans les classes, parle avec les enfants, s'entretient avec les adultes et passe la soirée seul à l'Auberge pour écrire l'article urgent ou noter des réflexions qu'il confiera aux éducateurs. Il repart pour Cannes à l'heure du petit déjeuner, afin de retrouver le travail de son bureau.
Dans les dernières années de sa vie, Freinet fait de sa maison de Vence sa résidence principale mais, comme il se rend fréquemment à Cannes, cela modifie peu ses relations avec l'école et les enfants.
 
La vie quotidienne à l'école Freinet
 
A part quelques enfants des voisins, tous les élèves sont pensionnaires. La plupart ne passent dans leur famille qu'une partie de l'été et reçoivent peu de visites. L'école est véritablement leur famille.
Chaque matin, le lever a lieu à 7 H 30 pour les grands (8 H en hiver, un peu plus tard pour les petits). Choc froid au saut du lit: les enfants vont se tremper nus dans l'eau du bassin (exceptionnellement, il faut rompre la pellicule de glace qui le recouvre et cela fait figure d'héroïsme). On s'enroule aussitôt dans sa couverture jusqu'à ce que le corps soit sec et réchauffé. Ensuite: toilette, douche une fois par semaine par petits groupes, habillage, petit déjeuner et services divers par roulement (mise du couvert et desserte, certains épluchages, balayage, nettoyage, rangement).
De 9 H à Midi, classe du matin. On commence souvent par un chant collectif, puis un tour d'horizon de l'actualité, à travers la presse. Un enfant volontaire lit un passage littéraire ou une poésie. C'est ensuite la lecture des textes libres, le choix de celui qui sera mis au journal scolaire, sa mise au point, sa copie par chacun, sauf ceux qui se mettent à le composer à l'imprimerie. Une rapide exploitation du texte en vocabulaire, grammaire ou conjugaison, selon les difficultés rencontrées dans la mise au point. Echange collectif sur les pistes de travail possibles qu'on note au tableau puis dans l'agenda de la classe. Les volontaires pourront se documenter sur telle ou telle de ces pistes dans la journée ou par la suite.
En milieu de matinée, recherche collective en calcul, parfois en science.
Il n'y a pas eu de récréation, mais la demi-journée se termine par une détente d'une demi-heure avant le déjeuner (12 H30). A la belle saison (de mars à novembre), baignade dans le bassin. Les enfants impubères nagent et se font sécher nus.
Après le repas, détente, sauf quelques petits services, puis activités pratiques de 14 à 16 H 30 (ateliers divers, dont imprimerie, enquête,  expérimentation, promenade). Goûter, précédé d'une baignade par beau temps.
De 17 à 19 H, activités scolaires, individuelles ou par petits groupes (correspondance, travail au fichier autocorrectif, documentation, préparation de conférence, etc.). La dernière demi-heure est réservée à une mise en commun (conférence, réponse aux questions, bilan rapide de la journée).
Les autres écoles ne travaillent pas le jeudi mais, comme les enfants du Pioulier ne quittent pas l'école, ils ont des activités le matin (correspondance avec la famille ou travaux divers), l'après-midi étant réservé à une sortie (nature, ville, baignade au torrent). Parfois, une sortie plus lointaine occupe toute la journée, on a emmené le repas froid.
Le dimanche et pendant les petites vacances, il n'y a pas classe mais des activités de détente.
Certes, il y a deux moniteurs pour encadrer les enfants hors des moments scolaires et pour aider aux ateliers de l'après-midi, mais les instituteurs qui se relaient pour la responsabilité générale des enfants, même la nuit en cas de problème, sont très pris: une journée et un après-midi de liberté chaque quinzaine.
 
Un extraordinaire lieu de rencontres
 
L'école Freinet est, du vivant de Freinet, un carrefour étonnant. Les militants du mouvement n'y viennent généralement que pendant les vacances, grandes ou courtes, plus rarement à l'occasion d'un passage sur la Côte d'Azur, par exemple lors d'une convalescence, ce qui se pratique alors couramment. La plupart viennent pour rencontrer Freinet. Certains sont presque en pélerinage, quelques-uns espérant régler ainsi leurs difficultés personnelles, ce qui exaspère les autres, tandis que Freinet réserve à tous la même écoute.
Les visiteurs étrangers peuvent arriver en toute période, soit en visite rapide, soit en stage de plusieurs semaines. Pour les enfants, c'est l'occasion de les questionner sur leur pays d'origine.
Des journalistes très divers viennent parfois pour un reportage, plus souvent pour questionner Freinet qui les reçoit plus volontiers à Vence que dans son bureau de Cannes, sans doute pour rappeler que la préoccupation des enfants est centrale dans tous ses propos.
Enfin et surtout, des personnalités diverses rencontrent Freinet au Pioulier. Je ne cite que celles que j'y ai rencontrées. Paul-Emile Victor, venu se reposer en convalescence à St-Paul, au retour d'une expédition polaire, accepte de venir répondre aux questions des enfants. Marceau Gast, encore instituteur nomade dans le Hoggar, deviendra sous peu ethnologue spécialiste du peuple touareg. Paul Arma, connu surtout pour ses recherches sur les chants populaires anciens, pourrait croiser Elian Fimbert, l'écrivain de Hautes Terres.
Mon souvenir le plus inoubliable est la rencontre à plusieurs reprises avec Jacques Prévert. C'est son ami André Verdet qui l'a amené à l'école Freinet qu'il ne connaissait que de nom. Un matin, en attendant l'arrivée de Freinet, je leur tiens compagnie. Prévert veut voir les ateliers où s'affairent les enfants qui ignorent que ce visiteur est l'auteur des Escargots qui vont à l'enterrement d'une feuille morte ou du Bonhomme de neige que nous chantons sur la musique de Kosma. Le poète réfléchit tout haut: On sent que ces enfants sont heureux en profondeur. Pour moi, c'est très important que les enfants soient heureux. Et le scénariste du film avorté de Carné La fleur de l'âge (plaidoyer contre les bagnes d'enfants) ajoute: On me dit parfois: "Pour défendre les enfants aussi passionnément, vous avez dû avoir une enfance malheureuse". Pas du tout! J'ai été un enfant heureux, mais il n'est pas nécessaire d'avoir été pigeon pour s'opposer au tir au pigeon. Une parole de Prévert, c'est toujours du Prévert. Mais le poète se voudrait aussi un amuseur d'enfants, notamment ceux-ci qui font à peine attention à sa présence. Aussi saisit-il un petit cartable qui traînait, il l'ajuste en casquette, avec le rabat en visière, et fait des grimaces; ses yeux naturellement globuleux paraissent énormes. Pour nous adultes, c'est irrésistible, mais curieusement les enfants sont plus ahuris qu'amusés. Bien que les relations au sein de l'école n'aient rien de guindé, il ne leur est jamais arrivé de voir un adulte faire l'idiot comme cela, même s'il s'agit du premier poète vivant qu'ils aient jamais rencontré. Heureusement, Freinet arrive, car je me demande jusqu'où le cher Jacques aurait dû pousser son numéro de clown.
 
Problèmes de recrutement des enseignants
 
Comme il le rappelle dans Techniques de Vie (n° 13, avril 62, p. 12), Freinet a obtenu en 1946 un arrêté du Directeur du Premier Degré lui attribuant pour son école trois postes d'enseignants publics, mais ceux-ci doivent être payés par des Inspecteurs d'Académie acceptant une mise à disposition. Cette libéralité s'achève en 1950, quand une "commission de la hache" fait des coupes sombres dans les budgets.
L'école Freinet doit désormais payer ses enseignants. Moi-même, en 50, je suis payé par la CEL en raison du travail très partiel que j'exécute parfois (réécriture plus claire de certains comptes rendus d'expériences pour L'Educateur, décalque de dessins de jeunes enfants pour les travaux de Freinet, etc.). L'impossibilité d'obtenir des postes publics crée une situation financière difficile et surtout une difficulté administrative pour les enseignants qui doivent alors se mettre en congé de convenance personnelle (avec interruption de carrière) afin d'enseigner à l'école Freinet.
En 54, des difficultés similaires s'étant posées pour l'école Decroly de St-Mandé et l'école des CEMEA à Boulogne/Seine, des démarches sont entreprises qui aboutissent à l'ouverture de trois postes publics à l'école Freinet, considérée comme école de plein air. Il existe en effet d'autres cas de classes publiques dans des établissements spécialisés privés. La difficulté est désormais d'obtenir la nomination d'enseignants pratiquant la pédagogie Freinet. L'administration désigne parfois des suppléants sans aucune expérience pédagogique (ce n'est pas le cas le plus critique: Freinet m'a bien choisi alors que j'étais dans cette situation). Parfois il s'agit de titulaires nommés au barème mais n'ayant pas l'intention de se plier aux exigences particulières de l'école Freinet.
A partir de 1958, Freinet obtient le principe d'un droit de regard sur les nominations dans son école. Cela ne résoud pas tous les problèmes et, même dans les cas où il a choisi lui-même ses enseignants, ceux-ci restent rarement longtemps. Ils restent généralement un ou deux ans, puis regagnent leur département d'origine. A trois reprises (1950, 1957, 1965), un conflit éclate même en pleine année scolaire et les enseignants ne terminent pas leur contrat, ce qui ne facilite évidemment pas les relations avec l'administration.
D'autant plus qu'au niveau local, celle-ci n'approuve pas les décisions prises en haut-lieu en faveur de cette école aberrante. Un ami qui enseignait à Vence en 60-61 m'a raconté qu'un jour un Inspecteur Général débarque sans prévenir avec l'Inspecteur d'Académie de Nice et déclare: "Eh! bien, nous allons voir si l'école Freinet abêtit moins que l'école traditionnelle! " Freinet a en effet affirmé à la radio que l'école traditionnelle abêtit les enfants. Alerté par téléphone, celui-ci ne tarde pas à faire irruption et conteste cette arrivée impromptue de l'inspecteur général. Les deux hommes s'invectivent pendant que l'inspecteur d'Académie fait signe à l'instituteur de s'asseoir près de lui : "Laissons-les régler leurs différends qui ne nous concernent pas. "
 
Les difficultés spécifiques de l'école Freinet
 
Mon arrivée à Vence, en juillet 50, a suivi de quelques mois un conflit grave avec le couple d'instituteurs précédents, partis avant Pâques, sans terminer leur deuxième année scolaire. Une période de flottement a laissé des traces sur le comportement des plus grands jouant les caïds auprès de leurs cadets. Le matériel en a également souffert (par exemple, on retrouve çà et là des poignées de caractères d'imprimerie, jetés pour éviter de les redistribuer dans leur casse). Devant cette situation qui me rappelle un peu les réactions de bandes de quartier, je propose à Freinet de commencer l'année sans imprimer et, tout en incitant aux échanges, d'attendre que les enfants soient à nouveau motivés pour remettre en route l'impression du journal. Freinet refuse net cette éventualité, ne pouvant imaginer que les fréquents visiteurs ne puissent voir mises en œuvre toutes les techniques de base de sa pédagogie. Je prends alors conscience que l'école du Pioulier vivra désormais sur un compromis entre de pâles substituts de Freinet (dont je suis) et la vitrine obligée de sa pédagogie.
S'y ajoute les problèmes de nombreux enfants. A part une minorité dont les parents tiennent à la pédagogie Freinet ou au régime de santé d'Elise, la plupart sont des "cas", placés pour raison familiale (décès ou séparation brutale des parents), problèmes caractériels (renvoi de plusieurs établissements, avec parfois séjour en internat plus ou moins répressif). Beaucoup de familles se disent, comme d'autres pour l'homéopathie : "En tout cas, cela ne sera pas pire que ce que nous avons essayé auparavant". D'où des difficultés, pas toujours légères, pour aider chaque enfant à retrouver un équilibre, tout en donnant aux nombreux visiteurs l'impression que la pédagogie Freinet baigne dans l'huile.
Pour moi, le simple fait de pouvoir acquérir une formation au contact de Freinet, dans un lieu où chaque détail est chargé de culture et d'histoire, justifie tous les compromis. Il faut d'ailleurs reconnaître qu'hormis son exigence des techniques de base, Freinet impose peu de choses. L'essentiel est pour lui de garder le contact des enfants et des problèmes de la vie scolaire, de pouvoir expérimenter certaines innovations, sans qu'il se rende toujours compte des hiatus avec la vie quotidienne d'une classe difficile. Il est persuadé d'être peu exigeant, puisqu'il l'est beaucoup moins qu'envers lui-même.
 
L'école Freinet, un lieu témoin qui veut être phare pédagogique
 
Malgré toutes ces difficultés, on assiste, sous l'impulsion d'Elise, épaulée par Michel Bertrand à partir de 1951, à la mise en place d'un mythe: le Pioulier considéré comme un phare pédagogique, célébré par des expositions spéciales de l'école Freinet, le tournage de films, la création de disques, la publication d'un livre de poèmes, plus tard l'ouverture de la maison-musée de Coursegoules.
Il ne suffit plus de témoigner d'une application authentique des techniques, il faut révéler l'école Freinet comme l'école idéale que, dans sa pauvreté, elle n'avait jamais prétendu être avant la guerre et qu'elle ne pourra jamais devenir authentiquement, privée la plupart du temps des fondateurs qui en étaient l'âme.
Pour connaître avec certitude l'origine de cette mythification, il suffit de lire les articles consacrés désormais à l'école Freinet. Ceux qui en parlent comme de l'un "des milliers de laboratoires vivants que sont les classes de l'école moderne " sont signés de Freinet seul. Chaque fois qu'on y exalte le cas exceptionnel de l'école-phare, la signature contient l'initiale d'Elise et, même quand elle est accolée à celle de Célestin, on peut être certain qu'elle a solidement tenu le stylo.
Paradoxalement, lorsqu'elle retrace l'histoire du Pioulier dans L'école Freinet, réserve d'enfants (Maspéro, 1975), Elise arrête son récit à la fermeture de 1941 et consacre à la période suivante, qu'elle n'avait pourtant cessé de célébrer, seulement quelques phrases peu aimables (p. 206): Les temps héroïques sont toujours suivis de périodes mornes, étayées par un arrivisme qui engendre le conformisme le plus bas (...) A la période héroïque succède celle du mandarinat sans grandeur, qui a définitivement rompu avec l'idéologie des grands commencements et ses austères responsabilités.
On doit constater que certains enseignants passés à Vence n'ont pu se plier avec sérénité aux difficultés particulières de la tâche. Entre ceux qui ont su éviter le conflit (notamment le heurt avec Elise que laisse deviner la citation qui précède), s'institue une sorte de fraternité, mêlée d'humour, mais dominée par le sentiment d'avoir vécu une expérience exceptionnelle. 
A plusieurs reprises, espérant tempérer un heurt, je suis intervenu amicalement auprès de Freinet en lui rappelant mes propres difficultés à Vence; parfois c'était trop tard. Au sein de l'ICEM, même ceux qui seront choqués ou navrés que j'ose aborder ce problème sans détour, devront reconnaître honnêtement qu'ils ont parfois dissuadé leurs propres amis de se porter volontaires pour enseigner au Pioulier, s'ils sentaient que leur personnalité s'adapterait mal au caractère particulier de l'école.

 
Le conflit avec le Parti Communiste
 
Je me doute que certains lecteurs m'attendent particulièrement sur ce chapitre, comme s'il avait une importance centrale dans la biographie de Freinet. Je considère pourtant que le véritable drame est la longue série de rendez-vous manqués entre l'ensemble de la gauche syndicale et politique et ceux qui ont réellement tenté de changer l'éducation et l'école. L'affrontement entre le P.C. et Freinet, dans les années 50, n'est à mes yeux qu'un épisode peu glorieux d'un ratage beaucoup plus profond et hélas! moins circonscrit dans le temps.
Pour analyser ce conflit qui voit Freinet rejeté par son parti auquel il était si attaché, nous sommes limités par l'absence de clarté du P.C. sur ce sujet. Je trouve choquant de voir parfois des enseignants ou étudiants, désireux d'étudier ce problème, renvoyés vers l'ICEM (et finalement vers moi) par des militants ou responsables communistes que je sais plus ou moins directement impliqués dans le conflit ou, en tout cas, très au courant de son déroulement et peut-être même de son mobile exact. Le silence et la langue de bois sont inacceptables, tout comme la difficulté de connaître tous les éléments du dossier. Je m'appuie donc sur les pièces que j'ai pu retrouver, surtout des lettres échangées entre Freinet et ses camarades communistes, des circulaires de la CEL et de l'ICEM, divers articles de presse.
Si l'on s'en tenait à la lecture des articles de La Nouvelle Critique  et de L'Ecole et la Nation, on pourrait croire qu'il s'agit essentiellement d'un débat de doctrine, si polémique soit-il. Après lu en détail les éléments dont je dispose, je pense qu'au-delà de la diatribe, il s'agit (et je pèse mes mots) d'un règlement de compte dont il restera à élucider les motivations réelles.
 
Une campagne de calomnies contre la personne de Freinet
 
Elle a commencé dès 1943, lors de la Libération en Algérie. De Gap, Elise Freinet réussit en novembre 44 à reprendre contact par courrier avec son amie Suzanne Carmillet (devenue plus tard Daviault par son mariage), alors institutrice à Tizi-Ouzou (Algérie) et militante communiste. Dans sa réponse du 20 décembre, celle-ci décrit les pénibles années de guerre, puis les ambiguïtés de la Libération au Maghreb depuis 43, et elle s'indigne: "Il faut absolument que Freinet prenne la peine de se laver des accusations qui ont été portées contre lui par le P.C.  En Alger, il a couru le bruit que Fr. était un traître et collaborait avec l'ennemi: il aurait accepté d'aller faire un voyage en Allemagne. C'est Fajon qui m'a mise au courant alors que j'étais venue lui parler Education Nouvelle. Cela a eu une répercussion énorme sur le GAEN (groupe algérien d'éducation nouvelle). On ne pouvait pas prononcer ton nom, ni nommer nos références quand, au cours d'un article de propagande, on citait un passage de "La Technique Freinet".  Elle ajoute que les meilleurs militants du groupe n'ont pas prêté foi à ces accusations, mais que Fabre (futur responsable national du GFEN) était le plus intransigeant "au nom de la ligne" et que Lisette Vincent (alors secrétaire du GAEN, avant d'entrer au secrétariat de Marty) se pliait à son point de vue.
Aussitôt prévenu, Freinet cherche à découvrir l'origine de cette rumeur sans aucun fondement et il écrit à Robert Enard, professeur communiste marseillais, à qui il avait montré en 1941 le manuscrit de Conseils aux parents  que ce dernier lui avait déconseillé de publier. Enard répond le 24 janvier 45 : J'ai bien reçu ta lettre du 16 courant, tu sembles particulièrement pessimiste; je t'ai précisé la déposition que j'avais à ce moment-là  faite aux membres du parti. D'autre part, je suis étonné que l'on te reproche d'avoir voulu faire des conférences en Allemagne; ceci ne vient évidemment pas de moi et je n'en reste pas moins attaché à tes réalisations passées, à l'esprit de l'imprimerie à l'école, mais je je puis en aucune sorte revenir sur le jugement que j'ai porté sur ta brochure: "Conseils aux Parents". Je suis heureux que l'enquête locale dans le département  (les Hautes-Alpes, puisque Freinet siège encore au Comité de Libération)te soit favorable.  Enfin, tu dis ne pas avoir la prétention de te disculper mais je pense que tu devras continuer à te soumettre à l'enquête dont tu dis être l'objet. Je pense que tu doives continuer ton œuvre pédagogique à la condition qu'elle puisse supporter l'examen favorable des nôtres; je ne sais pas si l'on te rendra hommage à retardement comme tu le dis, mais je sais que ceux qui t'ont compris autrefois, admirent encore cette œuvre quelle que puisse être ton attitude. Je t'avais déjà ainsi précisé notre position en te renvoyant ta brochure dactylographiée mais nous gardons le droit de critiquer l'attitude personnelle de ceux  dont nous continuons à admirer les travaux. Je pense que tu sortiras au mieux de cette affaire, je le souhaite et à ce moment-là , nous oublierons les erreurs des uns et des autres s'il y a lieu. Bien amicalement.
Dans le premier n° de L'Educateur  publié en février 45 à Gap, Freinet met en garde contre les calomnies qui circulent à propos de son attitude pendant la guerre, mais il n'en précise pas l'origine. Il saisit de son cas la direction du P.C.F., 44 rue Le Peletier à Paris, dont il reçoit cette réponse du 25 juin 45:
Le COMITE CENTRAL du PARTI COMMUNISTE FRANCAIS, ayant pris connaissance du rapport de la Commission Centrale de Contrôle Politique, a décidé que : pour le cas de FREINET, Instituteur, Représentant le Parti au C.D.L. des Hautes-Alpes, La C.C.C.P. n'a pas à laver FREINET de calomnies qui pour elle n'existent pas. La région doit faire elle-même le nécessaire si elle le juge utile             LE SECRETARIAT  :  LEON MAUVAIS
 
On pourrait croire l'affaire classée. Et pourtant les calomnies ne cessent de circuler, ayant toujours pour origine des responsables communistes. Le 30 avril 49, Maurice Perche, alors instituteur d'Eure-et-Loir et militant de l'ICEM, écrit à Freinet qu'il vient de rencontrer Paul Delanoue, responsable de la FEN-CGT, pour lui remettre le rapport au Comité Central, rédigé au congrès d'Angers par les militants communistes de l'ICEM. Delanoue lui a réaffirmé les accusations suivantes: Freinet a signé un engagement sous l'occupation au camp de concentration  (ce que contestent ses compagnons de camp). Freinet a écrit un livre pour les parents d'élèves faisant l'éloge de Pétain. Mais le livre n'a pas paru. Il a été retouché ensuite.  Or le reproche d'Enard portait justement sur la publication qu'il avait déconseillée. Ajoutons que Perche abandonnera l'ICEM en 52, dès qu'il sentira que le mouvement n'est plus "dans la ligne".
Aussitôt, Freinet réagit auprès du secrétariat départemental du parti (les A.M. où il réside maintenant), comme le conseillait la réponse du Comité Central. Il rappelle les calomnies, le nom de ceux qui les profèrent et conclut:
Ces calomnies, répétées complaisamment, et avec d'autant plus d'insistance qu'elles sont formulées par des responsables, ont accrédité dans le Parti l'opinion que je suis un traître contre qui se jette l'exclusive. Le sabotage par les organismes du Parti de notre congrès de la CEL de Angers à Pâques dernier n'est qu'un épisode de la campagne de calomnie dont je fournis aujourd'hui des preuves.  J'en ai assez d'être considéré comme traître dans un Parti que j'ai servi avec dévouement et dignité pendant vingt-trois ans. Je demande que justice me soit rendue. Il ne s'agit ici ni de discipline de Parti ni de doctrine, mais de propreté et de dignité. Le Parti Communiste ne saurait être ni le Parti des traîtres, ni le parti des calomniateurs. Si la preuve est faite que je suis un traître, on doit m'exclure du parti. Dans le cas contraire, on doit me laver de ces calomnies et faire taire les calomniateurs.  J'insiste à nouveau pour que le parti règle sans tarder cette affaire de propreté. Je demande qu'on me confronte avec Enard, Fajon et Delanoue, qui apporteront leurs preuves. Quant à moi je n'ai rien à renier d'un passé de lutte au service du Parti. J'ai fourni à la Fédération les documents en ma possession. J'ai entre les mains l'original de mon livre "CONSEILS AUX PARENTS qui semble être à l'origine des calomnies d'Enard. Mais comme cet exemplaire est unique, je ne puis m'en défaire. Je le soumettrai à la commission au moment de la confrontation. Je suis prêt à me rendre à Nice ou à Paris à cet effet. 
Cette affaire de calomnies soumise au  Parti est tout à fait indépendante de la question pédagogique sur laquelle le Parti discute et Calas enquête, savoir : la pédagogie moderne, l'œuvre et l'orientation de la CEL. Personnellement je ne me prêterai à aucune discussion pédagogique ou autre tant que pèseront sur moi les calomnies qui me déshonorent.
Si je n'ai pas de réponse dans la huitaine, j'écrirai une dernière fois à Maurice Thorez pour lui signaler l'urgence d'une solution qui peut être rapide. Thorez me comprendra comme me comprennent certainement tous les militants qui savent que honnêteté, dignité et fidélité communiste sont inséparables.                              Salutations communistes
Dans sa lettre, Freinet date clairement son entrée au parti (1949-23 =1926) et prouve qu'il en est encore membre en 1949, contrairement à certaines rumeurs. On imaginerait mal qu'il croie pouvoir mentir à des responsables locaux, mieux placés que quiconque pour savoir s'il a ou non repris régulièrement sa carte.
L'allusion à Maurice Thorez s'explique par le fait que ce dernier lui a adressé à plusieurs reprises des témoignages de sympathie. Le 15 septembre 49, il répond de sa main, sur papier à en-tête du Secrétaire Général, à l'envoi de Naissance d'une Pédagogie Populaire.
Chers camarades,  Merci pour le livre solide et émouvant d'Elise sur trente années d'efforts en faveur d'une pédagogie populaire à laquelle demeure attaché le nom de Freinet.  Avec l'assurance, pour vous deux, de mes sentiments fraternels.      Thorez
Il dédicace un exemplaire d'une nouvelle édition de Fils du Peuple  Aux maîtres de l'école nouvelle  Elise et Charles Freinet.  La méprise sur le prénom s'explique par le fait que Freinet ne signe jamais par son prénom, qu'il semble ne pas aimer, mais uniquement par l'initiale.
Le 20 avril 50, nouvelle lettre manuscrite pour remercier de l'envoi du livre Essai de Psychologie sensible.
Cher camarade Freinet,  La préparation et le déroulement de notre Congrès ne m'ont pas permis de vous remercier aussi vite que je l'aurais voulu pour votre dernier livre, que je me propose de lire attentivement comme chacune de vos productions.  A vous bien fraternellement              Thorez
Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'on ne trouve pas là trace d'hostilité ou de méfiance vis-à-vis d'un traître et, après les attaques dans La Nouvelle Critique, Freinet ne manquera pas de rendre publique cette correspondance auprès des militants communistes troublés, en faisant réaliser des clichés en fac-similé des envois manuscrits de Thorez.
A Pâques 51, au congrès ICEM de Montpellier, Raoul Calas, membre du Comité Central du PC, affirme devant un groupe de militants communistes du mouvement : Aucune des attaques lancées contre Freinet et mettant en cause son attitude pendant la guerre n'a de fondement. C'est ce qui ressort d'une enquête que nous avons menée. Freinet est un communiste avec tous les droits et aussi tous les devoirs que ce titre implique.
 Cogniot fait état d'une réhabilitation de Freinet en 49. Pourtant on ne peut réhabiliter que pour réparer une condamnation préalable, or le parti n'a jamais prononcé de jugement. En tout cas, cette nouvelle affirmation devrait mettre un terme définitif aux calomnies. Il n'en est rien. Dans les années 80 encore, une universitaire de Dijon, Mme Denis, n'hésite pas à affirmer publiquement que Freinet a dédicacé à Pétain L'Education du travail (comme le livre a été publié pour la première fois en 1949, une telle dédicace aurait été simplement suicidaire). Cette affirmation choque un de ses étudiants, Denis Roycourt, qui me demande des informations. Sur mes conseils, il questionne le professeur sur ses sources: Roger Gal lui aurait dit cela en privé, dans son bureau de directeur de la Recherche Pédagogique. C'est l'exemple type du ragot fluctuant que l'on a colporté oralement sans jamais le publier, sachant que cela provoquerait un procès en diffamation.
 Est-ce une coïncidence? Quatre des protagonistes cités: Fajon, Enard, Delanoue et Perche se retrouvent un peu plus tard aux commandesde L'Ecole et la Nation, revue des enseignants communistes. Peut-on s'étonner que Freinet n'y soit pas en odeur de sainteté?
 
Un procès dans La nouvelle Critique
 
En avril 50, après le congrès de Nancy où, après des discussions passionnées entre militants communistes et non communistes, avait été votée une motion pour la paix allant aussi loin que possible en ces temps de guerre froide, Freinet envoie  à quelques amis communistes du mouvement, la copie dactylographiée d'un article de J. Snyders dans La Nouvelle Critique. A cette époque sans photocopieur, il faut faire de multiples frappes sur papier pelure avec carbone. Bien que non communiste, j'en reçois un exemplaire car, à Nancy, Freinet a apprécié que j'aie, avec l'inconscience fougueuse de la jeunesse, porté la contradiction à Mme Seclet-Riou en l'entendant parler de certaines lectures développant "les mauvais instincts" des enfants.
Je ne ferai pas ici l'exégèse de l'article de Snyders, placé sous le patronage d'une citation de Jdanov. Les mots mystification et mystifier reviennent 7 fois dans le texte, renforcés par: plaisanterie (2 f.), illusion, prétentions dérisoires. Sur le plan idéologique, la "méthode Freinet" a toutes les tares: (incroyablement ) réactionnaire (2 f.), (petit ) bourgeois (2 f.), idéaliste, gauchiste, non révolutionnaire, conception réformiste, antiprogressiste, prétention démocratique, révolution sans politique et sans action de parti, fausseté des principes.
"Il est très grave de voir des enseignants, même sincèrement progressistes, se confier à elles (ces méthodes nouvelles) et ne pas voir que peu à peu, insidieusement, elles les amènent à s'isoler dans la pédagogie pure."
Concernant la pédagogie, il faut dénoncer: le danger des méthodes, les trucs pédagogiques, l'atmosphère artificielle, la spontanéité enfantine (2 f.), refuge douillettement abrité, nid douillet, école fermée sur elle-même, univers puéril. Le journal scolaire n'est que le lien entre petits mondes enfantins. Les enquêtes dans le milieu ambiant se contentent de détails pittoresques, anecdotes.
Freinet est rapproché de ces antiprogressistes que sont Dewey, Piaget et Dottrens, ce qui explique la tendresse gouvernementale (sic) pour les méthodes nouvelles. L'auteur se livre à la critique de 3 BT pour prouver qu'on n'y exalte pas la lutte des classes et l'anticolonialisme. Il termine par la seule référence possible: "Makarenko et les réalisations soviétiques, les résultats déjà atteints dans les démocraties populaires nous montrent le chemin ".
Freinet nous avertit qu'il évitera d'envenimer un conflit qu'il croit encore pouvoir régler, au besoin par le recours à Thorez. Par contre, il nous incite à réagir à notre guise. Elise propose de nous répartir les passages à contredire, puis se ravise: cela sentirait trop la riposte concertée, mieux vaut laisser libre cours à nos réactions personnelles. Devant la méconnaissance, par l'auteur, de la réalité des classes pratiquant la pédagogie Freinet, on se demande aussitôt si Snyders, professeur de philo en khagne à Lyon, s'est au moins informé. Nous apprendrons qu'il a fait une visite éclair chez un collègue de la banlieue lyonnaise et a trouvé qu'on y cultivait trop l'esprit critique.
L'article sucite des réponses émanant de bien d'autres militants que ceux alertés par Freinet. La rédaction de La Nouvelle Critique  ne s'attendait probablement pas à recevoir autant de réactions et je ne crois pas qu'elle avait prévu de continuer le débat dans les sept numéros suivants (n° 18 à 24, de septembre 50 à mars 51). Et pourtant une faible partie seulement des lettres est publiée, en ayant soin d'opposer pour les neutraliser les différents types de réactions. Pour clore le débat, on appelle à la rescousse Cogniot qui publie dans le n° 27 (juin 51) des Remarques préalables à un essai de bilan après la discussion sur l'éducation moderne. Le même Cogniot publiera l'année suivante (n° 36 à 38, de mai à août 52) une série d'articles intitulés D'une libre critique de l'éducation moderne.
Au début de 51, Roger Garaudy vient à Nice faire une conférence à double thème: la défense de l'école laïque (la droite veut faire passer la loi Barangé d'aide à l'enseignement privé) et la critique de la pédagogie moderne. Le rapprochement est par lui-même insidieux. Avec mon collègue Lagrave, nous décidons d'y aller pour réagir. Freinet refuse de nous accompagner pour ne pas se trouver en situation d'accusé. En fait, il n'y a aucun débat, il s'agissait d'une simple conférence. Nous allons voir Garaudy à la fin pour lui exprimer notre désaccord, non seulement sur le fond mais sur le rapprochement avec la loi Barangé. Le conférencier nous explique de façon presque conciliante qu'il ne pouvait se déplacer à plusieurs reprises et qu'il ne fait qu'exprimer des critiques personnelles qui n'engagent que lui. Quand nous rapportons cela à Freinet, il  nous répond: Tout membre du comité central sait qu'en s'exprimant publiquement, il engage le parti tout entier. Garaudy ne dirait pas cela s'il n'avait le soutien de la direction.  Mais, depuis octobre 50, Maurice Thorez, frappé d'hémiplégie, est soigné en URSS. Sur qui s'appuyer en haut-lieu pour arrêter les attaques ?
 
L'impossible dialogue avec L'Ecole et la Nation
 
En octobre 51, le PC lance une nouvelle revue destinée aux enseignants: L'Ecole et la Nation. Dès le premier n°, cela démarre mal pour Freinet et pour l'ICEM. Un article de Diquelou sur le film L'Ecole buissonnière  escamote le fait qu'il s'appuie sur une réalité historique et évidemment occulte le nom de Freinet. Un autre article de F. Seclet-Riou traite des revues et manuels scolaires, sans parler de L'Educateur  et en se contentant de citer, parmi les organisations à but non lucratif, une certaine Coopérative de l'école publique.
Freinet rencontre une députée communiste, Elise Grappe, qui lui promet un rectificatif sur le film. Provisoirement satisfait de cette promesse, il écrit le 13-11-51 une longue lettre :
                      au Camarade Fajon, Directeur de L'Ecole et la Nation
Je crois de mon devoir de Communiste de donner mon opinion motivée, et que je désire constructive, sur la forme et le contenu d'une publication qui, dans les circonstances actuelles, pourrait - et devrait - rencontrer le meilleur accueil des instituteurs. Je pose quelques principes préalables qui sont valables d'ailleurs pour toute publication nouvelle :
1°) L'ECOLE ET LA NATION ne pourra avoir un succès durable que si les éducateurs à qui elle s'adresse en voient l'utilité, sinon la nécessité.
2°) Un long commerce avec les instituteurs nous apprend que les méthodes de propagande valables avec les paysans ou les ouvriers ne sont pas toujours efficientes avec les éducateurs, surtout lorsqu'il s'agit de leur métier. Ils ont un esprit critique, ou criticailleur, très développé. Ils n'aiment pas qu'on ait l'air de les pousser là où ils ne veulent point aller. Très individualistes, ils tiennent à faire l'expérience de leur propre compréhension. Il faut tenir compte de ces considérants complexes si on prétend les accrocher.
3°)  En conséquence, et sous aucun prétexte, ne publier dans L'Ecole et la Nation aucun des articles exclusivement politiques que les instituteurs ont l'habitude de lire dans les organes politiques ou d'entendre dans les réunions. Cela ne signifie nullement qu'on doive cacher le drapeau communiste, mais qu'il faut aborder les instituteurs par le biais du travail  et non de la propagande politique, le travail bien compris devant mener d'ailleurs à une meilleure compréhension politique.
Que faire, au point de vue constructif ? Il ne faudrait jamais oublier que nous ne nous adressons pas à des hommes pris en général mais à des éducateurs. En conséquence :
1°) Considérer ou reconsidérer tous les problèmes d'éducation à la lumière des doctrines marxistes, léninistes, par les enseignements décisifs des expériences soviétiques et de démocraties populaires, en mettant en valeur les perspectives humaines de la véritable éducation socialiste.
2°) Renseigner les éducateurs sur l'éducation de l'URSS et des démocraties populaires, ce qui est une façon positive de poser notre programme de classe et de faire sentir, dans la coexistence des deux systèmes politiques, la supériorité du système socialiste;
Je verrais personnellement :
a) un leader qui poserait, dans l'actualité, l'ensemble des problèmes d'éducation, objectivement, en donnant l'opinion du Parti ou du moins de larges citations des grands militants du Parti, afin de faire comprendre la légitilité et la solidité historiques des soluyions envisagées.
b)  l'Ecole et la Politique avec interventions des députés en faveur de l'Ecole.
c) l'Ecole et le syndicalisme.
d) l'Ecole et l'économie, en fonction de la lutte de classe.
e) l'Ecole et la pédagogie (qui ne serait donc qu'un élément de l'ensemble)
f) de grandes enquêtes :
     - le contenu de l'enseignement (sur lequel j'aurais personnellement mon mot à dire parce que j'estime qu'on fait fausse route, du moins pour le primaire)
     - l'éducation post et péri-scolaire
     - la modernisation de l'enseignement
     - livres et journaux d'enfants
     - les constructions scolaires
     - la rééducation des enseignants eux-mêmes
g) l'Ecole à travers le monde : URSS, Démocraties populaires et ailleurs aussi. Il y a un peu partout des expériences progressistes, et donc positives quant à leur point de départ, dont le système social et politique limite la portée et le développement. il ne faut pas les sous-estimer systématiquement mais faire sentir pourquoi justement elles ne peuvent avoir leur pleine résonance.
h) critique des livres et revues (ne pas rééditer le parti-pris sectaire de Mme Seclet-Riou)
i) critique des films, de la radio et des disques
j) courrier des lecteurs.
Il faudrait enfin que cette revue ne soit pas l'œuvre d'une équipe réduite sans liaison permanente avec la base. C'est à la base qu'il faut donner la parole, la dirextion se contentant de redresser les erreurs inévitables des novices.
Si L'Ecole et la Nation parvenait ainsi à intéresser les instituteurs aux problèmes scolaires actuels : si on les mobilisait par des discussions sans dogmatisme, à base de pratique, cette revue pourrait alors parvenir à jouer un rôle de premier plan dans l'évolution de l'ecole et des éducateurs.
Bien cordialement                                     C. Freinet
 
Incontestablement, Freinet semble tourner la page sur la polémique de La Nouvelle Critique, revue pour intellectuels, et tente de repartir sur d'autres bases avec une revue tournée vers les enseignants. Le 27 mars 52, Freinet fait à trois camarades communistes (Daviault, Lallemand et Barboteu) le compte rendu d'une visite de Pierrard, mandaté par le Comité Central pour prendre contact avec lui avant le congrès de l'Ecole Moderne de La Rochelle :
La discussion s'est amorcée et poursuivie dans une excellente athmosphère qui montre que certains camarades sentent bien lorsqu'il y a fausse manœuvre mais qu'ils n'ont peut-être pas la volonté ni la possibilité de s'y opposer.
 Tous deux ont préparé la participation au congrès de Guy Besse, Voguet et Pierrard, trois camarades n'ayant jamais eu de différend avec Freinet.
Le parti voudrait naturellement utiliser au maximum le congrès pour le travail d'éducation révolutionnaire. Nous avons eu à ce sujet une très longue discussion au cours de laquelle j'ai précisé le caractère unitaire de notre mouvement et l'esprit des instituteurs en général et de nos adhérents en particulier. J'ai bien expliqué que, étant donné surtout la tendance actuelle qui base sur le travail toute notre activité, il fallait éviter à tout prix les discours et le verbiage. (...) Je lui ai dit que je voyais une occasionde faire du bontravail marxiste, c'était d'axer une soirée sur le thème : le contenu , au sujet duquel des opinions très intéressantes pourraient se faire jour. (...) Je lui ai déjà dit un mot de notre conception du contenu. Il ne faudra certes pas se formaliser si des positions non marxistes y sont exprimées. Mais dans l'ensemble, si nous faisons notre travail avec intelligence, cette discussion pourrait servir notre cause. Elle serait d'ailleurs essentiellement éducative pour l'ensemble des adhérents. Pierrard est d'accord.
On pourrait croire le dialogue réengagé sur de nouvelle bases. Pourtant, le seul prolongement sera en mai 52, un article de Voguet qui, en reprenant les arguments de Cogniot dans La Nouvelle Critique, prouve qu'on ne glissera pas une feuille à cigarette entre les deux revues du parti. Puis, l'ICEM est accusé de soutenir les cléricaux contre les laïcs (version falsifiée d'une discussion du congrès), de bénéficier par son opportunisme de soutiens officiels (en réalité, les embûches se multiplient au contraire).
Plus tard, la CEL sera coupable de profiter des crédits Barangé, versés à toutes les écoles, publiques ou privées. Freinet avait combattu cette première atteinte à la laïcité, mais pourquoi interdirait-on aux écoles publiques d'acheter avec ces crédits une imprimerie ou une collection de BT?
En février 53, c'est Henri Wallon qui monte au créneau pour critiquer Freinet et sa psychologie.  En mars, paraissent deux articles bizarrement contradictoires sur L'enseignement de la grammaire. Je suppose que l'on avait d'abord passé commande d'un article au grand linguiste Marcel Cohen, en espérant que ce communiste sincère "exécuterait" Freinet dans ce domaine. Il se trouve que Cohen connaît bien Freinet à qui il avait confié l'une de ses filles avant la guerre et qu'il n'est pas loin de partager son opinion concernant l'apprentissage prématuré de la grammaire. Sans citer Freinet, il écrit un article argumenté, très mesuré, qui n'est pas du tout le réquisitoire attendu mais qu'il est impossible de refuser, compte tenu de la compétence incontestable  de l'auteur. On le double donc d'un article anonyme (qu'on sait écrit par F. Seclet-Riou) ayant pour titre: Quoi qu'en dise Freinet, la grammaire n'est pas inutile. Evidement de nombreux militants (parmi lesquels Barboteu et Daviault) réagissent en écrivant à la revue que Freinet pourrait contresigner le premier article, alors que le second est un tissu d'inexactitudes. Bien entendu, la revue ne publiera aucune réaction.
Désormais, à part un autre article de F. Seclet-Riou sur Les bases idéologiques de la pédagogie Freinet,  en avril 54, on préfèrera s'attaquer sous un autre angle aux responsabilités de Freinet.
 
Des attaques sur la vie démocratique du mouvement
 
Pour analyser ce qui se passe à Pâques 53 au congrès de Rouen, il faut revenir un peu en arrière. Depuis 1952, Freinet est très mécontent de l'absence de travail pédagogique de Fontanier, instituteur du Gers, à la tête de la commission Histoire. Entre les congrès, il n'anime rien. Quand on lui demande son avis sur un projet de fiche ou de BT, il le démolit sans apporter d'éléments positifs qui permettraient d'en améliorer le résultat, ce qui a pour effet de décourager ceux qui travaillent. Au congrès, il n'hésite pas à descendre en flammes publiquement des fiches d'histoire pour le CE, un projet de fiches-guides pour les plus grands, travaux qui n'étaient peut-être pas parfaits mais sûrement estimables. Freinet veut donc que Fontanier cède sa responsabilité à un camarade moins négatif. Désormais, celui-ci se retranche derrière les critiques de son parti sur le "contenu" des éditions de la CEL.
Au congrès de Rouen (Pâques 53), lors de l'assemblée générale des actionnaires de la CEL, le président, Alziary, propose une liste de 4 suppléants pour renforcer le CA : Fonvieille, Cabanes, Bernardin et Hourtic. On pourrait s'étonner de voir proposer une liste plutôt que de susciter des candidatures individuelles, mais il s'agit d'un choix pesé collectivement par les différents membres du CA pour inclure dans les instances des travailleurs de commissions diverses (cinéma, connaissance de l'enfant, sciences) et de différentes régions (dans le cas présent, banlieue parisienne, Aveyron, Haute-Saône, Gironde). Détail significatif: Freinet a proposé lui-même Fonvieille pour effacer le conflit sur les films au congrès précédent.
Au moment de passer au vote à main levée, un militant communiste, Soubsol, déclare que, pour respecter la démocratie, il faut faire appel de candidatures et qu'il propose Fontanier, ce qui est évidemment une provocation contre Freinet. Alziary réagit en déclarant que les suppléants n'ayant pas d'existence statutaire, il annule sa proposition de vote. Quelques amis de Fontanier chahutent en protestant "au nom de la démocratie". Certains militants pensent qu'il vaudrait mieux procéder au vote nominatif par écrit, persuadés que Fontanier serait rejeté par la plupart des congressistes, mais c'est compter sans le problème des détenteurs de mandats, donnés par les actionnaires absents: il faudrait des heures pour mettre en place un vote formel. D'ailleurs choisir individuellement des candidats que l'on connait à peine est-il plus démocratique que de faire confiance à une instance collective qui rend régulièrement compte de ses propositions et de ses actions?
Dans le brouhaha des discussions, un militant du Pas-de-Calais, Delporte, vient dire à la tribune qu'il s'agit d'une machination préméditée par le PC pour démolir le congrès et la CEL, car dans son département le parti dissuade les militants communistes d'assister aux réunions du groupe. Cette affirmation provoque un tollé auprès d'un grand nombre de militants. Même de simples sympathisants comme moi ne peuvent imaginer une telle machination. Et pourtant, le responsable communiste du Pas-de-Calais est le bras droit d'Auguste Lecœur dont Henri Guillard, militant ICEM de l'Isère, affirmera, un peu plus tard, avoir lu confidentiellement une lettre reçue par son ami Gamond, sous-directeur de l'école des cadres du PC. Lecœur y écrivait que "le parti n'aura de cesse d'avoir détruit la CEL".
Rien ne prouve la préméditation de l'intervention des amis de Fontanier au cours du congrès, mais l'intention du PC de torpiller l'ICEM et la CEL deviendra vite évidente. L'assemblée CEL se termine sur un malaise général.
N'étant pas membre du parti, je n'assiste pas à la rédaction du texte de divers militants communistes, mais ayant dîné avec plusieurs d'entre eux (les Daviault, les Lallemand et Madeleine Porquet), je sais qu'encore sous le coup de l'émotion, ils veulent très sincèrement empêcher à tout prix la fracture entre Freinet et le parti. Tard dans la nuit (hors de la présence de Freinet qui d'ailleurs n'a pour le moment pas renouvelé son adhésion), ils se mettent d'accord sur ce texte destiné aux instances du parti :
Les instituteurs communistes présents au Congrès de l'Ecole Moderne à Rouen
-  regrettent que La Nouvelle Critique et L'Ecole et la Nation aient engagé, sans s'être d'abord informées près des militants du Parti, adhérents à l'Ecole Moderne, le débat sur la pédagogie de ce mouvement, débat dont la forme a entraîné des incidennts regrettables.
-  ils regrettent également que L'Ecole et la Nation ait inséré que Freinet, à La Rochelle, avait été conduit à "défendre des propagandistes de la religions contre des militants laïcs" (mai 52, n°8), ce qui est une erreur (bel exemple d'euphémisme), et vous demandent, dans un but d'apaisement nécessaire à des discussions fructueuses, de bien vouloir le reconnaître dans une prochaine édition.
- ils regrettent encore que les lettres adressées par Daviault (du Doubs), Guillard (de l'Isère), Bruna-Rosso (de Saône-et-Loire), Lallemand (des Ardennes), en particulier à des responsables du Parti soient toujours restées sans réponse.
Conscients de leurs responsabilités au sein de la CEL, ils reconnaissent objectivement avoir failli à leur devoir de communistes par manque de travail et de vigilance au sein d'un mouvement de masse
-  déclarent, d'accord avec la position du Parti, que les instituteurs, membres de la CEL, sont considérés comme des meilleurs parmi les pédagogues de notre nation.
-  s'engagent à parfaire leur éducation idéologique, à participer de façon positive à la discussion pédagogique ouverte dans La Nouvelle Critique et L'Ecole et la Nation, à approfondir dans les colonnes de l'Educateur les mêmes problèmes d'éducation dont la structure de la société capitaliste empêche souvent une vision nette.
-  proposent que la discussion sur les Techniques Freinet reparte sous une forme nouvelle avec la participation au comité de membres du Parti adhérents à la CEL.
- s'engagent à aider Freinet à poursuivre ses travaux toujours plus démocratiquement et à lutter pour maintenir avec lui le mouvement de l'Ecole Moderne sur le chemin de la classe ouvrière avec tout l'enthousiasme pédagogique de ceux qui l'animent.
Ont signé : Y. Mardelle, L. Bens, L. et S. Daviault, Barboteu, E. et R. Lallemand, S. Dubois, Fontanier, M. Porquet, Soubsol, et quelques noms peu lisibles et inconnus.
On pouvait difficilement aller plus loin dans l'autocritique et la volonté de dialogue. Ce texte ne sera pas publié par la revue, ni le rectificatif effectué.
Dans le n° 18 de mai 53, L'Ecole et la Nation publie un article de Suzanne Dubois qui n'est qu'une longue diatribe contre le congrès de Rouen (tenu dans une ville de droite) et contre l'Ecole Moderne "devenue un mouvement d'instituteurs dont les animateurs n'ont pas senti la nécessité de lui donner une cohésion, une direction solide, au contraire noyés par la collaboration active (mais assez anarchique) des centaines d'instituteurs attirés vers nous par nos seules techniques, noyés par une coopérative devenue difficile à gérer, ils sont devenus opportunistes et satisfont la réaction." Refusant de se contenter de la motion finale du congrès qui se concluait pourtant sur la décision "de lutter contre toute exploitation de l'homme par l'homme dans une sociètè socialiste œuvrant pour la Paix," elle réclame, d'après elle, avec ses camarades du Nord "une Charte de  l'Ecole Moderne qui sera étudiée, établie, discutée par tous les adhérents."
On voit la contradiction d'attitude avec le texte qu'elle avait signé à Rouen. Fait beaucoup plus grave pour quelqu'un qui se réclame de la démocratie, l'auteur n'a pas jugé utile de faire lire son texte aux camarades du Nord qu'elle implique sans les avoir consultés, pas même Madeleine Porquet, signataire avec elle du texte de Rouen. Tollé dans le groupe dont elle était déléguée départementale et on lui demande des comptes sur son attitude. Ce qui ne l'empêchera pas de proclamer partout qu'elle a été limogée par Freinet et même d'expliquer par lettre à Pauline Cahen, militante communiste de Strasbourg, que la plus acharnée contre elle avait trahi pendant la guerre (il ne peut s'agir que de M. Porquet, déportée pour faits de résistance). Conception très particulière de la démocratie.
Dans le n° suivant (juin 53) de la revue communiste, Barboteu tente, toujours sous le titre Pour une Charte de l'Ecole Moderne, de concilier les inconciliables. Fontanier va plus loin dans le n° 20 de juillet en écrivant, sous le titre La démocratie est nécessaire, une féroce diatribe contre Freinet, réactionnaire par son refus d'aborder la discussion sur des bases sérieuses et scientifiques, lui qui fait l'éloge de ce fameux élan vital cher aux obscurantistes et fascistes., exigeant qu'on le soutienne inconditionnellement et remplaçant autoritairement ceux qui s'opposent à lui. Fontanier remet en cause la notion de travail pédagogique au sein du mouvement et justifie, par le refus "des productions purement techniques ", son absence de contribution aux éditions. Il en appelle pour conclure à une véritable démocratie par la réalisation d'une Charte de l'Ecole Moderne, semblant ignorer qu'elle existe depuis le congrès de Nancy (1950), avant, il est vrai, les premières attaques de La Nouvelle Critique. Lui aussi pratique une singulière démocratie en démolissant avec haine Freinet, dans une lettre à Pauline Cahen qui n'avait pas assisté au congrès.
En janvier 54, Fontanier prend la tête d'un groupe qui exige dans L'Educateur une "discussion constructive sur la pédagogie de l'Ecole Moderne" qu'on sent surtout destinée à mettre en question les décisions unanimes du CA de la CEL sur un conflit qui vient d'éclater dans l'entreprise. Si l'on défalque des signataires ceux qui ne sont ni adhérents CEL, ni même abonnés à L'Educateur, on lit peu de noms nouveaux. Outre Fontanier, Barboteu, S. Dubois, Soubsol, on trouve Roulleau, Batz, Trihoreau, Y. Mardelle, Bounichou, et quelques inconnus: M.L. Encausse,J. Dareux, Dattas, Castéla, G. Barada.
Freinet publiera cette lettre dans Coopération Pédagogique, à l'intention des responsables du mouvement (animateurs de commissions et délégués départementaux), mais refusera de poursuivre sur ce ton la discussion dans L'Educateur.
 
Freinet en "patron de combat"
 
Pour apprécier les événements qui suivent, il faut bien connaître le climat social de la CEL. Parce que les membres du Conseil d'Administration, en majorité sympathisants sinon membres du PC, connaissent bien l'entreprise (notamment ceux du Sud-Est qui y viennent plusieurs fois par an), ils ont soutenu unanimement Freinet dans cette affaire, non par servilité mais par conscience des enjeux.
La CEL, membre de la Fédération Nationale des Coopéraives de Consommation, en applique la convention collective. Mais Freinet tient à aller plus loin: salaires et primes de vacances dépassent nettement ce qui se pratique au plan cannois. Et, de fait, il n'y a jamais de revendications salariales. Le seul vrai problème vient de la trésorerie qui, à cause des paiements différés des mairies et administrations, oblige à jongler avec les traites et à décaler parfois de quelques jours acomptes ou salaires ou à retarder le paiement des primes. Freinet veille à ce que les travailleurs chargés de famille ne pâtissent pas de cet état de fait et les célibataires sont les plus souvent touchés par ces légers retards.
En 51-52, les nouveaux bureaux n'étant pas terminés, je partage souvent celui de Freinet et je suis témoin de ses relations fréquentes avec les représentants du personnel, cégétistes et presque tous militants du PC, qui discutent de plain-pied avec lui pour résoudre ensemble les problèmes qui peuvent se poser. Si l'on tenait à la malveillance, on pourrait parler de paternalisme. Je crois plutôt qu'il s'agit d'une compréhension réciproque, chacun sachant qu'il a besoin des autres et les respectant. Le climat social et relationnel est généralement confiant et détendu.
Curieusement, les seules tensions qui se produisent à certains moments concernent des responsables de service (comptabilité, abonnements) auxquels le couple Freinet reproche parfois, à juste titre ou pas, de manquer de dynamisme ou d'efficacité.
Un changement commence à se produire au début de l'année 52, lorsque Freinet annonce le licenciement, avec préavis d'un mois, de cinq employés embauchés en surnombre avant la rentrée scolaire. En effet, du fait de son caractère pédagogique, la CEL reçoit un maximum de commandes et d'abonnements de septembre à décembre. Puis l'activité retrouve son rythme de croisière. Actuellement, on résoudrait ces problèmes depointes saisonnières par du personnel intérimaire. A l'époque, Freinet embauche provisoirement sans fixer d'avance le terme et garde le personnel de renfort aussi longtemps que les commandes le justifient. Jusque là, cette pratique annuelle n'a jamais posé de problème. L'année précédente à la même époque, 7 employés temporaires avaient été licenciés sans surprise et sans conflit.
A la CEL existe une cellule communiste d'entreprise, conformément aux consignes du parti. Elle compte 9 membres, dont le couple Freinet. En janvier 52, trois de ses militants sont convoqués par Lupi, responsable local CGT, lui-même communiste, qui leur signifie qu'ils doivent tout faire pour que le personnel de la CEL s'oppose aux licenciements prévus. Un peu surpris, ceux-ci rendent compte de leur entrevue. Dès qu'il apprend cela, Freinet s'indigne du procédé: pourquoi n'avoir pas posé le problème à toute la cellule et se montrer plus vindicatif avec une entreprise progressiste qu'avec d'autres maisons cannoises qui exploitent sans vergogne leurs travailleurs? La secrétaire de la cellule CEL qui porte souvent les comptes rendus et communiqués à l'agence locale du quotidien communiste Le Patriote, explique avec étonnement qu'on lui a fait comprendre que, Freinet étant le directeur de la CEL, la non-parution sera systématique. Pour Freinet, cela dépasse les limites du supportable, il exige des explications.
Une réunion confronte la cellule de la CEL aux responsables de la CGT et de la section cannoise du PC, en présence de Pourtalet, représentant la fédération des A.M. Il s'agit d'un véritable tribunal où Freinet est mis en accusation et déclaré "d'un comportement indigne d'un communiste ". Ce dernier écrit au Comité Central et décide qu'il ne reprendra sa carte du parti que lorsqu'il aura reçu une réponse claire. Le CC ne réagit pas, mais la cellule de la CEL est dissoute par la section de Cannes qui invite ses membres à retirer leur carte dans leur cellule de quartier. Ce que Freinet et Elise refusent bien évidemment, suivis par deux enseignants communistes travaillant à la CEL: Menusan et Bertrand.
Dès lors, les autres militants communistes travaillant à la CEL sont mis sous pression par la section (elle-même talonnée par la fédération et probablement par la direction du PC) pour rechercher toutes les occasions de conflit. Pendant longtemps cela se limite à des escarmouches (par exemple, sur la récupération des jours fériés par les travailleurs non mensualisés) ou à de la mauvaise volonté dans l'exécution du travail.
L'occasion d'un conflit spectaculaire sera une altercation entre un ouvrier et son contremaître. Si je précise qu'un immigré de la guerre d'Espagne est affronté à un engagé revenu d'Indochine, on me répondra sans doute que le parti d'Henri Martin (emprisonné pour avoir fait de la propagande contre la "sale guerre" au sein de la Marine Nationale) ne pouvait rester neutre dans un tel conflit. Le problème est que le schéma est complètement inversé. Pierre Antonino qui revient d'un engagement volontaire en Indochine a été embauché par Freinet, sur la sollicitation de son père qui travaille à la CEL. Un jour, à la suite d'une dispute avec son père, Antonino a quitté brusquement son travail. Il est repris après un avertissement. Le 4 septembre 53, le contremaître José-Luis Moran (réfugié à l'école Freinet quand il était enfant, pendant la guerre d'Espagne) demande à Antonino un travail qui ne semble pas lui plaire. Quelque temps plus tard, ce dernier signale qu'il a cassé le montage sur lequel il travaillait et déclare :"Je suis sûr que tu vas dire que je l'ai fait exprès"  Moran riposte :"On dirait vraiment que tu l'as fait exprès".   L'ouvrier saisit une barre de fer et menace son contremaître de lui "casser la gueule". Comme d'autres ouvriers s'interposent, il n'y a aucune voie de fait, mais quand Moran lui demande de venir s'expliquer devant Freinet, Antonino réplique que ce n'est pas la peine, qu'il préfère partir. Freinet, alerté de l'altercation, conclut: "C'est entendu, tu pars. Tu ne fais plus partie de l'entreprise". Le CA de la CEL, présent à ce moment à Cannes, s'associe unanimement à la décision de Freinet. On ne peutlaisser une "tête brûlée" troubler le travail au gré de ses impulsions.
De façon inattendue, les militants communistes de la CEL mènent campagne pour la réintégration du travailleur "injustement licencié". Ils commencent une grève de soutien, font circuler une pétition où chaque membre du personnel doit préciser son choix: le renvoi des deux protagonistes ou leur maintien dans l'entreprise. Bien entendu, personne n'envisage la première hypothèse.
On se bat sur les témoignages. Malgré leur hésitation à charger un collègue, les personnes présentes confirment les faits cités plus haut. L'un des militants communistes, qui n'était pas présent, affirmera néanmoins qu'il a vu le contremaître empoigner violemment Antonino, puis, ce dernier étant revenu à son travail, que M. Freinet l'a obligé à partir en menaçant d'appeler la police. Il est le seul à donner cette version mais cela suffira, dans un premier temps, à faire estimer le licenciement sévère par l'Inspecteur du Travail.
A partir de ce moment, Freinet et les membres du CA savent clairement que tout sera fait pour semer la perturbation dans l'entreprise. Ils décident de réagir fermement. Deux des militants communistes sont licenciés à l'occasion du remaniement prévu des ateliers. Une secrétaire a emmené avec elle, pour épluchage par la CGT, le cahier interne de revendications, cela sera retenu comme faute professionnelle justifiant son départ. Pour la déléguée du personnel, c'est plus difficile mais, ayant déclanché une tentative de grève sans la moindre négociation préalable avec la direction, elle est en tort. Les responsables du CA de la CEL, militants syndicalistes ayant habituellement tendance à prendre parti pour les ouvriers contre les patrons, leurs décisions ne se font pas sans douleur, mais la mauvaise foi est telle, face à eux, qu'ils sont unanimement décidés à vider l'abcès.
Bien entendu, dans la presse communiste, les attaques se déchaînent. Le quotidien local Le Patriote  ne publie pas moins de 8 articles en 6 semaines (16, 17, 18 et 25 septembre, 20 novembre 53). Alors que l'entreprise s'appelle clairement Coopérative de l'Enseignement Laïc, on ne parle que de Coopérative Freinet, puis d'affaire Freinet, comme au temps de St-Paul. On accuse le contremaître d'avoir traité l'ouvrier de "bon à rien et de saboteur", ce qui n'est signalé dans aucun témoignage mais pourrait justifier la violence de l'insulté. L'Ecole et la Nation n'est pas en reste et publie Les méthodes patronales de Freinet  (n°24, déc. 53) de Fiori, instituteur des A.M., puis Quand Freinet se démasque (n° 26, fév. 54), signé de la rédaction, article reproduit dans le n° de mars de La Nouvelle Critique.
Cette campagne ne marque pas la fin des attaques contre Freinet que l'on renouvellera à maintes occasions, mais désormais il n'y aura pratiquement plus de réactions publiques de sa part. La caravane suit son chemin, sans prêter l'oreille aux aboiements.
 
Les motivations possibles du conflit
 
Si l'intention de démolir Freinet est manifeste dès 1943, les raisons ne sont pas évidentes. On a pu voir précédemment l'incompatibilité de la pédagogie stalinienne avec les tentatives d'éducation nouvelle (voir Première partie, p. 106). Dans les années 30, Freinet tente de minimiser l'antagonisme et semble espérer une évolution favorable, mais un conflit est déjà en germe. Sur le plan strictement français, l'échec de sa tentative de Front de l'Enfance, à l'époque du Front Populaire, montre les réticences de la gauche à envisager un changement du statut de l'enfance et une réforme profonde de l'éducation.
Je sais par des intimes que Freinet s'était montré inquiet des procès de Moscou en août 36, mais il avait refusé de signer L'Appel aux Hommes, lancé par Wullens pour condamner ces procès, et même d'y réagir dans L'Educateur Prolétarien, moins par manque de courage que pour éviter de provoquer un clivage au sein de son mouvement. Dans des conversations, au moment le plus dramatique de la guerre d'Espagne, il se montre sévère sur les dissensions au sein de la gauche espagnole face au Franquisme et désapprouve tout autant les communistes que les autres. Au moment du Pacte germano-soviétique qu'il ne peut accepter, il refuse néanmoins toute déclaration publique, toute signature de motion qui le rangerait dans le camp de ceux qui voteront ensuite l'interdiction du PC. Après l'éclatement de la gauche en 1947, devient sans doute de plus en plus intolérable l'existence d'un mouvement dynamique, non aligné parce que pluraliste, qui est ressenti comme "une école dans l'école".
Quoi qu'il en soit, le combat anti-Freinet du PC survit à la disparition ou à l'exclusion de tous les commanditaires possibles, ainsi qu'aux changements d'orientation concernant aussi bien le syndicalisme enseignant (retour des communistes au sein du SNI) que l'avenir de l'école. Malgré les méandres de la ligne officielle, Freinet restera jusqu'à sa mort dans le collimateur du parti qu'il avait choisi en 1926.
 
Les répercussions
 
Si le but des attaques était d'isoler Freinet de son mouvement, on peut parler objectivement d'échec. Quelques militants communistes ont préféré l'orthodoxie politique à leur participation à l'ICEM. Ils sont finalement peu nombreux et surtout peu suivis. Les rares tentatives de constitution d'un groupe pédagogique dissident (par ex. dans la Sarthe) avortent totalement. Le GFEN ne s'en trouve même pas renforcé; son développement ultérieur ne se fera pas au détriment de l'ICEM, mais par l'apport de sang neuf au cours des années 60 (les expériences du XXe arrondissement de Paris et le GEMAE).
Quelques abonnés aux revues de la CEL expriment leur alignement sur le PC en ne renouvelant pas leur abonnement. Une lectrice annonce que désormais elle appliquera "la pédagogie de M. Snyders" (sic); un autre qu'il remplacera la BT par les documents EDSCO (preuve qu'il ne les a jamais mis entre les mains des enfants). L'un d'eux se contente de réprimander Freinet, comme il le fait probablement avec ses "mauvais" élèves.
Un certain nombre de militants ICEM communistes, écœurés par les falsifications dont ils ont été témoins, prennent distance avec leur parti. La révélation des crimes staliniens, la répression en Hongrie accentuent le clivage. D'autres, au contraire, refusent le dilemme et conservent la double appartenance. Freinet ne leur a jamais demandé de choisir, il exige seulement qu'ils ne prêtent pas la main à sa démolition dans L'Ecole et la Nation. De ce fait, il existera longtemps des animateurs de l'ICEM élus municipaux communistes dans des villages de gauche, ce qui prouve que les militants de base se montrent moins sectaires que leurs dirigeants.
Deux documents montrent l'attitude respective de la direction du Parti et de Freinet vis-à-vis des militants communistes de l'ICEM. D'abord une réponse (26 mars 54) de L'Ecole et la Nation, probablement signée Enard, à Paul Le Bohec qui s'inquiétait de l'impact négatif sur les militants sincères de la polémique contre Freinet:
Cher Camarade,
Tu as eu raison de nous faire part de tes critiques en ce qui concerne notre revue et nous t'en remercions. Nous pensons que tu as bien fait de lire le numéro spécial; permets-moi d'ajouter qu'il faut constamment t'y référer; Il nous plaît de savoir que tu es à l'Ecole moderne et ce n'est pas cela qui doit te gêner. Ce mouvement est celui de nombreux collègues, il est devenu ce qu'il est grâce à ses nombreux pionniers, il ne doit pas être l'affaire d'un seul, fût-il l'undes pionniers; il doit devenir ce que nous voulions à son origine: un mouvement démocratique où l'expression de chacun soit respectée, où aucune décision ne puisse être prise par un seul, où un seul ne puisse prononcer d'exclusive contre personne pour ses opinions ou pour son dévouement à l'Ecole et la Nation. Bien sûr, nous comprenons que tu doives faire un effort pour reconnaître toi-même où est ce qui est juste, et où il y a tromperie; bien que ce soit "fatigant", comme tu dis, il faut faire cet effort; ce n'est pas nous qui distribueronts de la besogne toute faite, qui donnerons des trucs ou des procédés qui dispensent de réfléchir. Seulement, nous savons le bénéfice de la raison, c'est pour cel que nous avons déjà donné des éléments pour éclairer les collègues, camarades ou non, à voir clair; cela ne se fait pas en quelques jours, il y faut letemps; le devoir des plus avertis de nos amis est d'aider leurs collègues à avoir une vue juste et à les entraîner vers une action suivie pour l'expression, l'élection et le contrôle démocratiques.
Ton juste souci d'apporter ton action progressiste dans ta profession est exactement celui sur lequel nous insistons; mais il serait naïf de croire que ce sont des procédés, des techniques qui peuvent te donner ce que tu cherches. L'essentiel, c'est ce qu'on enseigne; même s'il s'agit d'une forme d'enseignement traditionnel; je pense que tu crois à la valeur de l'enseignement en URSS, même si on ne se croit pas pas obligé d'imiter "l'Ecole Moderne" française. Ce qui compte c'est le contenu de l'enseignement d'abord; la forme, les moyens peuvent aider, mais seulement aider; une preuve: c'est qu'on imprime dans des écoles confessionnelles, c'est que Mme Montessori avait la cote dansle régime de Mussolini... Plus loin, tu veux trouver les avantages de l'Ecole Moderne; mais tu fais allusion au contenu de l'enseignement que donnent aussi d'excellents militants qui "n'impriment pas".
Nous te remercions d'avoir le souci de notre diffusion eu égard nos mises au point vis à vis de Freinet dans sa lutte contre le Parti Communiste Français: je te renvoie simplement à la vie de la revue du mois de mars, n° 27. Vois-tu, il y a des moments où il est nécessaire de dénoncer ce qui ne va pas, ce qui n'a pas voulu se corriger, ce que l'orgueil, la soif de l'argent ou tout autre motif qui éloigne du juste combat.  Bien sûr, le premier effet est une espèce de douche, surtout pour les militants les moins péntrés de la justesse du marxisme-léninisme; on a vu des Edith Thomas et autres éléments bourgeois, rester sur la touche, alors que les camarades ouvriers et les miltants conscients et désintéressés en tiraient des enseignements de lutte qui n'ont jamais que grandi notre parti.
C'est assez drôle ce souci de divers instituteurs communistes qui veulent se mettre dans la peau des sympathisants, et croient qu'un geste peut les éloigner de nous. Ce ne sont pas les sympathisants qui nous ont reproché nos mises au point, ou qui n'ont pas compris la décision du B.P., mais des communistes plus hésitants que les sympathisants, ce sont des camarades qui ne savent comment se torturer, qui aimeraient mieux que la vérité ne soit pas dite, entière, pour ne pas trop choquer, qui prête beaucoup de pusillanimité à nos amis, comme s'il fallait marcher sur la pointe des pieds pour ne pas les effaroucher, alors qu'il faut leur donner le bras, et hardiment les emmener sans hésitation, en pleine lumière.
Au fond, Camarade, n'y a-t-il pas manque de confiance dans tes collègues, dans tes camarades de travail? Veux-tu y songer, franchement, et si tu es d'accord, au lieu de craindre des réactions injustifiées des collègues, accepter de voir bien clair et de porter cette vérité à tous ceux que tu touches, non pour la vérité elle-même, mais pour une action qui est, je le répète, pour le meilleur fonctionnement de l'Ecole Moderne, démocratiquement.
Sur la forme, permets-nous de ne pas accepter des expressions (correspondant à des conceptions) comme Parti et Ecole Moderne se complètent. Le parti est autre chose que l'Ecole Moderne, c'est l'avant-garde organisée de la classe ouvrière; tout ce que l'Ecole Moderne peut apporter est une petite chose; non négligeable, nous voulons bien, mais c'est le parti qui seul permet d'apprécier historiquement l'Ecole Moderne et de la juger dans le cadre de la lutte des forces montantes. C'est le droit et le devoir du Parti de juger de toute activité humaine et de l'apprécier à la seule mesure valable: celle du progrès du camp démocratique, celle de la lutte pour le socialisme et la Paix.
Tu termines, hélas, en parlant de critique passionnée de "L'Ecole et la Nation" qui devient aveugle. La critique a été très murie, solide, argumentée; ce sont les camarades qui ont lu superficiellement, ou avec l'appréhension de "ce qu'on pourra penser" qui sont aveugles.
Camarade, notre rôle n'est pas de ménager les susceptibilités de ceux qui font d'un ancien camarade, un héros au petit pied; c'est de porter le fer rouge dans la plaie, quand il a été prouvé au parti que c'était devenu nécessaire; notre rôle n'est pas le plus flatteur, il est indispensable, c'est un devoir d'abord d'en prendre conscience, ensuite de le remplir. C'est ce qu'ont compris les "camarades communistes de la CEL" puisque tu demandes leur avis, et puisqu'ils ont écrit dans nos colonnes. Mais il est évident que notre revue ne publierait pas l'apologie d'un ennemi du parti, ni des erreurs jetant le doute dans les esprits des collègues que rien n'a préparé à une vue juste. Il n'y a pas de "tribune libre" entre la position du parti et les autres.
Tu as bien fait d'écrire, mais n'aies pas le souci de ce que tu appelles notre "campagne antifreinétiste"; ce n'est pas une "campagne", c'est lui qui en mène une contre le PCF depuis des années et je m'étonne que cela t'ait laissé indifférent (il n'y a pas de commune mesure pourtant!). Enfin, ne crois pas que notre revue soit amoindrie par l'expression de la vérité; c'est le contraire, comme dans toute affaire de ce genre.
Relis, camarade, les sottises prétentieuses de l'Educateur contre "L'Ecole et la Nation", contre Wallon, contre tant de militants, contre le PCF, relis les arguments de la "Nouvelle Critique" et ceux de "L'Ecole et la Nation", mais sérieusement et écris-nous à nouveau.  Bien fraternellement.
L'administrateur, (sans indication de nom)
En contrepoint de ce refus de dialogue au nom de la "ligne marxiste-léniniste", Freinet écrit, le 24-11-58, au même Paul Le Bohec qui souhaite proposer à L'Ecole et la Nation un article positif sur l'importance de l'affectivité en éducation:
Vas-y donc avec tes expériences à L'Ecole et la Nation. Il faut toujours faire des expériences. Même si tu ne réussis pas, tu n'auras pas perdu ton temps.
Ce n'est pas moi qui, par dépit, vais dire aux camarades de quitter le Parti. Je ne l'ai jamais dit. Mais, par contre, je leur ai toujours dit: Vous n'êtes vraiment digne du beau nom de communistes que si vous savez jusqu'au bout défendre ce que vous croyez être la justice et la vérité, si vous dénoncez l'erreur, même contre tous.
Dans notre affaire, 2 ou 3 camarades seulement ont eu le courage de cette position. Guillard notamment. Je vous en estime profondément car vous avez été vraiment des hommes et des bolcheviques.
Les pertes militantes de l'ICEM, relativement minimes, sont vite compensées par l'arrivée d'autres qui, sans être apolitiques, craignaient de se trouver inféodés malgré eux à un parti à l'attitude aussi agressive. Autant ils acceptent les motions pour la paix, autant ils réagissent mal à des positions plus nettement favorables au PC. C'est ainsi qu'en 52 une lectrice "proteste contre la protestation" au sujet de l'emprisonnement de Duclos et Stil, les estimant capables de se défendre sans l'ICEM.
Finalement, à part l'énorme gaspillage d'énergie de ces affrontements, c'est pour le PC que le bilan sera le plus négatif. Je sais que, personnellement, prenant toute ma part dans les combats anticolonialistes et contre la menace nucléaire aux côtés de communistes, je refuserai plusieurs sollicitations d'adhésion à cause de la façon ignominieuse dont le parti a réglé "l'affaire Freinet". La perte de rayonnement du PC auprès des enseignants les plus motivés deviendra évidente en 1968.
 
Le traumatisme subi par Freinet
 
Après s'être trouvé pendant 10 ans sous les tirs croisés d'un parti auquel il était très attaché, Freinet sort amer de l'aventure. Je peux témoigner qu'il n'est pas devenu anticommuniste mais "chat échaudé craignant l'eau froide", il se méfie désormais de tout ce qui pourrait cacher un piège ou le risque d'une trahison. Je parlerai plus loin de sa méfiance lorsque je le déciderai en 65 à se rapprocher des autres mouvements d'éducation nouvelle, parmi lesquels le GFEN. Il pense toujours, malgré lui, aux coups tordus de F. Seclet-Riou et l'article qu'elle lui consacrera après sa mort prouve que sa méfiance ne relevait pas du délire paranoïaque.
Son traumatisme principal vient de la trahison de certaines personnes qui n'avaient aucun autre grief à lui faire que de ne plus se trouver "dans la ligne" du parti. Il a peut-être souffert encore davantage du doute, rapidement levé en général, de certains amis très proches. "Ne se montre-t-il pas trop entier, pas assez diplomate ?" disent-ils parfois. Comme si l'on pouvait être diplomate quand l'honneur de sa vie est en jeu !
A mon avis, la rupture avec le PC a provoqué sur le mouvement deux effets pervers n'ayant rien à voir avec la politique. Sachant que tout ce qu'il publie "peut être retenu contre lui" (comme on dit dans le jargon policier) par L'Ecole et la Nation, Freinet tendra à faire de L'Educateur  de plus en plus une vitrine et de moins en moins le creuset qu'il était depuis l'origine, un creuset où le métal riche côtoyait les scories, mais où l'on sentait au maximum le bouillonnement du mouvement.
Deuxième conséquence plus grave: en pilonnant Freinet sans crainte de torpiller avec lui l'ICEM et la CEL ou, sans doute, avec l'intention délibérée de les détruire en même temps, le PC, qui n'était pas à un culte de la personnalité près, a exacerbé l'identification du leader à son mouvement et à sa coopérative. Je crois que les conflits internes des années 60 n'auraient pu atteindre cette acuïté sans l'assimilation Freinet = ICEM-CEL, renforcée par les coups reçus.
 
La dernière estocade
 
Il faut clore ce chapitre par l'article nécrologique de L'Humanité du 19 octobre 66. Certes, après la rupture des années 50, on ne pouvait s'attendre à un éloge dithyrambique de Freinet au moment de sa mort, mais peut-être à un entrefilet relativement neutre. Des journalistes communistes m'ont assuré que leur journal avait, sans préméditatation, sollicité la personne qui connaissait le mieux le sujet: Mme Seclet-Riou. Afin que chacun puisse mesurer le démenti cinglant apporté par l'Histoire à cette exécution funèbre sans appel, je tiens à reproduire intégralement un tel monument de perfidie, symptomatique d'une hargne injustifiable et de l'incapacité totale à comprendre le phénomène Ecole Moderne.
 
FREINET ET L'ECOLE MODERNE
Fut-il un pédagogue de progrès?
La disparition de Freinet sera vivement ressentie dans une certaine fraction des instituteurs dont il avait fait ses adeptes. C'était un personnage pittoresque, original, typique d'une certaine époque qui déjà n'était plus "la Belle Epoque" sans être encore le plein XXe siècle.
Né en 1896, il avait été marqué, comme la plupart des hommes et des femmes de sa génération, par la tragédie de la guerre 14-18 qui le priva d'une adolescence épanouie et d'une jeunesse heureuse. Ces évènements contribuèrent à faire de lui un opposant à l'organisation sociale, un révolté anarchisant plus qu'un révolutionnaire. Prêt à refuser toute limitation et contrainte sociale, beaucoup des actions et des péripéties de sa vie ont dans ces faits leur origine et leur explication. D'autres diront sûrement d'une manière détaillée ce que fut son activité pédagogique. Les officiels aussi lui consacreront quelques discours et quelques articles. Il n'est pas certain que ce non-conformiste, ennemi affiché de la tradition et de l'académisme, les eût refusés, car il donna souvent l'impression que son opposition à l'ordre établi relevait du dépit amoureux plus que d'une critique objective, rationnelle, des hommes et des institutions.
Cette exaltation sentimentale, cette certitude de son propre génie firent à la fois sa force et sa faiblesse: sa force, par son dynamisme, sa capacité d'entraînement; sa faiblesse parce que ses novations, limitées à des techniques, trouvèrent très vite leur terme et cessèrent de progresser en un monde où l'avenir est à la science. 
Freinet n'aimait pas la science et faisait preuve souvent d'un anti-intellectualisme déconcertant. La recherche scientifique méthodique appuyée sur les acquisitions des sciences humaines n'était pas son fait. Ses préférences vont à "l'expérience tâtonnée" qui le maintient dans les limites d'un empirisme technique. Ce fut dommage pour lui et pour ceux qu'il orienta plus vers un practicisme limité que vers le développement de leur pensée en direction de la recherche et de la science pédagogiques.
Au terme d'une vie, on est amené à se demander de quelle utilité elle fut, ce qu'elle laisse de valable. Il ne nous appartient pas de faire ici ce bilan. Cependant, quelques remarques s'imposent.
Freinet fut un travailleur, un lutteur, peut-être même un novateur. Il répandit dans l'enseignement primaire des pratiques pédagogiques sinon toutes neuves, du moins inhabituelles chez nous. Cherche-t-il ou non un succès de scandale ? Toujours est-il qu'au début de sa carrière, c'est par le scandale qu'il attira sur lui l'attention de bons et généreux démocrates, comme Paul Langevin, Henri Wallon, qui le défendirent contre l'arbitraire de l'Administration. Il fut soutenu alors et aidé par les organisations démocratiques et le syndicat.
Il eut l'intelligence, parce qu'il fut essentiellement un praticien, de s'attacher à donner aux instituteurs des moyens matériels pour faciliter leur travail. Les brochures de la Bibliothèque de Travail, œuvre coopérative, somme des efforts de nombreux instituteurs, jouèrent un rôle non négligeable dans le progrès technique de l'enseignement primaire. Mais on a parfois l'impression que Freinet a utilisé certains de ses prédécesseurs sans daigner les nommer: Dewey, par exemple, l'a très directement inspiré, et aussi l'obscure métaphysique de l'homme au grand cœur que fut Adolphe Ferrière. Le mot "vie" semble doué d'une puissance magique: "à même la vie" est l'explication et la justification suprême.
Le "cas Freinet" est et demeure posé. Son intelligence, semble-t-il, accédait malaisément aux idées générales pour lesquelles il affichait un certain mépris. Sa mégalomanie lui rendait difficile la compréhension des actions et des œuvres d'autrui, surtout lorsqu'elles le dépassaient. Il méconnut et méprisa une pédagogie avancée comme celle des écoles maternelles et particulièrement des écoles maternelles françaises. La grande et belle œuvre de Mme Kergomard semble lui avoir échappé. Il sous-estima l'œuvre si solide, si riche, de Henri Wallon. Il traita même très cavalièrement le grand savant Paul Langevin. La question de savoir s'il fut "démocrate" n'est pas résolue.
Fut-il un pédagogue de progrès ? Il est certain qu'il ouvrit les yeux à bien des instituteurs sur les défauts et les faiblesses des pratiques traditionnelles. Mais les incita-t-il à la réflexion théorique, à l'élaboration des principes et d'une nécessité philosophique de l'éducation? Les entraîna-t-il à vouloir pour eux-mêmes et pour tous un plus haut niveau de culture? La valeur réelle de son action et sa pérennité sont liées à ces problèmes.
S'il commit des erreurs pédagogiques et politiques graves, il n'en demeure pas moins qu'il aima assez son métier pour le vouloir perfectionner. A cause de cela, il doit être mis au rang des hommes de bonne volonté.
Fernande Seclet-Riou
ancienne inspectrice de l'enseignement primaire
rapporteur de la commission du plan Langevin-Wallon.
 

 
Les structures d'animation du mouvement
 
Le siège national
 
Avant la guerre, les activités de la CEL gérées par Freinet (matériel, abonnements, éditions) se tenaient dans un local du Pioulier, au rez-de-chaussée du bâtiment à l'entrée de l'école, en bordure de route. Après le court épisode de transfert raté à Deuil-la-Barre, la relance des activités ne peut s'envisager que dans des locaux plus spacieux. Freinet se tourne alors délibérément vers la côte où passe la ligne ferroviaire vers Paris et c'est à Cannes qu'il trouve ce qui lui convient.
Les locaux loués en 1946 se composent de deux bâtiments presque voisins, le long d'une impasse débouchant sur le vallon encore un peu sauvage du Riou. Le plus grand local abrite les activités commerciales et comptables. Dans l'autre, Freinet a son bureau et son secrétariat au rez-de-chaussée, tandis que son appartement occupe l'unique étage. Au fond de la cour, un autre petit local abritera en 50 l'atelier de lithographie, tandis qu'à l'étage sont entreposés les clichés des éditions. En effet, à cette époque où la composition typographique est en plomb, on refond les caractères après tirage, mais il faut conserver les clichés d'illustration pour le cas où il faudrait rééditer, et c'est périodiquement nécessaire pour les Enfantines, les BENP et les BT.
J'ai gardé pour la fin la caractéristique la plus pittoresque: la cour en question est celle d'une petite ferme, l'une des très rares survivantes du XIXe siècle dans la ville des festivals. Il y reste encore quelques vaches et un cheval qui transporte le fourrage nécessaire à leur alimentation. Ce lieu insolite, à moins d'un kilomètre de la Croisette, semblait prédestiné à l'auteur des Dits de Mathieu.
Très vite, avec l'augmentation des commandes, ces locaux deviennent eux-mêmes exigus. Heureusement, le long du boulevard voisin, est en vente un terrain où se trouvaient les serres et les plantations d'une riche propriété, située en surplomb et vendue par lots. L'achat, réalisé en 1951, exige un investissement important. Freinet installe rapidement de petits entrepots pour les stocks, puis les maçons se mettent aussitôt à l'œuvre. Le plan en L des nouveaux bâtiments tient compte du refus d'abattre trois grands palmiers qui se trouvent ainsi encastrés dans le petit balcon permettant de circuler à l'étage. Car, comme à l'école Freinet, tous les escaliers sont extérieurs, à la mode provençale ancienne.
A partir de l'hiver 51-52, s'opère un transfert progressif et une redistribution des locaux, car ceux de l'impasse resteront utilisés jusqu'à leur démolition pour le tracé d'une route dans le vallon, au cours des années 70. Malgré la nouvelle construction, le manque de place restera le mal endémique d'une CEL en perpétuel réaménagement pour suivre le développement et la diversification des activités.
De 46 à 52, l'adresse postale du siège (CEL ou ICEM) est: place Bergia, bien que l'impasse soit un peu en retrait. A partir de 52, ce sera: boulevard Vallombrosa. Mais il suffit d'écrire: Freinet (ou CEL) Cannes, pour que le courrier parvienne. Au secrétariat, on voit même arriver parfois des lettres lointaines avec les adresses les plus fantaisistes, les postiers de la région ayant le réflexe de penser à Freinet et à la CEL en cas d'envoi insolite.
 
Le fonctionnement de la coopérative
 
Les instances de la CEL
 
C'est l'Assemblée Générale statutaire des actionnaires qui prend les grandes décisions. Pour être actionnaire, il suffit d'avoir versé 50 F, ce qui donne droit à une remise sur les commandes. On conçoit aisément que la plupart des clients sont actionnaires. Mais, pour protéger les coopératives de la main-mise de possesseurs de capitaux, chaque actionnaire ne possède statutairement qu'une seule voix, quel que soit son nombre d'actions, (et certains militants en ont souscrit un bon nombre en répondant à chaque appel de fonds). L'AG se réunit à Pâques pendant chaque congrès. Parfois une autre AG restreinte se tient aussi l'été pour débattre de certains problèmes trop rapidement traités au congrès.
Le Conseil d'Administration, élu par l'AG, veille à l'application des décisions de l'AG et coordonne en permanence les activités de la CEL. C'est le CA qui élit son président, responsable juridiquement aux yeux de la loi, et le directeur de la coopérative.
 
Les responsabiltés de Freinet
 
A partir de mai 46, Freinet cumule les fonctions de directeur de la CEL avec celles d'animateur de l'ICEM et de gérant des revues. C'est assurément une concentration des responsabilités. Certains ont critiqué Freinet d'avoir concentré, après la guerre, toutes les branches, autrefois autonomes, de la coopérative. Mais il ne faut pas oublier que la fusion de ces branches avait été décidée précédemment par l'AG qui en confiait à Pagès la direction générale. De fait, les deux seules encore actives commercialement étaient animées par Pagès et Freinet, puisque la cinémathèque était rendue obsolète par l'abandon du 9,5 et que les autres (échanges interscolaires, radio) fonctionnaient comme de simples commissions de travail.
C'est à dessein que j'ai parlé de concentration des responsabilités et non des "pouvoirs", car dans un mouvement de bénévoles les deux notions ne peuvent absolument pas se confondre. Il faut surtout éviter de faire l'assimilation avec un régime politique dans lequel la maîtrise d'un réseau administratif et de forces armées donne un pouvoir déterminant. Toute comparaison avec un syndicat ou un parti politique est également inadéquate.
Freinet ne peut compter que sur son inventivité et sa force de persuasion, il ne dispose d'aucun permanent, ne peut s'appuyer sur aucun appareil. A tout moment, le CA de la CEL peut refuser de le soutenir. Il pourrait évidemment se retourner vers l'AG et menacer de se retirer si cette dernière ne le soutenait pas. Mais un tel coup de force ne servirait à rien si les militants les plus actifs et les plus disposés à s'engager financièrement ne sont pas prêts à le soutenir. On le voit bien en 52, avec la caisse spéciale Cinéma: Freinet frôle la rupture pour arracher sa création. Mais les militants ne suivent pas et, faute de moyens d'action, il faudra rapidement la clore. Il en est de même pour toute initiative pédagogique. Freinet peut lancer des propositions, rien n'aboutira si un nombre significatif de militants ne se mettent pas au travail dans ce sens. Dans un mouvement minoritaire ne reposant que sur des bénévoles, la simple abstension est un obstacle beaucoup plus insurmontable que l'opposition qui a le mérite de stimuler les énergies.
 
Le renouvellement à base de cooptation du CA de la CEL
 
Chaque année, un tiers du CA est renouvelable. Généralement, les membres du CA se concertent auparavant entre eux et avec Freinet pour proposer des candidats en remplacement des administrateurs désirant ne pas renouveler ou se retirer (il faut préciser qu'ils le font rarement sans raison majeure: santé, excès de travail et, systématiquement, entrée en retraite). Le président soumet ces propositions du CA au vote de l'AG. En 53, cette façon de faire est dénoncée comme antidémocratique par le PC qui n'apparaît pourtant pas à l'époque comme un modèle de fonctionnement démocratique, si l'on en juge par les "affaires" qui éliminent tour à tour de nombreux responsables de premier plan.
Ce problème du vote sur cooptation mérite qu'on s'y arrête. En cas d'appel à candidature, comment des actionnaires dispersés peuvent-ils choisir, en connaissance de cause, tel ou tel militant dont ils n'ont pu apprécier ni la compétence, ni l'engagement coopératif? Au contraire, dans la discussion préalable, des choix motivés sont proposés par les différents membres du CA dont il faut rappeler qu'ils ne s'alignent pas inconditionnellement sur Freinet. Les critères de choix tiennent compte des activités militantes des candidats proposés, de leur répartition régionale (contrairement aux années d'avant-guerre, on préfère que la plupart des grandes régions soient présentes, avec un légère priorité du Midi afin de multiplier les contacts sur place avec l'entreprise CEL), peut-être aussi en pensant au pluralisme des sensibilités politiques, encore que cela ne donne lieu à aucun dosage. Quand la liste est proposée au vote des actionnaires, le président annonce les raisons qui ont amené à souhaiter la présence au CA de tel ou tel camarade. En général, cette pratique recueille l'assentiment de tous.
La nomination de suppléants rend le renouvellement plus efficace. Bien que les statuts ne leur accordent aucun pouvoir de décision, ils participent aux discussions, se forment progressivement aux responsabilités et deviennent aptes ensuite à assumer le rôle de titulaire dès qu'un poste est à pourvoir.
 
Une surchauffe économique permanente
 
A la Libération, la CEL a lancé un emprunt obligataire pour relancer les activités. Très vite, cela se révèle insuffisant, il faut renforcer le capital. Le montant initial de l'action (50 F) représentait une somme avant la guerre, il est devenu ridicule avec l'inflation. On institue donc une promotion de "coopérateurs d'élite" qui s'engageront à payer bien davantage. Finalement on décidera en 1950 de créer une nouvelle CEL dont les actionnaires devront payer 2000 F (il s'agit d'anciens francs, bien sûr). Les actions d'avant-guerre seront réévaluées pour servir à la souscription des nouvelles, les versements souscrits depuis la Libération seront convertibles également en actions de la CEL 2. Malgré cela, il faudra souvent lancer des appels au peuple militant pour lancer de nouvelles actions: l'achat de fondeuses de caractères monotypes, par exemple.
La coopérative ne cesse de vivre dangereusement. Non pas que les clients fassent défaut, ils sont en nombre croissant. Il y a dans les difficultés de la CEL une raison structurelle: son faible capital rend difficile l'immobilisation de stocks importants de brochures et de fichiers et l'attente du paiement par les mairies qui deviennent les acheteurs les plus fréquents, depuis que de nombreux militants ont réussi à faire admettre leurs commandes pédagogiques comme des fournitures scolaires normales.
Une autre raison est le lancement continuel par Freinet de projets nouveaux. Une politique commerciale orthodoxe voudrait que l'on s'appuie sur les produits rentables en éliminant les autres et que l'on n'investisse que les bénéfices dans quelques nouveautés. Ce qui n'est évidemment pas la raison d'être de la CEL. Son rôle est de produire ce qui est nécessaire à l'avancée éducative. Freinet soutient longtemps à bout de bras le fichier documentaire, peu rentable, parce qu'il le juge pédagogiquement indispensable. Il lance de nouvelles productions, comme les albums d'enfants,  les films, au départ difficiles à rentabiliser.
Cette poussée perpétuelle en avant explique l'incroyable richesse du catalogue CEL quand on le compare à celui d'autres éditeurs beaucoup plus puissants. C'est ce qui différencie un homme en marche d'un commerçant bien assis. Le CA freine parfois des quatre fers, quand il sent que le seuil critique est atteint. Mais il faut reconnaître que Freinet n'hésite pas alors à investir personnellement en avançant le montant du salaire du couple ou l'argent des intimes pour amorcer la réalisation. Il parvient ainsi à convaincre de la justesse de son initiative. Et on lance un nouvel appel au peuple.
Mais cela ne résoud pas le problème, car du fait des initiatives continuelles, la "dette Freinet" ne cesse de s'alourdir. Lorsque le CA se rend compte qu'il ne sera jamais en mesure de la rembourser sans qu'elle se relance aussitôt, il décide de la combler en nature en dotant Freinet de matériel lourd, comme les fondeuses, qui pourra lui servir à créer sa propre entreprise sous-traitante de la CEL et qu'il gérera à son gré, sans avoir désormais la possibilité d'investir son argent personnel dans la CEL. Ce sera la création de la Société Anonyme Techniques Freinet (SATF), dont les actionnaires appartiennent essentiellement à la famille Freinet. Cette société fournira à la CEL les polices de caractères pour les classes, ainsi qu'une part croissante de la composition typographique pour les textes des revues. C'est la SATF qui permettra à Freinet de produire les premières bandes enseignantes, sans demander l'aval du mouvement. Ajoutons que cette petite entreprise ne pourra survivre longtemps de façon autonome et qu'elle devra demander son rachat par fusion avec la CEL, au début des années 70.
 
Le mouvement pédagogique
 
L'absence de fonctionnement institutionnel de l'ICEM
 
Dans le fonctionnement de la CEL, Freinet ne peut éviter le respect des formes légales, car tout manquement grave serait une infraction à la réglementation des entreprises commerciales et tomberait sous le coup de la loi. En revanche, il en fait abstraction pour la marche du mouvement pédagogique, de statut associatif (loi de 1901). Il propose en février 46 la création de l'ICEM qui ne sera avalisée par les militants que l'année suivante (avril 47), au congrès de Dijon. La déclaration officielle à la sous-préfecture de Grasse attendra encore 4 ans (1951). Même à ce moment, aucun compte rendu n'est consigné, aucune nomination enregistrée.
Après la mort de Freinet, pour mettre fin au vide institutionnel de l'ICEM, nous devrons établir de nouveaux statuts au pré-congrès de Chinon (Pâques 67) et procéder à l'élection d'un comité directeur, mais il sera impossible de présenter à la sous-préfecture le cahier de délibérations de 1951 dont toutes les pages avaient été tamponnées du cachet officiel, comme c'est l'usage. Nous le retrouverons, plusieurs années après la déclaration de perte, totalement vierge. Est-ce à dire que l'ICEM n'ait pas eu d'existence pendant 16 ans? Qui aurait donc rédigé les milliers de pages publiées, organisé et animé les stages, congrès et expositions?
Le problème de la cotisation avait été évoqué à l'origine, mais n'a jamais été discuté et mis en application. Freinet y est hostile, d'abord pour éviter l'adhésion formelle qui donnerait bonne conscience sans impliquer un engagement militant (la véritable adhésion est, à ses yeux, la participation active à une commission ou à un chantier, pour la conception et la mise au point des travaux, et le soutien au financement de la CEL qui les éditera et les diffusera). D'autre part, il veut empêcher que des enseignants non militants prétendent infléchir l'organisation et les orientations pédagogiques, sous prétexte qu'ils ont payé une cotisation. Il trouve plus simple que la CEL finance des recherches dont elle bénéficiera en tant qu'éditeur.
 
La création et l'innovation peuvent-elles se mettre aux voix?
 
Autant le vote démocratique à la majorité reste le moyen le moins injuste d'assurer la gestion d'une collectivité, autant il devient absurde lorsqu'on l'applique à une action d'avant-garde. Dans le domaine artistique ou littéraire, on voit déjà combien sont critiquées les décisions des jurys; qu'en serait-il si l'on demandait a priori l'avis de la foule? Freinet avait senti le danger quand il s'était abrité sous l'aile du syndicat le plus révolutionnaire; très vite, on contestait à son mouvement le droit de s'autodéterminer dans ses avancées pédagogiques.
Sa hantise est qu'un formalisme institutionnel vienne paralyser la marche en avant permanente. Il faut observer que c'est le problème majeur de tous les groupes minoritaires qui privilégient l'innovation sur la gestion. Certains le résolvent par l'association temporaire suivi d'une dissolution programmée. D'autres procèdent par scission quand les divergences s'accentuent, ce qui atteint parfois le ridicule dans l'émiettement progressif. A moins que la règle ne soit la soumission sans réplique à un leader qui excommunie régulièrement ceux qu'il ne juge plus dignes de l'orthodoxie avant-gardiste qu'il est seul à définir.
La voie choisie par Freinet me paraît différente, même s'il n'a pas toujours évité ces écueils, notamment lorsque certains prétendaient exiger un formalisme "démocratique" qu'il jugeait pour sa part stérilisateur.
 
La recherche d'une dynamique dégagée de la pesanteur du nombre
 
Même si Freinet n'a pas toujours su éviter les conflits, on doit faire le constat objectif qu'il est néanmoins parvenu à constituer et à maintenir un grand mouvement qui n'a pas éclaté après sa mort, qui ne s'est livré à aucune "révision" de l'époque précédente. Cette réalité mérite sans doute une analyse de la pratique d'animation de Freinet.
A y regarder de près, il n'agit pas autrement avec ses compagnons qu'avec les élèves de sa classe. Le Dit de Mathieu Prendre la tête du peloton (II, p. 150) illustre bien sa démarche: veiller à ce que chaque individu puisse, sur son terrain privilégié, prendre un moment la tête du peloton. Contrairement à l'entraîneur d'une équipe du Tour de France, il ne cherche pas la victoire d'un groupe sur un autre, c'est l'avancée de tout le peloton qu'il privilégie, en s'inquiétant également de ceux qui resteraient à la traîne. Il reconnaît l'importance des leaders, nécessaires pour relancer la percée en avant, mais il ne leur accorde aucun autre privilège que celui de filer en tête chaque fois qu'ils en sont capables. Ce que Freinet supporte mal, c'est qu'un responsable s'estime propriétaire du fief de sa commission et refuse les critiques ou les contestations. Aucune position n'est jamais acquise, tout doit pouvoir être remis sans cesse en question. Il est toujours prêt à favoriser toute échappée positive, on verra bien s'il ne s'agissait que d'une velléité.
 
La mise en avant de toutes les différences
 
Mais, dira-t-on, il s'assure le pouvoir discrétionnaire de toutes les avancées pédagogiques en poussant en avant tel ou tel militant. Ce serait effectivement inquiétant s'il privilégiait systématiquement ceux qui partagent ses idées ou son tempérament. Or ce n'est pas du tout ainsi qu'il procède. Il incite à se lancer en avant tous ceux qu'il sent prêts à prendre un moment la tête du peloton, même s'il ne partage pas leur façon de voir les choses. C'est particulièrement significatif avec Bertrand, Delbasty, Le Bohec, beaucoup plus proches pédagogiquement d'Elise que de lui.
Une lettre de Freinet à Paul Le Bohec illustre bien la situation. Il explique l'intervention d'Elise, puis la sienne, auprès d'un suppléant sans expérience dans son école: C'est Elise qui s'en est occupée tous les jours en classe et en prenant certains enfants séparément pour réparer les dégats. Alors elle dit: "Mais ils ne sont pas difficiles. J'arrive, je dis quelques mots et ils se mettent tous au travail." Et elle montre au jeune comment elle fait et que c'est si simple. Elle recommande mieux: "Ne leur fais pas faire d'imprimerie, ça te complique trop, pas de fiches, ils les font mal, mais beaucoup de calcul au tableau." Et quand elle s'en va, il n'y a plus rien que la grande pagaïe et l'impuissance par manque d'organisation du travail. Elise ayant à se soigner pour grippe, je suis descendu en classe. J'ai réorganisé le travail avec l'imprimerie qui passionne toujours les enfants, les fiches, les plans de travail, les conférences. Et l'instituteur commence à comprendre que cette voie lui est accessible et il fera quelque chose. (...)
Les critiques que je formule contre ton travail sont faites de ce point de vue. Que tu réussisses, cela ne fait aucun doute, mais parce que tu es toi. Bien peu pourront t'imiter et il est dangereux parfois de leur dire que c'est une voie royale parce qu'ils y échoueront. La voie royale, ce n'est pas l'expression littéraire déjà travaillée et délicate, qui n'est pas accessible à tout le monde, mais l'expression libre où tout le monde réussit.
On pourrait croire que Freinet, sur la base de cette divergence, serait tenté de marginaliser ce militant qui ne correspond pas à l'idée qu'il se fait de la pédagogie de masse qu'il tente de développer. Bien au contraire, il ne cesse de le pousser en avant, en lui confiant une rubrique de L'Educateur, en lui demandant des articles pour Techniques de Vie, en publiant la longue monographie constituée sur l'évolution d'un de ses élèves: Rémi à la conquête du langage. Lorsqu'il apprend que Le Bohec a supprimé l'imprimerie et la correspondance qui hachaient, de son point de vue, les libres recherches des enfants, Freinet lui exprime son désaccord car il juge primordial l'échange avec l'extérieur de la classe, mais, loin de le bouder ou de le tenir à l'écart, il poursuit plus que jamais le dialogue.
C'est sur cette base du foisonnement et du dialogue permanent que s'est fondée la dynamique de l'ICEM. Je peux témoigner que la crainte principale de Freinet n'était pas l'existence d'antagonismes, mais la menace de voir un jour son mouvement se figer, comme il l'avait observé chez d'autres, dans une orthodoxie dogmatique, synonyme de sclérose et finalement de mort.
 
Pour une charte d'unité
 
En février 50 (E 9), Freinet propose une charte d'unité du mouvement. Elle est adoptée au congrès de Nancy à Pâques. En janvier 54, il pose à nouveau le problème d'une charte pédagogique, en réponse à quelques communistes orthodoxes qui voudraient prouver qu'il impose "sa" ligne contre la volonté du plus grand nombre. Les militants souhaitent s'en tenir à la charte de Nancy résumant les principes qui les fédèrent.
Après la mort de Freinet, nous tiendrons à vérifier ces principes en proposant, dès le début de 68, une remise à jour de cette charte de 50 au congrès de Pau à Pâques. En fait, il s'agira surtout d'une modernisation du texte, en tenant compte de tous les points de vue exprimés. Responsable de cette mise à jour, je tiens à ce que nous repartions avec un texte à publier, tandis qu'une infime minorité souhaiterait qu'on relance à nouveau la discussion dans les groupes. Heureusement j'obtiens le texte (provisoirement définitif) qui est publié aussitôt. Bien nous en a pris, il servira beaucoup en mai 68, quand les groupes seront privés de toute communication.
 
La lutte pour les conditions de travail
 
Après la guerre, on manque d'instituteurs et il faudra, pour combler les vides, embaucher de simples bacheliers qui, comme moi, enseigneront avec "Bac plus zéro". Malgré cet appoint, les premiers effets du baby-boom maintiennent la surcharge des effectifs. Les classes de 40 sont fréquentes et, dans nombre de cas, l'effectif est plus élevé. Cette situation de crise se prolonge et, loin de chercher des solutions prioritaires, les gouvernements se soucient davantage d'aider les écoles privées (loi Barangé, par exemple).
Freinet sait que le nombre excessif d'élèves est le frein principal au développement d'une pédagogie moderne, qu'un nombre croissant d'éducateurs seraient prêts à appliquer. En 1954, il lance l'objectif 25 élèves par classe. Ce nombre effare un certain nombre de gens, notamment dans le milieu syndical, car il est très éloigné de la réalité immédiate (à la même époque, ma classe de deux divisions compte 45 enfants; ma femme a 50 inscrits dans sa classe enfantine). Freinet explique (E 2, oct. 54; E 7, nov. 54) que l'objectif doit tenir compte de ce qui devrait être normal pour faire de l'éducation et non du gardiennage. Sinon nous serons sans cesse obligés de réajuster nos revendications.Il fait de ce mot d'ordre des 25 élèves le thème principal du congrès suivant, à Aix-en-Provence (E 20-21, avril 55; E 25-26, mai 55).
La revendication finira par se généraliser, à tel point qu'on ignore maintenant son origine. Ajoutons que le combat n'est toujours pas terminé, notamment au Second Degré. Dans le primaire, l'administration a tendance à raisonner en terme de moyenne, en tenant compte des classes isolées qu'il est impossible de fermer. Nul d'entre nous n'a demandé la fermeture de classes rurales, ce qu'il faut obtenir, c'est qu'aucun élève ne se trouve dans une classe surchargée.
 

Conflit avec les responsables du groupe parisien
(1961)
 
Ce problème n'intéresse peut-être que modérément les lecteurs d'une biographie de Freinet mais je ne veux pas sembler occulter un sujet qui semblerait alors tabou.
Au congrès de Saint-Etienne (Pâques 1961), les responsables présents du groupe parisien (Raymond Fonvieille, Fernand Oury et Marie-Josèphe Denis) se voient confrontés à un ultimatum de Freinet, entériné par les instances du mouvement: ils doivent renoncer à l'envoi gratuit de leur bulletin L'Educateur d'Ile-de-France  à 900  personnes étrangères au mouvement, envoi réalisé grâce à l'aide technique de l'Institut Pédagogique National qui assure gratuitement le tirage. Ces responsables refusent une soumission mettant en cause leur autonomie de décision et se trouvent dès lors en dissidence.
C'est l'épilogue d'un conflit de plusieurs mois relaté en détail par le principal protagoniste, R. Fonvieille, dans son livre L'aventure du mouvement Freinet  (Ed. Méridiens Klincksieck, 1989). A part le titre très discutable (il aurait été plus juste d'écrire: "mon aventure - ou ma mésaventure - dans le mouvement Freinet"), il s'agit d'un compte rendu assez objectif des faits. Seule l'interprétation mérite de nuancer le point de vue de Fonvieille.
Celui-ci reconnaît avoir été poussé en avant par Freinet au CA de la CEL et à l'animation de l'IPEM (Institut Parisien de l'Ecole Moderne, section locale de l'ICEM). Etait-ce à la seule condition de rester un simple exécutant aux ordres? Nous allons essayer d'analyser le conflit sans complaisance et sans langue de bois.
 
Un conflit ne peut avoir pour cause
des différences qui apparaîtront par la suite
 
Après la rupture avec Freinet, Fonvieille et Oury privilégient l'analyse institutionnelle en éducation, le premier sous l'angle psycho-sociologique (dans le sillage de Lapassade, Lobrot et Lourau), le second avec un regard plus psychanalytique, favorisé par le fait que son frère Jean est psychiâtre, proche de Tosquelles. Mais ces tendances ne peuvent être considérées comme origine de la rupture. Elles sont le résultat (comme l'a analysé Darwin aux îles Galapagos) du développement séparé: certaines différences ont tendance à s'accentuer. Rappelons d'ailleurs que Freinet avait pris Oury comme collaborateur pour deux brochures sur L'éducation morale et civique (BEM 5) et La santé mentale des enfants  (BEM 6) et qu'il était attentif aux recherches contemporaines, à la condition de ne pas perdre le lien avec l'action pédagogique quotidienne et en refusant tout nouveau dogmatisme.
Le contre-exemple d'évolutions séparées convergentes est donné par le GFEN à partir des années 60. L'expérience des écoles du XXe arrondissement de Paris, sous l'impulsion de l'inspecteur Robert Gloton, part d'un objectif essentiellement social (le refus de l'échec scolaire ségrégatif). La pratique conduit à des évolutions pédagogiques, puis théoriques, assez différentes des positions précédentes du GFEN. L'évolution autogestionnaire de l'école Vitruve et l'auto-socio-construction des savoirs, chère au couple Bassis, sont probablement plus éloignées de l'ancienne orthodoxie GFEN, incarnée par F. Seclet-Riou, renforcée par Snyders, Garaudy et Cogniot, que des pratiques de la pédagogie Freinet.
Je ne crois pas que la rupture avec les responsables parisiens de l'ICEM en 61 soit d'ordre théorique ou idéologique.
 
Une opposition entre monde urbain et monde rural ?
 
Fonvieille surévalue, à mon avis, le décalage, voire l'antagonisme entre la vision rustique des Dits de Mathieu  et les réalités de la grande ville. Il est de fait que Freinet ne supporterait pas la vie parisienne, mais il est loin d'être un cas exceptionnel. Sociologiquement, son mouvement était majoritairement rural quand la France l'était encore, mais il comptait pourtant, dès les années 20, des instituteurs de ville (Primas, Bouchard, Wullens, etc.).
Freinet lui-même est-il insensible aux problèmes du monde urbain? Au contraire, me semble-t-il. Il sent qu'aucune pédagogie populaire n'existera si elle ne s'implante largement en ville. Personnellement, dans mes premiers contacts avec lui, je ne sens aucun clivage entre son attitude et ma mentalité de gamin de ville ayant fait ses premières armes d'éducateur dans les rues d'un quartier sous-prolétaire de Lille. Sinon, pourquoi me demanderait-il de venir travailler à ses côtés, comme il l'a demandé précédemment à Michel Bertrand, originaire de Seine-et-Oise. Sans doute veut-il au contraire mieux cerner la nécessaire synthèse entre sa pédagogie et le milieu urbain. D'ailleurs, parmi ses élèves de Vence, bien peu sont ruraux d'origine.
Certes, il faut commencer par combattre l'inacceptable: les conditions de vie inhumaines qu'aggrave le côté concentrationnaire de certaines écoles de villes. Et Oury qui écrira plus tard Chronique de l'école caserne  (Maspéro, 1972)  est le premier à appuyer Freinet dans sa dénonciation de la "fosse aux ours". Il faut dire que Paris conserve alors l'archétype caricatural des tares de l'école urbaine. Je me souviens de notre effarement d'enseignants urbains provinciaux lorsque nous y découvrions, à l'occasion de stages pédagogiques, des pratiques quasi militaires de rassemblement et de déplacement que nous croyions disparues depuis la guerre de 14.
Alors que je n'ai jamais senti une incompréhension de Freinet sur l'action éducative en milieu populaire urbain, je pense que la difficulté de dialogue se situait parfois au niveau de certains militants, issus de milieu rural (comme autrefois la majorité des instituteurs) qui, après des années d'un fécond travail pédagogique en poste double de campagne, gardaient la nostalgie d'un paradis pédagogique perdu lorsqu'ils étaient mutés en ville pour raison familiale (les études des enfants) ou démographique (la suppression de postes ruraux). A leurs yeux, la "véritable" pédagogie Freinet ne pouvait se pratiquer qu'à la campagne, alors que nous tentions, nous les urbains de souche, de leur montrer l'authenticité de pratiques moins spectaculaires, mais peut-être plus méritoires et sûrement plus indispensables, chaque fois que nous aidions des jeunes de milieux défavorisés à conquérir l'autonomie, à découvrir une certaine joie de vivre dans l'école et à retrouver prise sur leur environnement difficile.
Je le répète, la divergence sur ce point se situait rarement avec Freinet lui-même qui semblait bien comprendre l'ampleur du problème. Si l'on tenait vraiment à noter une différence, ce serait au niveau de la mentalité. Personnellement, j'étais conscient qu'il me manquait, par rapport à Freinet, une intuition globale, une sensibilité aux grandes lois naturelles que seule aurait pu me donner une enfance plus proche de la nature. Je me rendais compte que, de ce fait, une partie des réactions de l'ancien petit paysan de Gars m'était moins accessible. Mais je crois avoir fait des progrès depuis.
 
Le décalage Paris-Province
 
La comparaison entre l'IPEM et d'autres groupes départementaux dynamiques (Isère, Gironde, Nord, etc.) est faussée par le fait que le premier réunit à l'époque les deux énormes départements franciliens (Seine et Seine-et-Oise), soit 6 à 10 fois la population d'un département moyen.
S'il existe des villes partout en France, la région parisienne est un cas à part. Les instituteurs du département de la Seine (Paris et sa couronne), recrutés par concours spécial, bénéficiaient d'avantages particuliers, étaient déchargés de certaines activités (éducation physique, musique, dessin) par des professeurs communaux spécialisés.
Je me souviens qu'Oury avait fait, en plénière de fin de congrès à Rouen (1953), le compte rendu des travaux de la commission "Ecoles de villes" et que certains collègues provinciaux maugréaient : "Mais on n'a jamais dit ça, c'est un plaisantin! ". En fait, Oury n'avait pu s'empêcher d'infléchir selon son regard de banlieusard parisien. Mais je ne suis pas sûr que l'opposition traditionnelle Paris-Province, non spécifique à l'ICEM, tienne davantage à une arrogance présumée des Parisiens qu'au complexe d'infériorité des Provinciaux.
Pour Freinet, Paris est le lieu de tractations importantes, moins au niveau des ministères que des administrations et organismes divers. Quand le groupe parisien est trop squelettique, il utilise des retraités pour aller discuter avec SUDEL, les commissions d'agrément officiel de matériel (Musée pédagogique, Ville de Paris). Quand il perçoit le dynamisme de quelques animateurs parisiens, il les encourage à prendre plus de poids au sein du groupe, car cela peut renforcer aussi l'autorité pédagogique du mouvement. Cela réussit particulièrement bien en 1958 lors du congrès ICEM de Paris, dont Fonvieille est la cheville ouvrière.
Un haut-fonctionnaire de l'UNESCO, M. Legrand, envisage la création d'une école internationale pour les enfants des employés du siège principal parisien et souhaite qu'elle soit placée sous le signe de la pédagogie Freinet. Il négocie avec ses interlocuteurs les plus proches. Mais Freinet craint d'être court-circuité dans cette affaire, importante pour l'image de marque internationale de son mouvement.
L'IPN (l'Institut Pédagogique National, qui a pris la suite du Musée pédagogique) propose d'assurer gratuitement le tirage du bulletin L'Educateur d'Ile-de-France  et de le diffuser, au-delà des 200 abonnés du groupe, à 1000 autres destinataires: inspecteurs, écoles normales, université, psychologues et instituts médico-pédagogiques. Freinet renacle. On peut interpréter cela de deux façons: la réussite de l'IPEM et de son bulletin lui porterait ombrage et il veut couper court. Mais également, on doit se rappeler que le PC l'a accusé, sans raison, de bénéficier des bonnes grâces du pouvoir bourgeois au début des années 50. Qu'en serait-il maintenant que le pouvoir est gaulliste? On a beau savoir que les fonctionnaires de l'IPN ne sont pas assimilables aux politiques et utilisent positivement la part d'autonomie qui leur reste, le problème d'une dépendance de l'ICEM par rapport à l'administration ne s'en pose pas moins.
Plus grave encore,  Freinet a senti la volonté du PC de le couper de son mouvement afin de le réduire à l'impuissance et d'utiliser ses militants comme simple masse de manœuvre. Il se méfie, à tort ou à raison, de tout ce qui pourrait cacher un piège de ce genre. Fonvieille publie (p. 51 de son livre) le fac-similé d'une lettre de Freinet critiquant le fait que le bulletin parisien conseille d'assister aux conférences du GFEN. Refus d'ouverture de sa part? ou crainte que les militants et sympathisants de l'ICEM ne servent de force d'appoint à un mouvement sans troupes dont la responsable ne manque aucune occasion de taper sur Freinet, par L'Ecole et la Nation interposée? Il est surprenant que Fonvieille ne semble pas le comprendre.
 
Il ne peut y avoir plusieurs crocodiles dans le même marigot
 
Je ne cherche pas à faire croire que Freinet n'a aucun tort dans ce conflit. Mais faut-il trouver scandaleux qu'il supporte mal une rivalité qui vient moins de Fonvieille que d'Oury? Selon l'image du proverbe africain, le vieux crocodile tient à rester maître d'un marigot qui n'aurait pas existé sans lui. Cela ne me semble pas monstrueux, même au nom de l'équilibre écologique par la sélection naturelle.
Fonvieille peut difficilement contester cette analyse, lui qui très vite ne pourra plus cohabiter avec son crocodile le plus proche: Fernand Oury, et le groupe dissident se scindra à nouveau. On ne peut donner des leçons que si l'on a réussi à mener une action efficace, en évitant soi-même les ruptures. Ce n'est pas Freinet qui a empêché Lobrot de rassembler autour de lui plus d'une poignée de praticiens.
Freinet, meurtri au plus profond dans la querelle montée par le PC, se méfie maintenant de tout, sinon de tous. Elise Freinet le pousse à trancher dans le vif, et cela est souligné à plusieurs reprises dans le livre de Fonvieille. On peut regretter que ce dernier ait souffert de la rupture, alors qu'il n'avait pas de visées malhonnêtes. Mais est-il anormal que nous partagions aussi l'inquiétude et la souffrance du leader vieillissant qui a reçu tellement de coups bas qu'il ne sait plus parfois à qui faire une totale confiance?

La méthode naturelle
 
Je n'ai pas inclus ce sujet dans les livres de Freinet, car celui qui a été publié sous ce titre en 1968, chez Delachaux et Niestlé, n'est pas vraiment un ouvrage de Freinet mais la sélection et le montage par Elise Freinet de textes parus à des époques très différentes.
Cette démarche d'apprentissage apparaît très tôt chez Freinet, probablement déjà en filigrane quand les petits de Bar-sur-Loup apprennent à lire en imprimant leurs textes. En tout cas, à partir de 1932, il note méticuleusement l'évolution de sa fille Baloulette dans l'apprentissage du graphisme et de la lecture. Il s'appuie sur cette expérience dans la brochure qu'il publie en mai 47 (BENP n° 30) sous le titre Méthode naturelle de lecture. L'expression est directement reprise de Decroly qui l'utilisait dès 1906 (dans L'Educateur Moderne, revue publiée à Paris par les éditions H. Paulin) pour caractériser l'étude globale de phrases, notamment des ordres ou des observations.
En 1951, Freinet publie à la CEL une Méthode naturelle de dessin que viendront compléter, au fil des années, des genèses, c'est-à-dire des études thématiques de l'évolution du graphisme enfantin selon l'âge: Genèse de l'homme (BENP 79, janv. 53); Genèse des oiseaux (E spécial 11-12, janv. 55); Genèse des autos (E sp. 7-8, janv. 59); Genèse des maisons (E sp. 7-8, janv. 61); Genèse des chevaux (E sp. 8-9, janv. 64). Le choix de janvier s'explique par l'intention d'offrir aux lecteurs ce cadeau de nouvel an. Il faut préciser que, contrairement à la monographie du cas Baloulette pour la lecture, les genèses mêlent des dessins d'enfants différents.
En mars 56, Freinet publie chez Bourrelier, dans la collection "Educateurs d'hier et d'aujourd'hui", une étude plus générale sous le titre: Les méthodes naturelles dans la pédagogie moderne (MNPM), où il préconise l'extension de cette démarche à la musique et au chant, au théâtre et aux marionnettes, au modelage, à la culture physique, mais aussi à l'apprentissage d'autres disciplines généralement plus didactiques: sciences, calcul, géographie et histoire.
 
L'argumentaire de Freinet
 
A la recherche d'une culture indélébile
 
Freinet oppose la solidité des apprentissages acquis par imprégnation à la dégradation rapide des apprentissages didactiques: Nous gardons tout au long de notre vie la saveur des mets que nous avons goûtés dans notre enfance, parce qu'ils sont toujours liés aux détails subtils et indélébiles du comportement familial et social. Et nous n'oublierons jamais cette langue maternelle que nous avons apprise exclusivement par la méthode naturelle, même si, comme nos patois, elle ne comporte aucune règle dont nous ayons eu la révélation. Nous perdrons, si nous ne les pratiquons pas, l'usage des langues accessoires que nous avons étudiées par la méthode scolastique, mais pas une intonation, pas une syllabe ne s'estompera du dialecte qui fut mêlé à la période constructive et affective de notre première enfance.
Les enseignements de l'école s'inscrivent de même d'une façon définitive dans notre comportement, dans la mesure justement où ils sont liés à notre vie profonde, où ils répondent à nos besoins impérieux - y compris nos besoins de culture. Et il est courant de dire que les notions que nous avons apprises pour les examens ou pour satisfaire les exigences disciplinaires de l'école s'en vont comme elles sont venues - heureusement pourrions-nous dire souvent!
L'école est d'autant plus efficiente qu'elle construit davantage sur ces bases sûres qui sont la chair et le sang, l'esprit et la vie des individus. Qu'on ne s'y trompe pas : c'est parce que tous les éducateurs, de quelque méthode qu'ils se réclament, apportent ainsi leur part du maître, qu'ils corrigent au moins partiellement l'aridité des pratiques scolastiques. Ils "corrigent", ce qui signifie qu'ils doivent lutter contre des courants contraires que nos techniques tendent justement à atténuer et à dominer.
Par les méthodes naturelles, nous touchons à ces bases sûres. L'école retrouve ses assises vivantes. Le jour où elle aura, pour toutes ses disciplines, rétabli ces puissants circuits, elle sera un primordial et incomparable élément de culture, susceptible d'animer et de motiver toutes les autres acquisitions.  (MNPM, p. 26; Œuvres pédagogiques, T. II, p. 241)
 
Apprentissage pénible ou découverte enthousiaste?
 
Que de générations d'enfants ont pâli et pâti devant les livres de classe et les tableaux muraux, pour un travail dont ils ne comprenaient ni le sens ni l'utilité! Que d'efforts gaspillés à imiter des lettres mortes et insensibles! Que d'éducateurs ont usé leurs nerfs à cette besogne rebutante et désespérante entre toutes: enseigner la lecture et l'écriture aux enfants!
Et pourtant, avec quel incessant enchantement se fait depuis toujours l'acquisition de la parole, et avec quelle vitesse et quelle sûreté jamais démenties! Ce même éducateur excédé par les obligations de sa tâche scolaire ne se souvient-il pas, avec une intense émotion, des étapes indécises mais glorieuses qu'a franchies son propre enfant, depuis le jour où, claquant les lèvres, il a prononcé son premier : Papa!  Et la maman, un tantinet jalouse de l'honneur, un peu immérité il est vrai, fait au père, a assisté à l'éclosion merveilleuse des autres morceaux de vie : toutou, pépé, maman, tati...
Ah! la famille ne risque point de se mettre en colère parce que l'enfant articule imparfaitement. Elle a tendance, au contraire, à empêcher la vie de marcher, à entretenir l'enfant dans ce bégaiement délicieux. Et c'est l'enfant lui-même qui, malgré le milieu parfois, corrige hardiment, peu à peu, mais on ne sait encore par quel mystérieux travail, les formes imparfaites. Quel bonheur le jour où Bébé a su exprimer une pensée! Le petit être s'affirmait... Il était parti à la conquête du monde!  (...)Nous suivons tout simplement l'exemple des mamans. (BEM 7, p. 33; II, p.335)
 
Le vrai sens de l'apprentissage
 
Nous sommes d'accord sur la nécessité d'un apprentissage. Ce sont seulement les normes de cet apprentissage que nous critiquons. Une gradation est souhaitable. Elle n'est pas forcément celle qui est préconisée par la scolastique.
Si des professeurs devaient apprendre à parler à des enfants, ils le feraient selon les principes qu'ils supposent logiques, en partant des sons simples et du b, a, ba  traditionnel, par une escalier méthodique inéluctable. Or, dans la pratique, nous constatons, par la méthode naturelle, que les enfants progressent selon des principes différents à base de vie, et qu'ils ne craignent pas de s'attaquer aux vocables les plus difficiles s'ils s'intègrent dans la construction active de leur comportement affectif*. Ils ne partent pas nécessairement de l'élément simple, mais abordent au contraire d'emblée le complexe vivant du mot et de la phrase. (...)Il y a une gradation dans la méthode naturelle. Mais c'est une gradation à la mesure des besoins de l'enfant, d'une part, de ses possibilités physiologiques et techniques, d'autre part. (MNPM, p. 16; II, p. 234)
* Les éditions ultérieures comportent: effectif, ce qui est une coquille.
 
Une dynamique de la maîtrise
 
Mais, nous dit-on, si vous laissez ainsi les enfants s'attaquer au complexe vital, n'est-il pas à craindre qu'ils considèrent parfois comme réussites des solutions vicieuses qui handicaperont, parfois définitivement leur apprentissage? (...)
Les pédagogues se sont-ils demandé ce qu'il adviendrait si la maman disait :"Ne laissons pas l'enfant marcher à quatre pattes car il risquerait de s'y habituer et ne voudrait plus jamais faire effort pour marcher sur ses pieds. Ne le laissons pas vaciller sur ses jambes car ses échecs pourraient le handicaper pour la vie. Ne lui permettons pas d'écorcher ses premiers mots mais attendons, pour l'autoriser à parler, qu'il sache parler correctement."
Attendre qu'il marche droit, qu'il fasse ses pas sans hésiter, qu'il parle à la perfection!... Mais comment pourrait-il y parvenir si vous ne le laissez pas tâtonner et s'exercer, se tromper et recommencer ? (...)
Si notre travail scolaire est motivé comme l'est le comportement hors de l'école, l'enfant éprouvera naturellement le besoin et le désir de monter sans cesse, de perfectionner expérimentalement ses techniques pour les rendre plus efficientes en face du problème complexe de la vie. Cette motivation, ce besoin naturel d'accroître la puissance vitale sont à la base de l'expérience tâtonnée souveraine. (MNPM, p. 18; II, p. 235)
 
L'essence du langage écrit: expression et communication
 
La méthode naturelle, en lecture comme en écriture, est d'abord expression et communication, par le truchement de signes écrits, même si la mécanique n'en est qu'imparfaitement ajustée. L'essentiel est alors de comprendre ou de deviner, à travers les signes, la pensée ou les indications qu'ils expriment, et chacun s'y applique selon sa complexion, dans un tâtonnement expérimental qui utilise, suivant les individus, le globalisme ou la décomposition ou les deux à la fois. (...)
L'erreur de la pédagogie traditionnelle c'est de penser que l'enfant ne saura parler que lorsqu'il aura maîtrisé la technique du langage. Or, dans la pratique, le jeune enfant se fait comprendre bien avant d'être en possession de cette technique: il ne connaît que quatre ou cinq syllabes - qu'il module, il est vrai, à l'extrême - ou trois mots polyvalents, mais il lui suffisent pour établir des contacts subtils avec une ingéniosité et une sûreté qui sont pour les parents une heureuse et réconfortante surprise.
Par la méthode naturelle, l'enfant lit et écrit de même, bien avant d'être en possession des mécanismes de base, parce qu'il accède à la lecture par d'autres voies complexes qui sont celles de la sensation, de l'intuition et de l'affectivité dans le milieu social qui pénètre désormais, anime et éclaire le milieu scolaire. (II, p. 237)
 
Des raccourcis qui seraient de fausses économies
 
On dira que, dans des leçons systématiques, on réduirait les tâtonnements en précipitant la réussite. Mais on aurait réduit d'autant la série des exercices indispensables aux réussites futures. (...) L'économie de gestes, de tâtonnements et d'exercices n'est pas forcément une économie de fait quand il s'agit d'éducation. Ce que le scientiste pourrait appeler gaspillage d'énergie n'est souvent qu'un processus naturel et indispensable d'acquisition des techniques de vie. Et les plus riches parmi les individus sont en effet ceux qui ont "gaspillé" le plus d'énergie, ceux qui ont beaucoup marché, beaucoup couru, qui ont expérimenté et tenté. Ceux qui ont "économisé" leurs gestes sont des infirmes à rééduquer. Ce sont de ces considérations dont il faudrait tenir compte quand on parle de rationalisation éducative. L'enfant ne redoute ni la peine ni l'effort, lorsqu'ils sont motivés. (...)
Après de multiples essais, l'enfant est parvenu à sauter le caniveau. Il en est fier. Mais cette première conquête ne lui suffit pas. Il veut la consolider par la répétition méthodique qui l'inscrira dans l'automatisme de ses gestes, automatisme qui constituera le véritable enrichissement, point de départ assuré de nouvelles conquêtes.
Il en est de même pour les diverses disciplines scolaires: l'enfant a rédigé et imprimé un beau texte, fruit de la méthode naturelle. Les ponts essentiels ont été jetés, la réussite a satisfait un besoin fonctionnel. L'enfant doit faire passer dans l'automatisme cette première victoire. Pour y parvenir, il se livrera alors à des "exercices" qui, eux, ne sont plus motivés comme l'était le texte libre, mais qui ont comme but le perfectionnement des techniques de base, en vue de nouvelles réussites.Tout comme l'enfant qui saute et ressaute le caniveau, nous verrons alors notre élève lire des textes d'auteurs, copier une poésie, faire au fichier des exercices qui sont susceptibles d'améliorer sa technique grammaticale et syntaxique. Le même travail qui, dans une atmosphère traditionnelle, serait repoussé comme "devoir" sera, dans un climat vivant et constructif, réalisé avec allant et profit.  (MNPM, p. 27; II, p. 242)
 
Une appellation discutable pour une action incontestable
 
Une démarche plutôt qu'une méthode
 
Le fait que des milliers d'enfants, notamment parmi les élèves des classes de perfectionnement qui ont généralement le plus de difficultés, aient acquis ainsi la lecture de façon définitive, alors qu'on se lamente de l'illettrisme de tant d'autres, démontre la validité de la démarche.
Il n'est pourtant pas certain que Freinet ait eu raison de se laisser influencer par Decroly et de la baptiser "méthode". On sait en effet à quel point il se méfiait naguère de ce mot auquel il a toujours préféré celui de technique. Il refuse toujours l'expression "Méthode Freinet" et, en 64 encore, lorsque l'éditeur Colin-Bourrelier lui propose d'entrer dans sa collection "Carnets de Pédagogie Pratique", il titre son petit livre: Les Techniques Freinet de l'Ecole Moderne. Néanmoins, pour répondre aux détracteurs qui minimisent son apport à quelques techniques, plus ou moins assimilées à des trucs ou à des gadgets, il utilise également, à partir de 1962, l'expression Pédagogie Freinet qui est maintenant couramment utilisée.
Peut-être me reprochera-t-on d'ergoter sur un mot, mais je crois que Freinet avait raison de se méfier du mot "méthode" qui induit, dans l'esprit de certains, une systématique totalement contradictoire avec sa démarche. Je ne soulèverais pas ce problème si je n'avais rencontré des sectateurs intransigeants d'une "méthode" naturelle excluant tout compromis. Jamais je n'aurais osé leur expliquer qu'avec des enfants m'arrivant illettrés à 11 ans, je n'hésitais pas, dès qu'ils avaient retrouvé le vrai sens de la lecture, à réviser avec eux les tableaux de syllabes qu'on leur avait fait étudier sans succès précédemment et qui prenaient soudain pour eux un sens nouveau; ceci permettait d'accélérer leur rattrapage. Etait-ce une trahison de l'orthodoxie? Je me rassure en sachant que la Mémé Lagier-Bruno, la mère d'Elise, prenait à part certains enfants de l'école Freinet dans la même situation, pour les aider de cette façon à rattraper leur retard antérieur.
 
Un éducateur ne laisse pas la nature agir seule
 
L'adjectif "naturel" peut également avoir des effets pervers. Certains détracteurs de Freinet l'ont accusé de laisser les enfants s'enliser dans leurs tâtonnements. Cette critique concernerait tout au plus ceux qui, au nom d'une conception mystique de la Nature (avec N majuscule), voudraient que l'adulte s'abstienne de toute intervention dans le processus d'acquisition des enfants. Celui qui, interprétant à tort l'image du cheval qui n'a pas soif (DdM, p. 21; II, p. 113), attendrait passivement que l'enfant ait soif, oublierait que Freinet a ajouté dans les pages suivantes: Changez donc l'eau du bassin; Donner soif à l'enfant; D'abord faire jaillir les sources. Il ne faut surtout pas prétendre être fidèle à la démarche de Freinet si l'on se contente d'attendre que l'enfant ait envie d'apprendre (peut-être jamais), sous prétexte de respecter son droit de rester illettré ou ignorant.
Il l'exprime clairement: Si, au cours de tout le processus éducatif nous faisions fond exclusivement sur la spontanéité de l'enfant, ce serait comme si nous laissions le courant en court circuit sur l'individu isolé de son milieu, ce qui serait antinaturel et monstrueux, car nous signerions alors notre démission d'éducateurs, spectateurs passifs d'une formation manquée. (MNPM, p. 25)
Certes, Freinet refuse le forçage prématuré et il sait que l'on n'obtient rien d'efficace par la coercition. Mais sa pédagogie, loin de se cantonner dans l'observation neutre et la non-intervention, crée et développe, par le climat d'échange au sein du groupe, par la correspondance et le journal, un ensemble de motivations et de stimulations.
Cette incitation permanente n'est pas une concession aux obligations du système scolaire, mais le fond même de la démarche éducative de Freinet. Je conseille à ceux qui n'en seraient pas convaincus de lire ce qu'il dit de la nécessité de régler progressivement le bébé pour les tétées, plutôt que d'attendre que celui-ci opère lui-même à la longue cette régulation (EPS, p. 49; I, p. 363). Pour qu'on ne se méprenne pas, il ajoute une condamnation du dressage, non sans avoir dénoncé le laisser-faire et critiqué une sollicitude qui porte à faux  (p. 51; I, p. 365). Chacun a le droit de n'être pas d'accord avec cette position, à la condition de ne pas se croire détenteur d'une orthodoxie pure et dure, plus freinétiste que Freinet.
 
Les conditions d'accession à la maîtrise
 
Dans la démarche didactique, on demande à l'enfant de franchir une barre. Celui qui ne réussit pas, doit recommencer par rabâchage, quitte à être définitivement dégoûté par l'échec. Celui qui l'a franchie se trouve aussitôt placé devant une barre plus haute et ainsi de suite. A mesure que la barre s'élève, les échecs se multiplient. Néanmoins un certain nombre d'élèves finissent par triompher de tous les obstacles. Pour eux seulement, on pourra parler de "réussite scolaire".
A l'expérience, on peut montrer que la démarche fonctionnelle préconisée par Freinet convient à tous les enfants, même ceux qui étaient en échec total, parce qu'elle n'impose pas une norme à atteindre, un franchissement d'obstacle, mais incite à des réussites successives non normalisées. Encore faut-il que la progression ne s'arrête après quelques réussites.
 
La répétition fait partie de la démarche fonctionnelle
 
On le voit avec le tout-petit. Jamais il ne se repose sur les lauriers d'une réussite, fût-elle triomphale (les premiers mots, les premiers pas, les premières constructions). Il la renouvelle inlassablement jusqu'à la pleine maîtrise. Comme l'indique Freinet, ce sont parfois les adultes qui seraient prêts à se contenter du premier balbutiement, du premier trottinement, car ils sentent que l'enfant démarre à ce moment un processus toujours plus exigeant qui le mène à l'autonomie, ce qui ne cessera de poser de nouveaux problèmes éducatifs.
Cette tendance existe aussi chez certains éducateurs, notamment ceux qui ont mal réglé leurs comptes avec l'école qu'ils ont subie et pour qui la répétition fonctionnelle rappelle trop le rabâchage détesté. Or, les deux démarches n'ont aucun point commun.
Le rabâchage est la répétition à l'identique, ce qui explique généralement l'échec: quand on a raté un premier essai, on risque fort d'échouer à la simple répétition (qui d'entre nous, ayant eu à copier 100 fois ou davantage un mot difficile qu'il orthographiait mal, oserait prétendre qu'il n'hésite plus jamais quand il doit écrire ce mot?). Certains enfants, déformés par le système scolastique du rabâchage, peuvent aussi estimer qu'ils ont suffisamment donné dans leur première réussite et qu'ils ont maintenant droit au repos.
La répétition fonctionnelle cherche toujours à renouveler la réussite, mais elle y ajoute des variations, parfois minuscules, qui l'enrichissent. C'est la modulation du langage, le changement de parcours du déplacement, la recherche d'exploits nouveaux. Et tous les parents savent à quel point il faut redoubler de vigilance pour que ce ne soit pas au risque de l'accident ou de la "grosse bêtise". C'est pourtant en poussant jusqu'au bout la libre répétition que s'acquiert la maîtrise. Et le processus n'a pas de fin: après les premiers pas, il y aura la marche, la course, l'escalade de l'escalier, le saut, la danse, etc. La caractéristique de cette forme de répétition est qu'elle se fait dans l'enthousiasme et avec une diversité de variantes qui en assure la richesse pour l'avenir. L'individu n'aura pas creusé un seul sillon, mais exploré tout un espace de vie.
Il en est de même pour toutes les acquisitions culturelles, elles ne se font pas en une seule réussite. La stimulation éducative du groupe et de l'organisation scolaire doit encourager la répétition sans rabâchage qui développera la réelle maîtrise. Ceux qui, au nom d'un certain purisme, s'offusqueraient par exemple de voir Freinet "accepter le compromis" des fichiers autocorrectifs pour participer à la consolidation de certains acquis, n'auraient pas vraiment compris le fond de sa démarche.
 
A la recherche incessante de nouvelles conquêtes
 
Dans le système didactique, l'enfant qui réussit ne reste pas en panne, car la pression scolaire exige toujours davantage de lui. En plus de l'échec de nombreux enfants et du stress de la plupart des autres, cette pression continuelle provoque parfois un effet pervers: certains découvrent qu'il vaut mieux éviter de donner le maximum, puisqu'on devra aussitôt en faire davantage; ils ont parfois tendance à s'économiser et surtout à se mettre en veilleuse dès qu'ils ont franchi une épreuve capitale. A l'école comme au régiment, les plus futés savent qu'il ne faut pas prendre au pied de la lettre l'idéologie de l'effort et du devoir.
Si l'on refuse cette pression constante des obligations, notes, classements, examens, qui est le seul moteur du système classique, il faut néanmoins veiller à entretenir le dynamisme général, faute de quoi la progression risquerait de s'assoupir. D'où l'importance que Freinet attribue aux échanges qui viennent secouer l'autosatisfaction, aux brevets et chefs d'œuvre qui proposent sans cesse de nouveaux objectifs. La caractéristique d'une éducation réussie, c'est qu'elle ne s'arrête jamais, même après la réussite aux examens et concours terminaux, pas plus qu'au long de la vie d'adulte. Pour tracer un bilan vrai de l'action éducative, ce n'est pas le jour de la distribution des parchemins de sortie qu'il faut s'arrêter, mais observer ce qu'il en est, dix ou vingt ans plus tard. Ce recul est plus difficile, il est est moins fallacieux.
 
La conquête de l'autonomie dans la sécurité
 
Chez les enfants qui passent d'un pédagogie classique à la pédagogie Freinet, les "bons élèves" n'acceptent pas toujours sans inquiétude la reconversion. Ils s'accommodaient assez bien d'une progression sans imprévu où il suffit de trouver la bonne réponse à la question posée. Le conformisme valorisant est parfois agréable et il peut s'avérer soudain angoissant d'avoir à décider plutôt qu'à obéir, à inventer plutôt qu'à reproduire.
Une réaction de bon sens aide à résoudre ce problème, car une pédagogie de la réussite ne doit laisser personne de côté. Un bébé qui n'a jamais marché autrement qu'adossé à son parc ou sanglé dans un youpala (et il n'est pas coupable d'y avoir été placé par les adultes, avec un souci de sécurité), peut légitimement appréhender l'aventure de la marche sans appui. Quel adulte hésiterait à lui tendre les bras pour l'encourager aux premiers pas autonomes, quitte à se reculer insensiblement pour prolonger l'exercice?
L'important, c'est que l'enfant découvre dès que possible la passion de l'autonomie et de l'audace, sans lesquelles il n'est pas de vraies conquêtes. La démarche voulue par Freinet condamne la violence, fût-elle "naturelle". On n'apprend certes pas à nager, le ventre sur un strapontin, mais pas non plus parce que quelqu'un vous a jeté brutalement à l'eau. Ne nous y trompons pas, ce sont les mêmes qui développent le conformisme le plus bêlant et prétendent ensuite aguerrir les individus par des épreuves inhumaines (examens marathons) ou humiliantes (bizutage, "classes" militaires). La démarche fonctionnelle ne consiste pas à extirper de force du cocon scolastique, elle incite fortement chacun à choisir le plus tôt possible la voie

 
Bataille pour le dessin d'enfant
 
 La nécessité d'une mutation pédagogique
 
On a peine à mesurer la médiocrité artistique des instituteurs du premier demi-siècle, bien plus dramatique que leur formation littéraire, complétée généralement par des lectures personnelles. Bien peu avaient pu visiter des musées (ne parlons pas de galeries d'art contemporain) et les reproductions fidèles étaient aussi rares que coûteuses. Quand l'enseignement du dessin n'était pas purement et simplement escamoté, il se bornait à la copie tatillonne d'un objet banal (seau, chapeau, parapluie) ou d'un modèle quasi-géométrique, reproduit au tableau. Les matériaux et les outils utilisés ne favorisaient guère la réussite (papier médiocre de petit format, crayons de couleur ou, au mieux, gouache en godets ne permettant que de petites surfaces, pâte à modeler qu'il fallait remettre en boule en fin de séance).
La révolution, amorcée dès avant la guerre, puis appliquée méthodiquement par Elise Freinet à partir de 1946, consiste à rompre avec toutes les routines. D'abord, abandonner les sujets imposés et surtout varier les formats, les supports, les matériaux. Faute de moyens financiers nouveaux, le papier à dessin étant rare et cher, on utilise massivement les échantillons ou les restants de papier peint, le kraft d'emballage.
La peinture à la colle (à l'origine, de la poudre de couleur, vendue au kilo par les droguistes pour les peintres en bâtiment, diluée dans des pots de yaourt en verre ou des ventouses avec de la colle de tapissier) séduisait peu Elise au début mais elle s'y rallie pour remplacer les godets et les tubes qui limitent à de petits dessins. Rapidement des industriels, comme Pébéo à Marseille, proposeront des poudres encollées de très bonne qualité.
En libérant l'ampleur des gestes créateurs  sur des supports de grand format, on oblige à renoncer à la représentation méticuleuse et cela laisse libre cours au lyrisme. Encore faut-il libérer d'abord les adultes en leur donnant confiance dans les valeurs de la libre expression artistique des enfants.
 
La démarche de Freinet
 
Freinet, pour rassurer les enseignants sur les capacités d'évolution naturelle des enfants, quand on les laisse abondamment dessiner et comparer leurs dessins, publie La Méthode naturelle de dessin, suivie d'une série de genèses (l'homme, le cheval, les oiseaux, les maisons, etc.) montrant la progression naturelle de la petite enfance à la pré-adolescence. Il encourage à l'expression libre, sans prétendre à l'art, domaine qu'il abandonne à Elise.
 
L'intervention d'Elise
 
Sans minimiser le graphisme, Elise Freinet sent qu'il faut bousculer davantage les habitudes, en sensibilisant à l'importance des couleurs et des matières. Elle n'hésite pas à recommander et à pratiquer elle-même l'intervention directe dans la création des enfants.
A la différence de ceux qui l'avaient précédée dans ce domaine, elle ne situe pas l'intervention de l'éducateur en amont, par la suggestion de thèmes ou de procédés techniques, mettant sur rails les enfants qui n'ont plus alors qu'à suivre la voie tracée. Démarche qui limite certes les ratés, mais ne débouche que sur de nouveaux stéréotypes.
Elle se place dans le courant du processus de création de l'enfant, en aidant celui-ci à percevoir et à renforcer l'originalité contenue dans ce qu'il est en train de réaliser, ne serait-ce que dans l'un des détails. Elle incite et au besoin aide à renforcer cette originalité, à la mettre en valeur en soulignant certains accents, en rompant une monotonie, en atténuant un fond qui écrasait l'ensemble. Elle n'hésite pas à prendre parfois le pinceau, un court instant, pour montrer concrètement ce qu'elle suggèrerait.
Mais elle sait que cette "part du maître", proche du compagnonnage habituel des ateliers d'artistes, n'est pas encore à la portée d'enseignants qui n'ont connu que les cours d'école normale. Aussi s'intéresse-t-elle à la formation des adultes. Il y a bien sûr les stages d'été mais, faute d'animateurs compétents, ils ne peuvent être démultipliés et accueillir tous les militants. Elise travaille donc beaucoup par correspondance. Elle incite à lui envoyer des productions d'enfants, les annote au dos, écrivant parfois des appréciations rappelant la notation traditionnelle (TB, B, banal). Elle justifie toujours son point de vue, retouche quelquefois légèrement à la craie d'art un détail qui pourrait renforcer l'expression de l'ensemble.
Procédé plus discutable, elle encourage à agrandir un détail particulièrement bienvenu. Cela reste dans des limites acceptables quand elle le pratique elle-même, mais sera abusivement pratiqué par quelques "disciples" qui ont tendance à oublier l'expression globale au service exclusif du morceau original, parfois dénaturé par son isolement du contexte.
 
Des circuits de dessins pour la formation mutuelle
 
Elise organise des circuits de dessins qui deviennent de véritables cours itinérants par correspondance. Une pratique, disparue depuis, est le circuit "boule de neige": on fait circuler dans des classes une série de peintures choisies pour leurs qualités différentes et leur caractère incitateur auprès d'autres enfants. A l'arrivée de l'envoi, chaque classe affiche les œuvres reçues, puis se met au travail et joint quelques productions suscitées par l'exposition, en transmettant le tout à l'école suivante du circuit. En fin de course, on peut organiser une exposition régionale ou au sein du congrès national. Souvent est joint un cahier de roulement où chaque éducateur note ses observations, son questionnement.
Tous les moyens sont utilisés pour provoquer le décollage artistique des éducateurs du mouvement, y compris les concours avec prix en nature (des gouaches et des pinceaux généralement) et même des diplômes. Libre à certains de trouver que ce type de compétition ne cadre pas tout à fait avec la pédagogie Freinet. Les résultats sont là: en moins de 10 ans se sont multipliées les classes produisant des œuvres de qualité, sans sacrifier à de nouveaux stéréotypes. Ajoutons que les recherches ne portent pas seulement sur la peinture mais aussi sur toutes les techniques plastiques, notamment la céramique et la tapisserie, brodée, en tissus cousus ou en boucles  de laine.
 
Une progression qui n'évite pas toujours la douleur
 
Faut-il ajouter que ce bond en avant ne se passe pas toujours en douceur. Face à un obstacle à franchir, Freinet use de la démystification de la difficulté à surmonter et de la persuasion rassurante. Cela fonctionne assez bien avec les gens motivés. Elise, pour sa part, n'hésite pas à ajouter le petit coup de cravache qui donne le signal du saut à accomplir. En veut-on un exemple? Une collègue peu convaincue par l'expression libre demande un jour dans un stage : "Vous parlez toujours du pompier dans l'art, qu'est-ce que c'est que ça, le pompier?". Et Elise, cinglante, en la désignant du doigt : "Le pompier, c'est vous!". Reconnaissons que ce n'est pas tout à fait dans le même style que Freinet. Ceux (et majoritairement celles) qui ont sauté et franchi l'obstacle, tout à la joie de la réussite, oublient aussitôt le petit coup de cravache. Pas ceux qui ont renâclé au dernier moment et sont restés de l'autre côté.
En résumé, quelques froissements d'amour propre et parfois des pleurs, en tout cas beaucoup de passion et une large part de réussite. Comme rien n'est absolu en matière artistique, il est toujours possible de contester les conceptions d'Elise Freinet. En revanche, il est honnête de se demander: qui aurait fait mieux et comment?
 
Les petits Africains de Pitoa enthousiasment Picasso
 
En mai 1955, le Musée pédagogique de la rue d'Ulm (qui deviendra par la suite l'Institut Pédagogique National, IPN) expose les peintures et les dessins des enfants de l'école de Pitoa (Cameroun) dont le directeur, Roger Lagrave, avait enseigné à l'école Freinet en 50-51. Il ne s'agit pas d'une exposition de travaux d'enfants parmi tant d'autres, car ces petits Africains ont réussi, grâce au dessin libre, la synthèse de leur propre expression d'enfants et de la culture graphique et plastique de leur peuple. Le résultat est surprenant et magnifique. Picasso, découvrant ces peintures, est enthousiasmé et n'hésite pas à contresigner certaines d'entre elles avec ses félicitations. Il trouve remarquable que ces enfants noirs aient acquis d'emblée une liberté graphique que lui-même a mis tant de temps à conquérir.
 
Une revue : L'Art enfantin
 
De nombreux articles de L'Educateur  parlent des activités artistiques dans les classes, mais il y manque des illustrations significatives. Elise Freinet se bat pour obtenir enfin l'édition par la CEL d'une revue consacrée aux créations enfantines. Ce sera, à partir de 1959, L'Art enfantin pour laquelle elle obtient des témoignages d'encouragement de Jean Lurçat, Jean Cocteau  et Jean Dubuffet.
La reconnaissance, par de grands artistes, de la qualité des réussites des enfants et surtout de la démarche éducative qui a permis de les obtenir, a parfois fait croire qu'il y avait eu un contact étroit et même une collaboration. Ce n'est pas le cas. D'ailleurs, Elise Freinet est très classique dans ses goûts. En 1950, je l'ai souvent entendue critiquer Picasso d'avoir imité tous ses prédécesseurs et lui dénier un véritable génie créateur. Matisse et la plupart des artistes modernes ne trouvaient pas grâce à ses yeux et même, à la stupeur de Lagrave qui avait été enthousiasmé par une exposition de Gauguin, elle jugeait ce dernier un peu "pompier", parce que trop exotique. Comme elle ne proposait pas de modèles, ce classicisme importait peu et il faut reconnaître qu'en dehors de sa phobie du "pompier", elle n'imposait pas son esthétique personnelle.
 
De la maison de l'enfant au musée de Coursegoules
 
Depuis 1952, chaque congrès de l'Ecole Moderne (Pédagogie Freinet) organise, en plus des expositions de peintures d'enfants, un lieu appelé "Maison de l'enfant" dont toute la décoration (tapis, couvre-lit, paravent, tapisserie murale, abat-jour, table basse recouverte de céramique, plats et assiettes, poteries, etc.) est conçue et réalisée par des enfants de différentes écoles. Une coordination préalable évite les incohérences et les doublons. En fin de congrès, tous les éléments sont dispersés, chaque école participante récupérant son bien. La seule trace restante est l'ensemble des photos réalisées sur place.
Elise Freinet souhaite depuis longtemps un témoignage plus durable des créations des enfants. Elle a l'occasion d'acquérir et de faire consolider une maison de village à Coursegoules, au-delà du Col de Vence. En 1962, dès que les maçons ont fait l'essentiel, les enfants de l'école Freinet conçoivent et réalisent, avec l'aide de leur institutrice Malou Bonsignore et les conseils d'Elise Freinet, toute la décoration intérieure et extérieure de la maison.
La pièce maîtresse est un grand bas-relief de terre cuite encadrant très largement la porte d'entrée. Deux adolescents sont les principaux concepteurs du projet, avec l'aide d'une dizaine de leurs camarades plus jeunes. Un céramiste d'art de Vallauris, M. Pérot, a accepté de réaliser la cuisson et le maître-maçon de la CEL, Laurent, s'est chargé de la mise en place des sculptures.
A l'intérieur, une mosaïque est créée sur l'un des grands murs. De nombreuses autres créations (poteries, sculptures, tapisseries, peintures, etc.) décorent l'ensemble des pièces et en font un véritable musée de l'art enfantin.
Mais le problème des musées est aussi la conservation et le gardiennage. Ce problème n'a jamais été résolu. L'éloignement de Coursegoules par rapport à Vence limite les visiteurs et ne permet pas une ouverture régulière. La boulangère voisine accepte d'être dépositaire de la clef, mais son commerce ne lui permet pas d'accompagner les visiteurs. C'est la difficulté d'utilisation de ce petit musée qui amenera à terme à la revente de la maison. Les œuvres transportables sont emmenées. Restent celles qui sont scellées dans les murs et qui témoignent encore de cette aventure artistique.
 
Un livre : L'enfant artiste
 
En 1963, Elise publie à la CEL un livre à la gloire du dessin d'enfant, abondamment illustré, notamment avec des reproductions tirées de L'Art enfantin.
Si les conseils donnés aux éducateurs sont judicieux, le titre et une partie de la démonstration sont parfois quelque peu contradictoires avec la démarche de Freinet qui ne vise pas plus à produire des artistes que des écrivains ou des journalistes, mais des êtres vivant, au cœur de la vie culturelle, en acteurs à leur niveau et non en simples consommateurs, obligatoirement admiratifs.

 
 
Les éditions d'expression enfantine
 
La Gerbe et Enfantines
 
Après la guerre, Freinet reprend dès que possible la publication de La Gerbe, dans le format ancien (15,5x23), avec un plus grand nombre de pages en deux couleurs (12 sur un ensemble de 20). Comme  rares sont les classes qui envoient leurs clichés de linogravure, il faut les regraver à Cannes. Pour la couverture et les quatre pages du centre destinées aux plus jeunes, celui qui prépare la maquette (ce fut longtemps la responsabilité de Maurice Menusan, que j'ai parfois aidé) joue sur les combinaisons des complémentaires pour obtenir trois couleurs.
La collection d'Enfantines  est constamment tenue à jour et elle se continue chaque mois par un nouveau n°. Après la guerre, Freinet encourage à réaliser des témoignages sur la guerre. Une brochure sur Le maquis enfantin où les enfants jouent aux maquisards, suscite des protestations. Les sujets ultérieurs retrouvent la diversité d'antan, avec beucoup d'histoires inventées.
 
Les albums d'enfants
 
Une première tentative d'édition d'album en couleur avait été tentée avec Le petit nuage chantait, mais la médiocre qualité des clichés typographiques de l'époque rendait le résultat décevant. Début 1950, l'éditeur cannois Robaudy se sépare de son matériel lithographique pour passer à la quadrichromie. Freinet voit là l'occasion de se procurer à bon prix un équipement permettant de reproduire des peintures d'enfants. Il embauche les deux techniciens qui utilisaient ce matériel, publie aussitôt Le petit chat au bainde mer  de la classe enfantine de Trégastel et lance une souscription pour une série d'albums.
Par ailleurs, il confie au lithographe les illustrations de la première édition de sa Méthode naturelle de dessin. Habitué à la transposition des couleurs pour les linogravures de La Gerbe, il accepte une certaine simplification si cela réduit le nombre de pierres lithographiques à dessiner et ainsi le nombre de passages en machine. Cet atelier est pour moi l'occasion passionnante de découvrir le travail artisanal de la lithographie et les artisans qui la pratiquent, certes plus familiers des affiches et étiquettes publicitaires que des œuvres d'art à tirage limité, montrent avec plaisir et fierté leur savoir-faire.
Pour la première fois, sont publiés des albums pour enfants créés par des enfants. Elise ouvre un chantier supplémentaire pour alimenter en projets la  nouvelle édition. Parfois le groupe d'enfants qui a inventé le texte est différent de celui qui exécute l'illustration. Une chaîne se met en place pour faire circuler des projets qui s'enrichissent progressivement en passant d'une classe à l'autre.
Le succès même de l'édition remettra en question le principe de la lithographie dont le tirage, peu automatisé, est très lent (600 feuilles à l'heure au lieu de 3OOO sur les machines modernes de l'époque). Au bout de deux ans, Freinet passera lui aussi à la quadrichromie, à la fois plus fidèle aux originaux et surtout plus rentable à partir d'un certain tirage. De 52 à 60, les albums seront imprimés chez Robaudy, comme par la suite Art enfantin et L'enfant artiste.
 
La Gerbe enfantine
 
En 1950, Freinet a profité de la litho pour introduire de la couleur dans les Enfantines, en augmentant légèrement leur format (14x18). De 52 à 54, on abandonne la litho mais on garde la couleur.
Devant la difficulté à rentabiliser les deux éditions: Gerbe et Enfantines, il est décidé en 54 de les fondre en une seule revue du format des nouvelles Enfantines, appelée Gerbe enfantine. En 58, on revient au format de l'ancienne Gerbe (15x23). Mais le manque de rentabilité amène à interrompre en juillet 62.
Mais au bout d'un an, Freinet ne peut se résoudre à cette disparition et lance en septembre 63 la Nouvelle Gerbe , orientée davantage vers les petits. Cette formule tient jusqu'en juin 65. On peut dire qu'elle a servi de prototype à une nouvelle revue aussi bien documentaire que lieu d'expression des petits. Ce sera en septembre 65, la naissance de BTJ  et de ses pages magazine.
Quinze ans plus tard (en 79), Freinet ne peut assister à la renaissance d'une revue d'expression des plus petits, ce sera J Magazine. Bel exemple de survivance d'un besoin.
 
 
Les enfants poètes
 
En 1954, est publié, sous ce titre, aux éditions de la Table Ronde, un recueil de poèmes des enfants de l'école Freinet. La publication de poèmes d'enfants n'est pas une nouveauté. Ce qui est nouveau, c'est que tout un ouvrage soit consacré à la seule école Freinet. Il faut observer que le texte d'introduction, portant la double signature de Freinet et d'Elise, n'est pas en résonance exacte avec ce que disait précédemment Freinet de l'expression poétique de l'enfant qui ne permet pas pour autant de l'introniser poète. Observons que, malgré le titre,  18 textes ont été écrits par des moins de 12 ans et que 125 pages sur 210 sont écrites par deux adolescents.
 
 

 
L'évolution des échanges interscolaires
 
Quand les correspondants se rencontrent
 
Nous avons vu que, dès 1929, des éducateurs-imprimeurs rêvaient que leurs élèves puissent rendre visite à leurs correspondants, mais je n'ai pas trouvé de trace de la réalisation de ce souhait, alors que La Gerbe publie à plusieurs reprises des comptes rendus d'excursions scolaires, parfois de plusieurs journées.
 La première rencontre entre correspondants semble avoir eu lieu en juillet 1947, entre les classes de Roger Denjean (Seine-Inf.) et Pierre Guérin (Aube). P. Guérin avait vu pratiquer l'échange réciproque de groupes de jeunes en vacances, par Mlle Jadoulle, animatrice des CEMEA de Belgique, et cela lui avait donné l'envie de faire la même chose dans le cadre scolaire avec son correspondant. Il profite une dernière fois avant sa majorité (21 ans) du permis gratuit de son père cheminot et rend viste à R. Denjean. Ce dernier est un peu éberlué de voir arriver un jeune homme en short (d'éclaireur) qui lui propose un voyage-échange représentant une véritable aventure. Mais il faudrait autre chose pour effrayer ce pacifiste-résistant qui a terminé la guerre en Allemagne. Comme Guérin a étudié les tarifs, il s'avère qu'un voyage de 12 jours bénéficie du prix de transport le plus bas.
L'été 48, même type d'échange entre les classes de Leroy (Aisne) et Coquard (Côte d'Or). Le compte rendu est publié (E 2, oct. 48, p. 35). Apparemment, Il n'y a pas eu influence de l'expérience précédente qui n'avait donné lieu à aucune publication. Sans doute peut-on voir là une convergence du fait de la passion des jeunes pour les voyages à l'époque du Front populaire et des congés payés, désir brisé par l'occupation puis les difficultés de déplacement dans l'immédiat après-guerre.
Celui de Bertrand (S.-et-Oise) et Guilbaud (Charente), l'année suivante, fait l'objet de la BENP 55 (oct. 50): Echanges d'élèves. Comme Denjean et Guérin ont continué les échanges en associant, grâce à Mlle Jadoulle une école belge proche de Liège, ils rédigent aussi une BENP (n° 60, mars 51): Voyage-échange international.
La boule de neige grossit. Maintenant beaucoup de correspondants considèrent que le prolongement idéal de l'échange d'imprimés et de lettres est la double rencontre. Mais, dans certains départements, l'administration veut cantonner dans les derniers jours de l'année scolaire, ce qu'elle considère comme simple tourisme scolaire, au même titre que les traditionnels voyages de fin d'année. Il faut démontrer l'importance éducative de ces échanges et certains, comme P. Fort (Aube), font de sa préparation et de ses retombées le pivot de toute une partie du travail de l'année. Ceci amène Freinet à publier une nouvelle BENP (n° 76, nov. 52): Pour l'officialisation des voyages-échanges.
L'accueil dans les familles pose parfois des problèmes, notamment quand les logements sont exigus ou insalubres. Mais on trouve diverses solutions (utilisation des locaux d'une colonie de vacance ou centre d'hébergement d'été), ou choix des correspondants dans un rayon géographique permettant des visites d'une journée, principalement pour les petits. Parfois les deux classes s'organiseront pour partager la même classe transplantée (neige, mer ou nature).
De toute façon, le voyage-échange soulève généralement l'enthousiasme des enfants, mais aussi des familles, même les plus réticentes. C'est ainsi que, venant d'apprendre la venue à Rouen des correspondants d'Aulnay-sous-Bois, une mère prévient immédiatement qu'elle ne peut héberger personne, ce qui n'était pas envisagé, les correspondants devant repartir le soir même. Aux vacances suivantes pourtant, sur le désir des enfants de se revoir à nouveau, les parents se rencontrent, sympathisent et décident de se retrouver dans le même camping. On connait des cas de véritables symbioses entre milieux unis par la correspondance des enfants, se prolongeant même parfois, quelques années plus tard, par des mariages.
 
Bataille pour le statut du journal scolaire                                    
 
Dans les années qui ont suivi la Libération, une Commission Paritaire des Publications de Presse (CPPP) a été constituée pour mettre de l'ordre dans la presse. Elle attribue un numéro après étude de chaque demande et, en 1950, les PTT ont ordre de refuser le tarif Périodiques aux publications ne possédant pas ce n°. Par le biais de parlementaires, Freinet essaie d'obtenir du Secrétaire d'Etat aux PTT que l'on considére les petits journaux scolaires comme la presse périodique. Il se voit répondre officiellement en octobre 1951 que d'après l'article 90 de la Loi du 16 avril 1930, le tarif postal des journaux et écrits périodiques est réservé aux seules publications éditées dans un but d'intérêt général pour l'instruction, l'éducation, l'information du public.
Freinet explose. Je me souviens qu'à l'époque, pour constituer un dossier, il m'envoie sélectionner chez le marchand de journaux ce qui existe de plus nul dans les publications pour enfants, dans la presse à scandale ou "du cœur", bénéficiaires du tarif préférentiel. Avec Freinet, nous préparons un dossier pour les parlementaires avec quelques exemples significatifs "d'instruction, éducation ou information du public" de ces publications, en confrontation au contenu des journaux scolaires.
Il faudra une campagne prolongée auprès des parlementaires, notamment à chaque vote du budget des PTT. Et c'est seulement par l'article 14 de la loi du 10 avril 1954 que le journal scolaire sera enfin admis comme publication de presse, s'il a obtenu un n° de la CPPP (catégorie Périodiques Scolaires). Comme la CPPP ne veut pas être débordée de demandes dispersées, un accord est passé entre Freinet, les PTT et la CPPP pour que l'ICEM soit chargé de les regrouper, situation qui persiste encore actuellement .

Démarche naturelle et disciplines scientifiques
 
Depuis longtemps, les militants de l'Ecole Moderne avaient rompu avec les habitudes traditionnelles pour l'apprentissage de la langue et du dessin. Manquant sans doute de maîtrise des disciplines scientifiques, ils avançaient souvent avec moins d'audace.
 
De la sortie sur le terrain à la classe exploration
 
Les promenades scolaires des années 20, réimpulsées par les I. O. de 1937, étaient déjà un grand progrès par rapport au cours magistral et à l'étude livresque du manuel. Néanmoins il fallait dépasser le style voyage organisé, obligeant la classe à observer docilement ce que l'instituteur jugeait intéressant.
Le titre donné par J. Puget à la BENP 11: La classe exploration indiquait une démarche beaucoup plus ouverte, qui demandait certes une préparation de la sortie mais veillait à recueillir des observations très diverses, à rapporter des échantillons de minéraux, végétaux ou petits animaux (d'où la nécessité d'emmener les récipents appropriés), à déterminer sur place ce qu'on ne pourra ramener en classe (arbres, oiseaux, etc.).
Le travail s'effectue ensuite en classe grâce aux outils pédagogiques réalisés par le duo Faure-Guillard: les BENP 27, Le vivarium ; 28, La météorologie ; 29, L'aquarium ; les nombreuses fiches documentaires du FSC et les BT de détermination qui se multiplient dans les années 50. Mais cela touche surtout les sciences naturelles et la géographie.
 
Vers une découverte expérimentale des sciences
 
Il serait injuste d'oublier l'apport du manuel de l'UNESCO destiné à propager l'enseignement des sciences physiques dans des milieux démunis et l'école française avait beau ne pas appartenir au Tiers-Monde, son dénuement matériel dans l'après-guerre rendait très utiles les conseils donnés. Des fiches-guides proposent des expérimentations, de même que certaines BT et surtout des SBT scientifiques.
Freinet tente d'intensifier cette préoccupation scientifique (E 4, nov. 55) et en fait l'un des thèmes du congrès de Caen (1962). Guidez, Delbasty, Pellissier, Richeton aident à cette avancée. Néanmoins, c'est surtout à partir des années 70 que seront développés tous les aspects expérimentaux de la découverte de la physique, dans le Fichier de Travail Coopératif  animé par M. Berteloot puis dans des BT réalisées par l'équipe de P. Guérin et M. Paulin.
 
L'intérêt pour le monde technique
 
Il faut observer, dans les années 50 et 60, un fort intérêt pour les techniques les plus modernes de l'époque, aussi bien pour l'industrie, les transports, les sources d'énergie. Certes, il n'est pas toujours facile d'expliquer aux enfants dans une BT l'énergie nucléaire, le mur du son ou le laser, mais personne d'autre que les éducateurs de l'Ecole Moderne n'essayait encore d'initier les enfants à des problèmes dont ils entendaient souvent parler sans comprendre de quoi il s'agissait.
 
Un lien entre le calcul et la vie
 
Le premier souci avait été de relier le calcul aux intérêts momentanés des enfants. Au lieu des sempiternels problèmes de robinets, de mobiles qui se rattrapent ou se rencontrent, de placements financiers incompréhensibles par des enfants sans le sou, on essayait de proposer des calculs sur les cueillettes et les récoltes de la saison, sur le développement des vélos des coureurs du Tour de France. C'était le rôle des fiches documentaires, les fichiers autocorrectifs visant surtout aux apprentissages plus classiques.
Freinet demande en 51 à Lucienne Mawet (Belgique) de rédiger la BENP 66-67 sur L'initiation vivante au calcul . Elle y montre comment toutes les activités de la classe peuvent donner lieu à des recherches en calcul, démarche très decrolyenne, ce qui n'est pas surprenant quand on sait l'influence de Decroly sur la pédagogie belge et la proximité géographique de l'école des Mawet à Braine-l'Alleud et de l'école Decroly.
 
Du calcul vivant à la recherche mathématique
 
Freinet souhaite aller plus loin et lance un appel pour le calcul libre (E 4, nov. 55). C'est sur Beaugrand (Aube) qu'il s'appuiera pour développer à la fois l'initiation expérimentale aux différentes mesures (ce qui aboutira à L'atelier de calcul ) et le recherche d'histoires chiffrées, le tout regroupé sous le signe du Calcul vivant. Il en fait l'un des thèmes du congrès de Caen en 62 et publie avec Beaugrand la BEM 13-14 sur l'enseignement du calcul.
Certains dépassent le cadre du simple calcul, d'autant plus que l'on parle maintenant de mathématiques modernes. Delbasty propose des recherches telles que "la moitié du rectangle". Le Bohec expérimente au CE des travaux libres qui seront publiés.
Néanmoins, c'est surtout après la mort de Freinet que cette démarche s'amplifiera sous la dénomination "mathématique vivante" avec notamment l'animation de Pellissier (Isère), Monthubert (Vienne), Blanc (Vaucluse) et Varenne (Yonne). Elle trouvera ses principaux développements au second degré et aboutira au livre d'Edmond Lèmery: Pour une mathématique populaire, libres recherches d'adolescents au collège (Casterman).
 
 
 

 
L'organisation coopérative de la classe
 
Des cadres souples mais solides
 
Parce que Freinet remet en question le carcan rigide de la classe conventionnelle, certains qui n'ont jamais vu sa pédagogie en action, s'imaginent que chaque enfant fait ce qu'il veut quand il veut, en l'absence de tout cadre. Même pour le cas où ils trouveraient cela souhaitable, il importe de les détromper: Freinet ne détruit rien sans avoir préparé l'alternative.
L'emploi du temps a ses rythmes et ses rites réguliers (entretien du matin, lecture de textes, choix et mise au point, tirage de la page du jour et envoi aux correspondants, travaux individuels ou par petits groupes, bilan de fin de journée, séance hebdomadaire de coopérative). L'arrivée d'un événement fortuit peut modifier momentanément ce déroulement qui retrouve rapidement son rythme. Il faut savoir tirer parti des richesses de l'imprévu et tenir compte de la perturbation aggravée qui résulterait de son refoulement. Mais c'est une chose que de savoir gérer au mieux l'imprévisible, une autre de vivre dans l'aléatoire complet.
 
L'apprentissage de la responsabilité plutôt que de l'obéissance
 
L'obéissance est généralement considérée comme une vertu cardinale de l'école conventionnelle. Par contre, peut-être à cause des expressions: texte libre, dessin libre, beaucoup de gens croient que l'éducation selon Freinet a pour caractéristique la liberté. Pour lui, c'est assurément un objectif que de former des hommes libres, mais il faut observer qu'en dehors du qualificatif "libre" accolé à certaines activités, le thème de la liberté de l'enfant apparaît peu dans ses écrits. Il évoque plus souvent les besoins de l'enfant que l'éducation doit permettre de satisfaire.
Par contre, sa pédagogie est sous-tendue en permanence par la notion de responsabilité. Relisons L'Education du Travail, l'éducation de la responsabilité est présente à toutes les pages.
 
Développer au maximum la responsabilité de choisir
 
Dans le travail individualisé, chaque enfant choisit et organise son travail, même si cette liberté n'exclut pas certaines obligations.
Le groupe est très souvent amené à choisir. On vote pour désigner le texte du jour qui sera imprimé dans le journal, pour retenir une activité collective, un but de sortie. Même pour les promenades des jours de congé, Freinet préconise que les adultes de son école de Vence proposent des choix tenant compte de la distance, de l'état du terrain, du temps disponible, des motivations, qu'ils explicitent les arguments pour et contre mais sans décider autoritairement.
Le fait d'avoir choisi engendre une prise de responsabilité, mais aussi le renoncement, au moins temporaire, aux autres éléments du choix. Parfois le choix d'une solution unique est frustrant, mais il faut apprendre à décider sans se perdre en hésitations. On pourra toujours réserver un autre choix pour une fois suivante, voire étudier si l'on ne pourrait pas cumuler les avantages de deux choix simultanés. L'éducation à la véritable liberté n'est pas une velléité dans l'absolu, elle commence en assumant avec réalisme ses propres choix.
 
A la recherche d'une vraie démocratie
 
La loi du plus grand nombre dans les choix collectifs pourrait ressembler à la loi du plus fort, si l'objectif du groupe n'est pas de prendre en compte les désirs et les intérêts de tous, y compris ceux qui n'ont pas obtenu la majorité. Le formalisme peut provoquer une caricature de démocratie.
L'éducateur n'hésite pas à signaler la qualité du texte d'un enfant qui n'est jamais choisi. Il rappelle que ce ne sont pas toujours les mêmes qui doivent imposer leur point de vue, sous prétexte qu'ils seraient les plus nombreux ou les plus convaincants. Un climat de vie coopérative amène les enfants à se préoccuper de l'intérêt de chacun au sein du groupe et même à l'extérieur. C'est de cet exercice quotidien que naît l'esprit civique.
 
Le journal mural, moyen d'explicitation des relations internes
 
Freinet applique, dans une intention très précise, la technique qu'il a observée en URSS. Chaque semaine, quatre colonnes sur une grande feuille affichée proposent quatre rubriques: J'ai réalisé; Je voudrais; Je félicite; Je critique. Chaque enfant peut à tout moment s'exprimer publiquement par écrit en sachant que le journal mural sera lu et commenté en fin de semaine lors de la séance de coopérative.
L'avantage est ne pas obliger à traiter à chaud, sauf en cas d'urgence, les décisions et les conflits. Chacun sait qu'il y aura un moment pour cela et le journal mural lui permet de prendre date en évitant de régler ses comptes immédiatement par lui-même.
Des enseignants qui n'ont pas pratiqué cette technique, disent parfois craindre cette mise au pilori de la critique publique. C'est oublier le climat général de dédramatisation des relations au sein de la classe. Le non-dit est toujours plus dangereux que l'interpellation ou la critique ouverte, même et surtout quand l'adulte peut en être l'objet.
 
Le conseil de coopérative, lieu de décision et de résolution des conflits
 
Je pense que le mot "conseil" est un apport de Fernand Oury, si j'en crois sa contribution à la BEM n° 5 L'éducation morale et civique (oct. 60), mais Freinet, qui a rédigé l'essentiel de cette brochure, pratique depuis 1935 ce qu'il appelle la "séance hebdomadaire de la coopérative", décrite dans L'Ecole Moderne Française (II, p. 58 à 60). Le journal mural sert d'ossature principale à la réunion, ce qui n'exclut pas la discussion d'autres problèmes.
Freinet n'a pas connu les développements apportés ultérieurement par F. Oury, dans la cadre de la Pédagogie Institutionnelle, mais on peut penser qu'il aurait conseillé d'éviter tout formalisme. Autant les techniques qu'il préconise créent un cadre institutionnel important, autant l'esprit qui les anime doit rester souple et toujours primer sur la forme.
 
 
 
 

 
Contrôle et évaluation
 
La critique des examens
 
On a vu que Freinet avait demandé en 1937 la suppression de Certificat d'études et son remplacement par un livret scolaire. Il a fait ensuite marche arrière et recherché sa transformation. Mais il n'a pas renoncé à contester le principe de l'examen à tous les niveaux.
Chaque candidat joue en quelques heures une année de travail et parfois une scolarité entière. Certains tentent de justifier ce "quitte ou double" par le côté sportif de l'épreuve, ce qui est fallacieux car aucun sport ne se joue sur un essai unique, en une seule journée de compétition. De quel droit d'ailleurs faire de la compétition sportive le modèle de la formation? Une véritable évaluation ne peut admettre l'aléa de l'émotivité ou d'une méforme momentanée elle devrait être un garant objectif de compétence.
Du côté des enseignants, l'examen favorise le "bachotage". Le but n'est pas l'éducation en profondeur mais la réussite le jour de l'examen, quitte à ce que tout soit oublié dans les semaines suivantes. Cette accusation n'empêche nullement Freinet de "chauffer", dans les deux semaines précédant l'examen, ses élèves se présentant au CEP; il ne veut pas qu'ils soient trop désavantagés par rapport aux autres candidats.
Autre sujet de critique, le jugement global porté à partir de quelques épreuves scolastiques: (l'examen) recalera tel élève qui fait trop de fautes et qui est peut-être une sorte de génie scientifique, il repoussera ce mauvais calculateur dont les aptitudes littéraires ou artistiques sont étonnantes; il méconnaîtra toutes les vertus pratiques, manuelles, constructives ou de débrouillardise qui sont pourtant si décisives dans la société actuelle (E 17, juin 46, p. 333). Autant, dit-il, demander aux candidats au permis de conduire s'ils savent chanter ou connaissent la dactylo. La véritable évaluation objective devrait dresser un bilan fiable des capacités réelles de chaque jeune.
 
De l'obstacle normatif à l'évaluation formatrice
 
Comme toujours, Freinet ne se contente pas de rejeter, il cherche des alternatives. En fait, l'examen évalue si peu de choses, qu'il suffit d'écouter les enseignants du niveau supérieur parler des élèves ou étudiants qui leur arrivent après avoir franchi le barrage. Il s'agit surtout, en fait, d'un rituel servant de justification au système scolaire. Sinon, comment expliquer qu'on ait ressucité dans les années 80, un BEPC disparu parce que totalement obsolète? Mais quoi d'autre pour justifier les années d'études des élèves qui savaient d'avance qu'ils n'iraient pas au lycée? On peut constater que rien n'a été résolu pour autant.
Un autre type d'évaluation serait nécessaire, pour rassurer les adultes, ce qui n'est pas le plus important, mais surtout pour permettre et renforcer la prise de conscience par les jeunes de leur progression dans de multiples domaines. Cette forme d'évaluation ne peut être ni un objectif terminal, ni un temps d'arrêt pour mesurer de façon statique le niveau atteint. Elle devrait être un miroir quasi-permanent de la réussite en marche, avec l'effet incitateur que cela provoque.
 
L'évaluation du plan de travail hebdomadaire
 
Dès l'introduction du plan de travail individuel en 37, Freinet avait renoncé à toute évaluation globale du travail de la semaine, pas plus par une note chiffrée ou une moyenne que par une appréciation (très bien, bien, etc.). En face de chaque activité effectuée, une appréciation; l'ensemble deces appréciations constitue un graphique qui donne le profil scolaire de la semaine pour chaque enfant. De ce fait, nul n'est généralement en échec total, sauf s'il n'a rien fait, mais chacun voit se dessiner aussi ses points faibles à compenser par la suite.
 
Les plans annuels collectifs
 
A la fois pour rassurer les adultes et les enfants, Freinet propose de réaliser des plans annuels contenant les notions incluses dans le programme de chaque discipline, afin de les cocher au fur et à mesure qu'elles ont été étudiées, pas forcément dans un ordre prédéfini, souvent très arbitraire, mais selon les intérêts collectifs du moment.
Plutôt que de tomber dans le formalisme des centres d'intérêts, faussement inspirés de la démarche de Decroly, Freinet conseille des complexes d'intérêt proposant différentes pistes de travail à partir des apports des enfants, à la condition de ne rien systématiser artificiellement.
J'ai retrouvé des notes où il m'avait demandé, à la rentrée de 51, d'indiquer, à partir de points de départ apportés par les enfants, des notions scientifiques pouvant être étudiées à cette occasion. Par exemple, sur des moyens de transport utilisés à l'occasion des vacances, j'avais noté: la transmission du mouvement et le développement pour la bicyclette; la force de la vapeur et la bielle pour la locomotive de l'époque; les moteurs à explosion, les carburants, le freinage, les lubrifiants pour la voiture, etc. Il y avait 12 pages de recherches qui, après mise au creuset coopératif, ont donné lieu à publication.
 
Les plannings personnels des enfants
 
En 1961, Le Bohec annonce qu'il utilise un"planning de lancement" avec les petits. La simple montée d'un cran d'une punaise de couleur au-dessus de son nom, à chaque texte écrit ou à chaque recherche effectuée, visualise la réussite que l'enfant exprime quelquefois par: "ça y est, je décolle!" Avant de connaître le détail, Freinet craint, à cause de la dénomination "planning", un moyen de contrôle rigide et exprime son inquiétude contre ce qui pourrait réintroduire une forme systématique de sanction ou de récompense.
En effet, des enseignants, pour stimuler l'émulation, affichent en abcisse la liste des enfants de même section et, en ordonnée, la liste des fiches (et plus tard des bandes enseignantes). Chacun peut non seulement voir sa progression personnelle mais se situer à côté de ses camarades. L'expérience montre que la progression en ordonnée (montée) est plus stimulante pour les enfants que l'évolution en abcisse (de gauche à droite). Cette technique peut notamment se justifier dans le travail de rattrapage avec des enfants jusque là en échec, mais ne doit pas devenir un objectif éducatif.
Lorsque Le Bohec explique l'esprit et la limite de son "planning" avec les petits, Freinet l'approuve mais souhaiterait une autre dénomination.
 
Les brevets
 
Peut-être Freinet y avait-il déjà pensé avant la guerre mais on n'en trouve aucune trace. La première réflexion semble démarrer pendant la guerre quand des animateurs d'Uriage (qui ne tarderont pas à créer les premiers maquis) questionnent Freinet sur la façon d'évaluer de façon positive des jeunes gens souvent dégoûtés de l'école. Ce dernier recherche des activités vraies mettant en œuvre des savoir-faire tout autant que des connaissances.
Poursuivant sa recherche, il s'inspire de Decroly pour tracer de grands axes d'activités et de Baden-Powell pour définir des épreuves rappelant les "badges" du scoutisme, ce seront les brevets. Par exemple, sur le besoin de conquérir la vie, il énumère le grimpeur, le cueilleur, l'arboriculteur, le fruitier, l'apiculteur, le cueilleur de plantes médicinales, le chasseur d'insectes, le soigneur d'animaux, le collectionneur, le chercheur de pistes, le chasseur, le pêcheur, l'éleveur, le cultivateur, le cuisinier.
De même que le brevet scout de maître du feu demande au candidat de savoir choisir le bon combustible, d'allumer le feu, de l'entretenir, puis, à un second niveau, de l'allumer dans le vent ou sous la pluie, de bâtir un four, Freinet prévoit pour l'arboriculteur: repiquer un arbre avec succès, savoir tailler, réussir une greffe.
Comme il travaille alors à son livre L'Education du Travail, il aimerait traduire, pour tous les besoins fondamentaux des enfants, les travaux-jeux et les jeux-travaux qui s'y rattachent, mais la seconde colonne reste souvent vide. Il supprimera toute distinction et proposera simplement des activités. Il publie l'ébauche de son travail (E 17, juin 46, p. 334).
En mars 48 (E 12, p. 253), il énumère une quarantaine de thèmes avec des brevets obligatoires: Ecrivain, Calculateur, Ecriture, Lecture, Bon langage, Historien, Géographe, Dessinateur, Connaissance des êtres vivants, Hygiène, Chasseur, Eleveur, Ingénieur des végétaux, des minéraux, de l'eau, de l'air, du feu, Agilité. D'autres sont facultatifs: Graveur, Chanteur et musicien, Acteur, Marionnettes, Classeur, Imprimeur, Cueilleur, Apiculteur, Chasseur d'insectes, Explorateur des eaux, Jardinier, Cuisinier, Constructeur, Campeur, Menuisier, Forgeron, Plantes médicinales, Potier, Chauffage, Tisseur, Bricoleur.
 
Les chefs d'œuvre
 
La première mention se trouve (E 11, mars 48,p. 225) dans un compte rendu de Dutech (Basses-Pyrénées), écrit à la demande de Freinet après la lecture de son journal scolaire. Après avoir étudié le Moyen Age, les enfants se sont pris de passion pour l'organisation des corporations, avec les apprentis, les compagnons, les maîtres, et pour les chefs d'œuvre qui permettent d'être admis au niveau supérieur. Presque tous les élèves ont décidé de réaliser un chef d'œuvre, en gardant au début le secret vis-à-vis des copains, mais rapidement en échangeant les idées et les conseils. Pour tous, un travail passionnant (des maquettes, en général) qui a de nombreux prolongements. David (S-et-Oise) reprend aussitôt la balle au bond et signale (E 15, mai 48, p. 318) le même enthousiasme.
Freinet associe désormais chefs d'œuvre et brevets. A la différence du brevet qui est une épreuve précise et codifiée, le chef d'œuvre est plus global, laissant plus de latitude à l'enfant. Néanmoins, Freinet veille au lien entre les épreuves du brevet et le chef d'œuvre qui les couronne. En 1961, il publie des fiches-guides et des tests pour le brevet de calculateur (SBT 96). On peut regretter que ses recherches d'évaluation incitative n'ait pas été davantage poursuivies.
 
La préoccupation des demandes sociales sur l'éducation
 
A de nombreuses reprises, Freinet s'interroge sur ce qu'on pourrait attendre de l'école et, dans ce but, lance des enquêtes, non seulement auprès des jeunes et des parents, mais aussi des employeurs. Que devons-nous produire dans nos classes? Pour quels but? demande-t-il (E 4, nov. 55). En 58, il relance un questionnaire sur L'école face à l'évolution moderne (E 4 et E 5, nov. et déc. 58). Il n'obtient pas toujours des réponses suffisamment représentatives pour être exploitables. Néanmoins sa démarche mérite d'être soulignée , elle montre son refus de l'isolement de l'école dans un cocon.
 

Le travail individualisé

 
Les fiches-guides
 
Des fiches-guides sont proposées aux enfants pour des recherches personnelles et la préparation de conférences. Certaines sont réalisées à la demande par le maître en tenant compte du contexte (matériel, documentation, lieux ou personnes à consulter) et du niveau de l'enfant. D'autres, utilisables partout, sont publiées dans L'Educateur  et éditées plus tard en supplément à la BT ou en séries comme pour le FSC.
 
L'autocorrection
 
Les fichiers autocorrectifs
 
Dès les années 30, la CEL avait publié des fichiers de problèmes et d'opérations. Après la guerre, on complète la gamme des niveaux (du cours élémentaire à la classe de Fin d'études): 9 en calcul et 3 en grammaire et conjugaison.
 
Les cahiers autocorrectifs
 
Dans les classes surchargées, le travail autocorrectif est le seul moyen de diversifier les groupes de travail et de permettre à l'enseignant de s'occuper d'un groupe restreint, pendant que les autres s'occupent utilement. Mais l'obligation pour chaque enfant de se déplacer, pour aller chercher la correction ou la fiche suivante, pose des problèmes de bruit et d'espace. C'est à la demande des classes de villes que sont édités par la CEL, à la fin des années 50, des cahiers autocorrectifs individuels où l'enfant écrit directement ses réponses. Ils sont une version allégée des fichiers d'opérations (10 cahiers allant du CP au CM2). Les corrections se trouvent sur une double page amovible que les enseignants soupçonneux peuvent mettre à part, ce qui les priverait pourtant du principal bénéfice de l'autocorrection: la responsabilité.
Une innovation: après avoir corrigé chaque séquence (correspondant au contenu d'une fiche), l'enfant coche le résultat. Feu vert si tout est bon, feu orange s'il a fait une ou deux erreurs, feu rouge avec recours au maître s'il y a davantage d'erreurs, signe qu'une explication est nécessaire.
 
Les avantages du travail autocorrectif
 
Tout en libérant l'enseignant d'une partie de ses élèves qui travaillent seuls sans avoir besoin de faire corriger à tout moment leurs résultats, le fichier autocorrectif libère surtout chaque élève de la tutelle de l'adulte. Par un apprentissage progressif de l'autonomie, il dirige seul son travail à son rythme et la confiance qui lui est faite est rarement trahie. Il sait d'ailleurs que, périodiquement, des fiches tests à faire corriger par le maître vérifieront la réelle assimilation des difficultés; celui qui aurait été tenté de consulter les réponses avant d'avoir cherché, serait incapable de répondre au test final de la séquence.
Le changement d'attitude est particulièrement net avec les enfants en refus scolaire. Libérés de la contrainte extérieure qui les avait paralysés, ils se livrent parfois à une compétition contre eux-mêmes et il faut alors leur rappeler qu'il existe d'autres occasions de réussite.
C'est ce qui motive l'opposition que leur témoigne Elise Freinet quand elle écrit à P. Le Bohec (lettre du 21 nov. 61): Ne crois pas qu'il faut être à 100 % Techniques Freinet. Moi je ne suis pas à 50 % disciple de Freinet et résolument je suis depuis toujours l'adversaire des fichiers de calcul et d'orthographe.
En 1962, Freinet publie (BEM 13-14, p. 140) l'avis de R. Delchet, directeur du Laboratoire de Pédagogie expérimentale de l'Université de Lyon, qui, après cinq années de contrôles scientifiques sur l'application comparée des fichiers autocorrectifs et des exercices des manuels, affirme la supériorité marquée des premiers: Non seulement le fichier autocorrectif est un outil pédagogiquement rentable, mais son emploi a, pour l'enfant, des conséquences psychologiques trop souvent méconnues. En répondant aux besoins de l'élève, à l'exercice de sa propre expérience et en favorisant une prise de conscience objective de ses lacunes, il devient un facteur d'émulation et de progrès. L'individualisation de l'enseignement, ainsi comprise, respecte les rythmes particuliers du travail scolaire. Rares sont les techniques d'apprentissage qui permettent de mener de front instruction et éducation avec fruit. Le fichier autocorrectif, soigneusement dosé, permet de résoudre ce problème pédagogique difficile. Il est donc, pour nos classes, un instrument de progrès fondé sur les principes essentiels de la psychologie de l'enfant et sur ceux de son affectivité. C'est une technique humaine qui ne peut que rapprocher maître et élèves par la confiance réciproque.
 
Vers la programmation
 
La boîte enseignante
 
Au début des années 60, on parle aux Etats-Unis de machines à enseigner qui pourraient, dit-on, bouleverser les méthodes de formation. Un psychologue behavioriste, Skinner, prétend que la programmation permet à n'importe qui d'apprendre tout ce qu'on voudra lui proposer. Freinet se méfie de ce type de conditionnement, de la même façon qu'il avait critiqué le "taylorisme pédagogique" américain des années 20. Néanmoins, comme toujours, il pense que c'est en s'appropriant les aspects positifs d'une démarche contestable qu'on peut le mieux contrecarrer ce qu'elle contient de nocif.
L'encombrement et le coût des machines exclut un tel type d'application dans les écoles publiques françaises. Freinet recherche donc un moyen simple de permettre la programmation de certains apprentissages. Il faut pour cela des séquences cohérentes composées d'items courts, suivis chaque fois de leur correction.  La fiche contient un trop grand nombre d'épreuves, la page de cahier également; un format nettement inférieur serait souhaitable.
Il est possible que Freinet ait vu reproduits des exemples de déroulement de programme derrière une vitre, dans certains prototypes de machines américaines. Toujours est-il qu'il adopte l'hypothèse d'une bande de papier se déroulant comme un film et présentant tour à tour une question simple et sa réponse. Il fait bricoler, par l'atelier de menuiserie de la CEL, un boîtier en bois avec deux bobines permettant de dérouler la bande devant une fenêtre de 13 cm sur 7. Il veut faire immédiatement breveter son invention qu'il croit appelée à un important développement. Assez rapidement est réalisé un modèle de boîte enseignante en matière plastique.
 
Les bandes enseignantes
 
Mais le problème principal est de constituer des programmes pour cette modeste boîte enseignante. En octobre 62, Freinet écrit confidentiellement à Beaugrand pour lui faire part de son projet et lui demander de concevoir le contenu des premières bandes. Dès qu'il est certain que des concurrents ne pourront plus s'emparer commercialement de son idée, il annonce aux militants la création de la boîte enseignante (E 10, fév. 63) et propose aux volontaires de l'expérimenter avec des bandes de leur conception ou d'exemplaires ronéotés qu'il enverra.
Aux journées d'été suivantes, il met toute la pression pour que les militants présents à Vence mettent au point, en s'inspirant des fichiers précédents, une série de bandes baptisées: Cours de Calcul couvrant toute la scolarité primaire (il y en aura 120 au total). Le résultat se ressent de cette précipitation et il faudra rapidement envisager d'autres éditions mieux réfléchies.
On imagine mal les problèmes techniques posés par l'édition des bandes. D'abord, pour différencier les demandes et les réponses (dans les fichiers, elles sont de couleur différente), il faut imprimer sur la bande des plages jaunes (réponses) alternant avec les plages blanches (demandes). Une machine spéciale est conçue pour recevoir un énorme rouleau de papier de 13 cm de large qui se déroule sous un rouleau encré jaune qui appuie sur 7 cm puis se retire sur les 7 cm suivants. L'enroulement du papier imprimé doit tenir compte du diamètre croissant et oblige à prévoir une sorte de différentiel inexistant sur les rotatives de presse dont le papier imprimé est immédiatement découpé et plié.
Ce rouleau est ensuite débité en bandes mesurant 3, 25 m de long. Il n'existe aucune presse à imprimer de ce format. Freinet est amené à innover avec l'aide des techniciens de la CEL, ce qui aboutit à une machine presque surréaliste. Entre deux rails, est disposée la totalité de la composition typographique de la bande (textes et clichés d'illustration): en-tête et titre, 18 demandes alternant avec 18 réponses, plus un test final. A une extrémité, la bande, enroulée sur son axe de plastique, est déroulée et pressée sur la composition par un petit chariot précédé d'un rouleau encreur. Arrivée en fin de course, elle est enroulée à nouveau. Un réglage permet de faire coïncider les réponses avec les plages jaunes. C'est incroyablement ingénieux.
Le problème, crucial en imprimerie, c'est le temps d'impression de chaque bande qu'il a fallu auparavant bobiner et calibrer. La manipulation et la lenteur d'impression sera cause de l'abandon de cette machine, quelques années plus tard, mais elle aurait mérité une place dans un musée des inventions techniques.
 
Freinet contre Freinet?
 
Freinet croit fermement à l'importance de la programmation pour renforcer la transformation pédagogique qu'il a amorcée. A 66 ans, il se sent talonné par le temps et veut aller vite. La société SATF (qui lui appartient personnellement en dédommagement de la dette de la CEL à son égard) réalise les bandes enseignantes, ce qui lui évite de demander l'aval du CA de la CEL avant de se lancer dans l'aventure.
Ne reculant devant aucune audace, il baptise Centre international de Programmation de l'Ecole Moderne l'équipe de militants qui collabore aux bandes, sous prétexte qu'elle comprend des Belges et des Suisses. Désormais, il estime que l'ensemble du mouvement doit se mettre à l'heure des bandes enseignantes qui ont le double avantage d'ouvrir sur la programmation (ce qui positionne la pédagogie Freinet à l'avant-garde scientifique) et de proposer un outil utilisable partout (ce qui débouche sur une pédagogie de masse).
Mais c'est compter sans certaines résistances. Celle d'Elise, en premier lieu; il paraît qu'elle a jeté un jour par la fenêtre cette boîte enseignante qu'elle juge encore plus dangereuse que les fichiers autocorrectifs. Au congrès d'Annecy (Pâques 64), tandis qu'une majorité de militants est prête à suivre Freinet, certains avec enthousiasme, d'autres par confiance en son flair pédagogique habituel, un front "anti-bandes" est animé par Paul Delbasty et Madeleine Porquet, ce qui donnera lieu à des discussions passionnées.
Ce n'est pas la première fois que des divergences se révèlent entre militants et cela constitue un excellent stimulant de la réflexion et de l'action. L'événement nouveau, c'est que certains semblent croire Freinet en train de trahir la méthode naturelle et le tâtonnement expérimental dont il est pourtant bien placé pour connaître la valeur. Se transformerait-il soudain en méchant Monsieur Hyde qui viendrait, par derrière, démolir l'œuvre du bon Docteur Célestin?
Qu'il y ait, dans sa pédagogie, une dialectique d'éléments antagonistes, on ne peut le nier, c'est ce qui fait sa richesse et sa dynamique. Par contre, si l'on suit attentivement le droit fil de son action, les outils autocorrectifs programmés ne sont nullement en opposition avec la démarche naturelle. Les techniques d'apprentissage autonome permettent, en libérant de la hantise des résultats, d'aller vers une plus grande audace pédagogique dans les activités de création et de recherche, stimulées par les échanges. Bien entendu, Freinet ne croit à aucun moment que l'autocorrection suffit à transformer la classe, mais elle est un élément important de libération des enfants et des éducateurs.
 
Les prolongements de l'expérience
 
Freinet consacre deux livres à ce sujet. Le premier, publié en septembre 64, est intitulé Bandes enseignantes et programmation (BEM 29-32). Le second: Travail individualisé et programmation (BEM 42-45) est écrit en collaboration avec Maurice Berteloot, alors professeur de 3e dans un collège de Liévin (P.-de-Calais), qui raconte sa pratique de travaux programmés en Physique. Son édition n'est terminée qu'après la mort de Freinet.
Ces livres présentent des exemples des séries de bandes publiées. La plus réussie est L'atelier de calcul mis au point par M. Beaugrand et permettant une expérimentation approfondie des différentes mesures. D'autres séries sont réalisées pour le français, les sciences, l'histoire, la géographie, les travaux pratiques.
 
Les limites de la boîte enseignante
 
Si le principe de cette minuscule machine à enseigner est très ingénieux, il s'est heurté à plusieurs difficultés. La place nécessaire pour entreposer plusieurs boîtes pour chaque élève, dans la mesure où l'on ne peut démonter la bande de calcul quand on veut passer à la grammaire ou à une recherche de science. Cette difficulté est insurmontable dans les classes secondaires où les élèves n'occupent pas en permanence la même salle.
Le prix de revient des imprimés est tributaire de leur tirage, or l'impression en offset, beaucoup plus rapide, permet d'abaisser les coûts. Mais il faut alors opérer le collage de morceaux de bandes pour atteindre la longueur exigée.
Ces problèmes amèneront à substituer aux bandes des livrets programmés de petit format, solution qui avait été adoptée dès le début par R. Favry pour la littérature au second cycle.
Avec le développement des micro-ordinateurs, l'informatique pose différemment le problème de l'enseignement programmé. Mais rien ne montre que la recherche de Freinet soit devenue obsolète. Comme souvent, elle n'a fait qu'anticiper, mais elle permet aussi de tempérer l'enthousiasme (ou la crainte) du néophyte qui pourrait croire que l'informatique et la télématique permettront un jour de se passer d'éducateurs.
 
 

La passion documentaire
 
Freinet, encyclopédiste de l'école
 
Dans les années 60, l'universitaire Jean Vial a écrit que la collection BT était la plus importante aventure éducative depuis la grande encyclopédie de Diderot. Certains trouveront peut-être la comparaison exagérée, elle oblige néanmoins à reconsidérer la tradition qui catalogue Freinet uniquement comme un éducateur rousseauiste, à cause de l'influence incontestable de L'Emile  sur sa pédagogie. Il faut se méfier de la manie de l'étiquetage réducteur: la volonté de Rousseau de protéger l'enfant de l'influence corruptrice de la société est étrangère à Freinet, tout comme la pédagogie du préceptorat.
Si l'on examine les philosophes du XVIIIe siècle, le matérialisme de Freinet, sa rupture définitive avec le dogmatisme et la logique mécaniste le rapproche également beaucoup de Diderot. Comme, personnellement, je ne l'ai jamais entendu se référer au chef de file des Encyclopédistes, je ne peux évoquer une filiation, mais tout au moins une convergence, au sens évolutionniste du terme. Un fait est là: Freinet s'affirme comme encyclopédiste de l'enfance.
La notion même d'encyclopédisme est généralement perçue de façon péjorative, à cause des programmes imposés, si prétentieux qu'ils sont rarement appliqués et plus rarement encore assimilés par les élèves. De façon absurde, cette encyclopédisme-là naît du cumul des exigences, soi-disant minimales, de chaque spécialité, alors que ce sont des non-spécialistes cultivés qui devraient aider à définir le minimum indispensable.
A l'inverse de ce non-sens pédagogique, l'encyclopédisme de Freinet est l'élargissement maximal du champ d'exploration offert à la curiosité des enfants. Ceux qui l'ont vu faire classe ont sans doute été frappés comme moi par le nombre de pistes de recherche qu'en dialoguant avec les enfants, il ouvrait en quelques minutes à partir d'une question posée ou d'un texte libre. A ceux qui étaient effarés à l'idée de devoir exploiter toutes ces pistes, Freinet rappelait qu'il n'était pas question d'en faire l'exploitation systématique. Il se contentait d'indiquer approximativement une sorte de topographie exploratoire du sujet et de faire consigner sur le journal de bord ce qu'on venait de noter au tableau. Des enfants pourraient, s'ils le voulaient, étudier telle ou telle de ces pistes. Et il ajoutait:  Si certains ne savent pas quoi faire pour leur plan de travail, peut-être pourront-ils y trouver des idées. Et puis, de toute façon, ils auront eu au moins une fois l'occasion de comprendre  qu'il existe un lien entre tous ces éléments.  Cela n'a pas pris beaucoup de temps et laisse au moins autant de trace qu'une belle leçon.
Le problème était de pouvoir fournir aux enfants intéressés par l'une de ces pistes de travail, les moyens d'étancher leur curiosité, d'où le besoin d'une abondante documentation à leur portée.
 
Le chef d'un orchestre de violons d'Ingres
 
Actuellement les ouvrages utilisables par des enfants ne manquent pas, bien qu'ils ne leur permettent pas souvent de travailler sans être étroitement guidés. Du vivant de Freinet, tout reste à créer.
La critique du système des manuels ne fait pas rejeter les meilleurs d'entre eux, à condition qu'ils restent limités à la bibliothèque de travail de la classe. De même, on conseille les achats les plus judicieux d'ouvrages utiles. Mais, pour répondre aux besoins, pas d'autre solution que d'éditer coopérativement la documentation qui manque. La CEL s'y attelle en publiant jusqu'à 30 BT par an.
Comme il faut réduire au maximum les coûts tout en répondant aux besoins des classes, la solution est de faire appel aux militants enseignants ou à des sympathisants. La compétence est certes très inégale d'un auteur à l'autre, mais le génie de Freinet est d'utiliser au maximum les passions personnelles de nombreux collègues qui se révéleront de très sérieux amateurs dans leur domaine de prédilection (botanique, entomologie, histoire locale, préhistoire, folklore, etc.), d'autant plus qu'ils savent s'appuyer sur les critiques et les conseils des meilleurs spécialistes.
Il est impossible de citer tous les participants de l'aventure, d'autant plus qu'il faudrait ajouter aux auteurs, les enseignants des classes qui ont expérimenté chaque projet avant édition, signalé les difficultés, les questions sans réponse, proposé des ouvertures, des compléments. Au total, des centaines de collaborations du vivant de Freinet (des milliers ensuite). Mais on ne peut passer sous silence les noms de participants réguliers sans qui la collection ne serait pas devenue ce qu'elle est. Nous avons déjà évoqué Carlier qui a marqué de son sceau d'archiviste dessinateur le domaine de l'histoire, tandis que Samson a fait revivre à travers les siècles le petit village du Coudray-St-Germer (Oise). Lobjois et Hébras s'illustrent dans la préhistoire, tandis que Deléam (Ardennes) est un infatigable historien. De nombreux sujets de caractère géographique sont traités par Faure (Isère), Buridant, G.M. Thomas, G.J. Michel, Péré, Gaillard, Bélis. Une mention spéciale à Lagrave qui alimente en projets sur l'Afrique (il publie également dans sa Lozère natale, un petite collection destinée aux écoliers africains). Les naturalistes sont: Vovelle (E. et L.), Jean-Baptiste (Nièvre), Rivet, Paumier, Maillot, Chatton (Ht-Rhin), Bouche et Bernardin (Hte-Saône), Fève (Vosges), Delbasty (Lot-et-G.). De leur côté, Guillard (Isère), Jaegly (M. et M.), Tétrot (S. et M.), Guidez (Dx-Sèvres) travaillent principalement sur la physique et les techniques. Dechambe (Hte-Vienne) et Leroy (Aisne) se spécialisent dans les travaux et traditions populaires. Mais, devant l'impossibilité de transformer ce chapitre en annuaire, il est injuste de ne pouvoir citer les innombrables participants de cette œuvre collective.
 
La dualité fiches documentaires et brochures
 
On a vu précédemment les difficultés de commercialisation du fichier scolaire coopératif (le FSC). Malgré ces difficultés, Freinet tient à en poursuivre l'édition après la guerre, d'une part dans chaque n° de L'Educateur, d'autre part en souscription sous forme de séries cartonnées. L'intérêt pédagogique de ces fiches est leur souplesse d'utilisation immédiate. A propos d'un texte sur un nid d'oiseau, il est rare qu'on dispose d'un nombre suffisant de brochures ou de livres pour satisfaire rapidement cette demande. Par contre, il est possible de distribuer aux enfants qui le désirent des fiches sur différents types de nids et divers oiseaux. Les enfants peuvent les échanger entre eux après lecture.  
Mais le problème commercial reste insoluble, il est impossible de tenir à jour la collection du FSC. Freinet s'acharne néanmoins et poursuit l'édition, jusqu'à ce que la BT ne s'impose comme unique support documentaire. Comme le FSC est un gouffre financier, il décide en 53 de faire un tri pour le ramener à 700 fiches, puis envisage sa suppression. Certains enseignants veulent bénéficier malgré tout de la souplesse des fiches, aussi souscrivent-ils plusieurs abonnements pour découper l'un des exemplaires en feuilles séparées, mais le texte de la brochure ne se prête pas toujours à cet éclatement.
 
Avantages et limites d'une documentation modulaire
 
Le fait de pouvoir proposer à l'enfant le document (fiche ou brochure) qui correspond à son questionnement est un atout très important. Freinet répète souvent: Le jour où nous disposerons d'un document répondant à chaque demande d'un enfant, la façon de travailler en classe sera totalement transformée.
Néanmoins, on doit se rendre compte que l'empilement de documents monographiques qui constituent la plus grande partie de la collection BT, ne répond pas à tous les besoins, car cela se limiterait à une vision mosaïque des problèmes. C'est ainsi que la lecture de plusieurs BT sur le champagne, un vignoble bordelais ou angevin, ne suffit pas pour comprendre les problèmes de la vinification, de la production et du marché vinicole.
Dès le début, on recherche des outils documentaires donnant une vision plus large, tels les atlas botaniques et outils de détermination des champignons, des fossiles, des oiseaux, des insectes. De même, les BT Histoire de... dépassent le point de vue ponctuel. Ce besoin d'un regard transversal des sujets ne cesse de se poser.
 
L'obligation réglementaire du magazine
 
L'administration continue de pourchasser les périodiques qui n'en sont pas vraiment. On a vu les mises en question injustifiables concernant les bulletins pédagogiques et les journaux scolaires. Dans le cas de la BT, malgré le caractère périodique de la parution, on ne peut contester qu'à l'époque, il ne s'agit pas d'une revue mais d'une brochure à sujet unique, considéré comme un objet de librairie et soumis au tarif postal nettement plus coûteux des imprimés.
Devant l'exigence administrative, Freinet répond d'abord en consacrant trois des pages de couverture à des petits textes censés donner à la brochure un caractère de magazine. Puis des pages complémentaires enroberont le texte de la brochure. Mais, progressivement les exigences se feront plus grandes et la part du reportage principal sera limitée en pourcentage de surface, obligeant à compléter celui-ci par des articles différents dont certains devront être signalés en couverture.
 
Une tentative périlleuse d'élargissement de la diffusion
 
Après avoir longtemps cherché en vain une ouverture du côté de SUDEL (la maison d'édition du Syndicat National des Instituteurs), Freinet décide en 56 de se rapprocher des éditions Rossignol à Montmorillon (Vienne) et de leur confier l'édition de la BT. L'augmentation espérée du nombre d'abonnés permet de publier des illustrations en couleur. Les premiers numéros parus sont un peu décevants car les couleurs sont criardes, mais il sera toujours possible d'améliorer le résultat.
Après 6 numéros, c'est le drame: l'éditeur a pris en même temps d'autres risques et se trouve soudain en graves difficultés financières. Les abonnés de la BT risquent de ne plus recevoir leur revue, ce qui serait catastrophique pour l'avenir. Freinet doit rapatrier à l'édition à Cannes. Il lance un appel à ses militants pour qu'ils prêtent l'argent nécessaire à la continuité de la revue.  Grâce à l'influence de son directeur, Louis Cros, l'IPN achète un certain nombre de BT pour les diffuser gratuitement dans les classes. Finalement le pire a été évité.
 
Un supplément pour la BT
 
Le volume restreint de la brochure BT ne permet pas d'inclure de nombreux textes d'auteurs, des conseils de travaux pratiques (expériences, maquettes, etc.). En 57, est lancé un supplément qui s'appellera SBT apportant tous ces documents qui ne pouvaient trouver place dans la BT. Certains n° sont consacrés à l'étude systématique de périodes historiques et porteront le nom de Cours d'Histoire de l'Ecole Moderne.
 
La documentation pour les petits
 
Au début, on a pensé surtout aux besoins des plus grands (Cours Moyen et Fin d'études) , mais il existe une forte demande pour les plus jeunes lecteurs, notamment dans les classes uniques où ils cohabitent avec leurs aînés. On résoud un moment le problème avec quelques numéros annuels réservés au Cours Elémentaire. Il s'agit surtout de vies d'enfants dans divers milieux. Mais cela n'est qu'une demi-solution car, si les grands peuvent lire les BT pour petits, ils ne les apprécient pas toujours.
Des tentatives diverses sont faites, tel un prototype de mini-BT sur les cigognes. On publie en décembre 56, deux brochures intitulées Bibliothèque enfantine qui tiennent plus du texte de lecture que du reportage documentaire (le titre de collection sera réutilisé plus tard pour des brochures de lecture pour le Cours Préparatoire). De 63 à 65, lors du réaménagement de La nouvelle Gerbe, certains numéros thématiques (oiseaux, insectes, Afrique du Nord) sont de petites BT, mais la solution n'est pas jugée viable. La seule réponse au problème serait la création d'une collection documentaire pour petits qui soit l'équivalent de la BT.
En 65, l'étape décisive est franchie avec le lancement de BT Junior qu'on appellera aussitôt BTJ. Par manque de projets suffisants, certains des premiers numéros sont l'adaptation pour le CE de sujets édités dans la collection BT. C'est ainsi que Patrick, enfant d'Irlande, Les guêpes et d'autres BT connaîtront deux versions. Mais rapidement, la perspective d'une collection continue alimente en projets nouveaux et BTJ ne publiera désormais que des sujets originaux.
 
D'autres extensions
 
Nous parlons ailleurs de la BT Sonore, création originale de la commission Techniques Sonores en 1960. A cet époque, commence à se poser le même problème de niveau pour l'enseignement secondaire. Si les classes de 6e et 5e peuvent sans problème utiliser les BT correspondant à leurs besoins, il n'existe rien d'équivalent pour leurs aînés. Ce n'est qu'après la mort de Freinet, en 68, qu'une collaboration avec les CRAP permettra la création de BT2.
A partir de là, une redistribution des territoires s'effectuera : BT aura tendance à s'orienter plus particulièrement vers le collège, BT2 vers le lycée, alors que BTJ sera l'outil documentaire de l'école primaire. Pour répondre aux besoins des lecteurs débutants seront créés plus tard J Magazine  puis Grand J.
 

 
 
Les secrets d'une œuvre audiovisuelle
 
Nous avons vu, dans les années 20 et 30, l'intérêt porté par Freinet et ses compagnons aux techniques audiovisuelles (cinéma, radio, disques). Après la guerre, le problème du film de petit format est bouleversé par la disparition du 9,5 auquel Freinet et les anciens utilisateurs du Pathé-Baby sont restés attachés. Le format 8 mm va s'imposer. Freinet voudrait que l'on recherche un projecteur qui rappelle les qualités du Pathé-Baby; Couespel et Bernardin étudient le problème. Fonvieille propose de s'en tenir aux appareils du marché, à grande diffusion, mais Freinet lui objecte (CP 9, 22-11-52) qu'il faut obtenir avant tout: facilité de manoeuvre par les enfants, indéréglabilité, solidité à toute épreuve, qualité de projection, autant que possible bon marché mais pas au détriment des autres conditions.
En attendant, on se tourne vers la projection d'images fixes en noir et blanc sur film de 35 mm qui se répandent alors dans les écoles. Certains films fixes sont publicitaires (des firmes commerciales proposent gratuitement des sujets liés à leurs produits: par ex. les dents par une marque de dentifice, la vue et la lumière par un fabricant d'ampoules électriques) ou classiquement pédagogiques (un film fixe sur la Loire ou Napoléon).
Freinet tient à ce que le film fixe ne soit pas un ridide cours magistral en images, aussi recommande-t-il des bandes courtes d'une douzaine d'images. Mais avec l'amorce de début et de fin, le prix de revient est trop coûteux, en comparaison des productions commerciales de 36 vues. Après quelques prototypes (le pin maritime, les maisons africaines, l'enfant vietnamien), le projet est abandonné. La souplesse des documents projetables ne sera apportée par la suite que par les diapositives.
L'édition de disques continue (en 78 tours, puis en 45 tours), notamment des chants et des danses folkloriques, ainsi que quelques chants spontanés et musiques d'enfants.
 
Le soutien officiel aux techniques audiovisuelles
 
A partir de 1950, des structures officielles sont créées pour le développement des techniques audiovisuelles dans l'enseignement au sein du Centre National de Documentation Pédagogique, avec la Radio-Télévision Scolaire (RTS) et le Centre Audiovisuel de Saint-Cloud. Ce serait l'occasion dutiliser l'expérience et le dynamisme des enseignants de l'ICEM. C'est faire peu de cas du caractère stérilisant des hiérarchies de l'Education Nationale. On y proclame haut et fort que la révolution pédagogique du second demi-siècle sera fondée sur l'audiovisuel, mais on évite strictement toute remise en question de la pédagogie dogmatique traditionnelle. Dans cette perspective, les techniques audiovisuelles sont considérées uniquement comme des moyens de démultiplication du schéma pédagogique ancien: documents visuels ou sonores appuyant le cours magistral, voire une nouvelle distribution de cours magistraux par le biais de la radio ou de la télévision. Cette erreur fondamentale de stratégie explique qu'il reste aujourd'hui si peu de résultats des expériences officielles des trois premières décennies d'après-guerre.
 
Les limites de l'audiovisuel de consommation
 
Cela ne signifie pas que les militants de l'ICEM aient rejeté ce qui leur était proposé. Les classes pratiquant la pédagogie Freinet ont souvent été les principales utilisatrices régulières des documents disponibles (diapositives, disques, films) prêtés par les Centres Régionaux ou Départementaux de Documentation Pédagogique. Quelques personnes (comme Perriot, Bélis) se trouvent un moment à l'intersection de la structure audiovisuelle officielle et du mouvement, mais cela ne résoud pas le problème de fond.
Les productions proposées relèvent du schéma classique: des auditeurs ou téléspectateurs passifs sont soumis à un flux que seul peut contrôler l'enseignant. Ce n'est même pas le cas pour la RTS qu'il faut prendre ou laisser à l'heure imposée par les programmes, à  une époque où l'on ne peut même pas programmer l'enregistrement automatique en vue d'une utilisation ultérieure. Ce problème n'est toujours pas résolu en 1995 avec la 5, compte tenu de l'interdiction de diffusion publique des programmes enregistrés.
De plus, les problèmes d'installation matérielle, d'obscurcissement, d'acoustique obligent à toute une préparation préalable, avec tous les aléas de disponibilité des appareils, de bon fonctionnement des prises, etc. On organise l'audiovisuel comme on prépare un spectacle, ce qui explique l'échec quasi-complet de cette stratégie.
Les enseignants les plus traditionnels ont essentiellement confiance en l'efficacité de l'explication orale magistrale et refusent de perdre du temps avec le fonctionnement parfois aléatoire des équipements collectifs. Ils peuvent faire vertu de leur conservatisme en affirmant que les enfants passent déjà trop d'heures devant les images (fixes des bandes dessinées ou animées de la télévision) ou sous le flot de la radio ou du tourne-disques, symboles du moindre effort. C'est hélas! peu contestable, mais mériterait une autre remise en question de la passivité: celle engendrée par le système scolaire.
 
Le choix fondamental de l'échange
 
A l'intersection de la diffusion audiovisuelle et de l'échange, signalons la présence, non exclusive, de militants du mouvement dans des ciné-clubs de jeunes ou des télé-clubs en milieu rural, à l'époque où les téléviseurs sont encore trop chers pour les familles modestes. A noter également, dès les années 50, des tentatives très intéressantes de radio en circuit fermé dans un établissement (par ex. Pierre Guérin à l'aérium de Chanteloup), prémonition des certaines radios associatives de la bande FM, trente ans plus tard.
Le choix déterminant est celui de l'échange avec des correspondants lointains qui avait commencé avec les imprimés, les lettres et les voyages-échanges. Lorsque Raymond Dufour (Oise) annonce en séance de congrès qu'on échangera bientôt des messages sonores, comme on envoie des imprimés et des lettres, certains de ses amis pensent peut-être qu'il a trop d'imagination, mais Freinet est certain que l'avenir lui donnera raison. Et les tentatives se multiplient sur disque de cire (1949), sur magnétophone à fil (1950) et enfin sur bande magnétique (1952). Mais au début, le matériel est trop coûteux et surtout trop délicat pour être mis dans les mains des enfants (et bien souvent de leurs instituteurs).
 
La rencontre déterminante d'un éducateur et d'un technicien
 
Ce qui provoque rapidement une mutation du problème est la rencontre, à Sainte-Savine (Aube) où ils habitent tous deux, de Pierre Guérin, l'un des animateurs de la commission "Radio-Magnétophone", avec Gilbert Paris, artisan radio-électricien qui conçoit et fabrique des magnétophones. Le premier pose les problèmes des classes et le second s'efforce avec beaucoup d'ingéniosité de leur trouver une solution. La collaboration commence avec la conception d'un robuste électrophone permettant de sonoriser correctement aussi bien une classe qu'une salle des fêtes de village. Cet appareil est diffusé par la CEL.
En 1953, c'est la création du magnétophone-électrophone Parisonor permettant à la fois de passer des disques, d'enregistrer ou d'écouter des bandes magnétiques. C'est astucieux mais un peu encombrant. La réussite définitive sera la sortie, en 1955, d'un magnétophone robuste de qualité indéniable qui permet le montage des bandes magnétiques. De plus, il est capable de lire et d'enregistrer facilement dans les différents standards, ce qui est la condition essentielle pour l'échange, à cause de la diversité des normes internationales précisant le positionnement des pistes sur la bande. Ce multistandard CEL équipera des centaines de classes et sera diffusé jusqu'en 1970.
Cette collaboration serait déjà très riche, mais elle s'accompagne d'une action conjointe de formation des enseignants (12 à 14 jours pendant les vacances d'été). La rigueur pédagogique de Guérin se renforce de la rigueur technique de Paris. Ce dernier montre que dans une chaîne d'enregistrement ou de reproduction, le résultat final correspond au maillon le plus faible (micro, prise de son, enregistrement, amplification, hauts parleurs) et qu'en conséquence la qualité de chaque chaînon doit être choisie avec soin.
En assistant à un stage audiovisuel dont tous deux assurent l'animation, on ne sait plus lequel est le pédagogue ou le technicien, tellement leurs exigences mutuelles se conjuguent et s'imbriquent. Assez rapidement, sous l'effet de cette formation efficace, c'est tout un groupe de camarades compétents qui dirigent les animations des stages, les prises de son et les montages, une équipe soudée qui œuvrera pendant 40 ans. Il faut souligner que près de la moitié sont des femmes de tous âges, ce qui prouve que, contrairement aux idées reçues, celles-ci n'ont aucune prévention contre les matériels techniques si on leur propose la formation nécessaire pour les maîtriser.
Dans de nombreuses classes, on se met donc à enregistrer dans de bonnes conditions des instantanés sonores, des débats, des enquêtes sur le terrain, des souvenirs d'autrefois, des rêves d'avenir et l'on échange tout cela avec les correspondants.
Subsiste le problème de l'enregistrement à l'extérieur pour lequel n'existait que la Nagra des professionnels. Il sera résolu par G. Paris en améliorant nettement les performances d'un type de  minicassette et en conseillant l'utilisation d'un micro extérieur de qualité, adapté aux conditions de prise de son mobile et réalisé par un constructeur spécialisé.
L'existence d'un matériel satisfaisant pour un prix raisonnable permet alors la réalisation d'un rêve des enseignants: permettre aux jeunes de "lire et écrire" l'audiovisuel et les formes orales, comme on leur apprend à pratiquer et à analyser la langue écrite. Comme le dit P. Guérin: La pratique d'une technique de communication permet de la démystifier, de la démythifier, de la maîtriser avec lucidité, pour s'exprimer et décoder correctement les messages des autres.
Au cours des stages, des ateliers Photo initient également les enseignants à la prise de vue, au développement des diapositives noir et blanc et couleur. Ils peuvent ainsi maîtriser tous les éléments permettant aux enfants d'utiliser l'audiovisuel en situation authentique de communication.
 
La rencontre des professionnels de la radio
 
Autre chance qui n'est pas due au hasard, la rencontre de Jean Thévenot, journaliste, producteur d'émissions culturelles sur la deuxième chaîne de la "Radio-Télévision Française". Celui-ci se passionne pour les initiatives des amateurs qu'il appelle Chasseurs de Sons  dont il diffuse les meilleures réussites dans ses émissions Aux quatre vents de la radio nationale. Il témoigne, devant les "tranches de vie" saisies par les enfants, un enthousiasme rappelant l'intérêt de Barbusse et Romain Rolland pour les premiers textes libres de la classe de Freinet. Il en montre l'importance humaine, sociologique et rapidement historique.
Il rappelle l'exigence des gens de radio qui ne se contentent pas d'un document bien enregistré, mais le structurent par montage pour le rendre communicable, en éliminant les répétitions, les détails inutiles, tout en respectant scrupuleusement la pensée qui s'est exprimée.
On apprend donc à faire du montage, à couper de la bande pour aboutir au message épuré et percutant. Les classes et les enseignants participent aux concours des Chasseurs de Sons, dont les prix fournissent du matériel et des bandes magnétiques, ce qui sont les bienvenus. Et surtout, quelle valorisation que d'entendre sur une chaîne nationale et même dans toute la communauté radiophonique de langue française, ce qui n'était jusque là diffusé qu'aux correspondants!
Il faut insister sur la mutation des statuts dans la situation d'interview. La petite fille qui interroge sa grand-mère sur la façon dont elle élève ses oies et fabrique sa charcuterie, change instantanément de statut: elle n'est plus tellement sa petite fille que l'intercesseur entre la grand-mère et le public, celui de la classe d'abord, des correspondants plus ou moins nombreux ensuite et, parfois, de tous les auditeurs de la radio. La grand-mère, de son côté, accéde au rang de spécialiste appelé à témoigner, ce qui est un signe évident de reconnaissance sociale.
Au delà des tranches de vie quotidienne, les enfants enregistrent des témoignages de spécialistes divers (rémouleur, garde-chasse, marinier, maréchal-ferrant), de personnes ayant connu une époque révolue (Paris en 1900) ou un événement (la guerre de 14). Cela forme un capital de documents sonores utilisés dans les classes au même titre que les livres, les fiches documentaires et les brochures de la BT.
 
Des multiplex radiophoniques internationaux
 
A l'occasion d'une rencontre, Paul Gilson, alors directeur de la Radio, demande à Jean Thévenot et à P. Guérin d'étudier la possibilité d'une émission  d'une heure d'échanges en direct entre des enfants et adolescents qui correspondent habituellement à travers le monde par bandes magnétiques.
C'est réalisable grâce au réseau international de la commission audiovisuelle. A deux reprises, en 1960 et 1961, sur des thèmes ("Si tous les gars du monde" et "Un jour de notre vie") se répondent des jeunes de Kobé, Varsovie, Moscou, Montréal, Danville (Ohio, USA), St-Denis de la Réunion, Mexico, puis Skopje, Tunis, Beyrouth et, par l'intermédiaire de bandes reçues, de Curaçao, Bora Bora, Ouagadougou, Hobart (Tasmanie) et même des Eskimos de Godthâb (Groenland) et des Touaregs de Tamanrassett.
En pleine guerre froide, des jeunes Russes et Américains échangent sur l'enseignement de la musique dans leurs établissements respectifs, sur Zola et le Naturalisme, etc. A la même heure GMT, tous les auditeurs prennent conscience avec les enfants que chacun vit localement à une heure différente de la journée (certains sont déjà demain!), que les saisons ne sont pas les mêmes selon les continents et les latitudes.
En 1962, c'est une série de duplex, en démonstration devant le public du salon de la Radio (Paris-Montréal, Paris-Tunis, Paris-Beyrouth, etc.)
Une telle pratique paraît banale aujourd'hui, à l'heure des satellites de télécommunication. Elle était naguère une "première", un tour de force destiné à montrer l'avenir des échanges audiovisuels.
 
De la sonothèque à la BT sonore
 
Toutes les réalisations des classes sont centralisées à Ste-Savine, au laboratoire "Son" du mouvement. C'est le lieu de préparation des émissions pour la RTF où, une fois par mois, le samedi à 14 H, l'émission des Chasseurs de son est consacrée à l'expression des enfants et aux documents qu'ils ont recueillis autour d'eux. Pendant une demi-heure, la France entière peut écouter des extraits des journaux sonores.
René Papot prend en charge l'organisation et la gestion d'une sonothèque coopérative qui prête, à la demande, un ou plusieurs des 350 titres du catalogue. Cette initiative obtient un succès aussi vif que l'ancienne cinémathèque CEL d'avant-guerre.
Malheureusement, seules les écoles équipées d'un magnétophone peuvent utiliser la sonothèque. Dès 1958, un nombre significatif de collègues demandent la création d'une collection de disques documentaires. Mais, pour lancer une nouvelle collection, il faut investir et c'est une aventure financière que la CEL hésite à tenter.
En 1960, la commission décide de réaliser à ses frais un prototype: A Kobé,  la vie quotidienne de notre amie Kazuko, enregistrement illustré par 12 diapositives. Après la présentation publique au congrès d'Avignon, la centaine d'exemplaires est épuisée en deux jours. L'édition répond à un réel besoin. Voyant cela, Freinet oublie toute hésitation et propose de lancer une souscription. La BT sonore  est née.
Progressivement, on ajoute un livret d'accompagnement de plus en plus copieux. Certains documents ne nécessitant pas d'illustrations seront publiés dans une seconde collection, les Documents sonores de la BT (DSBT). On y inclura aussi des chants, musiques, expressions spontanées.
Par la suite, le disque sera remplacé par une cassette audio et, finalement, le tout deviendra "livre-cassette".
 
 A la rencontre de grands témoins
 
Grâce aux encouragements des enseignants de divers niveaux, des gens de radio, de la critique (plusieurs "Grands Prix du disque documentaire", décernés par l'Académie Charles Cros et, plus tard, des prix "Loisirs-Jeunes") BT Sonore déborde rapidement du cadre des témoins de proximité. Des jeunes rencontrent des témoins exceptionnels qui s'appellent Paul-Emile Victor, Haroun Tazieff, Jean Rostand.
Ces collaborations prestigieuses et la qualité du résultat incitera une multitude d'autres grands témoins à accepter de participer à l'aventure de la BT Sonore. Le principe est dans la continuité des premiers enregistrements: les enfants ont réfléchi par avance à des questions possibles, mais leur interlocuteur n'est pas prévenu de ces questions, afin de conserver à l'échange toute sa spontanéité. On retrouve, après un montage rigoureux, la même authenticité qu'en direct. Les questions parfois naïves des enfants n'offusquent pas les spécialistes qui savent qu'elles recèlent souvent les problèmes les plus profonds. Et les enfants ne sont arrêtés par aucune pudeur dans leur questionnement. Quel adulte aurait osé demander comme cette fillette à Jean Rostand vieillard: Avez-vous peur de la mort?  Ce dernier ne s'attendait certes pas à cette question mais, après un court moment d'arrêt révélant sa surprise, il y répond avec une sincérité d'émotion qui en fait un grand moment de communication.
Les limites de ce livre ne permettent pas d'en dire davantage, d'autant que Freinet n'intervient qu'à titre de témoin et de soutien chaleureux. Un autre livre reste à écrire dont j'espère qu'il retracera en détail cette inoubliable aventure.

 
La percée vers le secondaire
 
D'abord par le primaire supérieur
 
Dès les années 30, Freinet s'efforce de montrer, témoignages à l'appui, que la démarche éducative qu'il préconise est applicable à des adolescents. La contamination pédagogique du second degré est d'abord l'œuvre d'instituteurs primaires, sollicités pour enseigner en Cours Complémentaire (CC) et transposant les techniques dont ils ont pu apprécier l'efficacité (expression libre, correspondance, journal scolaire, travail individualisé, recherche libre en math ou en science, exposés, plan de travail, organisation coopérative).
Il faut se rappeler que, pendant très longtemps, deux circuits scolaires sont totalement étanches, ceux que Baudelot et Establet ont appelés: Primaire-Professionnel et Secondaire-Supérieur. Les élèves des Cours Complémentaires ont pour seule perspective l'entrée au travail, certains en passant par l'enseignement technique. Quelques-uns ont la chance d'être admis sur concours à l'école normale pour devenir instituteurs ou, s'ils sont exceptionnellement brillants, de continuer leurs études dans les écoles normales supérieures de St-Cloud et Fontenay (totalement séparées de celles de la rue d'Ulm et de Sèvres dont elles ne partagent que le nom) afin de devenir professeurs d'école normale et peut-être un jour inspecteurs primaires. Seuls les établissements secondaires (qui possèdent aussi leurs classes primaires) mènent au baccalauréat et permettent l'entrée aux universités d'où proviennent directement leurs professeurs.
 
L'espoir des classes nouvelles du Second Degré
 
En janvier 46, Freinet publie une BENP (n° 19) intitulée Par delà le premier degré. Il espère un moment que la création des classes nouvelles du second degré va permettre une jonction pédagogique. Mais le cloisonnement est encore trop fort. Certes, d'excellents contacts se nouent au plan local ou individuel, mais cela ne débouche pas encore sur une action conjointe. D'ailleurs, l'expérience des classes nouvelles est très vite marginalisée et stoppée. Les professeurs qui refusent la normalisation s'organisent en mouvement: les Cercles de Recherche et d'Action Pédagogiques (CRAP) et s'expriment dans les Cahiers Pédagogiques, avec l'appui des Inspecteurs Généraux les moins conservateurs et le soutien du Centre International d'Etudes Pédagogiques de Sèvres. Le caractère para-officiel de la revue ne facilite pas les échanges au début, mais les convergences croissantes porteront leurs fruits dans les années 60, puisque la création de BT2 a été facilitée par la collaboration avec l'ancienne équipe CRAP de Textes et Documents, dont Geneviève Legrand assurait le lien avec la CEL.
 
 Une commission active du second degré
 
Après la seconde guerre mondiale, les cloisons entre les filières Primaire et Secondaire sont devenues moins étanches. Des élèves de CC continuent plus nombreux en seconde, des contacts se nouent plus facilement entre enseignants dépendant toujours d'autorités administratives différentes. Dans les stages d'été de l'ICEM, se côtoient des enseignants de tous niveaux (de la maternelle à la 3e, puis à la Terminale). Certains professeurs diront ensuite que ce brassage les a sortis de leur enfermement de spécialiste, en les amenant à se poser les problèmes généraux de l'éducation.
En 58 est lancée une Gerbe inter C.C. dont le titre indique que les Cours Complémentaires sont encore majoritaires. La prolongation de la scolarité jusqu'à 16 ans provoque la transformation des CC en Collèges d'Enseignement Général (CEG) et  la création d'une filière particulière (classes de transition et pratiques) pour les élèves qui restaient auparavant dans le primaire. C'est l'occasion d'un brassage renforcé entre leurs enseignants, venus des classes primaires, et les autres.
En 1961, est créé le premier stage Second Degré qui sera suivi de nombreux autres. Et comme il faut tenir compte des diverses disciplines, la commission se subdivise en sous-commissions par spécialité (Lettres, Math, Sciences, Histoire-Géo). En 1963, Freinet crée un Educateur Second Degré avec des numéros communs avec le Premier Degré. Il faut reconnaître que le mouvement ne cessera changer de position sur ce plan, avec des phases de revue unique avec dossiers différents, ou de revues différenciées. Le souci d'unité pédagogique, d'efficacité devant tenir compte aussi de l'équilibre financier.
Quoi qu'il en soit, à partir des années 60, l'ICEM cesse d'être un mouvement pédagogique primaire.
 
Les entraves à la percée au second degré
 
Compte tenu du nombre d'enseignants des différents cycles, cette percée reste trop limitée et cela tient essentiellement à l'absence de travail d'équipe des enseignants.
Même dans les écoles de villes, le développement de la pédagogie Freinet bute sur le manque d'équipes pédagogiques cohérentes, mais il n'est pas impossible pour un enseignant isolé au milieu de collègues plus traditionalistes de transformer ses pratiques, en tenant compte du fait que ses élèves devront peut-être revenir l'année suivante à une autre pédagogie. Comme l'écrit Freinet: La nuit viendra toujours trop tôt (DdM p. 166;  II, p. 201).
Au second degré, l'alternance peut se produire quotidiennement d'une heure à l'autre, selon l'attitude de chaque professeur. Le changement de salle plusieurs fois par jour oblige l'enseignant à se déplacer avec sa mallette pédagogique, s'il veut échapper à la logique des manuels scolaires. R. Favry ne cesse d'affirmer que, sans le limographe qui ne le quittait jamais, il n'aurait jamais pu dynamiser sa pédagogie au rythme attendu par les adolescents. Là, plus qu'ailleurs, l'isolement de l'enseignant doit être surmonté autrement que par les concertations administratives. Les avancées principales se sont faites là où de petites équipes de professeurs, parfois informelles, se sont constituées, permettant aux jeunes d'éviter la douche écossaise pédagogique. 


La formation des enseignants

 
Les stages
 
Comme les locaux de l'école Freinet s'avèrent trop petits pour accueillir suffisamment de stagiaires, les premiers stages nationaux d'été d'après-guerre se passent à Cannes en utilisant plusieurs écoles pour l'hébergement et le travail. Quelques enfants du l'école viennent pour les démonstrations pratiques et le groupe des stagiaires fait en général le voyage de Vence pour découvrir l'école Freinet; un détour par Saint-Paul permet de se remémorer "l'affaire" de 1933.
Très vite, les militants les plus chevronnés animent à leur tour des stages régionaux ou départementaux. C'est ainsi que certains étés voient se dérouler une quarantaine de stages, accueillant plus d'un millier de nouveaux venus. Mais en une semaine ou moins, il est difficile d'assurer davantage qu'une sensibilisation.  D'où la nécessité d'assurer une sorte de service après-vente.
 
Les visites de classes
 
En cours d'année scolaire, sont organisées le jeudi (alors jour de congé), plusieurs fois par trimestre, des matinées à thème dans une classe avec les enfants. L'après-midi se complète souvent par des discussions ou d'autres travaux. Il existe, plus rarement, des rencontres d'enfants à thème où chaque participant amène deux ou trois de ses élèves qui auront des activités communes (artistiques ou d'étude du milieu, par exemple) avec les conseils d'un collègue plus spécialiste. Au retour dans chaque classe, les enfants participants feront le relais, avec l'aide de leur enseignant, auprès de leurs camarades.
Devant la difficulté d'obtenir de s'absenter pour voir un collègue fonctionner, de nombreux militants se rendent visite après la classe ou un jour de congé. Il faut souligner également l'importance de la correspondance interscolaire où les échanges de travaux et les lettres entre éducateurs sont un puissant moyen de formation et de stimulation.
 
Les cahiers de roulement
 
A l'issue des stages ou sur proposition du groupe départemental  ou d'une commission du congrès, on lance parfois un cahier de roulement. Un cahier vierge, portant seulement la liste des participants et quelques questions de départ. On demande à chaque participant d'écrire sans tarder sa contribution, puis d'envoyer au suivant de la liste. En fin de circuit, le cahier refait un tour pour que chaque membre puisse lire l'ensemble et ajouter de nouvelles réactions. Il arrive que le cahier fasse un troisième tour. Quelquefois on en tire une synthèse pour le bulletin ou un dossier spécial.
 
Les congrès
 
Chaque année à Pâques, se tient le congrès de l'Ecole Moderne dans une région différente. Il est ouvert à tous les volontaires, y compris des nouveaux venus. En plus des commissions qui concernent surtout les militants engagés toute l'année dans des travaux, les débats réunissent une grande partie des congressistes, sinon la totalité. Les motions finales parlent de "mille participants"; en réalité, ce nombre ne sera atteint exceptionnellement que plus tard. Les plénières sont l'occasion pour les militants de mesurer la force et la diversité du mouvement.
On organise aussi des démonstrations avec des groupes d'enfants de la région. Les expositions artistiques ou technologiques, les discussions avec les jeunes enseignants servent également à la formation.
 
Le cours par correspondance de Freinet
 
En 1964, Freinet prend l'initiative d'un cours par correspondance dont les participants devront rédiger des devoirs sur des thèmes qu'il propose, auxquels il apportera ses réactions. Certains affirment que c'est parce qu'il est frustré de ne plus recevoir autant de courrier que naguère. Il est certain qu'en dehors de quelques correspondants familiers, une grande partie du courrier courant parvient directement à la CEL dont il n'assume plus alors la direction.
Mais je crois que Freinet est animé par un besoin plus profond que le plaisir de recevoir du courrier. Tout d'abord, sa réflexion personnelle s'appuie sur les réalités, il veut rester en prise sur les problèmes actuels.
Il se rend compte également du tarissement progressif de l'échange par écrit au profit du contact direct ou téléphonique. Quand on regarde rétrospectivement le mouvement jusqu'aux années 50, on est frappé par l'abondance de la communication écrite. Non seulement en provenance de quelques leaders, mais d'un très grand nombre de simples militants. On dispose encore peu de voiture personnelle, ce qui limite les rencontres; le téléphone est rare et coûteux, réservé aux messages rapides. La plupart des échanges circulent sous forme de lettres, de comptes rendus ou d'articles sans prétention. On peut affirmer sans exagération que Freinet a institué dans son mouvement une culture de l'écrit.
Avec les années 60, le téléphone s'est démocratisé et on l'a considéré comme un moyen d'échange, alors qu'il n'est souvent qu'un moyen de contact. On s'est mis aussi à attacher davantage d'importance aux rencontres directes qui ne sont pourtant réussies que si elles sont l'aboutissement d'une préparation et si on les exploite ensuite par écrit. Même la télématique ne remplace pas la réflexion, stylo en main. On tape et c'est parti! Au contraire, combien de lettres n'avons-nous pas retouchées ou carrément refaites, après relecture le lendemain matin, la nuit ayant porté conseil? Freinet ne serait pas Freinet s'il n'avait utilisé que l'oral; sa pensée a mûri par l'écriture. Je crois très profondément que le message de son cours par correspondance était de rappeler l'importance de la réflexion écrite et d'assumer le rôle de formation de cadres dont il ressentait le besoin.
 
Les journées de Vence
 
La formation des responsables ou futurs animateurs du mouvement s'est faite peut-être surtout, chaque fin d'été, par les journées de Vence, où le petit nombre de participants favorise un contact direct, presque intime avec Freinet. D'ailleurs, les arrivées échelonnées des militants quittant à peine leur lieu de vacances permet des conversations individuelles ou en très petits groupes.
Le comportement de Freinet est d'ailleurs typique de son tâtonnement. Il commence par écouter l'arrivant puis lui exprime sa préoccupation principale du moment, souvent évoquée par écrit au début de l'été. Et il est attentif aux réactions de son interlocuteur. A mesure que les participants arrivent, on l'entend revenir sur le même thème, sans pourtant répéter la même chose. Si l'on se trouve à ses côtés depuis le début, on assiste à l'enrichissement, à l'approfondissement progressif des idées; il infléchit, renforce, répond aux objections. Seul l'auditeur peu attentif pourrait juger qu'il rabâche; Freinet persévère sans se laisser distraire de son sujet, mais il a mieux à faire que de se répéter.
Notamment dans les dernières années, des personnalités extérieures sont également invitées, venues surtout pour dialoguer personnellement avec Freinet mais qui apportent aux participants un autre regard.
 


Les publications pédagogiques

 
Les Brochures d'Education Nouvelle Populaire
 
On se souvient qu'une quinzaine de ces petits dossiers avaient paru avant la guerre. Freinet fait rééditer, en les réactualisant, les n° épuisés et poursuit la publication, d'abord sous forme de tiré à part d'un n° spécial de L'Educateur, comme naguère, puis en souscription séparée. En 7 ans, près d'une soixantaine de sujets divers sont abordés. L'absence d'un nom d'auteur indique que Freinet est le principal rédacteur.
En 46-47: n° 18, Pour la sauvegarde des enfants de France  (dans les Centres scolaires); 19, Par delà le 1er degré; 20, L'Histoire vivante (Fontanier); 21, Les mouvements d'Education Nouvelle (Husson); 22, La coopération à l'Ecole Moderne ; 23, Théoriciens et Pionniers de l'Education Nouvelle (Husson); 24, Le milieu local ; 25, Le texte libre ; 26, L'éducation Decroly (Husson); 27, Le vivarium (Guillard et Faure); 28, La météorologie (Guillard); 29, L'aquarium (Guillard et Faure); 30, Méthode naturelle de lecture.
En 47-48: n° 31, Le limographe ; 32, Correspondances interscolaires (Alziary et Freinet) 33, Bakulé (Husson); 34, Le théâtre libre (E. Freinet); 35, Le musée scolaire (Guillard et Faure); 36, L'expérience tâtonnée ; 37, Les marionnettes (Brossard); 38, Nos moissons (fac-similés de pages de journaux scolaires); 39, Les fêtes scolaires (E. Freinet).
En 48-49: n° 40, Plans de travail ; 41, Problèmes de l'inspection primaire (Belaubre); 42, Brevets et chefs d'œuvre ; 43, La pyrogravure (collectif); 44, Paul Robin (Husson); 45, Techniques d'illustration ; 47, Les Dits de Mathieu.
En 49-50: n° 48, Caravanes d'enfants (collectif); 6 (remplaçant un ancien n°), Pages des parents ; 14 (id.), La reliure (Meunier); 49, Ecoles de villes (M. Cassy); 50, Commentaires de disques (Camatte); 51, La géographie vivante (Faure); 52, Bilan d'une expérience (Monborgne); 53-54, Les oiseaux (Bouche et Gourdeau);
En 50-51: n° 55, Echanges d'élèves (Bertrand et Guilbaud); 56, Le filicoupeur CEL (Massé et Buquet); 57-58, L'enseignement du français en pays bilingues (S. Daviault); 59, La part du maître (E. Freinet); 60, Voyage échange international (Denjean et Guérin); 61-62, Naturalisations d'animaux (Fève); 63, Onze classes, modernisation d'une école de ville (Le Baleur); 64, Fiches d'observation d'animaux (collectif).
En 51-52: n° 65, Si la grammaire était inutile ; 66-67, Initiation vivante au calcul (L. Mawet); 68, L'exploitation pédagogique du journal d'information (Moralès); 69, Classes uniques (collectif); 70-71-72 Les techniques Freinet en classe unique (collectif); 73, Les Dits de Mathieu II; 74, Le folklore (Leroy).
En 52-53: n° 75, La méthode naturelle de lecture en ville (M. Beauvalot); 76, Pour l'officialisation des voyages échanges; 77, La connaissance de l'enfant (C.F. et Cabanes); 13 (en remplacement de l'ancien n°), Le disque à l'école moderne (A. Lhuillery); 78, Plans annuels de travail ; 79, La genèse de l'homme (dans les dessins des enfants); 80, Les techniques Freinet ; 81, Avec les parents (H. Chaillot); 82, Le profil vital (C.F. et Cabanes); 83, Le magnétophone à l'école (Guérin, Dufour et Beaufort).
 
Revues et bulletins
 
L'Educateur joue un rôle déterminant dans la formation par les multiples rubriques qu'il contient. En plus de nombreuses informations techniques sur tel ou tel aspect de la pratique, des textes de Freinet approfondissent l'esprit de sa pédagogie, notamment le Dit de Mathieu de la quinzaine, l'édito quand il n'est pas consacré uniquement aux problèmes d'animation ou de gestion. Il ne faut pas négliger le courrier des lecteurs et les notes de lecture. A signaler également la rubrique d'Elise: Quelle est la part du maître ? Quelle est la part de l'enfant ?
La nécessité de réaliser une revue peu coûteuse, fournissant le maximum d'information utiles, amène à modifier fréquemment le type de présentation, le format et parfois la dénomination, au grand désarroi des archivistes et documentalistes qui ne savent pas s'il s'agit de la même revue, ni comment classer tous ces éléments disparates. C'est ainsi qu'en 54, des n° sont publiés en format 21x27, en grande partie ronéotés ou tirés sur petite offset. Certains n° sont baptisés Educateur culturel  et d'autres Educateur technologique ; sans parler de la double version en octobre 63: Premier degré (à couverture rose) et Second degré (couleur crème). Plus tard, il y a alternance de n° généraux et de n° différenciés. En 64, le titre devient L'Educateur magazine.
Il est quasiment impossible de recenser tous les bulletins publiés au sein de l'ICEM. Beaucoup de commissions finissent par avoir le leur, notamment l'étude du milieu, les techniques audiovisuelles, l'éducation spécialisée, les maternelles. Les bulletins départementaux sont plus épisodiques que ceux qui couvrent l'ensemble d'une région. L'actuel Chantiers Pédagogiques de l'Est, en Alsace et Franche-Comté, témoigne de la plus belle continuité.
 
Les dossiers pédagogiques de L'Educateur
 
Depuis 53, on avait cessé de publier de nouvelles BENP et diffusé les n° restants. Mais le besoin se fait sentir de petites brochures faciles à proposer aux nouveaux venus et c'est, 10 ans plus tard, la renaissance des dossiers. Jusqu'en 66, vingt n° sont publiés. Quand il n'en est pas l'auteur, le nom est précisé.
1, Les boîtes enseignantes ; 2, Références aux Instructions Ministérielles ; 3, Classes de Transition et terminales (appelées Pratiques par la suite); 4, L'écriture (Le Gal et J. Martinoli-Debiève); 5, L'organisation de la classe ; 6, Bandes enseignantes ; 7, Plus de manuels scolaires, plus de leçons ; 8, L'imprimerie à l'école et les techniques annexes ; 9, L'exploitation pédagogique des complexes d'intérêt ; 10, L'éducation musicale (C. F. et Delbasty); 11, Naissance et évolution du journal scolaire au second degré (J. Lèmery); 12-13, L'enseignement des sciences au second degré (Poitrenaud, Berteloot et E. Lèmery); 14, Brevets et chefs d'œuvre (C.F. et Petitcolas); 15-16, L'enseignement des mathématiques au second degré (Poitrenaud et E. Lèmery); 18, Enquêtes et conférences au second degré (J. Lèmery); 19, Mémento de l'Ecole Moderne ; 20, Apprentissage de l'expression écrite et orale de 6 à 15 ans. Cette publication se prolongera bien plus tard, avec parfois changement de forme.
 
La Bibliothèque de l'Ecole Moderne (BEM)
 
Avant la reprise des dossiers, Freinet avait senti le besoin de petits fascicules au véritable format de poche (11x15) faisant le point sur certains problèmes. Plutôt que de leur donner une périodicité, il propose une souscription annuelle qui permettra de recevoir ces petits opuscules à mesure de leur parution. Bien entendu, ils seront également disponibles au n°.
L'intégration, dans cette collection, de livres (signalés d'une *) de format différent, en n° quadruple, viendra un peu en altérer l'unité et le caractère. Voici les titres publiés du vivant de Freinet (le dernier, achevé par lui, ne paraît qu'après sa mort). Il est l'auteur principal quand aucun nom n'est précisé.
1, La formation de l'enfance et de la jeunesse ; 2, Classes de neige (E. Freinet et C. Pons); Le texte libre ; 4, Moderniser l'école (C.F. et Salengros); 5, Education morale et civique ; 6, La santé mentale des enfants ; 7, La lecture par l'imprimerie à l'école (L. Balesse et C. F.); 8-9, Méthode naturelle de lecture ; 10, Milieu local et géographie vivante (Faure); 11-12, Enseignement des sciences ; 13-14, L'enseignement du calcul (C.F. et Beaugrand); 15, Les plans de travail ; 16, Dessins et peintures d'enfants (E. F.); 17, Méthode naturelle de grammaire ; 18-19, Les techniques audiovisuelles (C.F. et Guérin); 20-23 *, Naissance d'une Pédagogie Populaire I (E.F.); 24, La part du maître (E. F.); 25, Les invariants pédagogiques ; 27-28, Les techniques Freinet à l'école maternelle (M. Porquet); 29-32 *, Bandes enseignantes ; 33-34, Le fichier scolaire documentaire (Belperron); 35-38 *, Naissance d'une Pédagogie Populaire II (E. F.); L'expression libre en classe de perfectionnement (G. Gaudin); 40-41, Huit jours de classe, la part du maître (E. F.); 42-45 *, Travail individualisé et programmation (C. F. et Berteloot).
 

Une tentative d'ouverture: Techniques de Vie

 
En 1959, Paul Le Bohec se livre à un échange épistolaire avec Freinet sur la nécessité de déborder des seuls problèmes scolaires et de réfléchir sur ce que peut apporter l'attitude éducative dans le comportement même de l'homme et du citoyen. De là naît l'idée d'une revue qui s'appellera Techniques de vie avec en sur-titre: Les fondements philosophiques des techniques Freinet. Elle démarre en octobre 59.
Adolphe Ferrière qui a accepté de parrainer la revue, démythifie le mot "philosophie" en rappelant qu'il existe à Genève un "boulevard des philosophes" et un "boulevard des petits philosophes". Et cette philosophie quotidienne, on la trouve dans les Dits de Mathieu. Outre Ferrière, le comité de patronage comprend une douzaine de personnalités universitaires, dont R. Dottrens et L. Cros, directeur de l'Institut Pédagogique National.
Le comité de rédaction est constitué autour du couple Freinet par M. Porquet, C. Combet, G. Jaegly, J. Vuillet, P. Le Bohec, M.-E. Bertrand et P. Delbasty.
Trois ans plus tard, Freinet met un terme à une expérience qu'il croyait prometteuse. L'audience d'une revue théorique auprès des militants n'a pas correspondu aux attentes et aux besoins de rentabilité. D'autre part, si en 62 le comité de patronage ne comprend pas moins d'une trentaine de personnalités d'une dizaine de pays, le dialogue ne s'est pas établi autant qu'il l'aurait voulu entre praticiens et chercheurs. La plupart des collaborateurs sont des militants de l'ICEM et, sauf avec Louis Legrand (futur responsable de la Recherche Pédagogique), s'instaure rarement un véritable dialogue, les universitaires  (M.-A. Bloch, J. Chateau, R. Mucchielli) envoyant simplement à Freinet un article ou quelques notes, ayant parfois très peu de liens avec les questions débattues.
Ce qui est le plus significatif se trouve, une fois de plus, dans les notes de lectures. Freinet analyse les écrits de Teilhard de Chardin (TdV 1, p. 42; 2, p. 55). Certains ont cru pouvoir rapprocher la pédagogie Freinet de celle de Steiner, pourtant la critique des Bases spirituelles de l'éducation (TdV 3, p. 46) trace clairement la distance qui les sépare.
Après la suppression de la revue, Freinet en conserve néanmoins le titre pour le bulletin où l'on débattra, comme auparavant dans Coopération pédagogique , des problèmes internes du mouvement.


Les deux pôles de la pédagogie Freinet

 
Je prends consciemment le risque de chagriner ceux qui préfèreraient conserver une image mythique du couple Freinet, comme les Philémon et Baucis de la pédagogie. Je ne mets certes pas en question l'amour qu'ils pouvaient se porter mais les ayant, comme bien d'autres, connu de près, j'ai toujours été frappé par leurs différences qui se révélaient parfois comme de véritables divergences. Ce qui aurait pu être affrontement stérile se révèle avoir été une passionnante et féconde dialectique.
Encore faut-il percevoir clairement les termes de la dialectique et ne pas croire que la pensée d'Elise se superpose comme un calque sur celle de Freinet et surtout ne pas critiquer la cohérence de l'un par des citations de l'autre, comme je l'ai vu faire parfois. C'est pourquoi je vais tenter de montrer leurs différences et, de ce fait, rendre à Elise sa véritable identité, autrement que comme compagne de Freinet.
 
L'intervention auprès des enfants
 
Quand Freinet répète que ses techniques ne s'adressent pas aux "as", aux artistes de la pédagogie qui savent se tirer seuls de toutes les situations, c'est d'abord à Elise qu'il pense.
J'ai souvent vu Freinet animer la classe plusieurs heures durant. Par contre, j'ai surtout assisté à des ateliers artistiques animés par Elise. Elle posséde assurément un don lui permettant de faire sentir à chaque enfant comment il pourrait prolonger ou amplifier ce qu'il vient de réaliser, n'hésitant pas parfois à joindre le geste à la parole. Il s'agit essentiellement de dialogues successifs avec chaque membre du groupe.
Pour Freinet, le même type d'intervention, pour la mise au point d'un texte libre, par exemple, se traduit toujours par un échange collectif, l'adulte n'apportant son point de vue que dans un second temps.
Cette différence explique que Freinet n'intervienne généralement qu'en groupe (sauf en cas de problème sérieux nécessitant une conversation à l'écart), alors qu'Elise fait parfois monter chez elle, à "l'Auberge", un enfant, deux au maximum, pour y travailler. N'assistant pas aux tête-à-tête, je peux seulement analyser les réactions des enfants à leur retour: je les sens valorisés, mais également un peu subjugués par leur préceptrice d'un moment. Je ne suis pas certain qu'ils ressentent leurs réussites comme leur appartenant totalement.
Freinet, face au groupe, semble retenir son influence, préférant souvent apparaître comme celui qui ne sait pas grand chose et serait heureux d'apprendre. Autant je l'ai vu capable d'utiliser la séduction verbale devant un groupe d'adultes, autant il semble l'éviter avec les enfants. Non pas qu'il pratique la non-directivité (avant que ce ne soit la mode), car il n'hésite pas à s'impliquer, à donner son point de vue, mais toujours de plain-pied au sein du groupe, sans réagir le premier et en veillant surtout à ce que chacun s'exprime personnellement, notamment les plus inhibés.
En dehors de la classe, il lui arrive souvent d'emmener quelques enfants dans sa voiture pour aller faire une course à Vence ou à Nice. C'est une façon de rompre l'ambiance collective permanente de l'internat, en redonnant une dimension plus familiale aux échanges pendant le trajet. Mais, sauf exception motivée, il n'emmène jamais un enfant isolément et, sans que s'organise un roulement formalisé, veille au renouvellement de ses petits compagnons de déplacement. Il m'arrive de faire partie du voyage lorsque les enfants ne peuvent l'accompagner pendant qu'il se rend seul à un rendez-vous. C'est ainsi que nous allons visiter le port de Nice ou les arènes de Cimiez et il nous y rejoint ensuite.
 
La mise en vedette de certains enfants
 
C'est une pratique très rare chez Freinet pour qui chacun doit pouvoir prendre à tout moment la tête du peloton, quand il se sent sur son terrain favorable. Seule exception, d'autant plus voyante qu'exceptionnelle, dans les années 50: devant un visiteur, il appelle volontiers Antonio, un enfant noir de Guinée, confié à l'école Freinet par son père. L'enfant est arrivé vers 9 ans, à l'état presque sauvage, avec une vive répulsion pour toute contrainte, y compris celle des vêtements et surtout des chaussures. Progressivement, il apprend à s'intégrer dans tous les apprentissages sociaux et scolaires. Freinet n'exhibe pas son "bon sauvage" à la Rousseau, mais ne dédaigne pas de montrer que l'on peut éduquer un enfant sans gommer ses particularités d'origine. Bien entendu, Antonio sait, comme tout gamin, tirer parti de cette attention privilégiée et, dès que Freinet se trouve dans les parages, va graviter autour de lui chaque fois qu'il veut échapper à une tâche qui lui déplaît.
Elise pratique volontiers la mise en vedette de tel ou tel enfant ou adolescent (de l'école Freinet ou d'ailleurs), parfois face au mouvement tout entier. L'exemple le plus spectaculaire est celui d'Alain Gérard qui aura droit à des publications entières (E.déc.55, E.déc.56, AE déc.69), mais il ne s'agit pas d'un cas exceptionnel. On m'objectera sans doute que ces mises en vedette s'accompagnent parfois d'un texte de présentation signé: C. et E. Freinet. Il faut pourtant se rappeler qu'Elise ne contresigne jamais sans avoir largement corédigé (et c'est tout à son honneur). Chaque fois qu'un texte porte la double signature du couple, Elise en est souvent l'instigatrice et parfois la principale rédactrice, comme le savent ceux qui ont lu les manuscrits et comme le confirmerait une étude stylistique approfondie.
Lorsque Freinet confie à un enfant une page régulière de La Gerbe  pour un feuilleton en bande dessinée, c'est sans esprit de vedettariat, simplement parce qu'il est certain de la fécondité du jeune auteur. Celui qui a reçu le plus souvent cette marque de confiance est le fils d'un instituteur de Pont-de-Beauvoisin (Isère), le jeune Pierre Fournier (qu'on retrouvera dessinateur de Hara-Kiri, puis fondateur de la première revue écologiste La Gueule Ouverte  que les post-soixante-huitards n'ont pas oubliée).
 
Deux tendances pédagogiques différentes
 
Celui qui aurait peine à admettre qu'il existe une pédagogie Freinet et une pédagogie Elise, non incompatibles certes mais largement différentes, n'a qu'à lire d'abord L'Ecole Moderne Française  et deux brochures : Le Texte libre (BENP n°25, janv. 47 ou BEM n°3, nov. 60) et Brevets et Chefs-d'œuvre (BENP n°42, janv. 49), puis les deux brochures d'Elise: Quelle est la part du maître ? (BEM n°24, 1963) et Huit jours de classe (BEM n°40-41, janv. 66). On se trouve dans deux ambiances de classe différentes et certains mots (brevets, chefs-d'œuvre) n'ont pas du tout la même signification sous la plume de l'un ou de l'autre. Pour Freinet, le matérialisme est une démarche, pour Elise la traduction (péjorative ou favorable) des conditions matérielles. Bien que Freinet reconnaisse la part du maître dans la classe, il faut remarquer que ce domaine appartient en quasi exclusivité à Elise.
 
Le comportement naturiste
 
Le naturisme de Freinet est pragmatique. Il a trouvé le mode de vie qui lui assure la meilleure forme et son exemple est assez convaincant. Quand il a travaillé un moment au jardin, torse nu, avec les enfants, il procède à des ablutions de la poitrine avant de remettre la chemise pour passer à table, tout cela sans ostentation, comme un paysan provençal. Son repas frugal est végétarien. Seule entorse: chez lui, un verre de vin dont il connaît le petit producteur (il ajoute avec humour que la qualité de l'eau devient souvent plus incertaine que celle d'un vin connu).
Parce qu'il croit à son régime, il l'a introduit dans son école. Choc froid chaque matin, mais depuis qu'il ne dirige plus lui-même la sudation hebdomadaire, il a préféré la supprimer. Lorsque les enfants demandent pourquoi certains adultes de la maison ne pratiquent pas le choc froid, il se contente de répondre: "Je suis sûr que cela leur ferait du bien" mais n'exerce aucune pression. Lorsque ces adultes réclament un adoucissement du régime végétarien, il propose que les compléments soient pris le soir, après le coucher des enfants.
C'est Elise qui est responsable en titre des problèmes d'alimentation et de santé, à l'école Freinet comme dans L'Educateur. C'est elle qui répand parmi de nombreux militants l'utilisation de l'argile et du magnésium. Son approche est nettement plus dogmatique, notamment vis-à-vis des vaccinations qu'elle rejette radicalement. Néanmoins, la plupart des heurts avec elle viennent plutôt d'ultra-orthodoxes naturistes, scandalisés que l'école Freinet ne mange pas tout-biologique, à une époque où ces produits sont peu répandus et coûtent très cher, si bien qu'on y consomme généralement du pain ordinaire et du sucre blanc.
Sur le plan sanitaire, il faut reconnaître que le régime spartiate de l'école semble protéger la santé des enfants. Néanmoins, prétendre qu'il n'y a jamais aucun malade, c'est oublier qu'en cas d'alerte, certains parents préfèrent reprendre leur progéniture pour assurer eux-mêmes les soins.
 
L'engagement dans les tâches quotidiennes
 
Ceux qui n'ont rencontré Elise Freinet que dans les rares manifestations publiques auxquelles elle ait participé, risquent de n'avoir connu que la "grande dame", souvent un peu distante parce que n'appréciant pas les bains de foule (sa principale différence avec Freinet). Il faut l'avoir côtoyée dans le quotidien pour comprendre sa capacité, quasi illimitée, à accomplir, quand il le faut, les besognes les moins gratifiantes et les plus rebutantes. Encore aurait-il fallu la connaître dans les années 35 à 40 où elle avait dû faire face aux situations les plus difficiles. C'est probablement parce qu'elle se sait "au-dessus de ça" qu'elle ne croit pas déchoir en exécutant ces tâches.
Freinet, lui non plus, n'hésite jamais à mettre la main à la pâte, mais cela ne va pas sans un certain plaisir, celui peut-être de retrouver les tâches concrètes de sa jeunesse paysanne ou de rompre un moment avec des préoccupations plus vastes dont on évalue mal l'avancement. Les besognes banales appartiennent sans doute à son hygiène morale et physique.
Pour Elise, c'est essentiellement un problème de nécessité et de devoir. Et dans sa vie, le devoir est revenu plus souvent que le plaisir. Pourtant elle accomplit ces tâches avec un tel allant, une telle impétuosité qu'un observateur extérieur pourrait ignorer que le plaisir y tient peu de place, hormis la satisfaction du devoir accompli. En un tournemain, elle organise le travail: à une vitesse record, elle modèle quelques tartelettes à la cuisine de l'école, assemble un fichier autocorrectif à la CEL, puis passe le relais. Il suffit désormais de recommencer cinquante fois. Là, bien sûr, se trouve la difficulté, mais on la sait capable de tenir le rythme s'il le fallait. L'exigence avec laquelle elle se sait capable d'aller jusqu'au bout pour des causes dont elle n'est que rarement l'instigatrice, la rend sévère et parfois injuste envers ceux qui semblent ménager leur dévouement.
Si, avec l'impatience des créateurs, Freinet a tendance à demander toujours davantage à ses militants, il reste conscient que tous leurs efforts relèvent du bénévolat et il ne récrimine pas lorsqu'il n'obtient pas tout ce qu'il demande. Le seul cas où il se montre sévère, c'est devant les engagements non tenus, sans raison majeure.
 
Des réseaux différents de militants
 
Lorsque Freinet prépare sa Méthode naturelle de Dessin (parue en 1951) et qu'Elise cherche à élever la qualité des peintures d'enfants, ils collectionnent tous deux des essais spontanés envoyés par des militants du mouvement. Je croyais naïvement que leur réseau était commun, l'un conservant les graphismes et l'autre les peintures. Or il n'en est rien, à part quelques rares intersections. En observant l'origine des documents, on s'aperçoit que les interlocuteurs de Freinet sont majoritairement des parents de très jeunes enfants et des instituteurs de CE-CM, tandis que ceux d'Elise animent surtout des classes maternelles ou d'adolescents, majoritairement des filles (Fin d'Etudes et, plus tard, Cours complémentaires). A la réflexion, cela s'explique par les recherches de Freinet sur la genèse du graphisme et celles d'Elise plus sensible au lyrisme des moins de 6 ans et au romantisme des plus de 13 ans.
Leur différence de tempérament éclate dans l'appréciation des qualités militantes. Selon la métaphore du verre à moitié plein ou à moitié vide, Freinet se réjouit de compter dans son mouvement un grand nombre de verres presque pleins, tandis qu'Elise perçoit de son point de vue une majorité de verres plutôt vides.
Lorsqu'elle détaille les principaux militants du mouvement, c'est déprimant car elle analyse d'emblée leurs limites (le pire, c'est qu'on ne peut prétendre que ses critiques soient vraiment fausses). Simplement, Freinet sait que, dans la dynamique d'un travail d'équipe, les insuffisances peuvent se compenser et les défauts se neutraliser. Dans l'élan de l'action et sous l'effet de la confiance, il amène la plupart à se transcender. Son optimisme n'est pas un aveuglement: les verres ne cessent effectivement de se remplir.
 
La relation au mouvement
 
Pour Elise, il s'agit essentiellement de la superposition de relations interpersonnelles, souvent très fortes, parfois tumultueuses. Comme elle se sent mal à l'aise au milieu de la foule, elle assiste rarement aux manifestations du mouvement. Pour beaucoup de militants, elle est un peu comme l'Arlésienne, omniprésente dans les esprits sans qu'on la voie. Pour la rencontrer, hors de certains stages où elle anime les ateliers artistiques, il faut venir à Vence ou à Cannes. Dans la plupart des congrès, elle communique avec l'ensemble des militants par des messages écrits qu'elle fait lire par la personne de confiance du moment.
Beaucoup plus que Freinet, Elise porte parfois un individu au pinacle, mais pour elle la Roche Tarpéienne est très proche du Capitole, car son regard critique a tôt fait de débusquer les inévitables faiblesses et son jugement devient vite impitoyable. Le héros qui a déçu peut devenir bon à jeter aux orties.
Freinet tisse également des relations interpersonnelles chaleureuses avec de nombreux militants, mais il est avant tout un animateur de mouvement, un orateur qui mobilise. Il aime la foule et se sent plus à l'aise dans une plénière de congrès que devant son conseil d'administration qu'il n'est pas toujours sûr de convaincre du bien-fondé de ses demandes.
Autant la conception pluraliste de Freinet le rend attentif à ceux qui ne partagent pas tous ses choix, autant Elise se montre pointilleuse sur "la ligne", allant parfois jusqu'au sectarisme. Cette différence de tempérament l'amène à se charger parfois des mesures cassantes. Dans certains cas, elle écrit en son propre nom, mais il arrive assez souvent qu'elle durcisse ou rédige même entièrement une lettre brutale de mise au point. Le destinataire, qui n'a pas lu le manuscrit du texte dactylographié qu'il reçoit, est persuadé que l'auteur est Freinet, le signataire en titre.
Précisons pourtant bien les choses, il ne s'agit pas de diaboliser Elise en lui attribuant la responsabilité des heurts et des conflits au sein du mouvement. Les tensions existaient généralement avant son intervention, néanmoins elle se donne rarement pour tâche de les atténuer et il lui arrive de les amplifier. Sachant que les liens affectifs de Freinet l'empêcheront d'être aussi tranchant que l'exigerait, d'après elle, la situation, elle estime, en affirmant s'embarrasser peu d'affectivité dans le militantisme, que son devoir est de l'aider à tailler dans le vif, sans état d'âme au nom de la "bonne cause". Il faudrait pourtant mal connaître Freinet pour le croire capable de signer une lettre dont il désapprouverait vraiment le contenu.
 
Deux schémas relationnels différents
 
Décrivant leurs comportements comparés, je me rends compte qu'aussi bien avec les enfants qu'avec les adultes, ils sont animés par deux démarches différentes. Le schéma relationnel d'Elise est très proche de celui de l'enseignement classique: un discours public et un empilement de relations duelles, avec des élèves ou des disciples privilégiés par leur réussite. Nul doute qu'elle manie tout cela avec talent, mais je trouve Freinet trop conciliant quand il déclare s'adresser à ceux qui ne sont pas capables de cette virtuosité. En fait, il se situe volontairement dans une autre logique.
Avec lui, le groupe possède une existence propre à laquelle il participe, autrement qu'en tenant les rènes de chaque participant. Il favorise la constitution de sous-groupes et développe au maximum l'initiative et l'autonomie personnelles, notamment par le travail diversifié qu'exècre Elise. La percée d'un individu à l'avant du peloton ne crée, à ses yeux, aucune hiérarchie, car les relais en tête se feront naturellement. Par contre, aucun égalitarisme ne doit empêcher les échappées.
 
Une tension créatrice
 
Je ne cherche pas à cacher que je me sens beaucoup plus proche de Freinet que d'Elise. Néanmoins, j'ai peine à imaginer ce que chacun des deux aurait pu devenir sans l'autre. Le bon sens pragmatique de Freinet aurait-il su prendre la hauteur nécessaire sans les coups de boutoir d'Elise qui lui reprochait sans cesse de rester trop primaire? En 1965, il nous disait encore, avec un sourire montrant que cela ne le traumatisait pas: "Elise dit toujours que je n'ai pas de culture ". Elle-même ne manquait certes pas de cette culture académique que nous ne recherchions pas du tout chez Freinet, porteur à nos yeux d'un élan beaucoup plus fondamental.
Freinet soumettait à Elise la plupart de ses articles qui lui revenaient annotés comme une copie de collégien. S'il tenait à cette critique sans complaisance, il n'en tenait pas toujours compte. Parfois, une discussion se poursuivait, Freinet affûtait ses arguments, puis nuançait ou complétait son texte. Mais lorsque son opinion était définitivement arrêtée, il savait rompre la discussion qui alors ne lui apportait plus rien.
Sans Freinet, Elise se serait peut-être égarée dans un élitisme non dénué de prétention. A cause de lui, elle a dépassé un splendide isolement pour aider à décoller du terre-à-terre un grand nombre de militants. Tout en trouvant que Freinet gaspillait trop de temps avec son mouvement et avec la CEL (mais comment  aurait-il pu se passer de ce bouillonnement et de ce moyen d'action?), elle prenait courageusement une part de la charge et elle en avait plus de mérite que son compagnon dont c'était l'œuvre.
Curieusement, lorsqu'on observe le mouvement qu'ils ont tous deux impulsé, on aperçoit en chaque militant, comme dans toute famille, des traits de caractère ou de comportement appartenant, tantôt de manière dominante ou récessive, à l'un ou à l'autre des parents. D'un côté, le rapport au concret, la référence au simple bon sens, la méfiance vis-à-vis des grands mots et des idées reçues, l'attention aux autres, l'intérêt passionné pour les différences et les diversités, la chaleur du partage avec tous. Ou alors, la confiance dans le talent individuel, un certain souci de paraître et d'être reconnu, le respect de certaines hiérarchies et le désir de hausser les autres vers l'exigence la plus élevée, la conscience d'appartenir à une élite et, à la limite, la tentation de rester entre membres de cette élite. Comme dans le brassage chromosomique, c'est sans doute cette tension de tendances différentes et même antagonistes qui a développé une dynamique tumultueuse (parfois fatigante, toujours passionnante), plutôt que le conformisme tiède d'adeptes trop semblables, sortes de clones d'un unique leader.


Les relations extérieures

 
Le difficile dialogue avec le Syndicat national des Instituteurs
 
Après la guerre, Freinet avait espéré une meilleure collaboration: la participation des militants ICEM aux commissions pédagogiques du SNI et surtout un accord avec SUDEL (la maison d'édition du syndicat) pour assurer la diffusion du matériel CEL et des éditions pédagogiques. Dans certains départements, le dialogue parvient à s'établir, mais pratiquement pas au plan national.
On peut comprendre qu'un syndicat de masse ne veuille pas sembler privilégier une tendance pédagogique minoritaire. La position devient moins défendable avec SUDEL qui, par exemple, préfère proposer à ses clients désirant imprimer une presse concurrente moins fonctionnelle que celle de la CEL. Malgré toutes les tentatives de dialogue, toutes les propositions de diffusion d'outils à large audience comme les fichiers autocorrectifs ou les BT, ce sera toujours l'échec.
 

Un projet d'Etats Généraux de l'Education Nouvelle

 
Après l'échec de l'Union Pédagogique, les relations entre mouvements étaient relativement réduites et limitées au dialogue avec un seul interlocuteur à la fois, le plus souvent l'OCCE.
En août 1965, Gisèle de Failly, fondatrice et directrice des CEMEA, ayant apprécié ma participation au congrès de son mouvement où je milite aussi pour tous les problèmes de vacances, tient à me parler du projet d'Etats généraux de l'Education Nouvelle, lancé par le Dr André Berge et Gaston Miallaret, président du GFEN depuis la mort de Wallon. Elle connait mes liens avec Freinet et souhaiterait que je serve d'intermédiaire avec lui. En effet, il se montre très réticent à cause du rôle moteur du GFEN dans cette initiative mais, selon l'avis des autres mouvements, celle-ci n'a de sens que si l'ICEM en fait partie. G. de Failly me propose, pour me faire une idée, de l'accompagner à la prochaine réunion du comité de liaison début octobre. Ce que j'accepte. Je me rends compte que le point de vue des CEMEA est largement partagé. Mme Hattingais a même fait dire qu'elle ne donnera l'accord du Centre International d'Etudes Pédagogiques de Sèvres que si Freinet participe au projet. Je fais part de tout cela à Freinet, tout en me demandant s'il ne jugera pas mon initiative intempestive.
Celui-ci ne me critique pas du tout mais me réaffirme sa méfiance vis-à-vis du GFEN, à cause de son contentieux avec Mme Seclet-Riou, toujours secrétaire générale en titre, bien qu'elle semble maintenant hors course. Comme le PC continue à l'attaquer à toute occasion dans L'Ecole et la Nation, Freinet se demande dans quelle mesure le GFEN ne cherche pas, tout en continuant à le combattre, à utiliser les troupes de l'ICEM comme force d'appoint pour une opération spectaculaire. Sans pouvoir lui garantir la sincérité de Miallaret que je connais encore peu, celle des autres interlocuteurs ne fait pour moi aucun doute. Freinet est-il convaincu par mes arguments? En tout cas, il me propose de continuer à participer aux réunions en liaison avec lui. J'accepte par avance qu'il me désavoue s'il sent qu'on cherche à le piéger.
 Comme nous devons, en comité restreint auquel on me propose de participer, rédiger une déclaration commune sur l'éducation nouvelle, je demande à Freinet sur quels points il désire insister. Il se montre très conciliant, me laissant une large marge d'initiative. Je dois dire que je fais le maximum pour être l'interprète de sa pensée que je connais assez bien et mes propositions sont écoutées et prises en compte par mes interlocuteurs, notamment Miallaret. La déclaration commune sera menée à bien. Renonçant à une manifestation parisienne, les mouvements décideront de continuer la concertation dans le cadre d'un Comité de Liaison pour l'Education Nouvelle (CLEN). Ce travail commun se poursuivra pendant une dizaine d'années.
 

Négociations sur les classes de transition

 
La création des classes de Transition pour accueillir, dans les collèges, des élèves qui seraient auparavant restés à l'école primaire jusqu'à 14 ans, a été accompagnée de nouvelles directives pédagogiques relativement favorables à la pédagogie Freinet, mais aucune formation n'a été prévue pour les enseignants de ces classes, généralement des collègues issus du primaire.
Quand l'administration se rend compte de la nécessité de recycler ces enseignants, alors qu'aucune structure n'est encore organisée au sein des écoles normales, elle confie aux CEMEA qui avaient déjà été chargés de stages courts pour les surveillants, la responsabilité de quelques stages de formation pour classes de transition. Du fait que l'OCCE est présidé par un Inspecteur Général (M. Prévôt auquel succédera R. Toraille), il s'est vu confier également la responsabilité de quelques stages. Freinet me charge en 1966 d'une partie des négociations avec les deux mouvements pour que l'ICEM soit associé de plein droit à ces actions de formation. Du côté CEMEA, je connais bien mes interlocuteurs. Pour ce qui est de l'OCCE, des relations de sympathie s'établissent facilement avec R. Méric (Toulouse) et J. de Saint-Aubert (Nord). L'alliance des trois mouvements qu'aurait souhaité Freinet ne se réalisera pas vraiment, mais des liens de collaboration deux à deux se développeront sur des objectifs précis dans les années suivantes.
 

Le mouvement international: la FIMEM

 
L'éducation n'a pas de frontières
 
On l'a vu précédemment, Freinet s'est toujours intéressé à ce qui se faisait hors de France, d'abord grâce à Ferrière et à la Ligue Internationale d'Education Nouvelle, mais aussi par contacts directs. En plus du constat de l'universalité des principes de base de l'éducation, les échanges avec d'autres pays ont plusieurs fonctions: faire découvrir de nouvelles initiatives; montrer que certains blocages n'existent qu'à l'intérieur des frontières et qu'ils ne sont donc pas insurmontables; permettre un appui sur les avancées des autres (comme pour le Plan belge et celui de Catalogne, avant la guerre); soutenir les tentatives, parfois isolées, d'éducateurs étrangers en leur permettant de se fédérer.
 
Le respect des caractéristiques locales
 
Si les principes sont universels, les réalisations pratiques ne peuvent faire abstraction des conditions locales de vie, de travail et d'organisation (développement économique et social, système politique). Sur le plan administratif, l'organisation de l'école ne se règle pas toujours à l'échelon national, et peut être différente selon la Région, la Province ou le Canton. En tenir compte n'est pas du particularisme mais respect des diversités.
 
Des groupes nationaux ou régionaux
 
Dès le début, il y a eu un groupe belge francophone qui devient L'Education Populaire. Après la guerre, se développe un groupe vaudois, puis dans d'autres cantons suisses. Au cours des années 60, le Québec prend conscience de son retard pédagogique et les contacts se multiplient alors avec l'ICEM. La décolonisation de l'Algérie ne rompt pas, bien au contraire, les liens entre enseignants des deux bords de la Méditerranée. Il en est de même en Tunisie et au Liban. Des contacts sont maintenus avec les pays d'Afrique francophone. 
Le groupe espagnol a été décimé par le franquisme, mais il ne meurt pas pour autant. D'abord en essaimant en Amérique latine: au Mexique où Redondo fonde une école Freinet, à Cuba où Almendros parviendra à diffuser la pédagogie Freinet dans l'élan de la révolution castriste (mais des communistes français iront au nom du marxisme condamner cette évolution). On constatera aussi des noyaux en Argentine, en Colombie et surtout au Venezuela. Après la disparition du franquisme, le mouvement espagnol prouvera par son dynamisme qu'il n'avait jamais disparu. Il existe des groupes au Portugal et dans plusieurs états du Brésil.
En Allemagne, les contacts avaient été brisés par le nazisme, mais se renouent très vite dans l'après-guerre, autour de Sarrebrück, puis Heidelberg et Brème. Aux Pays-Bas, se constitue un, puis plusieurs groupes; de même en Belgique flamande. Même quand il ne s'agit pas forcément de mouvements constitués, on observe des traductions d'écrits de Freinet en danois, suédois, norvégien, finnois.
L'Italie possède un mouvement d'Ecole Moderne très actif qui a la sympathie du Parti Communiste Italien, à la différence de l'ICEM avec le PCF (mais ce n'est pas le seul point sur lequel divergent les deux partis "frères"). Le mouvement polonais est soutenu par la recherche pédagogique de son pays. Des contacts s'établissent avec la Tchécoslovaquie, notamment autour de l'enseignement artistique. Des traductions de Freinet se diffusent également en Grèce, Roumanie, Hongrie.
Les contacts avec le Japon ont commencé par des échanges en espéranto pour aboutir à l'existence d'un mouvement significatif. Le Viet-Nam a publié des textes de Freinet. Tout récemment, on voit ressurgir un intérêt chez certains enseignants russes qui renouent avec les préoccupations de certains de leurs collègues des années 20.
On observera que le monde anglo-saxon est curieusement absent de cette énumération, malgré l'action déterminée de quelques personnalités. Le fait que la pédagogie de ces pays n'ait pas eu le caractère rigide que combattait Freinet, a-t-il fait croire qu'ils n'avaient rien à tirer de son œuvre?
 
Comment expliquer une telle diversité?
 
On peut être surpris de voir des éducateurs s'intéresser à la pédagogie Freinet pour éduquer les enfants de bidonvilles d'Amérique latine tout autant que ceux des quartiers modernes de Kobé ou de Montréal. Le fait que cette pédagogie ne propose pas une méthode rigide, mais s'enracine puissamment dans le milieu, permet d'affirmer aussi bien qu'il s'agit d'une pédagogie du Tiers-Monde, que s'adressant aux pays les plus développés.
La survie sous les régimes totalitaires surprend davantage. En Espagne, après la 2e guerre mondiale, s'était retissé un réseau autour des universités d'été, alors qu'au Portugal de Salazar, c'est dans le domaine de l'enseignement spécialisé qu'il parvenait à travailler. Dans les années 60-70, un éditeur catalan, Laïa, publiait la traduction des principaux textes de Freinet en castillan et en catalan. Comme je m'étonnais que cela soit toléré par le régime, le courageux responsable me dit que la censure est plus bête qu'on ne l'imagine et qu'il faut toujours en profiter (ce qui ne l'avait pourtant pas empêché d'être inquiété et parfois interdit).
Une anecdote montre l'ambiguïté et le danger de la situation: une enseignante portugaise séjournant en France avait demandé à participer aux journées d'été à Vence. Elle fut accueillie chaleureusement par les militants français comme une évidente opposante au fascisme. Elle disparut au bout de deux jours et le consulat du Portugal à Marseille nous téléphona pour s'inquiéter de ce qui avait pu tant choquer cette demoiselle. Se croyant dans son pays, elle était allée tout bonnement nous dénoncer aux autorités. Renseignement pris auprès de nos militants, aucun n'avait été en mesure de donner à cette personne des noms ou des adresses de camarades portugais, sinon ces derniers couraient le risque d'une arrestation.
 
Des manifestations internationales
 
Le congrès de l'ICEM n'hésite pas à se dénommer "Congrès international de l'Ecole Moderne", même si 90% de ses participants sont français. Il n'en reste pas moins que le nombre d'enseignants hors-frontières est significatif et diversifié.
En 51, les Pays-Bas organisent un congrès d'été de l'Ecole Moderne, puis les Italiens à Pise en 52; un certain nombre de Français y participent. Se constituent également des stages franco-italiens au Val d'Aoste, des stages méditerranéens réunissant Français et Maghrebins. Plus tard, s'instaurera une tradition de Rencontres Internationales d'Educateurs Freinet (RIDEF) qui changent chaque fois de pays d'accueil et même de continent.
 
L'officialisation d'une fédération internationale
 
L'important pour Freinet, c'est que les choses existent et fonctionnent. S'il officialise en 57, au congrès de Nantes, une Fédération Internationale des Mouvements de l'Ecole Moderne (FIMEM), c'est qu'il espère que la reconnaissance par l'UNESCO de cette organisation donnera plus de poids à chacun des mouvements auprès de son propre gouvernement. Et c'est vrai pour la France où son poids personnel auprès de l'administration n'a aucune commune mesure avec le rayonnement international de son œuvre. Il est significatif qu'on voie alors le Quai d'Orsay accorder des bourses de voyages à des enseignants étrangers participant à un congrès de l'ICEM que l'Education Nationale ne reconnaît que du bout des lèvres, sans jamais le subventionner.
 
Un plan d'alphabétisation pour le Tiers-Monde
 
Alors que se multiplient des opérations d'alphabétisation dont les résultats s'avèrent très faibles si un réseau éducatif n'assure pas la continuité, Freinet propose une démarche calquée sur sa pratique scolaire: expression et échange. Il suggère que dans chaque village, sous la conduite d'un moniteur alphabétisé, les habitants apprennent à mettre noir sur blanc ce qu'ils pourront reproduire par duplication et échanger, par messagers s'il manque un réseau postal, avec les villages environnants. Un ou des responsables itinérants aideraient à approfondir ces éléments en proposant des lectures, des documents. Cette démarche ressemble à la pratique de Paulo Freire au Brésil, quelques années plus tard, pratique applaudie par certains qui, comme Garaudy, avaient vilipendé Freinet, pédagogue antiprogressiste.
En tout cas, les propositions de Freinet resteront enfouies dans des tiroirs. Comment accepter que des populations soient appelées à s'exprimer et peut-être à prendre conscience de leur exploitation par des potentats locaux ou les multinationales du néocolonialisme?
 


Des mois jalonnés de déchirures

 
Rupture à la CEL
 
Claude Pons, instituteur du Lot-et-Garonne venu enseigner plusieurs années à l'école Freinet, a été appelé par Freinet pour prendre sa place à la direction de la CEL et lui permettre de se consacrer uniquement à la pédagogie. Pons se montre compétent et dynamique, fait des tournées appréciées dans certains groupes départementaux. Il ne se contente pas d'être gestionnaire de la coopérative, mais voudrait donner plus d'efficacité aux chantiers d'éditions pédagogiques en constituant des équipes qui se réunissent parfois à Cannes, alors que Freinet regroupe les siennes à Vence. Cela montre la difficulté de disjoindre, comme on avait cru pouvoir le faire en 1945, l'animation pédagogique et la diffusion.
A la fin de 1964, le climat se dégrade avec Freinet qui exige du CA CEL le départ de Pons, remplacé d'urgence par son adjoint Robert Poitrenaud. A l'ordre du jour de l'assemblée générale de la CEL du congrès de Brest (Pâques 65), le premier point est d'entériner le renvoi de Pons. Freinet annonce qu'il n'assistera pas à la discussion et au vote sur ce sujet; on viendra le rechercher pour la suite de l'AG. C'est un moyen de pression sur l'assemblée: si celle-ci n'entérine pas la décision prise, il ne reviendra pas en séance. Pour condamner cette manœuvre, plusieurs anciens dont Alziary et Gouzil sortent également, après avoir dit que les faits reprochés à Pons étaient des pratiques courantes de Freinet quand il gérait la coopérative. D'autres anciens, dont Faure, tentent d'expliquer qu'il est nécessaire de nettoyer la plaie. Aux questions sur les reproches précis formulés contre Pons, ne sont fournies que des réponses ambigües sur le danger de révéler publiquement des faits pouvant provoquer des mesures administratives contre la CEL. Dans les travées, quelques initiés parlent à demi-mot d'une caisse noire de ventes au comptant, ayant servi à payer certaines primes ou heures supplémentaires (Elise allant même jusqu'à insinuer que Pons aurait puisé personnellement dans cette caisse). Quand on sait que l'essentiel des ventes de la CEL se fait par correspondance avec facture, ce reproche semble un faux prétexte.
Cette volonté de nous faire voter, sans dire clairement pour ou contre quoi, semble inacceptable à certains d'entre nous. Notre confiance en Freinet n'efface pas celle que nous témoignons aussi aux anciens qui sont sortis après lui. Un certain nombre de camarades et moi refusons de prendre parti sur des faits que nous ignorons. En définitive, malgré ces refus de vote, la décision est entérinée. Freinet revient en séance, apparemment satisfait. Ce que l'on appelle "l'affaire Pons" n'est pourtant pas réglée. Un militant corrézien, Bourdarias, ayant lancé une souscription pour venir financièrement en aide à Pons, écarté brutalement de sa responsabilité, Freinet entre en fureur et menace de rompre avec tous ceux qui auront souscrit.
Les raisons avancées ne sont que des prétextes. Freinet me confirmera que son principal reproche à Pons, c'est d'avoir voulu l'évincer: "Tu te rends compte que, sans m'en parler, il avait vidé de ses meubles mon bureau de la CEL pour en disposer à d'autres usages." Personnellement, je crois plutôt à de la maladresse qu'à la volonté d'évincer Freinet. En réalité, ce dernier supportait mal de se sentir hors des circuits dont il avait été le centre pendant si longtemps. Par souci d'efficacité, l'ancien disciple attentionné avait sans doute tendance à laisser à l'écart le vétéran qui lui avait tout appris. Douloureux drame d'un transfert de responsabilités.
 
Conflit à l'école Freinet
 
Quelque temps après le congrès et sans attendre la fin de l'année scolaire, Bombonnelle, instituteur à l'école Freinet, est renvoyé pour "incompétence", publiquement dénoncée (sans toutefois citer son nom) par Elise Freinet dans une brochure sur la part du maître (BEM n° 40-41, Huit jours de classe ). Les rapports amicaux entre Bombonelle, Pons et sa compagne Malou (qui était institutrice à l'école Freinet) sont sûrement un facteur aggravant du conflit. Dès que je l'avais appris, j'avais écrit à Freinet pour lui rappeler les difficultés spécifiques de tout enseignant à l'école Freinet. J'espèrais calmer un peu sa véhémence, mais il était trop tard.
 
Tête à tête à Cannes et Vence
 
Début décembre 65, je reçois, comme quelques militants, la proposition de participer à Cannes, entre Noël et le Jour de l'An, au Festival du Film des Jeunes. Freinet annonce que l'ICEM remboursera voyage et hébergement collectif aux responsables qui y participeraient et pourraient se réunir avec lui en marge du festival. Personnellement, je n'accepte jamais d'engagement militant à cette période de fêtes familiales, mais quand, pour la deuxième fois, Freinet ajoute un mot personnel pour demander si je viendrai, je comprends que c'est un appel et ma femme elle-même estime que je dois me rendre à Cannes.
En plus de M.E. Bertrand, nous ne sommes que trois de l'ICEM à ce festival: le couple Etienne, militants varois, et moi (P. Guérin, responsable de la commission audiovisuelle, nous rejoint pour une journée, afin de rencontrer aussi Freinet). A plusieurs reprises, Freinet me parle longuement en tête-à-tête des négociations avec les autres mouvements et de l'avenir de l'ICEM. Cela concerne en partie mon rôle de négociateur, mais je crois qu'il veut surtout sentir s'il peut encore compter sur ma fidélité. Celle-ci ne fait aucun doute: je n'ai jamais hésité à lui faire part de mes divergences de pensée et, de ce fait, il n'existe entre nous aucun non-dit et je me sens indéfectiblement à ses côtés dans cette période difficile. Je suis frappé par le sentiment de fatigue et peut-être de solitude qui émane parfois de lui. Il se sent mal compris depuis qu'il a vu certains amis proches réagir négativement aux bandes enseignantes dans lesquelles il fonde tant d'espoir. Il regrette sans doute que nous ne soyons pas plus nombreux à être venus discuter avec lui, ces jours-ci.
Il reste pourtant plein d'idées et de projets, notamment en direction des parents. Il voudrait que l'Association pour la Modernisation de l'Enseignement (AME) devienne une grande association populaire. Il renoue une nouvelle fois avec son espoir d'un Front de l'Enfance, trente ans plus tôt.
Il est persuadé que la pédagogie Freinet représente l'alternative de masse, à condition de ne pas la présenter d'emblée comme un bouleversement des habitudes et de montrer que l'on peut pratiquer une transformation progressive, d'autant plus irréversible qu'elle ne sera pas trop insécurisante. Cette attitude n'est certes pas nouvelle chez lui, mais le fait qu'il y insiste tant au début de sa 70e année en fait presque un testament pédagogique.
Quelques semaines plus tard, il développera ce thème dans le Mémento de l'Ecole Moderne (DP 19) et le résumera, pour la préparation du prochain congrès à Perpignan, en 14 points dont je ne reproduis que les têtes de paragraphes (E 9, fév. 66, p.3):
1 - La condition préalable pour aborder nos techniques et notre pédagogie, c'est d'en sentir intensément l'urgente nécessité.
2 - Si vous êtes persuadé qu'il faut que cela change, vous allez vous engager tout de suite dans la voie nouvelle.
3 - Une forme nouvelle de travail suppose d'autres outils et d'autres techniques.
4 - Pendant longtemps iront de pair dans votre classe des pratiques traditionnelles et des pratiques nouvelles. Pour éviter de plafonner à un niveau très insuffisant, il faut absolument vous pénétrer de l'esprit de cette nouvelle pédagogie qui permettra de vous orienter dans le dédale de votre comportement scolaire.
5 - Commencez par le texte libre, mais il faut, pour le motiver, l'édition d'un journal et la pratique de la correspondance.
6 - Si vous le jugez nécessaire, conservez le manuel de lecture jusqu'à ce qu'il s'élimine lui-même comme superflu.
7 - Attention à la tendance qui s'établit d'utiliser tout simplement le texte libre pour remplacer le texte d'auteur comme base des exercices courants de grammaire et d'orthographe. Les enfants risquent de se dégoûter d'un texte libre ainsi scolarisé.
8 - C'est vers de nouveaux rapports élèves-élèves et élèves-maître qu'il faut vous orienter. C'est à même le travail bien compris que s'instituera un maximum de liberté. Le passage d'une forme de discipline à l'autre se fera ainsi insensiblement sans hiatus dangereux.
9 - Vous organiserez le plus tôt possible la coopérative scolaire. Mais ne prétendez pas lui laisser très vite le soin de régler tous les rapports. La coopérative telle que nous l'entendons n'est qu'une forme d'organisation du travail.Votre autorité ira diminuant au fur et à mesure que s'organise le travail. Cette évolution peut demander plusieurs mois. Ne vous en étonnez pas et ayez confiance.
10 - Vous organiserez le plus vite possible le travail individualisé des enfants qui le préfèrent au travail collectif sous le contrôle du maître. Au début, ce travail individuel peut être prévu dans le cadre de votre travail traditionnel.
11 -  Vous tenez  aux notes et aux classements? Ma foi, ne les supprimez pas d'autorité: attendez de les avoir remplacés par une autre organisation (plan de travail, autoévaluation, graphique des résultats, brevets).
12 - Ne supprimez pas radicalement les leçons magistrales, mais remplacez-les par des leçons a posteriori. Après le travail de base de recherche et d'expérimentation par les enfants, vous faites la synthèse qui vous permet aussi de combler les trous constatés dans les acquisitions.
13 - Faites faire des conférences à vos enfants. Ils y excellent et tout votre enseignement en bénéficiera.
14 - Peu à peu, selon vos possibilités,vous transformerez votre classe en classe-atelier.
L'Ecole Moderne est l'école de la loyauté. N'essayez plus de faire prendre à vos enfants des vessies pour des lanternes. Expliquer-leur loyalement les raisons et le pourquoi de vos faits et gestes (y compris le bachotage pendant quelques semaines avant les examens).
C'est en généralisant le plus vite possible ce dialogue de travail avec nos enfants, c'est en faisant confiance à leur bon sens et à leur naturel désir d'efficience et de travail que nous surmontons radicalement tous les traquenards de la scolastique. Les chemins vous sont ouverts. Ne vous y engagez pas en regardant en arrière, ce qui n'est jamais recommandé. Faites confiance à la vie.
A l'issue de nos échanges, Freinet m'invite à venir déjeuner chez lui à Vence avant mon départ. C'est l'occasion de retrouver Elise que je n'avais pas vue depuis longtemps. Celle-ci nous amène à reparler de Pons et de Bombonnelle. Freinet ne veut pas que je pense que les torts puissent être de son côté. Sensibilité exagérée de vieux leader ou maladresse de Pons, il s'est senti éliminé de cette CEL qu'il avait portée à bout de bras depuis si longtemps.
Elise est la plus intraitable, elle voudrait même que Freinet quitte tout et se retire avec elle à Vallouise pour écrire. Mais comment pourrait-il abandonner le contact avec les enfants et le mouvement?  L'attitude d'Elise est peu cohérente: elle prétend protéger Freinet en estimant qu'il perd son temps avec le mouvement et le poids de son école, mais elle combat tous ceux qui pourraient prendre une relève, en leur reprochant de faire de l'ombre au maître.
Peut-être parce qu'il sait qu'il n'y eut jamais en moi d'obéissance inconditionnelle, Freinet semble sensible à ma fidélité et à mon affection. Une fidélité et une affection largement répandues parmi les militants, mais qu'il a sans doute du mal à percevoir dès lors que ce mouvement qu'il a impulsé de son inlassable énergie semble parfois lui échapper ou du moins ne plus réagir au premier appel.
 
Une tentative de déstabilisation
 
En février 66, je me trouve soudain confronté à une situation délicate. Tous les responsables des mouvements d'éducation nouvelle que je rencontre pour la déclaration commune, ont reçu une brochure intitulée Contribution à l'histoire du mouvement Freinet, signée de Faligand (responsable du groupe parisien, en conflit ouvert avec Freinet depuis l'été précédent), Bombonnelle  et Gilbert-Collet. Une brochure diffusée surtout hors du mouvement (écoles normales, centres de formation, mouvements d'éducation) dans le but évident de déstabiliser Freinet. Mlle Valloton, animatrice de l'école Decroly, m'accueille ainsi : "Eh bien! il s'en passe de belles dans votre mouvement!" Il s'agit en effet d'une violente diatribe contre "l'autocratie" de Freinet. Je suis le seul de l'assemblée à n'avoir pas reçu la brochure et Gisèle de Failly doit me prêter son exemplaire pour que je dispose par la suite de la même information que mes interlocuteurs.
Même en admettant l'exactitude de quelques faits cités, le procédé est tellement odieux qu'il suscite plutôt le mépris des responsables des autres mouvements d'éducation nouvelle, selon le principe : "On doit laver son linge sale en famille". En revanche, il est facile de deviner l'impact dans des lieux où Freinet n'est déjà pas en odeur de sainteté.
 Le groupe parisien fait scission pour la deuxième fois en 5 ans. En fait, très peu de militants de la région soutiennent Faligand qui avait contribué à la rupture avec Fonvieille et Oury. Les plus nombreux, écœurés par son attitude manœuvrière, ne participant plus aux réunions du groupe, il obtient ainsi une majorité à l'AG de rupture avec Freinet et avec l'ICEM. Il conserve, de ce fait, le titre d'IPEM (Institut Parisien de l'Ecole Moderne) ainsi que le matériel et la caisse du groupe. Les autres militants, en réalité majoritaires, reconstitueront aussitôt non plus un seul groupe parisien, mais un groupe dans chacun des récents départements d'Ile-de-France.
 
Le premier congrès sans Freinet
 
Peu de temps après cette nouvelle "affaire" qui n'est que le prolongement des deux autres, une circulaire confidentielle apprend aux principaux responsables du mouvement que Freinet vient d'avoir une attaque et ne participera pas au congrès de Perpignan (Pâques 66). Avec quatre autres camarades, je suis désigné pour animer et coordonner le congrès en son absence, une absence que les congressistes n'apprendront qu'à leur arrivée sur place.
Notre première préoccupation est d'empêcher l'éclatement de l'ICEM. Heureusement, la diffusion de la brochure en priorité vers l'extérieur a provoqué un véritable électrochoc et un réflexe de solidarité au sein du mouvement. Les militants, même contestataires, rejettent fermement un tel comportement. Les amis de Pons, à sa demande, désirent mettre un terme au conflit qui pourrait compromettre l'avenir. Une quasi unanimité se constitue pour exclure de la CEL (il n'y a pas d'adhésion ICEM) les trois signataires de la brochure, dont seul Bombonnelle a le courage d'assister personnellement à l'AG. Peut-être vient-il de comprendre qu'il a été utilisé par Faligand dans une machination, il est malheureusement trop tard. On pouvait comprendre son indignation en se voyant publiquement mis au pilori, notamment par Elise Freinet, mais comment l'absoudre de s'être associé à une dangereuse tentative de déstabilisation du mouvement.
Une intervention enregistrée de Freinet vient clore ce premier congrès sans sa présence. P. Guérin qui l'a réalisée nous explique en privé qu'il a fallu s'y reprendre à plusieurs fois pour l'enregistrer et donner par le montage l'impression de continuité de l'expression de cet homme épuisé.
Finalement le congrès s'est bien déroulé grâce à la mobilisation générale de tous les militants. Freinet, sans doute rassuré sur la réalité de son mouvement, reprend vigueur, nous remercie chaleureusement et refait des projets. C'est bon signe.
Aux journées de Vence, en août 66, nous le retrouvons, assez fatigué mais confiant. L'épreuve semble surmontée. Nous voyons à nouveau l'avenir avec optimisme.
 


Epilogue

 
Le 8 octobre 66, un ami me téléphone pour m'avertir que la radio vient d'annoncer la mort de Freinet. Peu de temps après, je reçois un télégramme de Cannes annonçant ses obsèques. Entre amis rouennais et parisiens, nous partageons les banquettes du même compartiment du train de nuit, car nous n'avons pu retenir de couchettes. Dès notre arrivée à Cannes, nous nous rendons à la CEL où Bertrand demande aux membres des CA de signer une décision transférant la gérance des revues sur Elise Freinet, afin d'assurer dans l'immédiat la continuité des éditions. Des camarades venus en voiture nous conduisent à Vence où doit se faire la levée du corps, avant le départ pour Gars où Freinet a demandé d'être inhumé.
Nous en apprenons plus sur ses dernières heures: victime d'un malaise, il est tombé lourdement et s'est gravement blessé. Certains estiment qu'un appel immédiat au service médical d'urgence aurait peut-être pu le sauver. J'ignore si cela aurait pu éviter la mort, mais le vrai problème est de savoir de quelle façon Freinet aurait survécu. S'il avait dû se sentir très diminué après cette nouvelle défaillance, l'épreuve aurait été trop douloureuse. Mieux vaut alors pour lui qu'il n'en ait pas réchappé et que nous gardions tous l'image du militant qui jusqu'au bout tint sa place.
A Vence, nous attendons tous sur le chemin, au bas de l'Auberge. Elise, entourée de sa famille, refuse toute visite et ne fera pas le voyage de Gars. Le long convoi funèbre se met en marche. La route sinueuse et accidentée semble interminable. Aucun de nous ne connaissait Gars autrement que de nom. Nous devons quitter les voitures avant l'entrée du village. Des habitants, âgés pour la plupart, accueillent le retour au pays de leur ancien compagnon de jeux ou de classe. Nous nous sentons soudain hors du temps, dans ce milieu qui a si fortement marqué le petit Célestin, soixante-dix ans plus tôt. Aucune cérémonie particulière, aucun discours, la simple inhumation silencieuse qui symbolise que la boucle vient de se refermer. Moment d'intense émotion.
Au retour de Gars, des amis me déposent à l'aéroport de Nice, car je dois reprendre la classe à Rouen demain matin. Chez moi, je trouve au courrier une lettre de Freinet, l'une des dernières qu'il ait envoyées, elle a été dactylographiée à Cannes. Il m'y parle des discussions en cours avec l'OCCE et, à propos de la déclaration commune des mouvements d'éducation nouvelle, il semble un peu agacé par mon insistance à vouloir qu'on publie l'intégralité du texte et non des extraits comme il voudrait le faire. C'est le drame de la mort que de rompre soudain le dialogue sans permettre de dissiper un malentendu, si léger soit-il.
Désormais, nous devrons prouver que Freinet nous a rendus autonomes, capables, certes, de continuer seuls, mais tristes de ne plus pouvoir bénéficier du dialogue avec lui pour affûter notre pensée et approfondir nos actes.
 
Alors qu'il avait refusé tout discours autour de sa tombe, je pense qu'il aurait accepté que l'on rappelle, comme seule parole d'adieu, la version originelle du Dit de Mathieu: Nous avons posé notre pierre
Je me suis baissé en passant. J'ai courbé une branche qui n'encombrera plus le chemin. J'ai posé une pierre comme un repère et un signal; j'ai, de mon couteau, creusé une gouttière qui recueille l'eau de la source et à laquelle viendront boire les enfants et les brebis.
Vous direz que c'est peu de choses en regard de ce qui pourrait être fait pour simplifier et humaniser la vie du berger.  Mais si chaque berger faisait chaque jour cette part d'œuvre pratique au service de la communauté, notre métier en serait, dès à présent enrichi et facilité.
Que m'importent la pensée et l'esprit de tous les bergers qui sont passés avant moi sur la montagne, si aucun d'eux n'a posé sa marque ni sur le sentier qui monte, ni dans les habitudes des brebis qui s'en vont à travers les drailles.
La fumée monte aussi en volutes bleutées entre les toits des maisons et les arbres de la colline. Et les nuages, dans le ciel, semblent inscrire des hiéroglyphes qui nourrissent le rêve des enfants désœuvrés.
Que m'importent les théoriciens qui ont bâti, en volutes de fumée, des systèmes que le vent balaie comme il désagrège les nuages chimériques. D'autres, avant eux, avaient parlé avec intelligence et autorité. Mais ils n'avaient pas, de leur pied obstiné, marqué la trace du sentier; ils n'avaient pas posé la pierre directement, ni creusé la gouttière. Ce sont en définitive les imprimeurs de livres, les inventeurs de plumes, les fabricants de machines à écrire et d'imprimerie, les animateurs du cinéma et de la radio qui jalonnent, marche à marche, le lent progrès de la pédagogie.
Pendant trop longtemps, les uns ont parlé sans œuvrer, les autres œuvré sans avoir le droit de parler, comme des travailleurs qui ne se rencontreront jamais dans le tunnel où ils se sont engagés.
Nous avons posé notre pierre. Nous savons qu'elle aidera et guidera ceux qui viendront après nous pour continuer la route.

C. Freinet (DdM, p. 167; II, p. 201)


 


Pour conclure

 
Nous voici arrivés au terme de ce livre. Certains auraient peut-être préféré l'image sans faille d'un héros de légende. Notre siècle a montré, plus qu'aucun autre, que le culte des héros est souvent une imposture et que, dans les meilleurs cas, il déresponsabilise les admirateurs, appelés simplement à imiter de loin leur modèle hors de portée. Nul doute que le créateur de la pédagogie Freinet eût détesté cela. Son mérite principal est de nous avoir communiqué le courage et l'enthousiasme de continuer après lui, sans répéter servilement ce qu'il disait et faisait.
Si j'ai sous-titré: "un éducateur pour notre temps", c'est que sa façon de poser les problèmes me semble de plus en plus nécessaire aujourd'hui et demain.
 
Des principes qui assurent la modernité de l'œuvre de  Freinet
 
- Une logique du vivant face aux problèmes humains, ce qui implique le respect de la globalité complexe, de la continuité, en refusant les tronçonnages arbitraires, les rigidités dogmatiques.
- La prise en compte du caractère unique de chaque être, rencontre exceptionnelle de gènes et d'événements, ce qui exige non seulement la tolérance des diversités mais leur exaltation, avec la certitude que l'unité fondamentale de l'espèce est trop forte pour être rompue par les différences.
- Une dialectique de la personne individuelle et de la collectivité qui se renforcent l'une par l'autre, dans un perpétuel va-et-vient.
- Une dynamique de l'échange, comme principal moyen d'enrichissement, d'approfondissement et de régulation, ce qui exige le refus des systèmes cloisonnés, des ghettos, des hiérachies définitives.
- Le refus de la hantise de la pureté culturelle, version intellectuelle de la pureté ethnique, ce qui implique aussi bien le respect de toutes les diversités originelles que leur brassage et leur métissage dans la fraternité.
- Le réalisme qui se méfie des proclamations et ne s'intéresse qu'à la possibilité d'entreprendre sans retard les actions dont on se sent capable.
- La prise de responsabilité prenant le pas sur l'obéissance passive qui justifie tous les abandons, toutes les dérives.
- L'inventivité, la création préférées à la reproduction de schémas appris dont on s'aperçoit toujours trop tard qu'ils mènent à des impasses.
- L'émulation qui stimule prenant toujours le pas sur la compétition qui exclut les perdants.
- L'ambition éducative s'appuyant non sur un volontarisme borné mais sur la modestie du pouvoir de l'éducateur, voué essentiellement à une meilleure organisation du milieu de vie des enfants, notamment l'école.
- La rupture de l'isolement des éducateurs, pas seulement pour la mobilisation revendicative, mais par la mise en chantier immédiate de solutions alternatives.
- Un courage indéracinable, ancré dans la conviction sans cesse affûtée qu'il n'est pas nécessaire d'être un héros pour commencer la transformation du monde.
Ce programme d'action et de pensée, plus urgent que jamais, on le trouve dans l'œuvre de Freinet, pas seulement inscrit dans des paroles, traduit dans des actes quotidiens. Mais le chapitre le plus important d'une œuvre, c'est celui que le lecteur inassouvi aura envie d'inventer à partir du point final. A votre tour, maintenant.


Glossaire

 
Art enfantin (AE): revue dirigée par Elise Freinet à parir de 1959
Bande enseignante: séquence programmée autocorrective, imprimée sur une bande de papier; on la déroule dans une boîte enseignante
Bibliothèque de l'Ecole Moderne (BEM): collection de petites brochures pédagogiques publiée à partir de 1960
Bibliothèque de Travail (BT): revue documentaire "pour le travail libre des enfants", créée en 1932
BT junior (BTJ): revue créée en 1965 pour les petits
BT sonore (BT son): reportages documentaires sonores publiés à partir de 1960
Brochures d'Education Nouvelle Populaire (BENP): collection de brochures pédagogiques créée en 1937
Coopérative de l'Enseignement Laïc (CEL): coopérative d'édition et de diffusion du mouvement
Conseils aux Parents (CaP): ouvrage de Freinet publié pour la première fois en quatre parties dans la revue belge Service social  en 1943
Dits de Mathieu (DdM): billets de Freinet, regroupés en brochures puis en livre
Dossiers pédagogiques (DP): brochures du même esprit que les BENP
L'école Freinet, réserve d'enfants (EFRE): livre d'Elise Freinet publié en 1974
L'Educateur (E): titre donné  à partir de 1939 à la revue dirigée par Freinet
L'Educateur Prolétarien (EP): revue pédagogique dirigée par Freinet entre 1932 et 1939
L'Education du Travail (EdT): ouvrage publié par Freinet en 1949
L'enfant artiste : ouvrage d'Elise Freinet publié en 1963
Enfantines : collection de brochures précédemment appelées Extraits de la Gerbe
Essai de Psychologie Sensible (EPS): ouvrage de Freinet publié en1950
Fichier Scolaire Coopératif (FSC): fichier documentaire créé en 1929
Gerbe : revue de textes d'enfants destinée aux enfants, créée en 1927
Groupe Français d'Education Nouvelle (GFEN): section française de la Ligue Internationale pour l'Education Nouvelle; Freinet y milite activement à partir de 1936, puis s'en éloigne en 1946
Naissance d'une Pédagogie Populaire (NPP): ouvrage d'Elise Freinet sur les débuts du mouvement, publié en 1949
Pionniers : titre du journal de l'école Freinet depuis 1935
Plan de travail: prévision par l'enfant de son travail individuel de la semaine; un graphique évalue ensuite le travail accompli
Profil vital: graphique proposé par Freinet pour visualiser les caractéristiques personnelles d'un enfant
Société anonyme Techniques Freinet (SATF): société commerciale constituée par un remboursement, sous forme de matériel, de la dette de la CEL envers le famille Freinet
Supplément BT (SBT): supplément documentaire constitué de travaux pratiques et de textes, complétant les BT
Techniques de Vie (TV): revue sur les "fondements philosophiques de la pédagogie Freinet", publiée entre 1959 et 1962; deviendra ensuite le bulletin interne de l'ICEM
L'Union (U): bulletin du Comité departemental de Libération des Hautes-Alpes à Gap, en 1944-45


Repères chronologiques

 
Juillet 1936 :         Insurrection militaire du général Franco
Septembre 1936 :    Constitution des Brigades internationales pour aider                             les   Républicains espagnols
Octobre 1936 :               Rapprochement des groupes CEL avec le GFEN
Octobre 1937 :               Freinet demande la suppression, puis la réforme du Certificat                                       d'Etudes Primaires
Janvier 1937 :               Départ aux Brigades de Frédéric Ursfeld, éducateur à l'école                                       Freinet
Février 1937 :               Arrivée à l'école Freinet des premiers enfants espagnols
Pâques 1937 :                Congrès CEL à Nice
Eté 1937 :              Chute de Bilbao et Santander
                             Afflux croissant de petits réfugiés espagnols
Septembre 1937 :           Création des Brochures d'Education Nouvelle Populaire
Pâques 1938 :                Congrès CEL à Orléans
Septembre 1938 :    Daladier et Chamberlain cèdent à Hitler à         Munich
Octobre 1938 :               Certains militants contestent la rubrique L'Histoire qui se fait,                                       coupable de ne pas applaudir aux accords de Munich
                                      Freinet salue les nouvelles Instructions Officielles
Janvier 1939 :        Chute de Barcelone
                                      Arrivée massive de réfugiés
Mars 1939 :            Ecrasement des forces républicaines espagnoles
Pâques 1939 :                Congrès CEL à Grenoble
Août 1939 :            Signature du Pacte germano-soviétique
Septembre 1939 :    Déclaration de guerre des franco-anglais contre                              l'Allemagne
                             Dissolution du Parti Communiste Français
Octobre 1939 :               L'Educateur perd son adjectif Prolétarien. Malgré cela, la revue sera souvent censurée
Novembre 1939 :       Le journal Pionniers est interdit de publication
20 mars 1940 :              Arrestation et internement de Freinet à St-Maximin
Avril-août 1940 :          L'administration s'acharne à la fermeture de l'école Freinet
22 juin 1940 :        Pétain signe l'armistice avec l'Allemagne, puis abolit la Troisième République
Février 1941 :               Freinet est transféré au camp de St-Sulpice (Tarn)
Avril 1941 :                  Elise quitte Vence pour Vallouise
Juin 1941 :            L'Allemagne attaque l'URSS
29 octobre 1941 :          Freinet est libéré du camp et rejoint Elise à Vallouise
                                      Il écrit ses principaux ouvrages publiés après la guerre
Mai-décembre 1942:      Freinet publie Conseils aux parents dans la revue belge    Service social
6 juin 1944                    Freinet prend des responsabilités au maquis FTP de Béassac,                                       près de Vallouise
Eté 1944 :                      Freinet entre au Comité Départemental de Libération à Gap
Décembre 1944 :            Envoi d'une première circulaire aux militants
                                      Freinet adresse à la commission Langevin un texte sur la                                       Formation de la jeunesse française
Février 1945 :               Freinet prend la direction du centre scolaire de Gap
                                      Envoi du premier n° d'après guerre de L'Educateur
Avril 1945 :                  Publication de L'Ecole Moderne Française (éd. Ophrys)
Juin 1945 :                    Les groupes CEL sont invités à rejoindre le GFEN
Juillet 1945 :                Tentative d'Union Pédagogique regroupant mouvements éducatifs                                       et syndicats enseignants
Décembre 1946 :            AG de la CEL à Deuil (S. et O.) où est transférée la coopérative                                       sous la direction commerciale de Pagès
Février 1946 :               Du fait de nombreux blocages locaux, Freinet prend distance                                       avec le GFEN
                                      Freinet lance le projet de l'Institut Coopératif de l'Ecole Moderne
Avril 1946 :                  Rupture avec Pagès qui fonde sa propre entreprise commerciale;                                       la CEL revient à Vence, puis à Cannes
                                      Publication de La santé de l'enfant d'Elise Freinet (éd. Ophrys)
Juin 1946 :                    Freinet publie ses projets de brevets pour l'école primaire
Avril 1947 :                  Congrès de Dijon, l'ICEM est officiellement créé
Juillet 1947 :                Premier voyage-échange entre classes correspondantes
Décembre 1947 :     Scission de la CGT entre communistes et non                              communistes
Mars 1948 :                   Premiers chefs d'œuvre complétant les brevets
Pâques 1948 :                Congrès de Toulouse
                                      Publication de Conseils aux parents (éd. Ophrys)
Début 1949 :                  Publication de L'Education du Travail (éd. Ophrys)
Pâques 1949 :                Congrès d'Angers, projection de L'Ecole Buissonnière
Mai 1949 :                     Publication de Naissance d'une Péédagogie Populaire (éd. Ecole                                       Moderne)
Pâques 1950 :                Congrès de Nancy, charte de l'Ecole Moderne
                                      Publication de l'Essai de psychologie sensible (éd. Ecole Mod.)
Avril 1950 :                  Premier article contre Freinet dans La Nouvelle Critique
Pâques 1951 :                Congrès de Montpellier
Mai-décembre 1951 :     Tournage à Vence des films CEL
                                      Construction des nouveaux locaux de la CEL
Pâques 1952 :                Congrès de La Rochelle, discussions autour des films CEL
Pâques 1953 :                Congrès de Rouen, suivi d'attaques dansL'Ecole et la Nation
Septembre 1953 :           Attaques de la section locale du PC contre Freinet patron
Pâques 1954 :                Congrès de Châlon-sur-Saône
Pâques 1955 :                Congrès d'Aix-en-Provence, campagne 25 élèves par classe
Pâques 1956 :                Congrès de Bordeaux
                                      Publication de Les méthodes naturelles dans la pédagogie                                       moderne
Pâques 1957 :                Congrès de Nantes, création de la FIMEM
Pâques 1958 :                Congrès de Paris
Pâques 1959 :                Congrès de Mulhouse
Pâques 1960 :                Congrès d'Avignon
Pâques 1961 :                Congrès de Saint-Etienne (rupture avec Fonvieille et Oury)
Pâques 1962 :                Congrès de Caen, insistance sur l'enseignement du calcul et des                                       sciences
Février 1963:                Freinet lance les bandes enseignantes
Pâques 1963 :                Congrès de Niort
Pâques 1964 :                Congrès d'Annecy
Septembre 1964:            Publication de Bandes enseignantes et programmation
Fin 1964 :                      Rupture de Freinet avec Pons, directeur de la CEL
Pâques 1965 :                Congrès de Brest
Février 1966 :               Diffusion hors du mouvement de la brochure de Faligand
Mars 1966 :                   Freinet tombe sérieusement malade
Pâques 1966 :                Congrès de Perpignan, le premier sans Freinet
8 octobre 1966 :            Mort de Freinet qui est inhumé dans son village natal
 


Repères chronologiques des techniques Freinet

 
L'imprimerie à l'école
 
Antériorité : Au début du siècle, certains établissements d'éducation possédaient, parmi leurs ateliers manuels, une imprimerie de type  professionnel artisanal. L'école du Dr Decroly à Uccle (Belgique) imprimait sa revue : "Le Courrier de l'Ecole".  Par ailleurs, l'inspecteur Cousinet publiait "L'Oiseau bleu",  recueil de textes d'enfants imprimé par un professionnel. Ces antécédents sont cités par Freinet dans son premier livre "L'imprimerie à l'école"  en 1926.
Objectif : Afin de supprimer le carcan des manuels scolaires et rompre le monopole du texte imprimé détenu par une minorité d'adultes, il faut permettre aux enfants de tous âges d'imprimer quotidiennement leurs propres textes.
Evolution de la technique : Après bien des recherches, Freinet découvre le matériel CINUP fabriqué par Ferrary à Boulogne (Seine). Il s'agit d'une petite presse en bois conçue pour permettre aux commerçants et artisans l'impression de leurs prospectus et étiquettes. Les composteurs, rassemblant chacun une ligne de caractères en plomb, sont fixés sur le volet que l'on rabat sur le socle où l'on a placé la feuille à imprimer, d'où une difficulté et une fatigue supplémentaires.
A partir d'octobre 1924, Freinet fait imprimer les enfants dans sa classe de petits à Bar-sur-Loup. L'année scolaire 1925-26, échanges d'imprimés avec une classe de Villeurbanne. D'octobre 26 à octobre 27, le nombre de classes imprimant passe de 6 à 40.
En 1927, avec la nouvelle presse Freinet, toujours en bois, les caractères sont désormais posés sur le socle (les plans sont donnés pour que les bricoleurs puissent la fabriquer eux-mêmes). En 29, un levier métallique renforce la pression du volet. En 31, début de la presse entièrement en fer. Une presse moulée en fonte d'aluminium sera diffusée après la guerre. Il existe aussi des presses à rouleau presseur et des presses semi-automatiques
Appellation : L'expression Imprimerie à l'école  désigne d'abord la technique. C'est le titre du bulletin des adhérents, de 1926 à 1932, ainsi que celui du premier livre de Freinet, édité par Ferrary, le fabricant des presses CINUP. Pendant un bon nombre d'années, c'est aussi le nom du mouvement pédagogique (on dit : "Congrès de l'Imprimerie à l'Ecole"; plus tard, on dira le congrès de la C.E.L. et, après la guerre, le congrès de l'Ecole Moderne). Désormais la technique sera dénommée simplement l'imprimerie.
  
Le texte libre
 
Antériorité : On dit que Tolstoï le faisait pratiquer, mais Freinet semble avoir puisé chez Ferrière l'incitation à faire écrire sans sujet imposé.
Objectif : Fonder l'apprentissage de la langue et de l'écriture sur le besoin d'expression des enfants.
Evolution : Freinet ne différencie pas les récits collectifs de sorties dans le milieu des textes personnels des enfants (tranches de vie, contes populaires, petits poèmes). Il introduit ensuite une page hebdomadaire: "Notre vie" qui est un message collectif. Bien qu'il utilise la mise au point du texte élu pour faire prendre conscience du vocabulaire, de l'orthographe et de la grammaire, il s'insurgera dans les années 60 contre une "scolastisation" du texte libre, certains s'en servant essentiellement comme base d'exercices de français au même titre que les phrases d'auteurs des manuels.
Appellation : Alors que certains de ses compagnons utilisent rapidement l'expression "texte libre", Freinet n'abandonnera qu'en 1946 celle de "rédaction libre", lorsqu'il s'apercevra qu'il y a confusion avec la rédaction obligatoire à sujet libre.
 
Le journal scolaire
 
Antériorité : Parmi les revues imprimées dans certaines écoles nouvelles privées, Freinet cite Le courrier de l'Ecole Decroly .
Motivation : Permettre l'échange fréquent entre classes à un tarif modique (2 centimes, au lieu de 15 pour les imprimés et 25 pour les lettres)
Evolution : Au début, c'est la notion de livre imprimé dans la classe qui s'oppose à celle du manuel. Chaque enfant possède un recueil des textes imprimés et Freinet l'appelle Livre de Vie  par analogie avec le cahier de vie  conseillé par Ferrière pour rassembler les textes personnels de chaque enfant. Quand les premiers échanges commencent, chaque enfant possède un double livre de vie, celui de sa classe et celui des correspondants. Les envois de paquets d'imprimés sont presque quotidiens.
Au début, les PTT acceptaient ces envois fréquents au tarif Périodiques, mais plusieurs collègues de grandes villes jettent l'alarme: on leur applique le tarif Imprimés, beaucoup plus élevé, et même parfois avec une surtaxe.
En février 1927, Freinet propose donc la solution de faire une déclaration officielle au Parquet local comme journal périodique. Il propose la périodicité bimensuelle et incite chacun à se choisir un titre. Pour les correspondants réguliers, il préconise de maintenir les envois plus fréquents en glissant une trentaine d'imprimés semblables sous une couverture du journal, au tarif Périodiques si c'est accepté par les postiers (sinon en appliquant le tarif Imprimés).
Cette notion de journal amène une évolution de la technique avec l'ajout d'illustrations et parfois de petits jeux, charades, etc.
C'est donc une nécessité économique qui introduit dans des échanges quasi quotidiens la notion de journal. Ajoutons que le problème n'est pas résolu définitivement. A la Libération, est constituée une Commission Paritaire des Publications de Presse qui épure la presse de l'occupation et attribue des autorisations aux nouvelles publications. En 1951, de nombreux journaux scolaires se voient contester le droit de circuler comme Périodiques. Il faudra une véhémente campagne soutenue d'interventions parlementaires pour aboutir en 1954 à une solution définitive. Afin d'éviter à la commission nationale d'être débordée de demandes (la création de nouveaux organes de presse professionnelle étant relativement limitée), l'ICEM est chargé de regrouper les demandes d'inscription de nouveaux journaux scolaires.
Evolution de l'appellation : Bien que l'on déclare comme journal ce que l'on imprime dans la classe, les enfants continuent longtemps à parler de leurs "petits livres" et Freinet insiste surtout sur le rôle du "livre de vie". C'est à partir de la réédition en 1935 du livre "L'Imprimerie à l'Ecole " que Freinet utilise l'expression "journal scolaire". Il publie un petit livre portant ce titre en 1957 (Rossignol éd.)
 
Les échanges interscolaires
 
Antériorité :  A partir de 1919, le Musée Pédagogique favorise la correspondance franco-américaine entre classes, élargie ensuite à l'Angleterre, l'Italie et d'autres pays "alliés", créant en 1923 un Office de Correspondance Scolaire Internationale. Il est probable que Freinet ignorait l'existence de cet office dont le caractère non progressiste sera critiqué par les espérantistes du mouvement en 1931.
Objectif : Ouvrir le cadre restreint de la classe et du milieu local et stimuler à la fois l'échange entre groupes d'enfants et la constitution de liens amicaux extérieurs.
Evolution de la technique : En 1925-26, Freinet échange des imprimés avec une classe de Villeurbanne. En octobre 26, début de la première correspondance interscolaire entre Bar-sur-Loup et Trégunc (Finistère): envoi régulier d'imprimés, échange de cartes postales et de productions caractéristiques de chaque région. Au début, les lettres collectives aux correspondants sont imprimées et bientôt des lettres personnelles sont envoyées à des enfants, notamment en écho à certains textes. En janvier 27, chaque enfant d'une classe se voit attribuer un correspondant précis dans l'autre, pratique généralisée ensuite.
A partir de la fin de 1926, les classes pratiquant la correspondance se multiplient au même rythme que celles qui impriment. En plus du jumelage des classes deux à deux, chacun envoie ses imprimés à toutes les autres. Quand le nombre dépasse largement la vingtaine, on devra abandonner cette pratique. En décembre 1927, un service d'échanges est créé qui, pour l'échange d'imprimés, constitue des équipes de 12 classes au sein desquelles pourront s'opérer librement les jumelages.
En mai 1929, Rousson (Gard) et Garnier (Isère) lancent l'idée de prolonger la correspondance pendant les vacances d'été en accueillant les correspondants dans les familles pendant une semaine. Pourtant, le voyage-échange le plus ancien dont un compte rendu ait été publié a lieu en 1947 entre les classes de R. Denjean (S. Mme) et P. Guérin (Aube), pratique qui se répand rapidement par la suite.
Evolution de l'appellation : En 1926, Freinet parle d'échanges interscolaires et n'utilise le mot correspondance que pour désigner les lettres manuscrites des enfants, ce qui ne représente à ses yeux qu'une partie (limitée pour des raisons financières) des échanges.
Les espérantistes du mouvement utilisent les premiers en octobre 29, l'appellation Correspondance interscolaire internationale. En 1930, on parle désormais de correspondance interscolaire  pour désigner les échanges entre les classes. Le voyage chez les correspondants est appelé voyage-échange .
 
Les illustrations du journal scolaire
 
Antériorité : Aucune relevée
Objectif : A la fois rendre la page imprimée moins austère et élargir le registre de l'expression.
Evolution : Les premiers temps, on cherche d'abord à maîtriser l'impression des textes. Dans son premier livre "L'Imprimerie à l'Ecole ", Freinet ne parle pas d'illustrations. Celles-ci apparaissent en 1927 dans les premières Gerbes  (1927) puis dans le deuxième livre "Plus de manuels scolaires " (1928). Il s'agit de clichés en carton découpé, collé sur un fond de carton.
D'autres militants recommandent le contreplaqué découpé et la plaque de zinc gravée à la pointe dure, techniques peu utilisables avant l'adolescence. La gravure sur bois ne semble utilisée que par des adultes, dont Elise Freinet et H. Bourguignon.
La polycopie, sur pierre humide ou gélatine, qui était utilisée par certains avant l'imprimerie, sert à reproduire des illustrations, souvent pâlotes.
En décembre 28, un camarade portugais conseille ce qu'il appelle "la linéogravure". A la rentrée 29, le CEL vend des plaques de lino à graver au canif. Il faudra attendre 1931 pour voir diffuser des plumes spéciales en V. Des linogravures d'enfants en une ou deux couleurs seront utilisées pour illustrer La Gerbe  lorsqu'elle doit être imprimée par un imprimeur professionnel à partir d'octobre 31.
En février 29, Leroux conseille de fabriquer soi-même un limographe à stencils. Ce type de duplicateur, constitué d'un cadre où est tendue une soie et d'un socle plat, était diffusé depuis le début du siècle, à l'intention des curés pour le tirage de leur bulletin, par la Maison de la Bonne Presse. Le limographe, bricolé ou fabriqué par la CEL, deviendra vite le complément indispensable de l'imprimerie, pas seulement pour illustrer mais aussi pour reproduire les textes dactylographiés ou gravés sur stencil (dessin ou écriture). Le mot "limographe" s'explique par la nécessité de graver le stencil sur une lime (fine plaque métallique au début, puis en celluloïd).
A signaler l'utilisation, à cette époque, du Nardigraphe, vitre dépolie sur laquelle on a dessiné avec une encre spéciale ou reporté un texte écrit sur papier avec cette encre. Le tirage ressemble un peu à celui de la litho et demande un soin particulier qui fera abandonner cette technique dans les classes. Freinet le cite néanmoins parmi les outils conseillés dans la première édition du livre "L'Ecole Moderne Française " en 1945. D'autres essais similaires sont repris en 1950 sous le nom d'aluminocopie. Les résultats décevants avec les enfants la font abandonner. Il faut mentionner également les clichés dessinés à la colle et le pochoir, plus exceptionnellement la gravure sur métal à l'eau forte.
Ces techniques d'illustration restent la base essentielle de la plupart des classes. Seul le graveur électronique vient apporter des possibilités nouvelles. La sérigraphie est expérimentée par quelques classes vers 1970.
Dans les années 60, la commission Education Spécialisée, désireuse de renouveler et de diversifier les illustrations du journal, publie plusieurs dossiers techniques sur ce problème. Quelques années plus tard, le groupe de l'Oise crée un fichier regroupant diverses techniques d'illustration, il sera republié par la CEL.
 
 
Dessin et peinture libres
 
Antériorité : Si le dessin spontané est pratiqué depuis toujours par les enfants, il ne semble pas y avoir eu d'utilisation pédagogique délibérée.
Objectif : Ne pas dissocier la découverte des techniques d'expression graphique du besoin spontané des enfants de s'exprimer par le dessin.
Evolution : Il est probable que, dans le climat de liberté d'expression  des classes, les enfants dessinaient librement mais, pendant des années, on n'en trouve pas d'autre trace que les illustrations des textes.
En novembre 1929, Marie-Louise Lagier-Bruno, sœur d'Elise Freinet, raconte comment ses enfants de maternelle illustrent les textes en papier découpé (elle utilise des chutes de papier peint). Il s'agit encore d'illustrer mais en exemplaire unique.
A partir de janvier 1931, Elise Freinet publie, sous son nom de jeune fille et d'artiste graveur dont elle signera jusqu'en 1935, un longue série d'articles  "Le dessin, première activité libre des enfants ". Elle devient en fait le promoteur, au sein du mouvement, du dessin et de la peinture libres. Elle montre dans les stages comment dépasser l'étape du premier jet et faire évoluer la création.
En mars 33, R. Lallemand préconise la "peinture en grand" grâce aux poudres de couleurs des droguistes diluées par de la colle à papier peint.
C'est après la guerre que se développe l'action systématique de formation des militants en matière de dessin. Freinet, dans La méthode naturelle de dessin (1951) et dans les différentes genèses qu'il publie, veut rassurer les enseignants sur l'évolution naturelle du dessin des enfants. Certains psychologues l'ont montré par ailleurs et se servent même du dessin spontané pour tester l'évolution mentale des jeunes enfants.
 Elise Freinet veut lutter contre le mauvais goût (le "pompier") dû à l'absence ou aux erreurs de formation. Elle insiste sur l'harmonie de la palette de couleurs donnée aux enfants, veut libérer le geste et l'imagination et, pour cela, cherche à développer la peinture en divers grands formats, le modelage et la céramique, la tapisserie brodée ou en tissu découpé. Cela implique aussi des recherches sur les matériaux : poudres de couleur encollées, marqueurs rechargeables, etc.
A partir de 1947, se multiplient stages, expositions, circuits itinérants de dessins, concours où l'on gagne des sachets de gouaches en poudre. Aux grandes expositions des congrès ICEM, s'ajoute à partir de 1951 la Maison de l'Enfant , dont toute la décoration est réalisée par des classes.
En 1959 est créée la revue L'Art Enfantin, avec les encouragements de Jean Cocteau et de Jean Lurçat. En 1963, Elise Freinet publie son livre L'enfant artiste.
Appellation : Dès 1932, Elise utilise l'expression "dessin libre", Freinet ne semble l'employer systématiquement qu'après la guerre mais il est évident qu'il n'envisage le dessin que comme les textes d'enfants, sans sujet imposé.
 
Le travail individualisé
 
Antériorité : L'éducation nouvelle cherche à diversifier les activités autour du thème étudié. Maria Montessori a conçu un matériel d'expérimentation individuelle pour l'école maternelle, surtout au niveau sensoriel. Aux Etats-Unis, le plan Dalton et la méthode de Winnetka tentent de découper les programmes en modules étudiés individuellement par chaque élève.
Objectif : Permettre le travail libre de chaque enfant, non seulement pour respecter les rythmes d'apprentissage mais aussi pour favoriser les intérêts personnels, d'où la double préoccupation sur le plan des apprentissages et de la documentation.
Evolution : Bien qu'il soit très critique à l'égard du "taylorisme pédagogique" américain qui privilégie la rentabilité par un travail en miettes, au détriment de la formation globale, Freinet se procure les fichiers autocorrectifs d'opérations de Washburne, responsable des écoles de Winnetka (USA) et propose de les adapter aux besoins des programmes français. Les premiers fichiers aucorrectifs de problèmes paraissent en octobre 1931. Ils seront suivis de fichiers d'opérations inspirés de ceux de Washburne. Par ailleurs sont publiées dans les revues, des fiches documentaires contenant des données chiffrées et des propositions de calcul sur divers sujets.
Après la guerre, les fichiers autocorrectifs sont renouvelés et diversifiés pour tous les niveaux. Au calcul, s'ajoute la grammaire et la conjugaison. Le Fichier Scolaire Coopératif  continue de proposer des pistes de travail. Vers 1957, pour faciliter l'individualisation dans les classes pléthoriques, sont publiés des cahiers autocorrectifs d'opérations.
En 1962, attentif à ce qu'on dit de l'enseignement programmé et des machines américaines à enseigner, Freinet, malgré ses réticences sur le dressage impliqué dans les théories de Skinner, conçoit une boîte enseignante  où se déroule une bande de papier, partagée en une suite de courtes séquences de demandes et de réponses. Il ne s'agit pas pour lui de renoncer à la démarche naturelle globale mais de renforcer les apprentissages. Il sera loin d'obtenir l'unanimité de ses militants sur cette double démarche. Il publie deux livres Bandes enseignantes et Programmation (1964) puis Travail individualisé et Programmation  (1966) et fait mettre en chantier un grand nombre de bandes dans les diverses disciplines. A partir de 1967, on décide de remettre en question certaines bandes publiées un peu hâtivement quelques années auparavant.
Compte tenu du prix de revient incompressible des bandes enseignantes et des problèmes de rangement des boîtes dans certaines classes, il est décidé, après expérimentation, d'éditer les nouvelles productions sous forme soit de livrets programmés, soit de cahiers autocorrectifs, soit de fiches. Certaines séries de bandes seront rééditées, tel l'atelier de calcul pour l'expérimentation des mesures.
Au cours des années 70, est créé un Fichier de Travail Coopératif  pour inciter à la recherche individuelle dans tous les domaines.
Plus récemment, des logiciels sont diffusés par la commission Informaticem.
 
Documentation
 
Antériorité : A part les manuels scolaires, les enfants n'ont accès à aucune source documentaire, hormis quelques ouvrages de la fin du siècle précédent et l'encyclopédie par l'image, publiée par Hachette.
Objectif : Permettre à chaque enfant d'approfondir ses intérêts et ses questionnements personnels par des éléments documentaires souples et diversifiés.
Evolution : Dès 1929, est entrepris un Fichier Scolaire Coopératif  dont les fiches sont publiées dans le bulletin puis rééditées sur carton en souscription. Cette publication se poursuivra jusqu'aux années 50.
Par ailleurs, Freinet préconise la création dans chaque classe d'une bibliothèque de travail (pour différencier des bibliothèques littéraires existant déjà) et d'un fichier documentaire regroupant toutes sortes de documents (cartes postales, extraits de journaux et revues, étiquettes d'emballages, brochures diverses). A cette époque, commence une réflexion sur le classement qui aboutira quelques années plus tard au plan de classification Pour tout classer.
En 1930, un archiviste dessinateur Carlier propose son aide pour des documents d'histoire. Une série de fiches est publiée sur l'histoire du pain.
On s'aperçoit que des documents homogènes mériteraient d'être regroupés dans une même brochure. On décide donc de créer une revue pour compléter le fichier et de lui donner le nom de Bibliothèque de Travail.  Les premiers numéros, conçus par Carlier, paraissent en 1932. Ils seront réédités pendant cinquante ans. Un certain nombre d'autres sont conçus dans des classes. Tous les projets sont expérimentés avant édition. Les brochures se popularisent sous le sigle BT.
Après la guerre, l'édition prend un rythme accéléré (jusqu'à 30 n° par an) et les sujets se diversifient.
En 1957, s'ajoute un supplément (SBT ) qui accueille des projets de maquettes, des travaux pratiques, des recueils de textes.
En 1960, est créée la BT sonore proposant un enregistrement, des diapositives et un livret de travail. Depuis 88, les diapositives ont été supprimées et le livret est plus étoffé et mieux illustré.
Comme la BT avait été conçue au départ pour les cours moyens-fin d'études, restait posé le problème des plus jeunes. Après diverses tentatives, on lance en 1965 la BT Junior, appelée aussitôt BTJ.
Le même problème se posait pour les plus de 15 ans et, en 1968, est créée la BT2, celle du second cycle secondaire.
Après avoir réédité certains reportages BT sous forme d'albums, est décidée en 1983 la création d'une collection d'albums originaux du niveau BT, intitulée Périscope. En 93, naît une collection de niveau BTJ, appelée Bonjour la Terre.
 
Organisation coopérative
 
Antécédents : Barthélémy Profit, inspecteur à St-Jean d'Angély, lance en 1919 la notion de Coopérative scolaire , à visée essentiellement mutualiste (l'aide aux enfants et aux écoles déshérités) et permettant d'augmenter par des ressources nouvelles (travaux, récoltes des enfants) les moyens financiers de l'école. Très vite s'y ajoute l'idée d'associer les enfants à la direction et à la gestion de ces activités et de leurs résultats. Freinet et ses premiers compagnons, eux-mêmes militants de coopératives adultes, s'associent aussitôt à cette démarche, en veillant toutefois à ne pas substituer la coopérative scolaire aux responsabilités financières des communes et de l'Etat.
Objectif : Permettre le maximum d'initiative individuelle avec la richesse de la vie du groupe, le sens des responsabilités et l'efficacité des apprentissages.
Evolution : Sous l'impulsion de la Fédération des coopératives adultes, est constitué en 1928 l'Office Central de la Coopération à l'Ecole . Malgré les réticences de Profit qui craint une dérive de la coopération scolaire, Freinet qui milite aussi dans des coopératives d'adultes s'y rallie. En 1928, dans sa classe de Saint-Paul, est nommé un bureau de coopérative avec président, secrétaire et trésorier.
En 1935, Freinet accueille dans son école de Vence qui vient d'ouvrir des enfants de la banlieue parisienne qu'on pourrait qualifier de "cas sociaux". Pour éviter que la liberté ne dégénère en incohérence et pour résoudre les conflits, il institue la réunion hebdomadaire de coopérative  qui organise la vie du groupe, dresse le plan de travail général de la semaine, tranche certains problèmes inscrits sur le journal mural . Pour cela, il a repris en l'adaptant une pratique observée en URSS en 25. Trois colonnes permettent aux enfants d'inscrire leurs propositions, leurs critiques et leurs félicitations. Cela permet d'exprimer immédiatement un conflit qui ne sera débattu qu'en séance de coopé. En 1937, le plan de travail devient individuel, avec les rubriques qu'il comporte encore.
Au cours des années 60, Fernand Oury, ancien militant de l'ICEM, lié par son frère aux groupes de thérapie institutionnelle, développe dans deux livres écrits avec A. Vasquez la notion de pédagogie institutionnelle (Maspéro) en systématisant certaines institutions coopératives (conseil, entretien, ceintures de comportement et même argent intérieur). Le groupe Genèse de la Coopé  s'efforce de faire la synthèse de tous ces apports.