les
Amis de Freinet
le mouvement Freinet au quotidien
des praticiens témoignent
------------------------------------------------------
État des lieux
Pour bien saisir l’apport de Freinet, il faut avoir présent
à l’esprit l’état dans lequel se trouvait l’école
à son époque.
Mes élèves ne me donnaient guère de soucis cette
année-là. Ils travaillaient correctement, habitués
qu’ils étaient à cette belle mécanique à
laquelle ils s’exerçaient depuis leur entrée à
l’école:
«Debout! Assis! Bras croisés! Taisez-vous! Écoutez
la leçon! Écrivez! Répondez à mes
questions! C’est bien: dix! zéro! Vous copierez dix fois le
résumé! Untel! le verbe «je bavarde en
classe»! Rangez vos affaires! Rangez-vous! Silence dans les rangs
ou je vous fais rasseoir! Une! Deux! Une! Deux!...»
Et dès la dislocation, le «Ouf!» de soulagement qui
sortait de toutes les poitrines. Il n’y a pas à dire, ces trois
heures qu’ils venaient de passer dans la cage officielle et
vantée ne faisaient pas partie de leur vie! Imposée, ils
la subissaient, se sachant incapables de secouer ce joug,
étrangers tout à fait à ces activités
anti-naturelles, l’acceptant puisqu’ils y retrouvaient des enfants de
leur âge, des compagnons de jeux. Leur propre nature
réapparaissait aussitôt que le carcan disparaissait:
à la récréation, où forts et faibles se
révélaient, à la sortie où la poésie
des chemins herbeux ombragés d’arbres les accueillait et leur
permettait de flâner, de voir ou d’entendre réellement,
bref! de vivre enfin entre l’école et la maison, pour
eux-mêmes.
Jules Vandeputte
On voulait une discipline stricte où l’apparence du respect pour
le maître, même s’il était souvent réel,
comptait plus que la réalité elle-même.
Alors, le temps scolaire se déroulait suivant un rituel
parfaitement établi dans la recherche d’une autorité et
d’une rigidité extrême par un «Emploi du
Temps» organisé et calligraphié par le
maître, vérifié et contresigné par
l’Inspecteur chargé de le faire respecter.
L’examen n’était d’ailleurs pas une plaisanterie: cinq fautes
entières en orthographe, c’était l’élimination
sans recours, quel que soit le total obtenu à l’examen.
Quant à la grammaire, on allait chercher tant de finesses que
les maîtres et les inspecteurs eux-mêmes tranchaient dans
des sens différents et, parfois, contradictoires, suivant les
circonscriptions.
Les enseignants en retiraient une certaine philosophie mais, aussi, une
certaine organisation de leur travail que refuseraient bien des jeunes
aujourd’hui: en plus des études du soir organisées
bénévolement pour la préparation de l’examen, le
secrétariat de mairie, rétribué, lui, était
gardé pour faire le poids face à la concurrence parce
qu’on était républicain et qu’il fallait défendre
les idées républicaines et les faire avancer.
Certains peuvent en sourire aujourd’hui, mais c’est ainsi que la
République et la Démocratie se sont imposées et
que l’École Publique a pris sa place, a été
reconnue et respectée. On ferait bien d’y
réfléchir.
Les instituteurs étaient conscients du rôle qu’ils avaient
à jouer au sein de la société. Et ils savaient
qu’ils avaient la seule responsabilité des seules études
que feraient l’immense majorité de leurs élèves
car, seuls, les riches, ou les surdoués, par
l’intermédiaire du difficile Concours des Bourses Nationales,
pourraient trouver place dans les lycées ou, le plus souvent,
dans les Cours Complémentaires ou les Écoles Primaires
Supérieures.
L’examen des pourcentages des populations qui continuaient leurs
études à cette époque serait significatif: le plus
souvent, un ou deux élèves sur les 50
élèves de la classe. Et pas chaque année.
(...) Chaque instituteur travaillait pour soi, à la recherche du
petit «truc» pédagogique qui éblouirait
l’inspecteur lors de sa visite, au moins le temps de lui attribuer une
bonne note, note supérieure à celle des copains afin
qu’elle soit suffisante pour décrocher la promotion au choix,
seul moyen d’accélérer le déroulement de la
carrière ou pour bien se placer dans le barème pour
décrocher le poste que l’on convoitait.
On avait la double satisfaction d’être reconnu par
l’Administration comme un bon maître et de recevoir une
gratification financière, une augmentation de salaire, ce qui
n’était pas, non plus, négligeable...
Guy Goupil
(...) Je ne détestais pas ces maîtres. Ils étaient
comme ça. On les acceptait. D’ailleurs, il n’y avait que ce seul
modèle en circulation. Il faut voir d’où ils venaient.
Ils avaient connu la guerre 14-18. C’était des saints
laïcs. Ils étaient consciencieux, austères,
irréprochables. C’était des hommes de devoir. Jamais on
n’avait pu en voir un seul rire, ne serait-ce qu’une seule fois. Ils
faisaient tout ce qui se doit pour ne pas faillir à leur
tâche d’instructeurs de l’Instruction Publique.
Paul Le Bohec
Il a fallu toute la patience, toute la ténacité de mon
directeur d’école pour convaincre mes parents de me laisser
poursuivre mes études comme interne à l’École
Primaire Supérieure. Comme argument majeur, il leur a dit qu’en
travaillant bien, j’avais des chances de voir ma demi-bourse se
transformer en bourse entière. Ce qui s’est
révélé exact.
(...) Le breton était ma seule langue maternelle. Je ne savais
quasiment pas un mot de français à mon arrivée
à l’école, à huit ans. Pour mes parents, au terme
de chaque année scolaire, je ne devais plus retourner à
l’École Primaire Supérieure. A chaque rentrée, il
fallait donc que je me «batte» pour obtenir le droit d’y
aller. Et cela s’est répété durant cinq
années jusqu’à ce que je réussisse à
rentrer à l’École Normale.
Pendant douze à quinze ans, je n’ai jamais
bénéficié de vacances, ni petites, ni grandes.
C’était, du premier au dernier jour, le travail à la
ferme pour aider parents, frères et soeurs. Comment ne pas
imaginer, dans ces conditions, que j’étais pressé de
retourner à l’école et que j’aimais cette école.
(...) Je me souviendrai toujours de cette flagrante injustice de la
part d’une enseignante de l’École Normale. Ce serait trop long
à expliquer. Mais le fait d’être collé tous les
dimanches, pendant quasiment tout le premier trimestre de ma
première année d’E.N, m’a profondément
marqué car je ne le méritais pas. A partir de ce
moment-là, je me suis dit que je n’aurais sûrement jamais
une telle attitude envers mes futurs élèves.
(...) Dans mes deux premiers postes, à la campagne, j’ai
hérité d’un C. E. 1- C. E.2 - J’évitais donc et le
C.P. et la classe des grands, C.M.2 - Fin d’Études - J’y ai
certainement travaillé de façon très classique
avec préparation de fiches, de leçons traditionnelles...
comme j’avais vu faire à l’E.N. Du travail sérieux, je
pense... mais à sens unique, tout partant du maître! Les
relations avec les enfants restaient cependant bonnes et le fait de
parler breton semblait un atout pour moi dans mes contacts avec les
parents. Durant cette période de l’occupation, puis de la
Résistance, me suis-je demandé si j’étais
satisfait ou pas de mon travail de classe? Je ne le crois pas. Mon
esprit était ailleurs. Fallait-il changer de méthode de
travail? Je n’en connaissais pas d’autre. Et personne pour m’aider.
Cela a duré ainsi 5 ou 6 ans avec des interruptions -
emprisonnement en 44 par les Allemands ; rappel dans l’armée en
45 -.
Émile Thomas
L’école a été pour moi mon plus grand plaisir. Je
travaillais très bien et j’ai porté avec fierté la
croix «Au mérite» pour laquelle ma mère se
saignait de temps en temps d’un nouveau ruban afin de l’accrocher
à mon tablier. C’était pour moi et surtout pour ma
mère, la marque extérieure de ma réussite. Je
préférais la classe aux vacances qui se passaient
à la maison ou chez ma marraine à garder les vaches en
compagnie de mon frère.
(...) Après le stage de gymnastique d’un mois, à Dinard,
en juillet 45 (mes plus belles vacances!), je me retrouvais donc
institutrice, pas vraiment armée pour «affronter
«des gamins. Mais j’allais gagner ma vie, soulageant ma
mère et mon frère dont la paie d’instituteur depuis 1941
avait fait bouillir la marmite.
Comme j’étais bonne en maths, j’espérais être
nommée dans un Cours Complémentaire. Hélas!
j’allais me retrouver en classe unique de garçons à
Portsall (devenu célèbre en 1978 avec le naufrage de
l’Amoco Cadiz et la marée noire du siècle.)
J’étais la treizième à remplacer l’instituteur
titulaire qui avait été déporté et ne
devait pas revenir. Je n’ai pas voulu revendiquer le logement de
l’école occupé par sa femme, ses trois enfants et une
grand-mère. Parce que je faisais classe à l’école
publique, personne n’a voulu me louer une chambre dans le village. J’ai
dû me rabattre sur un hôtel.
J’avais seulement quatre élèves dont trois
n’étaient plus astreints à venir à l’école,
ayant dépassé l’âge de l’obligation scolaire. Le
quatrième était l’aîné des deux
garçons de l’institutrice des filles qui gardait son plus jeune
fils parce qu’elle considérait que j’avais une classe de voyous
(elle oubliait que son fils aîné était l’un des
quatre voyous). Il est vrai que mon équipe était
atypique... A dégoûter le plus coriace des enseignants!
Aucun matériel ; quelques vieux bouquins. Pas de combustible
pour le feu, des vitres cassées aux fenêtres, des tables
qui disparaissaient mystérieusement (décision du maire
pour l’école catholique du bourg). Celui-ci devait
considérer qu’une seule table me suffisait ; c’était des
tables à quatre places - De la nautique à enseigner (de
l’hébreu pour moi!) - Et, pour couronner le tout, les enfants de
l’école privée qui comptait plus de cent enfants et qui
me criaient: «Skol an diaoul! Skol an diaoul!»
(École du diable!).
Je tombais de haut! Où était l’image idyllique que
j’avais gardée de mon école primaire. Si j’avais eu de
l’argent, je payais mon engagement décennal et adieu la
compagnie!
J’ai eu mon C.A.P, sûrement par sympathie de la Commission devant
ma situation: mes quatre chenapans ont refusé de chanter et de
faire de la gymnastique!
A la rentrée 46-47, je suis nommée dans un hameau du
Sud-Finistère. Si j’ai manqué d’élèves la
première année, je vais être bien servie pour la
deuxième: 68 enfants de 5 et 6 ans! Il est inutile de dire qu’il
n’y avait pas assez de bancs pour qu’ils puissent tous s’asseoir.
Encore une année où il m’a fallu essayer de «garder
la tête hors de l’eau.»
Je n’aurais plus, à la rentrée 47 que 42
élèves dans mon CP.
Mimi Thomas
Dans cette ambiance patoisante, j’eus tôt fait, moi aussi, de
comprendre et d’utiliser le patois. Nous étions là pour
enseigner le français, mais il faut bien avouer que souvent nous
nous régalions d’expressions comme: «une poule qui
s’épivardait dans la poussière». Connaissez-vous
plus expressif en français? Et quand un petiot, tout joyeux nous
annonçait: «C’te nuit y’a un p’tit viau qu’est nessu,
l’est to bian, avec une lune su l’nai», c’est dans le même
langage, moitié patois, moitié français, que
l’entretien continuait.
(...)Après quatre années de guerre pendant lesquelles,
dans des conditions difficiles, la pédagogie ne nous avait
guère donné de satisfaction, Paul parlait de changer de
métier.
Bien qu’à l’E.N. de Nantes, on ne nous ait jamais parlé
de Freinet, on nous avait cependant ouvertes sur les pédagogies
Decroly, Montessori, les manuels scolaires modernes, les classes
maternelles où les petits observaient, s’exprimaient,
agissaient. De sorte qu’en arrivant en Indre-et-Loire, en 41, j’avais
été très déçue par les
méthodes vraiment traditionnelles des jeunes collègues de
mon entourage.
Quand, en octobre 45, après notre mutation à St-Epain
nous avons découvert chez un camarade de promo de Paul, un
début d’organisation coopérative et un
«Éducateur», ce fut la brèche qu’il nous
fallait.
Denise Poisson
C’était en 1937.
J’étais déjà très républicaine de
souche! Papa avait cru en Jaurès ; ma mère, enfant en
1890, avait, avec sa maîtresse, pleuré de sympathie,
à voir son École laïque si pauvre, si démunie
à côté de l’école privée plus
bourgeoise et qui pouvait se payer une belle distribution des prix...
Moi, j’héritais de ce ferment. J’avais pleuré quand ma
maîtresse m’avait appris que tous les pays du monde
n’étaient pas en république.
(...) Premiers remplacements: ma passion de l’école flambe. Mais
on me donne huit jours, tous les trois mois, payés à la
journée. Une offre me parvient: être bibliothécaire
à l’École Normale.
- «Mais, précise la Directrice, vous assurerez
l’internat.»
La mortification subie au Lycée (de bonnes études) mais
d’esprit bourgeois me revient à l’esprit. L’année de
philo, pour une vétille, excédée par les remarques
d’une pionne, j’avais murmuré: «Zut».
L’aréopage avait frappé dur sur la valeur de mon travail:
privation du prix d’Excellence et du prix spécial de
géographie, ma fierté vis-à-vis de mes camarades
mieux nantis de bibliothèques et aidés par leurs parents
magistrats ou militaires... Et cela au profit d’une camarade même
pas nominée, mais fille d’un professeur d’Université.
Même aujourd’hui, je n’ai pas accepté cette injustice, ni
l’humiliation de mes parents.
«Pionne!». A la stupéfaction de la Directrice, je
m’entends répondre:
- «Madame, j’ai trop souffert de la discipline pour la faire aux
autres!»
Paulette Quarante
Dans mon village de Cergy, en Saône-et-Loire, à
l’école, j’étais une «bonne
élève». Mais je ne supportais pas la discipline
imposée par la maîtresse qui ne laissait aucune
initiative, aucune liberté. Je travaillais rapidement et, de ce
fait, j’étais inoccupée sans même avoir la
permission de feuilleter un livre. J’utilisais alors mon temps à
faire des bêtises, des farces... La maîtresse m’avait
surnommée: «La bête faramineuse.»
(...) Lancée dans l’enseignement en 1933, à dix-neuf ans,
sans aucune formation, avec de mauvais souvenirs de ma période
scolaire, j’ai miséré pendant cinq années de
suppléances en Saône-et-Loire. Je n’avais pas choisi ce
métier par vocation étant orpheline de guerre,
j’étais obligée de gagner ma vie.
Madeleine Belperron
Au cours de ma scolarité primaire, les humiliations
étaient fréquentes: menace de retourner à la
maternelle avec les petits, mise «au cachot», mise au
piquet avec le bonnet d’âne, exposition qui se doublait du
défilé des autres élèves dont le devoir
était de lui faire honte, tours de cour infligés aux
pauvres victimes dans un accoutrement vestimentaire ridicule sous les
quolibets des bons élèves... Je pense, en
réfléchissant, que cela a été un
élément déterminant de mon choix: «Je dirai
non à l’humiliation!»
Je pense aussi à mes deux premières années
d’enseignement où, par souci d’efficacité pour la
préparation du C.E.P, je pratiquais le bachotage terriblement
ennuyeux pour les enfants comme pour moi. Les leçons de
vocabulaire, la rédaction, les problèmes, l’histoire, la
géographie, les sciences me demandaient des heures de
préparation et une dépense d’énergie inversement
proportionnelle aux résultats obtenus. Et je me disais:
«Si c’est ça l’enseignement?»
Renée Goupil
A ma sortie de l’École Normale, je pratiquais bien
évidemment la pédagogie qui m’avait été
enseignée. Assez vite, je pris conscience que, ni les enfants,
ni moi-même n’étions passionnés par cette
pédagogie conventionnelle. C’était surtout flagrant
lorsque l’emploi du temps indiquait Rédaction! Le regard des
élèves témoignait de leur peu
d’intérêt pour le sujet inscrit au tableau, sujet que
j’avais pourtant choisi avec soin dans le «Mirande»,
recueil de sujets proposés au C.E.P, l’année
précédente. Le soir, à mon tour, je trouvais long
et fastidieux le moment de la correction des quelques pages qu’ils
avaient réussi à écrire. Il me fallait changer
quelque chose.
Pierre Legot
En 1933, ma mère était signataire avec 500 autres de la
protestation enseignante devant la révocation de Freinet... Elle
ne m’en a jamais parlé... mais son intérêt
sincère, constant pour les enfants - de sa famille ou d’ailleurs
- ses classes d’école de campagne pleine d’activité
joyeuse - j’y ai vécu deux ans - la liberté
étonnante qu’elle sut donner à mon enfance, tout cela
révèle que, sans adhérer au mouvement
constitué autour de Freinet, elle vivait en elle, à sa
façon, certains de ses principes, de ses valeurs.
Maryvonne Conan
J’ai eu la chance... pédagogique de débuter par des
suppléances ; souvent par des suppléances de 15 jours, 3
semaines. J’ai donc vu en quatre ans bien des classes et tous les
cours. J’avais le Brevet Supérieur, donc une formation
uniquement théorique et idéale. Et, dès le
début, j’ai ressenti cette inquiétude dont nous a
parlé René Daniel. Pourquoi ces enfants que j’observais
à la récréation, à la cantine, que j’avais
l’occasion d’approcher en dehors de l’école (puisque
j’étais souvent logée chez l’habitant) étaient-ils
si différents en classe? Pourquoi lisaient-ils si mal pour la
plupart, ne comprenant pas ce qu’ils lisaient? Pourquoi des enfants
intelligents dans la vie étaient-ils capables de dire ou
d’écrire de telles âneries en classe? Pourquoi ces
résultats souvent minables, ces gros retards scolaires? Pourquoi
cet échec? Pourquoi? Pourquoi?
Ginette Basset
Quand on n’a pas connu le(s) fondateur(s), qu’est-ce qui peut bien
amener à fréquenter, puis à s’engager dans le
Mouvement Freinet? On y vient d’abord parce qu’on ressent un malaise,
une frustration à exercer dans un système qui nous
demande d’appliquer ses directives, sans plus d’état
d’âme. Pourtant, à voir évoluer les
élèves devant soi, à observer leurs
réactions face à notre enseignement prétendument
neutre, on a bien vu que ça clochait, que ça
résistait, que trop souvent, on avait du mal à faire
mordre à l’hameçon. Et puis, on en avait marre de cet
épuisant et si peu gratifiant régime du bâton et de
la carotte. Et, malgré tout, on est passionné par son
travail. Passionné et en questionnement. Mais pas sûr
qu’à ce régime-là, on le reste indéfiniment.
Pierrick Descottes
Recruté comme instituteur remplaçant, j’avais eu, avant
de devenir professeur de collège, un vécu de plusieurs
années d’enseignement tout à fait traditionnel,
même si très militant par d’autres côtés
jusqu’à ce que ma santé ne m’oblige à y mettre un
frein: encadrement de colonies de vacances, secrétariat de
mairie, création et animation de foyer rural, puis de centre de
loisirs, animation de stages Francas... etc. Au plan
pédagogique, mon travail me laissait cependant de moins en moins
satisfait.
Alex Lafosse
Avoir vingt ans, en 1961, avec la guerre d’Algérie en toile de
fond. Être en formation professionnelle sans enthousiasme dans
une École Normale où les stages «classiques»
d’un mois par trimestre dans des cours uniques en ville se bornent
à apprendre à singer de braves maîtres
d’application aux méthodes rodées, infaillibles,
ronronnantes. A l’horizon, un avenir immédiat peu
réjouissant avec en perspective une nomination à la
rentrée suivante dans un bled perdu du Morbihan, dans une
école à classe unique le plus souvent, et puis, quelques
trois mois plus tard, après passage obligé du C.A.P, en
route pour la gloire et la pacification dans un autre bled, des
Aurès, celui-là.
Premières prises de conscience individuelles et collectives.
Premières luttes aussi, syndicales et politiques. On discute
beaucoup à vingt ans, et l’on conteste tout ou presque, avec
l’irrésistible envie de refaire ce vieux monde, mais on
hésite quand même encore à s’engager. C’est le
joyeux temps des utopies, des refus et des révoltes ludiques. On
écoute et on lit beaucoup aussi, pour se forger des arguments et
s’imprégner de certitudes. Et avec, en urgence, toutes ces
sollicitations propres à la jeunesse, la passion et l’impatience
de vivre qui vous chevillent le corps et le coeur.
Henri Portier
Je ne dis pas la rencontre avec les Freinet, mais avec la
pédagogie Freinet puisque j’y suis venu en 68 après la
mort de C. Freinet. Je dois dire que le «terrain»
était en partie favorable: une ascendance franchement libertaire
et anarchisante par mes grands-parents paternels, un vague désir
de sortir des sentiers battus sur le plan pédagogique: j’avais
mis les élèves de ma petite classe rurale à
plusieurs cours en relation avec une école du Jura, à
propos de l’horlogerie. Nous avions aussi une amorce de classe
coopérative grâce à la vente de produits de
cueillette, tilleul de l’école, pissenlits des prés
voisins, culture de cactées. Mais tout cela était bien
diffus.
Germain Raoux
Après la Résistance que nous avons vécue dans un
petit village au pied du Mont Ventoux, comme enseignants et
secrétaire de mairie, la Libération est enfin
arrivée avec tous les espoirs qu’on pouvait attendre, espoirs
formulés dans le Programme du Conseil National de la
Résistance.
Nous avons été profondément déçus
par la façon dont les responsables politiques et syndicaux que
nous avons entendus ont recommencé à intriguer pour
s’emparer des leviers de commande de leurs organisations respectives ;
les problèmes ne se discutaient pas en Assemblée
Générale, mais par des tractations dans les couloirs: de
quoi dégoûter les meilleures volontés.
Nommés à Vaison-la-Romaine à la rentrée
scolaire de 1945, nous avons été surpris et
choqués par l’individualisme des collègues, chacun
gardant jalousement ses trucs, ses recettes qui plaisaient à
l’inspecteur.
Camille et Yvette Février
Nomination à Sainte-Pazanne, assez gros bourg en pays de Retz.
École à classe unique: Grande Section jusqu’au Cours
supérieur, 12 ans. Maire: hobereau d’esprit quasi-féodal.
Depuis 50 ans, aucun entretien des bâtiments de l’école et
de l’habitation. A peu d’exception près, I’École ne
saurait être que le symbole insupportable de l’Etat
républicain et laïc. Le 14 Juillet? Un jour pareil comme
les autres. D’où d’énormes difficultés du point de
vue éducatif pour un débutant et relationnel
vis-à-vis de l’hostilité de l’environnement social. En
revanche, parents d’élèves sympathiques et aidants.
Maurice Pigeon
A cette époque, cela faisait déjà cinq ans que je
travaillais dans des écoles publiques. La dictature militaire
était en pleine vigueur au Brésil et la crise de
l’Éducation aussi. Je suivais mes études à
l’Université le matin et je travaillais le soir, de 19 à
22 heures 30, comme professeur de Portugais.
A la fin de ma première année de travail à
l’école, en 1.968, j’ai été profondément
déçue en constatant que, malgré tous nos efforts,
mes élèves, tout en ayant appris par coeur les
règles de grammaire, avaient d’énormes difficultés
pour exprimer et communiquer leur pensée soit oralement, soit
par écrit, ce qui, évidemment, rendait difficile le plein
exercice de leur citoyenneté.
Cette constatation m’a poussée à chercher une pratique
pédagogique différente de la traditionnelle. Petit
à petit, j’ai commencé à faire l’économie
des leçons et des exercices de grammaire et à les
remplacer par des activités qui créaient dans la salle de
classe des situations de communication où mes
élèves étaient incités à s’exprimer,
oralement et par écrit. Un climat plus vif de travail, un regard
plus attentif vers l’étude de la langue maternelle et des
rapports interpersonnels plus respectueux et solidaires s’installaient,
au fur et à mesure que les activités d’expression et de
communication - c’est ainsi que je les appelais à
l’époque - s’introduisaient comme pratique dans le groupe.
Maria Lucia Dos Santos (Brésil)
Il m’arriva, après la deuxième guerre mondiale ce qui
arriva à Freinet après la première guerre
mondiale.
Je m’efforçais de trouver une orientation nouvelle de retour de
guerre et de captivité. Là, j’ai dû subir les
ruines et les désarrois devant le comportement humain et
j’éprouvais une profonde désillusion en constatant que
l’on avait, honteusement, abusé de nous, jeunes hommes sans
expérience. Avant tout, je me suis décidé à
contribuer au fait que la génération montante ne soit
plus élevée dans un esprit de soumission, mais au
contraire, en personnes libres, conscientes et dans un esprit
responsable.
De 1934 à 1940, j’ai été élevé dans
un lycée belge et par un oncle, qui à cause de sa lutte
contre les nazis fut emporté dans le KZ de Dachau. J’ai
été élevé donc dans un esprit où ces
bases de l’éducation constituaient les buts suprêmes. Ils
y étaient vécus journellement ; c’est pourquoi,
après l’effondrement total de mes modèles, je n’ai pas
recherché en Amérique, comme la plupart de nos
instituteurs et professeurs qui imitaient tout sans exception, avec une
repoussante servilité, ce qui pouvait en venir chez nous. Les
événements décevants de comportements et
d’attitudes orgueilleux, cyniques parfois et souvent inhumains de
représentants d’un monde soi-disant libre, où tout se
décide selon la devise: «what do you pay?», me
choquèrent tellement, que rien ne m’inclinait à
espérer une amélioration morale de notre chancelante
génération d’après-guerre. Les prétendus
idéaux de liberté, de respect de la dignité
humaine et de conduite morale étaient souvent si
éloignés des comportements réels des
représentants de ces idéaux, que je ne pouvais accepter
comme but digne d’aspiration d’un travail d’éducation, cet
esprit matérialiste et boutiquier.
Même des recherches scientifiques, dans lesquelles
n’intervenaient le plus souvent que chiffres et pourcentages,
n’apportant que peu ou pas de considérations aux destins
particuliers et aux êtres vivants cachés derrière
ces statistiques, ne pouvaient servir de ligne de conduite à mes
propres décisions. Mon éducation personnelle m’avait
donné une autre vision de travail scientifique pour le bien des
hommes.
Hans Jorg (Allemagne)
J’ai fait les premiers pas de ma carrière dans une petite
école de campagne, école qui offrait l’image de l’abandon
et du délabrement, parce que la guerre avait passé dans
cette contrée et avait laissé ses traces. Les villageois
avaient été évacués, la plupart des enfants
avaient été privés de l’instruction pendant plus
de quatre mois. Un jour, l’inspecteur d’école est venu. Grosse
émotion: la classe, les cahiers, les élèves!
L’inspecteur a interrogé, les enfants ont répondu, pleins
de bonne volonté. L’inspecteur est parti. Il m’a rassuré:
«La vocation n’est pas un avoir, pas un don de fée. C’est
le dévouement à une tâche qu’on découvre de
jour en jour plus large et plus profonde, c’est un travail ardent.
C’est en réalisant sa vocation qu’on la fait
naître.» Une semaine après, en quittant la classe,
un père m’a attendu au seuil de la porte et m’a dit:
«Monsieur, vous voulez trop bien faire, mais en vous
évertuant, vous oubliez que les enfants doivent travailler et
apprendre. Ayez de la patience!» Je n’ai pas trouvé de
réponse, j’ai souri au père et je m’en suis
allé... Et, à la maison, ce jour-là, j’ai
réfléchi aux paroles de ce père. Est-ce que je
connaissais vraiment ceux avec qui je travaillais? Je connaissais les
livres, les méthodes, les outils à employer, mais
l’enfant lui-même, dans sa complexité et sa
simplicité, j’étais loin de le connaître. J’ai
voulu que l’enfant assimile une énorme quantité de
connaissances, j’ai voulu déverser dans les petites têtes
curieuses et remuantes de mes élèves un amas de notions
à coups de leçons données du haut de la chaire.
C’est pourquoi j’ai parlé, exposé, expliqué.
L’enfant a écouté, il s’est efforcé de comprendre,
mais au fil du temps, l’attention a diminué. Je me suis
rappelé l’expression de Rabelais: «l’enfant n’est pas un
vase qu’on emplit, mais un feu qu’on allume».
A partir de ce moment je me suis tourné sans cesse vers
l’enfant, pour mieux le comprendre, découvrir ses dons et ses
déficiences, connaître la raison profonde de ses actes.
J’ai compris qu’il est vain et qu’il est même dangereux de
brûler les étapes. J’ai compris aussi que les enfants
aiment travailler, manipuler, construire. En un mot, l’enfant veut
être actif.
Après la classe, j’ai fait de petites promenades avec les
enfants. J’ai fait des observations bien curieuses: René, un
enfant timide, qui ne bougeait pas de place et n’ouvrait pas la bouche
en classe, avait complètement changé quand il
était dehors, dans la nature. Il sautait, courait, posait des
questions.
Aloyse Steinmetz (Luxembourg)