les Amis de Freinet
le mouvement Freinet au quotidien
des praticiens témoignent
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Un couple
Un mouvement
Une nouvelle approche du travail
et de l’éducation

Les Freinet


Simple et efficace, chaleureux et profondément humain, Freinet, soutenu par Elise, est reconnu comme un leader naturel du Mouvement.

Les joies ressenties à la suite de la venue de Freinet dans ma classe où il était resté tout un après-midi, s’entretenant avec nos petits pensionnaires qui se pressaient autour de lui, buvant littéralement ses paroles, sa chaleureuse présence, la simplicité de son langage en parlant de nos bêtes, nos fleurs, enchantaient ces jeunes enfants échoués dans notre établissement à la suite de l’abandon des parents, du danger moral auquel ils avaient été soustraits. D’emblée, ils savaient qu’il les comprenait parce qu’il les aimait.
J’aurais voulu dire le bonheur que j’ai eu de rencontrer cet homme qui, pour moi, fut celui qui incarnait le mieux l’homme de la tolérance, de la coopération et de la fraternité internationale (...)
J’aurais tant et tant de faits à rappeler... Mais les mots ne viennent pas sous ma plume ou restent au secret dans
mes petits tiroirs, tels des trésors.
Francine Gouzil

J’ai souvent pensé au Congrès de Brest en 1965, durant lequel, en charge des activités des enfants des congressistes, j’ai vu Freinet leur faire une visite, se pencher sur leurs occupations, les questionner, répondre à leurs questions, tout simplement, sans paternalisme: la relation humaine dans sa plénitude!
Marie-Louise Donval

Disposant d’un moment de liberté, je m’étais rendu au stand de la documentation. A l’entrée de la salle, des panneaux accrochés au mur attirèrent mon attention. Il s’agissait des «Invariants pédagogiques». Sans prêter attention à l’assistance présente, je relevais des notes dans mon carnet quand, soudain, une main se posa sur mon épaule. Me retournant soudainement, je me trouvai face à face avec l’homme à l’imperméable beige. Sa présence fit sur moi une forte impression. Je ne savais quoi dire, je ne disais rien. J’eus tout à coup un grand battement de cœur car je devinai que j’étais face à Freinet, celui que je souhaitais tant connaître. Avec le sourire, et d’une voix grave, il me questionna sur ma formation, mes premières tentatives dans ma classe. A la fin de l’entretien, il se dirigea vers une table sur laquelle étaient disposés des documents, prit un petit livret, une «B.E.M.», me la remit et me dit:
«Tu as du temps devant toi, mon petit, continue sur cette voie, mais n’oublie pas qu’il faut aller lentement, mais sûrement».
Il m’abandonna puis se dirigea vers le groupe qui l’at
tendait.
Abdelkader Bakhti

Au Congrès de Nantes, en 1957, où nous sommes allés aider à tenir un stand syndical, installé dans un couloir, arrive vers nous un petit homme à l’épaisse chevelure grisonnante qui parle avec un fort accent méridional:
«Tu peux venir m’aider à porter cette table?»
C’est Freinet, pas du tout comme on se l’était imaginé après l’étude de quelques-uns de ses écrits à l’Ecole Normale, pas un ponte en cravate et en costume comme tous ceux qu’on pouvait voir défiler sur les estrades publiques, syndicales, politiques ou autres, portant sur eux et avec eux, dans leur serviette de cuir, la gravité de leur haute responsabilité, non, c’est un homme tout simple, participant à toutes sortes de tâches matérielles, à qui on s’adresse comme à un bon copain, sans ostentation, ni respect formel.
La surprise au cours des séances plénières du congrès est encore plus grande. Freinet souvent assis au bord de la scène, les pieds ballants, invite les participants à venir parler. Il décèle dans la foule tous ceux qui en ont envie et les interpelle:
«Je te vois t’agiter, toi, là-bas...Tu as quelque chose à nous dire... Viens un peu ici qu’on t’écoute».
Et le camarade se déplace et prend la parole, sans solennité, sans cérémonie, sans formalité.
Guy Goupil

En janvier 1945, Freinet vient me chercher à Laragne pour diriger la classe des Grands et, pédagogiquement, le centre de Gap créé pour les 85 élèves victimes de la guerre.
Ma femme non-enseignante, mais participant aux activités, dirige les quatre prisonniers allemands et cinq femmes de service. Elle est économe, infirmière et monitrice.
Freinet dirige administrativement et me fait recevoir pendant huit jours dans ma grande classe - la bibliothèque de 90 mètres carrés - cent cinquante enseignants, instits, I.P., I.A..
Ce qu’il y a lieu de retenir, c’est le grand esprit d’initiative de Freinet. Il se procure du mobilier scolaire et de la literie au collège de Briançon, des fruits à Vallouise et toute l’alimentation nécessaire. Il trouve des poêles allemands, la chaudière et les radiateurs nous ayant lâchés en plein hiver avec neige. Il fait preuve d’un esprit d’organisation remarquable, aidé par Elise.
Tous les deux, travailleurs infatigables sont durs pour eux et un peu pour les autres.
Marius Pourpe

Je ne peux pas dissocier le souvenir de Freinet de celui d’Elise, mais je les ai connus plus familièrement quand, en 1947, Elise m’a demandé d’aller, pendant les mois de vacances, assister au tournage de «L’Ecole Buissonnière». Il se trouve que j’avais alors une équipe d’enfants un peu habitués aux jeux dramatiques.
Et nous sommes donc partis, un soir, par le train, avons voyagé toute la nuit et débarqué à Nice, puis à Vence. Nous étions une douzaine, y compris mes quatre enfants âgés de 4 à 12 ans. Le tournage se déroulait à Saint-Jeannet et toutes les matinées de travail, on venait nous chercher à l’école du Pioulier, en jeep, le plus souvent, et nous roulions très vite par les chemins étroits et caillouteux.
Un de mes anciens élèves, maintenant grand-père, se souvient avec émotion de ces kilomètres parcourus aux côtés du grand acteur disparu, Bernard Blier, alors tout jeune et juste libéré de son camp d’Allemagne.
A chaque virage, beaucoup trop vite engagé, il étendait le bras devant le buste du petit pour le protéger, escamotant ainsi les secousses dangereuses... Le petit - c’était toujours lui qui était choisi - pense à ce geste de grand frère avec attendrissement et, bien sûr, Bernard Blier ne s’est jamais douté qu’il donnait, ces matins-là, une magnifique leçon de sagesse et de générosité... avec les noisettes qu’il tirait de ses poches.
Moi, j’étais aux côtés d’Elise, aussi, dans notre jeep. Elle me confiait alors quelques pensées émouvantes et des souvenirs à la fois très chers et difficiles. Par exemple, celui qui avait motivé la création de la jolie «Enfantines»: «Six petits enfants allaient chercher des figues».
«Tu te souviens, me disait-elle, qu’à la fin de la promenade, un de ces tout-petits se plaint d’un grand mal au ventre parce qu’il avait mangé trop de figues chaudes. Eh! bien, ce mal au cœur, c’était le mien. Voilà: le matin, il était arrivé de Paris, un camarade aquafortiste comme moi. Il me dit:
«Tu dois venir et me suivre à Paris. Notre meilleur graveur est parti. Nous ne voyons que toi pour le remplacer.»
Elise ajouta:
«Tu sais, Cécile, ce n’était pas ce petit garçon trop gourmand qui était malade... C’était moi... car j’avais répondu en tremblant au camarade:
«Retourne à Paris ; moi, je reste avec Freinet.»
Et j’avais rassemblé cinq ou six petits et j’étais partie avec eux dans la campagne de Vence, comme on se sauve.»
Un autre épisode a marqué pour moi la personnalité de Freinet: j’avais amené d’Augmontel, Cosette, une fillette de douze ans, remarquable en jeu dramatique. On lui a donné aussitôt un petit rôle ; et on la voit effectivement dans le film.
Chaque soir, quand l’équipe se disloquait - les enfants (Freinet en avait amené de Marseille) et les dirigeants - le jeune assistant du metteur en scène s’approchait de Cosette et lui baisait le bout des doigts. Jugez de la stupéfaction et presque de la honte de cette petite paysanne plus habituée à soigner les cochons et les vaches qu’à analyser la pratique du baise-main.
Le dernier soir, après les adieux aux acteurs, cet assistant s’approcha de Cosette et lui proposa de l’amener à Paris pour faire du théâtre.
Cosette a pâli sous cette offre et elle a reculé, horrifiée à cette perspective et, s’approchant de moi, elle me cria:
«Non, non, Madame! (Les enfants m’appelaient Madame comme on dit maman ), non, Madame, ne me laissez pas partir...»
Et elle pleurait d’envisager ce départ insensé.
Le metteur en scène, désappointé, voulut sans doute s’expliquer:
«Mais enfin, pourquoi? Pourquoi refuser de monter à Paris où tout est si beau et si facile?»
Et Cosette, se serrant contre moi, bouleversée:
«Non, non, Madame, ne me laissez pas partir.
- Bien sûr que non, n’aie pas peur, je n’en ai pas le droit, je ne suis pas ta maman. Je n’en ai pas la permission.»
Freinet était de plus en plus réjoui par cette scène ; et il se tourna vers Cosette pour lui dire:
«Mais pourquoi tu ne veux pas aller à Paris?»
Alors Cosette, le regard noyé de larmes, s’écria:
«Non, non, je ne veux pas partir parce que je me languirais trop de mes vaches!»
C’est alors que Freinet éclata franchement de rire et, radieux, s’écria:
«Tu vois, vous, les gens du cinéma, vous vous croyez le nombril du monde et cette petite vous préfère ses vaches. Ah! elle est bien bonne celle-là! Très bien, Cosette, je te félicite, retourne à Augmontel, va à l’école et, après, tu verras.»
En définitive, quel enseignement tirer de ces deux anecdotes qui paraissent si anodines, surtout la deuxième.
Pour ma part, la première me confirme ce que je pressentais depuis toujours: Elise et Freinet formaient un couple très uni, malgré les dissemblances apparentes. C’était un couple d’amoureux, et qui le resta jusqu’à la fin. Celui des deux qui était visé par le sort contraire acceptait dignement en serrant les dents et c’est ce qui explique le nombre et la puissance de leurs «inventions» bouleversant l’enseignement primaire des enfants du peuple et la réussite de leur Mouvement, malgré l’absence d’argent, l’absence de tout soutien venu «d’en haut».
Quant à la deuxième, elle me confirme que Freinet était avant tout un homme ennemi des apparences, des faux-semblants, des modes.
Il était droit, courageux dans ses opinions, très bon, - bien sûr, les exemples ne manquent pas -, grand ami des enfants, des pauvres, des mal-aimés ; il était surtout un «croyant» de la terre, des saisons, des arbres, des animaux, des sources, de la montagne... en un mot, il était celui qui écrira: «Les Dits de Mathieu».
Cécile Cauquil et sa fille Françoise

C’est sur les marches de l’édifice où venait de se prendre la photo de groupe que nous nous présentâmes à lui. Freinet était la gentillesse, la simplicité même. Je fus frappé par l’intelligence de son grand front et par l’air de bonté de son visage. Il était l’anti-hiérarchie, mais la force qui émanait de sa personne en faisait, malgré lui, un leader naturel.
Dans les plénières, Freinet, col de chemise largement ouvert - alors que tous les instituteurs portaient la cravate - parlait si simplement, si éloquemment et avec un tel accent de conviction qu’on ne se lassait jamais de l’entendre et de l’applaudir longuement, très longuement, tant nous étions heureux des perspectives infinies qu’il nous révélait.
Jeannette Le Bohec

J’aimais la spontanéité de Freinet. Et réciproquement, peut-être! Je retiendrai la capacité de Freinet à partager les joies et les soucis de chacun. Il connaissait le travail fait en classe, mais aussi les autres activités des camarades.
Lors de la soirée inaugurale du Congrès d’Aix-en-Provence, je le revois, assis sur la scène, marchant, donnant les dernières nouvelles tout en saluant les arrivants. Me lançant, avec sa bonhomie coutumière et un large sourire:
«Alors, Gente, ça marche toujours ce basket?»
Je revois beaucoup de moments chaleureux, vécus à Vence notamment où Prévert et Verdet venaient parfois nous rejoindre.
André Gente

Après 28 h de voyage, je me suis retrouvée à Paris que j’avais quitté en 1947. J’étais si heureuse de me retrouver en France, après 11 ans, que j’avais envie de chanter. L’autobus m’a emmenée à l’INRP, rue d’Ulm, où était le centre du congrès. A la conciergerie, j’attendais Freinet à qui l’on avait téléphoné pour l’avertir de mon arrivée. Bientôt, il était en face de moi. Un homme de taille moyenne, bien bâti, visage hâlé, les cheveux bruns commençant à blanchir, une bouche généreuse sous une courte moustache. Les yeux bruns très gais aux sourcils touffus m’ont regardée amicalement avec un brin de curiosité.
Il a pris mes mains entre les siennes, chaudes, fortes, rassurantes, et avec un accent provençal, il m’a dit:
«Alors, vous voilà, Madame ma correspondante!»
Il m’a demandé si j’étais fatiguée et, dans ce cas, je pourrais me rendre à l’hôtel où une chambre m’était réservée, car il devait rester jusqu’à la fin du travail, à l’exposition de l’Art Enfantin. J’ai répondu spontanément que je préférais aider les copains. Je pense que ma réponse lui a fait plaisir, car il m’a pris dans ses bras comme quelqu’un de très proche et, depuis ce moment-là, il n’y a plus eu de Madame Semenowicz mais, tout simplement, Halina.
A Cannes, en fin juillet 62, Freinet m’a reçue cordialement comme un membre de la famille. C’était midi. Après le déjeuner, il avait un peu de travail au bureau et je me reposais au jardin. Vers quatre heures, Freinet m’a installée dans sa voiture et nous sommes partis vers Vence. Pendant les deux semaines suivantes, je faisais avec Freinet ce trajet, matin et soir, tous les jours, sauf le dimanche, et je ne cessais pas d’admirer sa façon de conduire avec jeune bravoure et mûre expérience. Ces voyages étaient pour moi une inappréciable occasion de discuter avec Freinet sur de multiples problèmes: éducatifs, politiques, historiques, familiaux. Il suivait assidument les changements qui s’accomplissaient dans tous les domaines, et surtout en éducation. Il était au courant de toutes les découvertes techniques, audio-visuelles etc... et s’en servait largement pour sa préparation des outils scolaires. (...)
A ce moment, il y avait une colonie d’enfants de 7 à 12 ans et, pendant les repas que nous prenions avec eux, le matin et le soir, je pouvais observer les relations de Freinet avec les gosses. Ils l’appelaient Papa Freinet. Comme il savait écouter les histoires, les plans et les vœux de ce petit monde!
C’était d’ailleurs un trait caractéristique de sa personnalité: il écoutait avec la même attention et respect les paroles des jeunes enseignants, des pédagogues expérimentés ou illustres, des ouvriers, des paysans ou des enfants. Il n’essayait jamais d’imposer ses opinions, mais plutôt d’éveiller la réflexion chez ses interlocuteurs.
(...) Freinet se reposait d’une façon extraordinaire, il s’endormait debout, le dos appuyé au tronc d’un arbre et, après dix minutes, s’éveillait gai et prêt à reprendre le travail.
Pour complèter le portrait de Freinet, il faut ajouter qu’il était très laborieux. Se levant très tôt le matin, il écrivait ses livres et ses articles.
En élaborant la bibliographie «Célestin et Elise Freinet -1920 - 1978» éditée par l’INRP en 1986, j’ai trouvé les titres de 12 livres, 138 brochures B.E.N.P, B.E.M. et 1540 articles.
(...) Ce qui me frappait le plus chez Freinet, c’est son ardeur agissant comme un flambeau qui embrasait tous ceux qui l’approchaient.
Et c’est comme ça qu’il restera toujours présent dans ma vie.
Halina Semenowicz

A la télé, les films sur l’instit’ se réclament de notre pédagogie et les prétentieuses réformes de l’E.N. n’arrivent pas à naître clairement, s’embrouillent parce qu’elles ne sont pas naturelles.
Ah! le sourire de Freinet! S’il était là avec ses jugements simples, clairs et tellement naturels, réalistes.
Ja Majurel

Ceux qui l’ont connu gardent précieusement la mémoire de l’homme qu’il était. Comment oublieraient-ils tout ce dont ils sont redevables à sa pensée, et aussi à son amitié? Ceux qu’il a comme moi-même à plusieurs reprises accueillis tant à Vence que lors des congrès annuels, conserveront et transmettront le souvenir de cet homme dont la parole était aussi belle par son intonation et son rythme que par son style, dont la réflexion était aussi étonnante par sa clarté que par sa perspicacité, dont le regard était aussi remarquable par sa bonté que par sa vivacité et dont la personne était aussi respectable par sa chaleureuse simplicité que par son prestige et son courage.
Guy Avanzini

Comme tout être de forte conviction, il attirait. Dans la vie, on flotte souvent sans bien savoir où se poser. Et quand on rencontre quelqu’un qui semble vraiment savoir où il veut aller, on lui emboîte volontiers le pas. Ce pourrait être dangereux. Et cela l’a souvent été dans l’histoire. Mais, en la circonstance, nous étions tranquilles. Si nous avons participé à son combat, c’est parce que c’était aussi le nôtre. Et lorsque nous jetons maintenant un regard en arrière, nous n’avons rien à regretter de ce qui s’est passé. D’autant plus qu’il avait su se démarquer à temps des dogmatismes.
C’était un «camarade» un peu plus âgé, qui avait connu de grandes difficultés dans la vie et avait donc une grande expérience. Mais c’était un compagnon toujours accessible qui tendait à nous faire croire que nous étions à son niveau. Il disait même - et ce n’était pas par coquetterie - qu’il n’était qu’un instituteur moyen et qu’il voulait participer à l’élaboration de matériel et de techniques pour des instituteurs moyens.
«J’ai toujours dit qu’il existe dans l’enseignement une infime minorité d’éducateurs de race qui réussissent mieux que nous avec nos techniques, et cela avec une adaptation des anciennes méthodes ou tout simplement sans méthode.
Ce n’est pas pour eux que nous parlons ou écrivons, mais pour la masse des 99,5 % des instituteurs qui n’ont ni les possibilités, ni les dons de ces éducateurs d’élite. Pour cette masse, dont nous sommes, il nous fallait trouver des principes, des outils et des techniques qui leur permettent d’obtenir avec plus d’intérêt, et donc avec moins de peine, un rendement plus efficace.» (Lettre du 5 /11 /61.)

Mais Freinet n’était pas seul. Sans Elise, le Mouvement de l’Ecole Moderne se serait-il développé aussi harmonieusement? Elle était en relation dialogique avec Freinet, c’est-à-dire: complémentaire, contradictoire et opposée. Et c’est cette dialectique, cette unité des contraires qui a permis au mouvement de se développer.
Freinet était d’origine paysanne. Il était essentiellement pragmatique. Il ne s’engageait jamais dans une voie qui ne conduise à la concrétisation de l’action et de l’efficience. Sa parole, son activité avaient toujours pour fin un acte nécessaire et utile. Et c’est cet engagement qui l’a rendu si grand.
Elise était fille d’enseignant. Elle appartenait à la classe moyenne. Son horizon culturel était très ouvert. C’était une intellectuelle et, plus encore, une artiste.
Cette prédisposition ne l’empêchait d’ailleurs pas de s’occuper des questions matérielles quand c’était nécessaire.
Son champ principal d’activité était l’expression et la créativité, cependant que Freinet s’intéressait surtout à la communication, à l’étude de l’environnement, à l’organisation coopérative de la classe... Au cours des années, ils sont restés par nature distincts l’un de l’autre. Mais ils ont travaillé à une recherche de vérité et d’efficacité en s’appuyant l’un sur l’autre.
Edgar Morin dit qu’un tourbillon ne se crée et ne survit qu’à la rencontre de deux flux de sens opposés.
Le Mouvement s’est construit au départ sur le «tourbillon» du couple Freinet. Puis, il s’est agrandi d’autres tourbillons sur les plans national et international.
Grâce à Elise, l’intensité, l’extension de l’expérience, les magnifiques résultats obtenus en art enfantin ont permis de confirmer la justesse de la théorie de Freinet sur le tâtonnement expérimental et sur l’apprentissage. Renforcés par cette expérience réussie, nous avons poursuivi avec encore plus de détermination nos recherches dans les autres domaines.
Mais rien de ce qui précède ne s’est fait tout seul. Pour toute autre personne qu’Elise, la difficulté serait apparue insurmontable. Comment a-t-elle pu croire que, malgré le vécu artistique médiocre des enseignants de ce temps, il ait pu subsister chez certains quelque lueur non encore éteinte? Durant notre scolarité, le souci de l’art - et encore moins celui de l’art libre - n’existait pas. Et c’était avec ces personnes en friche qu’il fallait mener la bataille indispensable! On ne peut imaginer la somme des initiatives qu’Elise a dû prendre. Son rôle déterminant en cette affaire ne saurait souffrir aucune contestation.
Mais sa fonction critique est plus difficile à cerner. Elle a été le témoin constant de Freinet. Il pouvait s’appuyer sur une critique de totale sincérité. Après quoi, il se déterminait en toute responsabilité.
Aussi, on ne saurait parler d’une pédagogie Elise à côté d’une pédagogie Freinet, mais d’une tendance Elise avec une dominante artistique.
Aujourd’hui, cette dimension que nous avons par trop négligée, devrait reprendre davantage droit de cité dans l’école et la société. Et c’est le meilleur de ce que nous avons à offrir à nos enfants et à nos adolescents dans notre époque si déboussolée.
Paul Le Bohec

Pendant une bonne partie des années 50, en compagnie de mon ami Victor Pastorello (hélas! décédé), grande figure varoise du syndicalisme et de la pédagogie Freinet, parfois renforcé de la présence de François Simian, j’ai assumé, chaque année, la tâche de «commissaire aux comptes» de la C. E. L.
Arrivés en milieu de matinée à Cannes, nous nous rendions au Suquet où se trouvaient alors les locaux de la C. E. L. - et la fameuse table!- et où nous attendaient l’expert-comptable et Freinet.
Et là, comme aujourd’hui l’ordinateur débite les données qu’on lui a fait engloutir, Freinet nous dévoilait les secrets de la Coopérative: trop grande abondance des stocks, déséquilibre des résultats, ce qui rapportait (B. T., Educateur...), ce qui coûtait (production de matériel pédagogique...), nécessité d’emprunt, etc... Tout était fiché dans sa tête et, en gros, bien sûr, il connaissait les balances de chaque chapitre, prévoyait avec justesse les rentrées et sorties d’argent, l’évolution des ventes et de la production, bref, se conduisait en parfait gestionnaire. Il s’agissait tout de même d’une entreprise dont le chiffre d’affaires débordait le milliard de francs de l’époque. A méditer.
Lorsque nos camarades italiens pratiquant les techniques Freinet décidèrent de tenir Congrès dans la petite république de San Marino, nous jugeâmes, MmeJardin et moi-même, opportun de nous y rendre. Le voyage s’accomplit sous une pluie battante. A Savone, peu avant Gênes, sous un véritable déluge, j’aperçois au bord d’un trottoir,- oh! surprise!, Célestin Freinet soi-même! Du coup, halte.
- «Que t’arrive-t-il? Que se passe-t-il?
- Nous venons d’avoir un accident de voiture, nous répond Freinet.
- Grave?
- Pas pour les personnes. Mais la voiture nécessite un passage chez le mécanicien et nous ne l’aurons pas avant demain ou après demain.
- Que faire? Nous t’emmenons?
- Non. Nous retournerons, Baloule et moi, à Vence dès que possible. Mais toi, tu vas à St Marin? Eh bien! tu me remplaceras là-bas.»
Et voilà comment nous fûmes reçus à San Marino avec honneurs et déférence, gratuitement logés et très sollicités pendant tout le séjour. Mais je dus me refendre de quelques discours officiels. Et nos amis italiens, à l’évidence, ont beaucoup perdu au change...
Raymond Jardin


Il n’est pas question de donner le vade-mecum du parfait disciple de Freinet. Freinet ne fut jamais le gourou à la parole indiscutable (...)
Au congrès qui suivit le décès de Freinet, le président de la C.E.L. demanda la traditionnelle minute de recueillement «après la perte d’un père que Freinet avait été pour nous tous». Cela m’agaça car, pour moi, Freinet n’a jamais été un père, qu’il aurait pu être vu son âge ; il a été l’aîné à l’écoute du plus jeune qu’il encourageait à toujours pousser plus loin sa réflexion, son action. Freinet, avec ses élans et ses erreurs, dans sa pratique et ses convictions, menant une permanente expérimentation et nous entraînant sur le chemin où il allait en éclaireur, nous apprenait à aiguiser notre attention, éveillant notre lucidité, soutenant notre réflexion pour mener à bien notre travail d’éducation, pour les enfants de nos classes, mais aussi éducation de nous-mêmes.
Freinet m’a aidé à être un instituteur lucide, l’esprit toujours en éveil, praticien lucide en même temps que citoyen lucide: citoyen, car il y eut toujours, avec lui, le sens du collectif dans la solidarité.
Fernand Lecanu

En 1962, le premier congrès de Caen me donna l’occasion de connaître Freinet. J’appréciai tout de suite sa simplicité, son enthousiasme, ses relations avec les congressistes, et je compris que l’esprit de sa pédagogie correspondait à ce que je recherchais: ouvrir la classe sur la vie, établir des relations adulte-enfants et non maître-élèves. Dès lors, je m’investis davantage dans les techniques qu’il préconisait. Ma première vraie rencontre avec Freinet eut lieu en 1965, au congrès de Brest. Ayant appris que j’exerçais alors dans une classe de Transition, classes qui venaient d’être créées, Freinet me rencontrant dans un couloir, me prit par l’épaule et me demanda de venir parler avec lui. Moment de surprise et aussi d’émotion: Freinet, pédagogue connu dans le monde entier, s’adressait à moi, jeune instituteur sans beaucoup d’expérience! L’entretien porta sur la pédagogie de groupe que je pratiquais, sur les difficultés que je rencontrais ; il me donnait son avis, me conseillait, s’interrogeait sur la pédagogie à mettre en œuvre avec ces enfants n’ayant pu, ou n’ayant voulu, entrer en classe de sixième.
Pierre Legot

Dès 1948, j’entrai en contact épistolaire avec Freinet, que seul sa mort a interrompu. Nous discutions en toute franchise de toutes les questions de politique, de religion, des opinions humaines et professionnelles, des expériences. Quoique notre première rencontre n’eut lieu qu’en 1956 au congrès de Bordeaux, je profitais très largement des conseils de Freinet qui avait le même âge que mon père.
Hans Jörg

Le chemin du Pioulier tourne et vire pas mal entre les champs en pente, d’œillets et de roses. Michel, mon mari, conduisait journellement autos et gros véhicules dans les rues de Marseille. Pourtant, jamais je ne l’ai vu aussi saisi que quand Freinet était au volant de sa 403 - Tournants, carrefours... quel Fangio c’était!
- «Mais, Freinet? Comme vous y allez!
- Oh! répondait Freinet, je connais tous ces coins, tu sais alors...»
(...) Freinet avait une vue profonde et juste de ces «fonds secrets» de chacun, si différents, mais si prometteurs.
Qui ne l’a pas vu, l’air de rien, dire à celui qui parlait avec faconde: «Toi, là-bas, qui parles si bien des choses, tu peux peut-être réunir ceux qui aimeraient bien voir ta classe, tes inventions, tes créations....»
Mais à celui qui arrivait les bras chargés de feuilles des enfants, et d’outils de sa fabrication et de bandes enregistrées....
- «Toi là-bas, qui te caches derrière le pilier, avec tes richesses, si tu nous expliquais un peu..., sous entendu: le pourquoi et le comment...».
J’ai toujours admiré cette incitation pleine d’attention, et souvent avec un brin d’affectueux amusement. J’ai toujours pensé que Freinet avait dans la queue de l’œil, la même malice que Brassens.
Cette considération que Freinet avait de l’autre nous touchait. Son respect de toute vie, sa disponibilité éclairaient propos et gestes... C’était bien au delà de la substantifique moelle de la pédagogie.
Paulette Quarante

J’ai pratiqué un peu la correspondance et très timidement. En 1952-1953, j’ai parlé à Freinet de quelques contacts avec la Chine - la reconnaissance diplomatique date de 1964 -. Peu de temps après, une circulaire m’apprend que je suis responsable des contacts avec la Chine. Pas moins!!
François Fergani

J’observe que les Sciences de l’Education ont très souvent redécouvert, avec leurs outils, leurs méthodes, leurs mots un peu savants ce que les praticiens-chercheurs de l’E.M. et de sa mouvance mettent en œuvre quotidiennement dans les classes depuis des décennies. Citons au hasard: «la dictée à l’adulte!», fondement de la méthode naturelle de la lecture / écriture ; «la situation-problème», base de l’appréhension expérimentale et tâtonnée, par l’enfant, du complexe, autrement dit, de la vie du réel ; «l’évaluation formatrice!» qui fait appel à l’auto-correction, l’auto-évaluation par l’enfant de son travail et de ses acquis. Célestin Freinet, lui, osait théoriser dans une langue populaire. Il abusait de la métaphore pour le plus grand plaisir du lecteur, mais parfois, bien sûr, au détriment de la rigueur de la démonstration ; il appuyait toutes ses théories sur des observations que chacun pouvait faire et sur sa pratique professionnelle d’instituteur. Pire encore, plutôt que de tirer profit de ses découvertes théoriques et techniques, il consacrait une grande part de son énergie et de ses moyens financiers à en faire bénéficier les autres qui plus est, sous forme mutualiste et coopérative... Bref, voilà bien quelqu’un qui n’entrait pas dans les règles du jeu de la recherche universitaire. Et comme, de surcroît, il était porteur d’un projet social et politique l’amenant à dénoncer vigoureusement tout ce qui lui semblait contraire au bien de l’enfant, il n’en fallut pas plus pour que l’effet boomerang se fasse sentir...
N’ayant plus cours la dernière semaine de juin, je continuai à m’imprégner concrètement de l’esprit et des techniques Freinet à l’Ecole du Pioulier où je fus rapidement mis en situation d’intervenant, d’ailleurs. J’eus également le plaisir de rencontrer Célestin Freinet qui m’accorda un entretien. Si trois décennies ont rendu incertain le souvenir de la teneur de l’échange, je me rappelle en revanche très facilement l’homme chaleureux dont la simplicité contrastait avec la grande richesse intérieure. J’avais aussi été marqué par sa fatigue et ses difficultés respiratoires. Mais j’étais surtout heureux de savoir que cet échange allait être suivi de nombreux autres, dès l’automne. C’est en tout cas sur cette perspective que nous nous étions quittés. Hélas, la Camarde en décidera tout autrement, le 8 octobre.
Jacques Jourdanet

Le 8 avril, mon fils est mort. Et là je voudrais insister sur le côté humain inégalé de Freinet et d’Elise. La pédagogie c’est une chose. Mais, dans chacune de leurs lettres, ils trouvaient, le temps d’un paragraphe très affectueux, le moyen de dire bonjour à ma nièce, à M. Champagne, le maire, de parler du chat de la maison, d’évoquer la personnalité de mon frère... Et, bien sûr, à l’occasion de nos deuils ou de nos ennuis, nous avons eu des lettres personnelles de Freinet et d’Elise qui montraient un cœur formidable. C’est sans doute ce qui m’a enchanté le plus chez Freinet et Elise, et ce qui peut-être a marqué le plus les gens, cette part d’affectif qui faisait de nous un mouvement très particulier. C’est toute une époque. Pour moi cette affectivité a joué un rôle considérable. Ce qui n’a plus été le cas dans les générations suivantes.
René Hourtic

Freinet aurait pu n’écrire que des livres, en autodidacte de génie qu’il était, exposant dans un style d’ailleurs excellent, où l’anecdote si proche parfois de la parabole éclaire la pensée, ses observations, déductions, généralisations. Il serait un des nombreux théoriciens, et non des moindres, dont nous ne savons pas faire fructifier l’héritage. Il a préféré être maître-d’œuvre, chef d’études et chef d’atelier d’un vaste chantier de pédagogie.
Il parlait, loin devant nous, en visionnaire, puis revenait vers les infirmes que nous sommes, nous tendait une main secourable, nous invitant à le rejoindre, et suscitant la création, l’utilisation, l’amélioration, la modification constante des outils de travail, leur adaptation jamais achevée à un monde en perpétuelle mutation.
Et des tâtonnements, des essais répétés, des discussions, échanges, de toute cette vie coopérative bouillonnante, naissaient chaque jour des progrès.
Freinet nous a donné, en le motivant, le goût du travail coopératif et de la vraie culture.
Il a tissé un réseau d’amitié dans le travail (aller ensemble vers un but commun) entre des milliers d’enfants et éducateurs du monde entier.
Peu d’hommes ont été, plus que Freinet, fidèles à leur idéal. Il nous laisse un héritage prestigieux. Pour terminer, je citerai Mr Vial: «Freinet est mort. Il est des morts qui vivent, - Intensément -».
(...) Nous nous garderons bien d’oublier, dans cette évocation d’un grand disparu, Elise, sa compagne courageuse, qui a accepté les tâches les plus humbles, les besognes les plus pénibles, les plus rebutantes, à l’Ecole Freinet et à la CEL pour que vive et prospère la grande œuvre entreprise, Elise, l’artiste au cœur pur et exigeant, qui nous a initiés au merveilleux de l’Art enfantin.
Une exposition artistique «Ecole moderne, Pédagogie Freinet» est un phénomène unique dans l’école populaire française et même mondiale ; un sujet d’étonnement, d’incrédulité, un éblouissement. C’est un chant d’espoir, d’amour, de confiance en la vie et en l’homme que les servitudes d’une société marâtre et trop contraignante n’ont pas encore abêti.
Marie Cassy

Je me suis souvent exprimé sur Freinet et je serais incapable de résumer tout ce qu’il m’a apporté. Si je ne devais retenir qu’un seul point, ce serait son appui systématique sur le positif. Non pas un optimisme de façade qui aurait mal cadré avec son bon sens paysan, ni une autosuggestion volontariste répétant que tout va bien, même quand on sent que tout va mal. Il s’agissait pour lui de retrouver le seul socle solide sur lequel on pourrait construire.
Je me souviens qu’à son école de Vence, tout jeune enseignant sans expérience(dans aucune forme de pédagogie, je devais faire face à des cas particulièrement difficiles d’enfants dont le parcours éducatif était déjà marqué profondément par l’échec, la détresse ou le rejet. Un optimisme de principe n’aurait pas tenu plusieurs jours devant certaines réactions d’apathie ou d’agressivité qui avaient de quoi désespérer les meilleures volontés. Freinet ne nous servait jamais le couplet de «l’amour des enfants», car il savait que ça ne se décrète pas et que d’ailleurs certains enfants sont tellement démolis qu’ils seraient tentés de mordre ou de griffer la première main qui se tend vers eux. Il essayait de nous faire comprendre que, dans toute situation, on ne peut construire que sur le positif.
Il ne cherchait pas à nier ou à ignorer les aspects négatifs, parfois aveuglants d’évidence, mais il nous disait: «Ce qui est négatif, tu ne peux rien en tirer, tout au plus éviter de l’aggraver. La seule chose que tu puisses faire, c’est de rechercher quelques points positifs, si ténus soient-ils, t’appuyer là-dessus et travailler à les développer sans te préoccuper d’autre chose, sans comparer à ce que tu aurais souhaité obtenir. Et tu verras que, sur cette base, tu pourras construire quelque chose qui s’amplifiera et réduira progressivement la part du négatif. Tu seras parfois surpris de résultats inattendus, mais de toute façon tu n’as pas d’autre solution, alors n’attends pas, laisse de côté tout a- priori, recherche ce qui reste positif et construis dessus.»
Il faut reconnaître que, même devant des cas très difficiles, cette démarche nous permettait d’abord de ne pas désespérer nous-mêmes, de découvrir des zones positives que nous n’avions pas soupçonnées et de nous rendre compte qu’effectivement, en construisant sur elles, nous parvenions à des modifications de comportement, tant caractériel qu’intellectuel et scolaire, au-delà parfois de ce que nous aurions osé espérer. Certes, il serait ridicule de laisser croire à des miracles, mais tout simplement des jeunes se surprenaient à reprendre courage et confiance en eux-mêmes. C’est cette démarche vécue auprès de Freinet qui m’a orienté vers les cas les plus difficiles dans ma carrière d’instituteur spécialisé.
Je m’aperçus ensuite que cet appui sur le positif, si faible paraisse-t-il par rapport au négatif qui le submerge parfois, était pour Freinet bien plus qu’une attitude éducative, mais une véritable technique de vie qui lui avait permis de surmonter des épreuves dont on a peine à mesurer l’ampleur: sa blessure de guerre dont seuls les intimes savaient la profondeur, les autres l’oubliant devant le dynamisme du «mutilé», l’affaire de Saint-Paul où la violence avait atteint un degré incroyable, un internement de 1940 dans l’arbitraire total, les attaques les plus injustes de son parti dans les années 50. Chaque fois, alors que tant d’injustice semblait s’acharner contre sa personne, au lieu de se laisser engloutir ou de s’enliser à lutter sur le terrain du négatif, il avait su retrouver les points positifs sur lesquels il allait reconstruire, en repartant parfois de presque rien.
On pourrait faire l’apologie de son courage. Je crois plus juste de parler de la démarche réaliste qu’il semble avoir acquise dans l’enfance. Alors que d’autres auraient désespéré pour beaucoup moins, il a trouvé chaque fois la force de repartir, non pas comme auparavant, mais mieux et plus loin. Si je ne devais retenir qu’une seule leçon de lui, je pense que ce serait celle-là, car elle ne concerne pas seulement notre classe mais toute notre vie.
Michel Barré

Ce qui me sensibilisait particulièrement, c’était l’engagement social de Freinet, indissociable de son engagement pédagogique. J’avais été très émue d’apprendre qu’il avait accueilli dans son école de Vence des petits réfugiés de la guerre d’Espagne. En effet, ayant dans mon enfance accompagné ma mère, militante syndicale, à des meetings pour le soutien à la République espagnole, ce drame m’avait beaucoup marquée et il était important pour moi que le couple Freinet ait payé de sa personne pour sauver des enfants. Lors de mes séjours ultérieurs à Vence, des conversations avec les voisins d’origine espagnole me confirmèrent la réalité profonde de cet engagement.
Freinet cherchait des volontaires pour encadrer la colonie de vacances de Vence pour l’été 53. Cela me tentait et Michel m’encouragea à poser ma candidature mais, comme j’étais totalement inconnue, - je n’avais été que l’une des nombreux congressistes de Rouen -, je lui avais demandé d’écrire à Freinet. Ce qui me surprit fut, en réponse, la responsabilité que ce dernier me confia aussitôt. Des petits Parisiens devaient faire le voyage de nuit et il me demanda de me charger de les prendre auprès de leur famille et de les accompagner jusqu’à Vence. Dès mon arrivée à l’école Freinet, j’étais considérée par lui comme si j’en faisais partie depuis toujours, au même titre que des camarades plus chevronnés. On n’avait pas à faire ses preuves avant d’être intégré, on était immédiatement dans le bain au sein d’une équipe.
Jamais je n’avais ressenti à ce point la confiance faite d’emblée, une confiance qui provoquait aussi une responsabilité que l’on n’aurait pas voulu trahir. Je crois que cette confiance a priori qu’il témoignait aux enfants comme aux adultes explique qu’un si grand nombre ait donné sans compter le maximum de soi-même pour s’en montrer digne.
Micheline Barré