les Amis de Freinet
le mouvement Freinet au quotidien
des praticiens témoignent
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Pratiques dans nos classes
Il nest pas possible dévoquer la pédagogie Freinet sans aborder le quotidien de la classe.
Ayant compris que lefficacité et la cohérence de cette pédagogie passaient par un matériel adapté, jinvestis un mois de salaire dans des outils acquis à la C.E.L.: imprimerie, limographe, collection des «Bibliothèques de travail», matériel de linogravure et de peinture, supports auto-correctifs dapprentissages individualisés... Et je me lançai sans écouter les conseils de prudence de Freinet lui-même: «Ne vous lâchez jamais des mains.... avant de toucher des pieds! Cest une grande loi psychologique du tâtonnement expérimental... Les audacieux espèrent se cramponner des mains assez longtemps pour rebondir sur leurs jambes en tombant. Sils se trompent, cest la catastrophe. La même loi est valable en pédagogie... Vous ferez comme lexcursionniste qui veut avancer et monter, certes, puisque la destinée de lhomme est de toujours partir à la conquête dun morceau de ciel bleu tentant au-dessus de la ligne des montagnes. Vous suivrez les sentiers battus le plus longtemps possible, tant quils mènent dans la direction désirée... Et vous attaquerez les difficultés sans vous lâcher des mains, solidement liés à la cordée qui vous ramènera, sil le faut, non sans quelque brutalité, sur le terre-plein doù vous pourrez à nouveau repartir pour linéluctable conquête.»
Mon attitude pourrait paraître irresponsable. En réalité, javais minutieusement «préparé mon excursion» et métais «encordé» puisque jallais rester en liaison étroite avec des collègues chevronnés.
Jacques Jourdanet
Une fois la classe organisée, nous imprimons notre premier journal scolaire, «Ilsard», illustré au texticroche et au limographe ; ce N°l paraît en octobre 1962. Plus tard, lorsquil devient plus volumineux, M. Batlle en crée un second «Engolasters». De jour en jour, lexpression écrite saméliore grâce aux nombreux textes libres, fichiers auto-correctifs, bandes enseignantes, bibliothèques de travail, correspondance... Celle-ci est toujours enrichissante, et nous avons la chance, par surcroît, de correspondre avec des maîtres chevronnés, lAndorre présentant pour eux, un certain attrait. Cécile Cauquil, en particulier, nous apprend de nouvelles techniques de dessin, peinture, illustration des lettres et des albums: surtout, de merveilleuses frises que les enfants sempressent dimiter, puis den créer à leur tour.
Stimulés par la réalisation des journaux et des albums, les enquêtes, les réunions de coopérative, la correspondance et les liens affectifs qui se créent, les activités artistiques et manuelles: tapisseries, peintures, monotypes, linogravure, pyrogravure, filicoupeur.. petit à petit, au fil des jours, les enfants sépanouissent, participant activement et avec plaisir, à toutes les disciplines.
Je garde de ces années-là, des souvenirs indélébiles, sans oublier les voyages-échange: Iaccueil des corres., toujours si cordial, chaleureux, en Ariège, Aube, Aude, Gironde, Landes, Pyrénées Orientales, Tarn... Ces échanges sont pour tous une source de joies, dapports culturels, dineffables contacts humains. Je nai quun regret: celui de ne pas avoir connu plus tôt ces méthodes de travail.
Françoise Marti
Puisque je me suis intéressé surtout à limprimerie à lécole, jai cherché contact avec des écoles françaises et belges pratiquant la méthode Freinet. Jai reçu régulièrement des journaux scolaires que jai lus avec une chaude attention. Ce que jai constaté: les petits textes sont dune sincérité touchante et dune vérité visible.
Entre temps limprimerie à lécole avait fait ses débuts dans notre pays. Un jour, jai été accueilli dans la classe du collègue Roger Spautz de Wiltz. La salle de classe ressemblait plutôt à un atelier avec son matériel: casses scolaires Freinet avec les caractères, composteurs et porte-composteurs, presse à volet. Le collègue Spautz, qui lui-même avait fait quelques stages à lécole de Vence, ma parlé des avantages et des désavantages de la pédagogie Freinet. Jai vu les enfants au travail et jai été frappé par leur facilité dexpression. Même la grammaire était devenue active et motivée. Après des visites dans dautres classes Freinet, jai pris la décision dintroduire limprimerie dans mes classes.
Sachant les ressources de la commune peu florissantes, jai tâché, avec laccord et laide de ma collègue à Rosport, Mademoiselle Gillen, dorganiser une séance de théâtre dont le bénéfice servirait à faire les premiers achats. Aidé et conseillé par le collègue Spautz, jai fait ma première commande: presse à volet, polices de caractères, composteurs, rouleaux à encrer, feuilles de papier et autres petits accessoires. Au début du mois de mai 1960, les classes de Rosport étaient munies dune imprimerie. On installait les différentes casses avec les caractères dans les deux salles ; la presse à volet fut placée dans une chambre à part. Le 20 mai 1960, le premier texte, rédigé et imprimé par les enfants, sortit de presse. Ce fut un texte allemand, portant le titre: «Meine Schildkrote» - Ma tortue - lauteur était Patrick Sadlo.
Le journal scolaire «La Source» existe depuis 1960. Le journal est avant tout un recueil de textes libres denfants. Par le journal, les moments «mémorables» de la vie de classe sont fixés définitivement sous une forme qui défiera les ans, comme ces photographies de famille dont la lumière des années ne parviendra plus à effacer les traits. Dans le journal, en dehors des textes libres, il y a des poèmes, des pages de la vie de classe, des comptes rendus de visites, de voyages collectifs, denquêtes.Et puis il y a la page de la vie locale et la page des correspondants. Le tirage de notre journal se fait à cent exemplaires. Le journal se vend parmi les élèves eux-mêmes et les habitants du village.
Aloyse Steinmetz
En 1948, jai repris un poste en octobre: institutrice -Directrice dune école de filles de 4 classes où jai pu morganiser pour travailler partiellement Ecole Moderne Freinet dans la classe de Fin détudes malgré les réticences de mon Inspecteur Primaire. Coopérative scolaire dans ma classe, ébauche dans lécole où les autres maîtresses restaient très traditionnelles. Correspondance interscolaire selon lorganisation mise au point par le camarade Alziary qui a suivi mes efforts et ma attribué des classes de régions différentes pour motiver au maximun létude du milieu. Journal scolaire avec échanges. Plans de travail selon Educateur et BEM avec ébauche du travail individualisé grâce aux BT et au Fichier scolaire coopératif ainsi quaux fichiers autocorrectifs de Roger Lallemand.
Lannée scolaire 49-50 a été particulièrement riche en réalisations. Les forêts de la commune, mitraillées par les batailles, ravagées par un insecte vorace, le bostryche, ont fait lobjet de coupes nombreuses et il sest installé dans la vallée de nombreuses scieries volantes en plus des vieilles industries du bois existantes. Cela ma fourni un complexe dintérêt comme on disait alors, qui a duré toute lannée. Freinet a suivi notre travail de près et ma apporté encouragements et critiques par des lettres fréquentes, me demandant des comptes rendus détaillés et une réflexion sur ma pratique qui allait au gré de létude du milieu très riche.
Je trouvais formidable quil sintéresse ainsi à mon travail et me fasse participer à la recherche en cours.
Jai eu à réfuter plusieurs fois ses accusations de scolastique, notamment dans la nécessité que jéprouvais davoir des textes dauteurs en appui aux textes libres délèves. Jai eu par la suite, la satisfaction de voir arriver les SBT sur ce sujet.
Je pensais que travailler à lavènement dune société future nexcluait pas une certaine adaptation aux contingences présentes et mon engagement social et syndical me rendait particulièrement sensible au drame naissant de la crise du textile. Plus de perspective dembauche à 14 ans de mes filles dont à peine 1/10ème partaient en 6ème à lissue du CM2. Je me devais de préparer sérieusement le CEP ou les bourses 2ème série ou lentrée en centres dapprentissage hors de Bussang, ce qui entraînait un certain bachotage malgré les fichiers autocorrectifs. Je devenais critique face aux aspects un peu trop bucoliques de la pédagogie recommandée dans lEducateur.. les problèmes des écoles de ville allaient y apparaître.
Yvonne Humm
Avec mes petits de classe enfantine, je tâtonnai longtemps en Art Enfantin. Tous ces balbutiements qui durèrent des années se soldèrent par plus ou moins déchecs et de réussites pour nous mener enfin, comme aimait à le dire Elise, à une voie royale où ma classe, devenue entre temps un C.P.- C.E.l- C.E.2, se mit à produire, sans autre stimulation quun matériel impeccable et un intérêt très vif de ma part, des uvres dont la variété, les dimensions, linspiration me coupaient le souffle et dépassaient de bien loin mes très modestes capacités artistiques. Heureusement que la règle était de ne conseiller ni thème, ni trait, ni couleur. En le faisant, jaurais étouffé à coup sûr les imaginations qui avaient su se débrider.
Je ne suis pas arrivée seule à lancer ma classe. Elise ma longtemps accompagnée. Ce fut dabord lenvoi pour critique de nos petites peintures. Puis, avant le congrès dAngers 1949, elle lança à tous un appel pour une exposition dalbums denfants: «Il faut que nous ayons là-bas un beau stand susceptible de faire sentir aux visiteurs la fertilité, la fraîcheur, léclat du génie enfantin... Le dessin, les couleurs parachèvent le texte...»
Le bain de mer forcé de son petit chat que Guy-Guy nous raconta nous fournit le texte dun album que la classe illustra parfaitement et que jemportai à Angers. (Je lai encore).
Elise et Freinet sen enthousiasmèrent. Le 13/12/49, elle mécrivait:
«Freinet vous demande comme une grâce de nous laisser encore un peu vos albums» La classe de Paul avait aussi présenté son «Jean-Marie Pen-Coat» déjà édité en «Enfantines».
Mais une plus belle récompense nous attendait: «Le petit chat au bain de mer» parut peu après en numéro 1 dune nouvelle collection CEL en couleur dalbums denfants par des enfants qui devait durer quelques années. Cétait une première et, pour moi, une totale surprise et un immense encouragement.
Je dois au stage de Boulouris (1956) que Freinet et Elise animèrent, ma prise de conscience claire de lArt Enfantin. Elise faisait peindre enfants et adultes et partait en guerre contre le «pompier»:
«Ces dessins pauvres et secs, sans chaleur ni tendresse... Maisons tracées à la règle, hommes réduits à une anatomie sommaire... arbres aux toujours mêmes branches rayonnées... fleurs stylisées sans grâce...».
Elle lui opposait:
«La création originale, inédite, chargée daffectivité et de caractéristiques personnelles dans la ligne, la mise en page, dans larabesque... («Lenfant artiste» CEL 1963).
Elle cingla dun «Le pompier, cest vous» la malheureuse qui avait posé une question par trop stupide. Elle voulait à tout prix sortir de lornière «lindécrottable primaire». Aujourdhui encore, elle trouverait à semployer.
Dès 1949, elle sétait attelée à cette immense tâche et la poursuivit sans relâche jusquau début des années 60, par des cahiers de roulement et des chaînes dalbums. Les premiers traitaient de théorie, les secondes présentaient des réalisations de classes.
Pour déscolastiser le dessin et la littérature enfantine, elle sacharnait à travers ces pages à pourchasser les poncifs, à secouer les inerties et les timidités, à fustiger les irresponsables qui laissaient traîner ou ségarer un cahier..
Ses contraintes déditions pour «La Gerbe», «Les Albums dEnfants», la revue «Art Enfantin» nétaient pas toujours comprises, non plus que ses nécessaires exigences pédagogiques.
Elle maintenait haut sa pédagogie de subtilité et nous étions nombreuses à la suivre.
La classe maternelle au travail dHortense Robic que je visitai à Naizin, puis, à Saint-Cado (Morbihan) me stupéfia et me fit faire un grand bond en avant. «Un dieu est en elle», avait dit une inspectrice.
Cétait si vrai que je nai jamais retrouvé mieux que ce petit univers chatoyant et laborieux où les petits de 2 à 5 ans maniaient avec le même bonheur: pinceaux, aiguilles, ciseaux, marteaux...Voici ce quen écrit Freinet, le 5 novembre 1961:
«Je ne métonne pas que la visite de sa classe ait fait avancer ton évolution. A voir les productions dHortense, on pourrait croire quelle nest quexpression libre, disons anarchique, non codifiée. Or, cest Hortense qui, parmi les écoles maternelles, a lorganisation du travail la plus parfaite. Jai vécu quelques jours dans sa classe et jai admiré le soin quelle apporte aux outils et à lorganisation du travail. Quand les enfants rentrent dans la classe, tous les outils sont prêts. Les enfants peuvent se mettre au travail. Hortense na à peu près rien à dire. Elle na quà aider ses élèves au travail».
Mais dautres noms de petits pays devenaient des symboles: Augmontel - Tarn - (Cécile Cauquil), Saint-Benoît - Vienne, (MadameBarthot), Pitoa - Cameroun - (Lagrave) et tant dautres qui se mirent à remplir la revue «Art Enfantin», les expositions, dans une profusion de lignes et de couleurs ; avec le moment fort de la «Maison de lEnfant» du premier congrès de Nantes (1957).
La peinture enfantine a été le meilleur de ma vie denseignante. Outre la joie quelle ma donnée, elle ma permis de mesurer dans quel état de sous-développement lécole traditionnelle abandonnait les enfants. Car ce que lart enfantin mavait démontré était transposable à toutes les activités scolaires. Et cest à Elise que je devais cette conscience-là.
Mais je serais tentée de croire quElise elle-même a aussi appris en avançant avec nous. Le filon quelle avait découvert était plus riche quelle ne lavait sans doute dabord pensé. Comme nous, elle sémerveillait des productions, de plus en plus riches, des «classes-artistes» dont sa propre école.
Le 10 juin 1961, elle nous exprimait son enthousiasme: «Nous sommes actuellement plongés dans laménagement de notre musée de Coursegoules. Nous sommes envoûtés et pensons céramique... Ce sera un succès que notre maison. Que denseignements pour moi, en cette fin de carrière! Chapeau devant lenfant!».
Mais cétait elle «linventeur». Elle qui, la première en France, avait porté le pic dans la veine en nous invitant à limiter. Il ne faudrait jamais loublier.
Je nen étais pas restée à lart enfantin. Dès 1949, ma classe pratiquait le texte libre que javais abordé sans appréhension, croyant que: papier + crayon = texte libre. Lexploitation que javais vue en faire Madame Veillon, dans sa démonstration du congrès dAngers: vocabulaire par la chasse aux mots, grammaire, orthographe... bousculait la tradition mais ne meffrayait pas trop.
Jen serais peut-être restée longtemps à ce stade du texte narratif dont on usait ensuite plus ou moins traditionnellement, si je navais vu naître dans la classe de Paul, à lécole des garçons, des textes qui, par leur fantaisie, leur poésie, lexpression directe ou indirecte dune joie ou dun tourment me firent minterroger sur cette mise à la liberté qui avait si bien porté ses fruits dans mes ateliers artistiques. Mais il mapparaissait clairement que les enfants naccèderaient pas spontanément à cette liberté. Là, non plus, il ny aurait pas de miracle si je ne men mêlais pas. Il fallait un apprentissage, un certain forçage, la nécessaire prise de conscience par les enfants que, non seulement, ils avaient des yeux pour voir, mais une vie intérieure pour sentir et ressentir. Et que ce quon sent et ressent, on peut lécrire.
Je me donnais alors le droit, sans culpabiliser vis-à-vis dun idéal de liberté formelle, dexiger deux un texte obligatoire, à heure fixe. Seule liberté: le thème.
Cest ainsi que par un tâtonnement semblable, mais bien plus rapide que celui que nous avions connu en art enfantin, la classe entra dans le texte libre libre qui méritait son nom parce que les enfants avaient appris à ouvrir en grand léventail de toutes leurs possibilités, dans une véritable liberté dexpression quils avaient conquise.
«Je crois que les perles sont des petits enfants. Je leur parle à mi-voix. Si quelquun mécoutait, il ne comprendrait pas ce que je dis parce que je parle le langage des perles aux perles.» N 8 ans.
«La Terre sest faite entre elle. Elle se guérit de sa fatigue. Elle est très fatiguée à force de tourner sur elle-même. Un jour, elle tombera, tombera. En tombant, elle tournera et des millions, millions de gens vont mourir en quelques instants. Ces pauvres gens qui navaient rien fait. Ça aussi, cest lavenir. Ça se fera, ça ne se fera pas. Je ne sais pas si la Terre tombera un jour. Tomberas-tu? Tomberas pas? Terre dure, Terre molle.» F. 9 ans.
Il y en eut des centaines de cette veine...
Je ne me lançai quen 1960 dans la méthode naturelle dapprentissage de la lecture. Je comptais sur ma longue expérience du C.P. pour pouvoir, au besoin, redresser la barre. Car je ne pouvais me permettre déchouer. Pour les enfants dabord. Ensuite pour le bon renom de lécole laïque. Et, enfin, pour moi-même à qui les collègues nétaient pas prêts à faire de cadeaux. Je dis donc adieu à lennuyeux «Poucet» et son écureuil. Un adieu définitif. Désormais, lapprentissage se fera sans livre, à partir des textes denfants. Et tout se passera bien.
Jeannette Le Bohec
Pour lapprentissage de la lecture et pour diffuser le journal scolaire, limprimerie était indispensable, je rédige le télégramme suivant adressé à la C.E.L. à Cannes:
«Envoyez police C. 14 - Composteurs - Casse - urgent - Ecole Neublans». Ce texte est refusé, mais le postier le renvoie après nous avoir consultés et vérifié que rien danormal nétait survenu à lécole. Nous avions déjà une presse et une police avec des caractères plus fins, nous allions pouvoir réaliser notre premier journal imprimé avec les petits et les grands élèves.
Nous échangions nos journaux avec des classes dAlsace, de lAube, du Midi. Les textes libres nous apprenaient la vie dans des villages différents du nôtre. Parfois les élèves étaient très surpris. Ainsi, apprendre que dans un village du Midi, il ny avait pas une seule vache, cétait impensable pour des petits Jurassiens. De même, apprendre que la quantité de vin récoltée dans ce même village aurait pu remplir tout le volume de notre classe - 10 m x 10 m x 4m - alors que le vin récolté dans notre village jurassien atteindrait à peine 50 cm, était incroyable.
Comment démarrer en peinture sans avoir la matière première, pratiquement inexistante? Au stage de Cannes nous avions su quil suffisait dacheter chez un droguiste les poudres et pigments des peintres en bâtiment. Je préparais les peintures en les délayant avec du petit lait que la fromagerie nous donnait. Pour le blanc, nous utilisions les tubes de blanc pour les chaussures en toile!
Les enfants peignaient librement: aucun sujet imposé et aucun sujet refusé. Les enfants se sont passionnés très vite et peignaient beaucoup. Javais créé une atmosphère, une ambiance qui facilite la création. Jessayais dappliquer les principes de base de Freinet à latelier de peinture aussi: expérience tâtonnée - part du maître - milieu aidant.
Comme pour le journal, nous échangions nos peintures. Les classes du Midi nous surprenaient avec leurs envois aux couleurs éclatantes.
Chaque mois, des peintures étaient envoyées à Elise Freinet. Elles les renvoyait avec des conseils et des annotations: bien - assez bien - pompier - parfois très bien...
Madeleine Belperron
Freinet et Elise avec ses beaux journaux des Petits de lEcole Freinet, nous montraient quen classe, nous pouvions à part entière, avec les enfants, mettre en chantier un outil de libre parole et de communication: Le Journal Scolaire.
Cette petite étincelle devait allumer vraiment un grand feu!
Cétait en moi comme une grande roue qui se mettait à tourner et mentraînait dans le sens même de mes révoltes, et de mon envie de dépasser avec mes petits le cadre rigide de lInstruction Publique «Lire, écrire, compter» en y ajoutant les racines de la vie vécue, sans étouffer les élans que chacun porte en lui dans ses rêves.
A la rentrée, révolution avec mes 48 CE 2, beaux garçons remuants et pleins de feu à lidée «de faire»...quoi? Un Journal! «Près de létang», avec pour symbole, sur la couverture, le dernier né, prototype des constructions aéronautiques (nous sommes près de laéroport de Marignane): la silhouette de lHydravion géant, 6 moteurs, le S.O 200! Tant quà faire....
Le papier? Nous le ramenions fièrement par la Canebière, juché sur nos épaules. Cétaient les bobinos des quotidiens marseillais. On les allongeait en plusieurs couches épinglées. Michel les découpait à la cisaille de marine, sur la table de la cuisine.
La pâte à polycopier bave un peu à la cinquantième page... On grave bravement les linos récupérés à la B.O.A.C. compagnie daviation anglaise...On met trop dencre sur le lino de couverture... Je couds les feuilles ensemble... Et nous envoyons ce trophée, fièrement à Alziary, ce camarade au grand cur et à lil bleu, responsable des journaux. Plus tard il ma raconté quil sétait dit, en voyant ces grandes pages pas trop déquerre, ces marques dencre «je nai jamais vu un journal aussi (a-t-il vraiment dit: «minable»?) mais si riche de contenu.
(...) Lannée où Elise et Freinet avaient au Pioulier monté un four à céramique, et embauché un professionnel pour aider les enfants à démarrer, ils avaient demandé que beaucoup décoles leur envoient leurs créations, peintures ou dessins.
Nous avions posté notre provision, comme les copains. Cétait normal. On ny pensait plus....
...Freinet, devant la petite pièce de lentrée, me dit: «Viens, je vais te faire voir les belles choses quon a sorties de notre four!»
Dans ses mains, je reconnais le dessin du Santon «la femme au fagot» - la bouscatière - de notre Conte de Noël.
«Tiens, il me dit, cest ta classe, là-bas, dans le vieux chalet, à ta «Cabucelle», qui la dessiné. Je te le donne!»
Lépais carreau 25 x 25, gardait la naïveté de ses couleurs, mais il était transfiguré par le savoir faire de lartisan, qui savait manier lémail et le feu.
Je nai jamais pu dissocier lobjet du geste de celui qui me loffrait: il est des étincelles qui réchauffent, longtemps.
Paulette Quarante
Je nai jamais rendu visite à Freinet en France, mais jai échangé avec lui une correspondance intense, qui a stimulé et orienté le travail de direction pédagogique que jai réalisé de 1955 à 1963 dans lactuel Centre Infantil Helen Keller, qui soccupe de léducation des enfants aveugles et ambliopes et où, pour la première fois au Portugal, autant que je sache, ont été appliquées les «Techniques Freinet» et pour la première fois au monde, elles ont été essayées avec des enfants aveugles.
Maria Amàlia Borges
On sest toujours gardé de sombrer dans la gadgétisation, la fétichisation de loutil. Celui-ci doit servir la vie, une vie valorisant au plus haut point la coopération, la création, limagination.
De limprimerie ou le cinéma, il y a 70 ans, à lordinateur ou la télématique, ces dernières années, le Mouvement a toujours su intégrer avec succès les dernières innovations technologiques. Les tentatives pour réduire la Pédagogie Freinet à la simple utilisation de techniques, outre que bien souvent elles sont luvre de gens qui dénient à léducation scolaire sa dimension politique et qui, de ce fait, ont échoué dans lappropriation de ces techniques, ny changent rien et témoignent en définitive de nos réussites en la matière. Pour nous, il ne sagira jamais dinnover, histoire dinnover. Bien au contraire, à travers ses réseaux de communication horizontale, la pédagogie Freinet a toujours fait la preuve quon pouvait utiliser ces différents outils autrement quaux fins mercantiles ou encore de domination et de manipulation auxquelles ils sont trop souvent voués.
Loin docculter tous ces outils et techniques qui ont jalonné lévolution de notre Mouvement et qui représentent souvent à notre corps défendant la Pédagogie Freinet dans lesprit de beaucoup de collègues et autres éducateurs, il convient daffirmer toujours plus fort à quel point ils ont pu être galvaudés dans leurs récupérations diverses.
Pierrick Descottes
Javais six ou sept ans quand, aux alentours de 1930 Freinet - ou, plutôt, sa pédagogie - arriva chez nous, un matin, sous la forme dune caisse doù Monsieur Oudin, mon maître, sortit parmi un tas de copeaux, un engin inconnu quil nous présenta comme étant une presse dimprimerie, avec laquelle nous allions pouvoir imprimer un journal. Je sais maintenant que cétait une presse automatique ; la seule, dailleurs, que jaie jamais vue et dont le mécanisme a toujours fait mon admiration. Un tour de manivelle, et la feuille engagée sur un plan incliné, était entraînée et plaquée sur le bloc de caractères par un rouleau presseur. On navait plus quà la prendre, imprimée, et tourner la manivelle dans lautre sens, ce qui entraînait les caractères vers larrière. Alors, un rouleau encreur passait dabord sur une plaque pour sy charger dencre, puis sur les caractères pour les encrer, pendant quune came soulevait le rouleau presseur afin quil évite tout contact avec les caractères... Bref, nous avions une presse automatique. Le malheur était quune partie du bâti en fonte avait été cassé dans le transport et il fallut toute la science du mécanicien local pour, au moyen dune soudure «autogène», nous la réparer!
Au milieu des copeaux de la caisse, il y avait aussi deux caisses de polices de caractères, une pour nous et une pour la petite classe, des composteurs, des porte-composteurs...
On rangea donc tout cela. On fixa la presse sur un de nos longs bancs de chêne qui nous servaient de sièges sous le préau pendant les récréations. Et après des essais qui durent se montrer satisfaisants, nous pûmes commencer notre journal, sur le modèle de ceux que notre maître nous avait déjà montrés.
Dès quune feuille était imprimée recto-verso, on nous la distribuait, perforée de deux trous pour être enfilée sur deux vis de laiton maintenues par deux languettes de métal blanc. Cela, peu à peu, constituait notre «Livre de Vie». Deux rectangles de carton tenaient lieu de couverture et les collections de calendriers des postes subirent alors, dans toutes les maisons, un rude assaut.
Nous navions quune matière pour illustrer notre journal: le contre-plaqué. Nous y découpions des silhouettes quon appliquait sur des blocs de bois où elles étaient maintenues par des pointes dépassant de 2 ou 3 mm, pour prendre place sur la presse. Plus facilement on dessinait sur le contre-plaqué et on incisait le pourtour du dessin. On faisait, après, sauter tout autour la première couche de bois du contre-plaqué. On évitait ainsi le travail délicat de la scie à découper.
Nous échangions notre journal avec ceux de quelques autres écoles.
Nous recevions aussi des colis - Je ne me rappelle plus doù ils venaient, ni comment - Lun deux, en tout cas, contenait des «graines» de vers à soie que nous avions élevés jusquà obtention des cocons. Dans un autre, il y avait des kakis bien mûrs et Mme Oudin avait apporté une petite cuillère afin que chacun puisse y goûter: «cest comme de la confiture de citrouille!» disaient les copains. Ce que je répétais le soir à ma mère, sans préciser que, personnellement, je navais pas participé à la dégustation, le simple fait dutiliser la cuillère après les autres me dégoûtait particulièrement.
Nous avons reçu aussi les premières B.T., et «Chariots et Carrosses» est, depuis ce temps là, bien restée dans ma mémoire.
Nous avions des séries de fiches dont nous reproduisions les dessins. Javais eu à dessiner ainsi une charrue avec un drôle de versoir demi-cylindrique que je nai revu nulle part ailleurs.
Pierre Chaillou
Cétait au début des années 60 ; et cette année-là, Nicole et moi avions décidé de faire correspondre les élèves de nos deux classes. Nous lavions décidé de notre propre chef, ainsi quon pratiquait alors. Nous en avions informé nos élèves à la rentrée ; nous les avions «mariés» selon nos critères dâges, de sexes, de milieu social, de caractère, de comportement, de choix préférentiels de leurs activités..., afin, pensions-nous, quils échangent leurs lettres avec un camarade qui leur conviendrait au mieux. Nous avions également fixé un rythme déchanges, codifié le contenu et la nature de ces échanges.
Nous habitions à une vingtaine de kilomètres lun de lautre et désirions tenter lexpérience dune correspondance rapprochée. Cette proximité nous donnait loccasion de fréquentes rencontres et à loccasion de chacune nous avions pris lhabitude de nous apporter les lettres et les documents prêts à être envoyés au lieu dattendre les délais dexpédition que nous nous étions fixés.
Mais, en échangeant ainsi au coup par coup, en devançant le rythme préétabli, sans nous en rendre compte, nous bousculions le système que nous avions élaboré au début de lannée et nous le mettions en déséquilibre pour finalement le faire basculer. Et créant ce déséquilibre, nous allions donner aux enfants loccasion de démarches qui devaient nous amener à nous poser des questions qui navaient jamais jusquici effleuré nos esprits dadultes.
Nous nous sommes très vite aperçus que des enfants rapides répondaient dans un délai très court et arrivaient à senvoyer lettres et réponses en bien plus grand nombre et en bien moins de temps que nous ne lavions prévu. Certains écrivaient même sans attendre la réponse de leur correspondant. Dautres continuaient à écrire selon leur rythme beaucoup plus tranquille. Enfin, restaient toujours les récalcitrants, car il en existait! quil fallait toujours presser pour quils arrivent à terminer leur lettre en temps prévu.
Il sétait créé dans la classe une motivation qui était née delle-même, en dehors de nous, les maîtres. Grâce à cette possibilité déchanges plus rapides et plus nombreux, la correspondance changeait peu à peu de visage, prenait une place de plus en plus importante dans la vie scolaire et sy implantait plus profondément. Petit à petit, au fil des jours et des ans, elle allait changer totalement latmosphère de la classe et son organisation.
Cette atmosphère nouvelle, si intéressante à voir se préciser et évoluer, nous engageait à réfléchir sur nos pratiques des années passées, à nous poser des questions sur lattitude que peut réserver un enfant à la proposition décrire (proposition? obligation?) venue du maître. A réfléchir également sur la nécessité de sorganiser de manière à ce que la responsabilité de lengagement décrire se noue entre les enfants eux-mêmes et pour quil ne soit plus le choix exclusif de ladulte. Et finalement, nous ne pouvions échapper aux questions suivantes:
Dans une classe Freinet:
- Est-il obligatoire que tous les enfants écrivent à un correspondant?
- Peut-on accepter quun enfant se tienne en dehors de lactivité de correspondance?
- Un enfant ne participant pas à la correspondance, en souffrira-t-il sur le plan de lexpression libre, de la socialisation?
- Quelle place nouvelle la correspondance peut-elle être appelée à prendre dans notre pédagogie?
Nous nétions pas les seuls à lEcole Moderne à nous rendre compte que des structures nouvelles pouvaient apporter à nos élèves, à nos classes, des possibilités dexpression auxquelles nous navions pas jusquici donné le moyen de se manifester. Il fallait donc se débarrasser du cadre un peu étriqué dans lequel, nous avions jusquici fonctionné, pour laisser la place à toutes les possibilités douvertures que les enfants devaient pouvoir explorer. Cest ainsi que, dans le Mouvement, est né un nouveau chantier, qui, après quelques temps de tâtonnement, sest donné le nom de correspondance naturelle.
Pourquoi naturelle? Tout simplement, parce quen suivant les intérêts des enfants, nous retrouvions toutes les démarches qui sont à la base des idées de Freinet et de ses méthodes naturelles. Ce fut un chantier très actif qui mobilisa des dizaines de classes. Nous nous rencontrions dans les congrès, dans les stages, nous échangions nos idées, nos découvertes, par lettres, par nos bulletins. Nous nous retrouvions sur ces bases toutes simples:
- plus de recherche de correspondants au début de lannée scolaire,
- ne pas imposer de correspondants à nos élèves. Attendre que naisse, chez eux le désir décrire.
Pour passer dune pratique à une autre, pour donner à nos idées nouvelles, une réalité scolaire, il nous a fallu bien des années de confrontations, de discussions. Egalement bien des expérimentations, de mises à lépreuve à même la vie des classes, abandonnées, améliorées, remises en chantier.
Nous savions bien que rien ne naît de rien. Que si nous en restions à attendre que lenfant découvre la correspondance, par lui-même, nous courions à un échec certain: que jamais rien ne se produirait. Ainsi rapidement sest posée la question de loutil, comme dans toute technique de la Pédagogie Freinet. Nos tâtonnements pour arriver à des solutions de plus en plus affinées, nous ont amenés à établir des listes de classes, la formation de groupes pour pallier le trop grand nombre de classes intéressées.
La publication de «Gerbes» apportant des messages venus dautres classes. Le chantier apportait le maximum didées, dinformations. A chacun, ensuite, maître et élèves, dy puiser ce qui lui convenait.
Les échanges entre maîtres étaient passionnants, en fonction de démarches très variées, suivant les enfants, les années, les relations établies et les plus ou moins bonnes réussites. Ce qui se passait dans les classes nétait pas moins enthousiasmant car tout était devenu possible. Le champ des relations ne se limitait plus aux relations entre deux classes. Elles pouvaient sétablir à volonté dans les limites des possibilités de chacun des intéressés. Ainsi sélargissait lhorizon national et même international. On ne recherchait plus seulement les classes de même niveau scolaire, les tranches dâges correspondant à celles des enfants de la classe: au cours moyen, on pouvait aussi bien écrire à une maternelle, à un collège, à un lycée.
Parallèlement, sélargissait la correspondance avec ladulte. Cette dernière pouvant prendre autant dimportance que les échanges interscolaires. Et quant à son importance sur le plan civique et sociologique, il est inutile de le souligner.
Tous ces changements, venus sensiblement, dune année sur lautre, nont pas été, on peut limaginer, sans bouleverser la vie de notre communauté scolaire. On ne pouvait plus y travailler comme au temps où, chaque mois, on envoyait sa lettre et où on attendait la réponse pour en rédiger une autre. Au fur et à mesure quévoluait la correspondance, lorganisation journalière, hebdomadaire se devait dévoluer elle aussi. Il a fallu inventer de nouvelles formes de travail pour se donner le temps de réaliser tout ce qui se mettait en chantier, prendre connaissance des envois écrits, écouter les bandes reçues, écrire individuellement, collectivement, enregistrer....
Dune forme plutôt individualisée du travail de chacun, on sorienta, petit à petit, vers la constitution de groupes qui se révélaient plus efficaces et dynamiques. Ces groupes fonctionnels, temporaires au départ, finirent par sinstitutionnaliser sans exclure pour autant les groupes de circonstances et prendre lhabitude de la vie en petite communauté, se fixer leurs propres règles de cohabitation tout en sintégrant à celles de la collectivité. Le rôle du maître changeait, devenait moins intervenant. Nous en arrivions ainsi à mettre en pratique ce rêve dautogestion qui était, à lépoque, le principe de base de nos recherches pédagogiques, en même temps quil était celui de beaucoup dautres adultes, dautres associations, en relation ou non avec lEcole Moderne.
Lautogestion, nous la retrouvions dans toutes nos activités: coopératives, pédagogiques. Par exemple, on navait plus la possibilité de vivre le texte libre comme auparavant: lecture collective, correction au tableau... Ensemble, nous avons mis au point des façons nouvelles pour quil garde sa place, dailleurs différente suivant les années et les élèves concernés. De même, nous avons dû innover pour les ateliers, le travail personnel, le journal scolaire...
Ainsi se continuait, se renouvelant sans cesse, cette belle découverte de la correspondance naturelle qui devait tant changer les classes qui lavaient adoptée, qui devait nous faire progresser dans des directions que, sans elle, nous naurions jamais explorées.
Elle est encore présente aujourdhui à lEcole Moderne. En raison des évolutions technologiques dont elle a tiré grand profit et auxquelles elle a su sadapter, on la retrouve dans les réseaux télématiques, informatiques qui intègrent également le téléphone, le fax et tout ce qui, depuis les années 60, a forcément transformé, sinon lesprit, du moins les conditions dans lesquelles on peut maintenant continuer de communiquer de classe en classe.
Marcel et Yvonne Jarry
Par ma classe de plus de 40 élèves, près dun petit port du Finistère, un colis dalgues, de plantes marines, de coquillages, fut expédié à nos correspondants de je ne sais plus quelle région de France. En ouvrant le paquet sur son bureau, linstitutrice fut effrayée de voir un petit animal en sortir: un crabe!
Cris dans la classe! Lévénement nous fut raconté par lettre. Il eut un succès chez nous. Peur dun crabe! Ça alors!
La boîte à idées: question tirée un jour: «pourquoi y a la lune?». Son auteur, un bonhomme de cours élémentaire 1ère année. La discussion commence et séchauffe quand un autre garçon sécrie: «cest Jésus! Il a tout fait! - sous entendu: à quoi bon vous casser la tête, puisque la réponse est toute trouvée? - Oh Jésus! Jésus! reprend vivement un troisième.»
Si mes souvenirs sont bons, les fillettes navaient rien à dire ; mais elles étaient intéressées. Je calmai le jeu en disant dapporter des albums sur le soleil, la terre, la lune... Chaque album, magnifiquement illustré, fut étudié par un groupe de 2 ou 3 enfants et présenté à la classe.
Pourquoi y a la lune? Vaste sujet donc!
Jean Mahé
(...) La première année, en classe enfantine, puisque je navais pas obligation dapprendre à lire, je me suis lancée dans la «lecture naturelle». Jutilisais notre propre matériel dimprimerie à gros caractères. Lannée suivante, jobtins une nouvelle classe créée à lécole des garçons, un cours préparatoire. Après mon expérience de lannée précédente, je continuai sans risque ma méthode naturelle de lecture, à laquelle jajoutai la motivation apportée par la correspondance avec un C.P. de Saint-Chamond (Loire) dont linstit était Maître dApplication (...)
La lecture des textes libres était loccasion déchanges entre les enfants (questions, précisions). La participation active à la «mise au net» motivait souvent un besoin de compléments sur des plans divers - aussi bien linguistiques que documentaires - qui intéressaient autant les maîtres que leurs élèves.
Un grand frère venu à Noël voir sa famille, dit à sa sur quavant la guerre il y avait dans la grande classe une imprimerie et que les élèves y imprimaient eux-mêmes des poésies, des comptes rendus etc. Limprimerie, objet interdit pendant la guerre à cause des utilisations possibles, avait due être cachée. Après maintes recherches, nous lavons découverte dans le grenier. Notre premier journal scolaire reprenant son nom davant-guerre: «Jeunesse laborieuse», sortit en janvier 1946.
Toutefois, la deuxième classe, en attendant du matériel neuf, dut écrire à la main ses quatre pages.
Denise Poisson
Je repars gonflé à bloc de mon premier stage Freinet; - septembre 1961 - et désireux dexpérimenter. Aussitôt tout change: les gamins qui peinaient à faire des rédactions sur des sujets imposés se mettent à parler de ce quils vivent et prennent plaisir à en faire part aux autres. Au lieu de prendre les problèmes dans le manuel, on les invente et, plus tard, avec la méthode naturelle de math de Paul Le Bohec, on découvre des horizons infinis... Avec le magnétophone, le langage oral prend sa place et son importance - mais dommage quil nait pas été plus utilisé...
On commence la correspondance: avec la Tunisie, au moment de laffaire de Bizerte, les petits Tunisiens nous écrivent quils voulaient tuer les soldats français - Lactualité de la décolonisation nous touchait directement...
On remplace les leçons ex-cathedra par les exposés délèves.
Joseph Portier
Là où je me plaisais le mieux avec mes élèves, cétait quand, lessentiel du travail de la journée étant fait, nous pouvions dessiner et peindre... En réalité, dans le milieu de la journée, quand un élève estimait quil avait fini le travail donné, il laissait son cahier sur le coin de la table pour que je puisse jeter un coup dil en passant, et il pouvait sortir son cahier de dessin (format cahier écolier, mais sans lignes, fourni par la commune), et dessiner au crayon ordinaire et aux crayons de couleurs pour ne pas distraire toute la classe par des allées et venues vers le matériel de peinture... En fin de journée je passais. Je feuilletais lun ou lautre cahier. Je demandais des explications sur ce qui était dessiné, ou bien je disais: «Il est amusant, ton clown!» ou bien: «Jaime bien tes petites maisons. Elles ont lair de petites bonnes femmes sous leur capuchon» etc. Puis je disais: «Si tu avais beaucoup de courage, (!) tu pourrais refaire ce dessin-là sur une grande feuille» - souvent papier canson de taille moyenne car nous nétions pas riches! On mavait dissuadée de peindre sur papier demballage, car la peinture, en principe opaque, laisse quand même paraître un peu la couleur du papier, mavait-on dit, et ça rend les couleurs moins belles. On ma dissuadée aussi de faire faire les grandes lignes du dessin à la craie, mais directement à la peinture. Cest pourquoi javais trouvé cette solution moyenne de «projet» sur cahiers. Avec la peinture on recommandait de peindre toute la surface.
Plus tard, avec les crayons feutres on pouvait choisir un papier de couleur.
Les gros crayons feutre convenaient généralement, sauf pour quelques élèves qui aimaient faire des arbres, des fleurs, des animaux, des personnages avec beaucoup de détails. Alors on a acheté aussi des stylos feutre fins...
Des collègues des classes voisines ont apprécié les dessins quelles voyaient affichés aux murs de notre classe. Lune delles aurait voulu que je vienne faire dessiner ses élèves. Mais cétait impossible! Je ne pouvais pas forcer à dessiner celui qui navait pas didées pendant le temps attribué, et la collègue naurait pas pu supporter ma façon de faire fantaisiste (laisser faire du dessin pendant que les autres font autre chose!).
Avec ma manie de faire dessiner les plus petits - cinq ans - pendant que je moccupais des autres, et de leur demander ensuite de mexpliquer avec beaucoup de détails, jai eu un jour une assez grande joie: une maman qui était venue chercher son enfant qui avait eu un bec de lièvre déjà corrigé en partie par une opération ma affirmé quil avait fait de gros progrès pour parler depuis quil venait à lécole. Javais limpression que je navais rien fait de spécial pour lui!.
Marguerite Merklen
Avant de connaître Freinet, je suis déjà, grâce aux Daniel, sensibilisé à sa pédagogie et très motivé pour participer au Congrès de lEcole Moderne à venir, celui dAngers, en 49, dautant plus que lun des thèmes de ce congrès sintitulait:
«Lexpression libre des enfants par le texte libre, les journaux scolaires, le dessin, le théâtre, le cinéma et la radio.»
En somme ce que nous avions abordé, en bonne partie, chez les Daniel ; cela ne pouvait donc pas mieux tomber.
Une autre surprise attendait les congressistes: la première projection du film: «Lécole buissonnière».
Un moment dintense émotion qui ma permis de sentir LESPRIT qui imprègne la Pédagogie Freinet.
Cette fois, cest le grand choc avec ce premier contact direct avec Freinet et plusieurs centaines de camarades unis par cette chaîne damitié et de coopération dans le travail qui fera loriginalité et la force du Mouvement de lEcole Moderne.
Et cest loccasion dentrer dans la grande ronde de la correspondance avec un correspondant régulier et une équipe de correspondants mensuels. Personnellement, jai toujours considéré les échanges interscolaires comme une puissante motivation de travail et un apport très riche tant sur le plan pédagogique que sur le plan social.
Un exemple: mes grands élèves du CM2 et de F.E. ayant vécu la longue grève des cheminots en 53 alors quils étaient chez leurs correspondants près de Troyes, à 800 km de la maison, sans plus pouvoir communiquer avec leurs parents, doivent encore se souvenir de ce que peut être une grève dure. Au bout de 19 jours chez les correspondants, au lieu des 8 ou 9 jours prévus, nous avons dû affréter un car pour rentrer en Bretagne avec le billet retour SNCF en poche.
Emile Thomas
A Moëlan St-Thamec je me suis lancée dans le texte libre et le dessin libre. Je faisais mon propre tâtonnement sur des disciplines qui ne me semblaient pas trop dures à appréhender, sur lexpression orale également.
Je nai pas tout de suite abandonné le livre de lecture que jai trouvé dans larmoire de la classe, dautant plus que linspecteur tenait à ce que je le garde en combinant les leçons de lecture avec les textes des enfants. Mais ça ne ma pas plu et bien vite jai remis les livres dans larmoire. «Lili et Toto» prenaient leur retraite.
Je ne me servirai que des textes écrits par les enfants ou écrits par moi sous leur dictée.
Mais il fallait se faire accepter des parents avec lesquels, ou tout au moins avec certains desquels nous étions déjà proches, car gravitait autour de lécole un groupe de parents intéressés par lécole et qui avait constitué une Amicale Laïque.
Le même mois, nous avions acheté chacun une imprimerie et tout le matériel ainsi quun limographe, une fortune!.
Le soir, je tirais au limographe les remarques que les enfants avaient faites sur les textes et jajoutais cette page dans leur livre de vie. Et ça a marché. Les parents ont accepté ce livre de vie comme livre de lecture de leurs enfants.
«Ne vous lâchez jamais des mains... avant de toucher des pieds», disait Freinet.
Les enfants dessinaient librement, illustraient leurs textes quils essayaient de bâtir eux-mêmes. Peu à peu, je me suis rendu compte que ce nétait pas suffisant. Il fallait aider les enfants à se surpasser, à aller au maximum de leur expression, à préciser ce quils avaient voulu exprimer, etc.
Peu à peu un état desprit nouveau sinstallait dans la classe. On en est venu au calcul vivant, à lorganisation coopérative de la classe...
Pierre et Henriette Fort de lAube que nous rencontrions pour la première fois au stage de 1952 à lécole de Saint-Philibert Trégunc où René Daniel, en 1926 avait réalisé avec lécole de Freinet la première correspondance interscolaire - ont voulu correspondre avec nous, Emile passé dans la grande classe, et moi toujours au CP, avec pour les grands la promesse dun voyage-échange à la fin de lannée (cétait la coutume à lépoque de faire ces voyages au début de lété). Ça nous a un peu «effrayés» car Pierre et Henriette étaient des chevronnés et il ne fallait pas les décevoir, leurs élèves et eux-mêmes. Nous ne les avons pas déçus. On en parle encore 40 ans après.
La correspondance interscolaire a été un volet très important de la pédagogie Freinet, pour moi. Elle ma beaucoup aidée à créer entre les enfants et aussi pour moi, une sorte de force, de motivation qui nous poussait toujours plus avant. Les parents vivaient intensément larrivée des correspondants. Cest dans notre petite école de campagne que je lai ressenti le plus lorsque la classe dEmile recevait les «corres». Les parents se préparaient longtemps à lavance, blanchissaient les murs de leur maison, faisaient le grand nettoyage. Il y avait toujours des volontaires pour accueillir les enfants qui ne pouvaient être logés chez leurs correspondants: maison trop petite, ou un autre empêchement. Cétait lévénement de lannée.
A la rentrée 1957, pour des raisons familiales, nous nous sommes retrouvés à Brest, laissant des parents déçus de nous voir partir. Cest vrai que nous avions formé une équipe solide coopérative dans et autour de lécole grâce à cet esprit Freinet que nous avions réussi à faire passer.
A Brest, dans lécole maternelle où jai passé 13 ans, jai continué à travailler de la même façon.
Mon esprit logique, mathématique, ma conduite naturellement à entraîner les enfants à raisonner, réfléchir, chercher des solutions pour régler telle ou telle situation, au lieu de leur mâcher la besogne, avec de temps en temps, le petit coup de pouce de ma part, mais aussi faire quelquefois la pause pour reprendre plus tard le problème: situation mathématique, organisation de la classe, recherche doutils etc. Combien de fois jai constaté des démarches originales des enfants.
Mimi Thomas
1935-1936: Les techniques sont intégrées peu à peu. Nous engrangeons, encouragés, beaucoup de satisfactions. La coopérative scolaire fonctionne avec bonheur. Les candidats aux examens et concours ne subissent aucun échec, sans bachotage notoire. Les plus jeunes suivent lexemple des grands. A certains moments privilégiés, on peut témoigner que la classe travaille dans une sorte denthousiasme. Du C.P. au C.S. chacun pratique la gravure du livre ; ou mieux la vit! Tous les moments libres sont consacrés au travail de la gouge après la réussite dun dessin spontané. Je men réjouis car japprends moi-même combien la gravure exige une forte discipline sensorielle et motrice. Discipline majeure de la main et de loutil qui ouvre la matière. Ensemble, nous inventons un outil inédit qui servira de gouge. Des baleines de parapluie (acier de qualité) coupées en bonne longueur, emmanchées sur de courts morceaux de manche à balai sciés à onglet, limées pour obtenir un tranchant efficace, deviennent dexcellents outils qui ne coûtent rien!
1937. Un ami graveur sur bois mavait initié à son art. Lors dune visite, il sextasie devant certaines réussites. A tel point quavec notre accord il les présente à la galerie Mignon-Massart, la plus importante de Nantes. Elles ont été produites, assure-t-il, par une équipe de jeunes artistes que je suis censé diriger dans ma campagne. Accord de la directrice qui demande des tirages réduits à 20 exemplaires, sur beau papier, numérotés et signés. Un autre ami maître-imprimeur à Pornic, nous offre des tirages de qualité professionnelle. Prix de vente: 75 francs lexemplaire (20 % pour la galerie). Ça marche si bien quune partie des fournitures scolaires est prise en compte par la coopérative scolaire. Le trésorier élu tient le registre. Lamicale prend le reste. Désormais notre Ecole communale rurale est devenue réellement gratuite!
1939. Il faut bien révéler à la directrice de la galerie que les artistes sont élèves dune petite école primaire. Pour vaincre son incrédulité, quelques-uns de nos bonshommes se prêtent à dessiner, graver, imprimer devant elle, dans un coin de son bureau. Stupéfaite, elle offre dexposer gracieusement les meilleurs gravures, dessins, aquarelles et gouaches dans sa galerie pour la première quinzaine de juin. Nombreux visiteurs intéressés. Echos dans la presse locale, reproductions à lappui. Naturellement, les adversaires de notre Ecole pratiquent la classique ignorance superbe à notre succès.
Sur ce plan particulier, cest toi Elise, qui as inspiré cette force militante de mon itinéraire. Au Pioulier, en décembre 1945, je ten remercierai.
Maurice Pigeon
Lors de mon stage à Beaumont-sur-Oise, du 17 septembre 1961 au 15 février 1962 (classe de perfectionnement), je prends contact avec Georges Gaudin, responsable de la Commission «Spécialisée» de lI.C.E.M.
Nous faisons la synthèse dun cahier de roulement, à propos de la coopérative et de la discipline de travail. Dix camarades y participent. Il sagit déchanges, au sein de lI.C.E.M., sur leurs pratiques coopératives, durant lannée 1961-1962.
Dans un chapitre: «Le Conseil de Classe», on peut lire: «Quon lappelle Conseil de Classe, Conseil de Travail ou Conseil de Coopérative, cest un moment privilégié de la classe, une prise de conscience progressive de lexistence du groupe scolaire et des responsabilités quil implique».
En 1962, à lécole Lamartine de Saint-Nazaire, dans ma classe coopérative de perfectionnement fonctionnant en auto-organisation, lexpression libre met les enfants en prise directe avec les réalités sociales et politiques.
Cest le début de mon aventure auto-gestionnaire, commencée avec Jean Le Gal, au sein du Groupe Freinet de Loire-Atlantique.
Elle se poursuivra à Saint-Nazaire, jusquen 1968. La Commission «Enfance inadaptée» de lI.C.E.M. sera la première à rendre compte de nos recherches.
Jai vécu, durant cette période, une intense activité pédagogique qui me mena à de nombreux stages, réunions, colloques, à des débats avec Laborit, Mermoz, Lobrot... à des contacts avec létranger.
Dans un leader de «limprimerie à lécole» en 1932, Freinet écrit:
«Théoriquement, si elle est comprise comme moyen pratique pour des enfants de sorganiser librement et de gérer leurs propres intérêts, daméliorer même leurs conditions de travail, la coopérative nest-elle pas entièrement recommandable et ne peut-on vraiment saluer cette initiative comme un essai pratique de réaliser lauto-organisation des écoliers?»
Et Freinet relie son travail scolaire à un projet coopératif, à Bar-sur-Loup, aux côtés douvriers et de paysans (La Coopérative Abeille Varoise) et aussi à un projet politique.
La Pédagogie Freinet, pour mériter le qualificatif dauto-gestionnaire se doit daccepter, de favoriser vis-à-vis de ses propres outils et techniques, la contestation et la critique des élèves car la formation de lhomme nouveau ne sexerce quà travers la remise en cause permanente des techniques, des institutions et des individus, tant au niveau scolaire quau niveau social.
Lauto-gestion, cest la libération de toutes les forces instituantes, la critique de lici et maintenant, la démystification de lenseignant, cest la prise de conscience de toutes les pressions institutionnelles qui sexercent sur lindividu et sur le groupe. Cest une démarche réaliste et vivante.
Cest le tâtonnement expérimental appliqué au groupe, processus délaboration de laptitude à la critique sociale.
Elle ne saurait être réduite à lutilisation de quelques techniques libératrices, ni limitée à quelques formules disciplinaires nées des conseils de classe.
Notre pratique de lauto-gestion pédagogique est liée à notre conception politique et sociale de la société.
Lauto-gestion reste une idée jeune et neuve. Les difficultés de tous ordres ne doivent pas amener à minimiser la force de laspiration quelle contient
Elle nest pas une utopie, elle apparaît comme la proposition de renouvellement et despoir.
Nos pratiques ne sont pas le fait déducateurs isolés.
De 1971 à 1982, les recherches se poursuivent au sein dune Commission Nationale, éditant un bulletin où participent 60 camarades.
Des chantiers «autogestion» se développent au sein de lEcole Moderne, animés par J. Chassanne.
Ces militants, engagés dans une éducation sociale et politique, suscitent les critiques de ceux qui nacceptent aucune remise en cause de la pédagogie Freinet, ni de lI.C.E.M..
Pierre Yvin
Javais été frappé par le comportement des élèves de Delahaye. On ne les voyait pas tous aux récréations, un certain nombre, contrairement à la réglementation stricte de lépoque interdisant à lélève dêtre en classe sans la présence du maître, restait à finir un travail ou trop pris par celui-ci. On en voyait partir, non à onze heures trente, mais un quart dheure, voire une demi-heure après la cloche. Ces mêmes, pourrait-on dire, revenaient à une heure pour la rentrée de une heure trente, sintroduisaient presque clandestinement dans lécole, contrairement aux nôtres qui attendaient presque la sonnerie pour pénétrer dans la cour où surveillait le maître de service. Delahaye, lui, était depuis longtemps dans sa classe avec ses volontaires. Par quel miracle ces enfants étaient-ils métamorphosés? A ma demande, Delahaye me donna toutes les explications voulues. Après le départ de ses ouailles, il minvita à pénétrer dans sa classe où les tables étaient déjà dérangées pour occuper dautres fonctions que daccueillir un postérieur fatigué au bout de quelques minutes, à supporter un corps alourdi dinappétence intellectuelle, et des membres qui intérieurement et par nécessité de lâge auraient bien voulu sagiter dans toutes les directions. Pas de bras croisés. La classe était une ruche bourdonnante, certes, où la récolte de son miel se faisait par la participation désirée, voulue, de chaque élève. Ici, on imprimait un journal scolaire: «La petite usine» quil fallait faire propre et sans faute pour envoyer aux correspondants dune école éloignée de France, travaillant dans le même sens, là on observait et notait lévolution de poissons dans un aquarium après que le maître et les observateurs eussent réfléchi sur ce quil convenait de savoir et quun plan eût été élaboré dispensant pour un temps le maître de patronner ses enfants. On disposait aussi dun pathé baby. Les films que lon passait servaient à asseoir quelques connaissances. Dans un coin encore la scie débitait en morceaux convenables le contre-plaqué qui allait devenir après calcul, dessin, évaluation de dépenses, un coffret ou un porte-brosse. Chacun sy retrouvait.
Jean Vial
Les élèves sont pour le moment disposés en U. Cest le moment décisif où le texte de lenquête sur le voyage des pèlerins à la Mecque va être rédigé avant limpression. Au tableau, le maître a reporté ce texte qui est commenté du point de vue du style, de la syntaxe, de la propriété des termes. Au beau milieu de la classe, le projecteur de diapositives est en batterie, prêt à fonctionner. Au fond, se trouvent limprimerie, les tables de travail où les enfants peuvent fabriquer leurs propres diapositives, et le matériel audiovisuel: magnétophone, appareil photographique, etc....
Aux murs, les textes réglementaires (progressions), mais aussi un planning à éléments détachables, propre à «lEcole Moderne». Lorsquune partie du programme officiel a été traitée, il suffit dôter létiquette correspondante.
Mais ce nest pas tout. Les enfants de lEcole Moderne sont, on le sait, de merveilleux dessinateurs, et ceux-là confirment pleinement la règle. La décoration de la salle témoigne du sens de lobservation, mais aussi de limagination et du goût artistique des enfants. On prend alors conscience des lacunes de la pédagogie traditionnelle, qui fait du dessin, une discipline annexe, alors quil peut et doit être un extraordinaire instrument de connaissance et dexpression.
Avant notre arrivée, les élèves avaient procédé à une enquête sur un événement capital. Il sagissait pour eux deffectuer une recherche très détaillée sur le pélerinage à la Mecque auquel participaient souvent les membres de leur famille. Des groupes sétaient rendus dans les agences de voyage, avaient interviewé les responsables, sétaient procurés des documents.
Les éléments du puzzle allaient être assemblés pour aboutir, dune part au texte libre, mais aussi à la leçon de géographie, dhistoire, de calcul, détude de milieu, de dessin. Le thème peut sembler exceptionnel, il nen est rien. On a limpression que chez le maître, car, il est chez lui dans sa classe, lexceptionnel est quotidien. Ce nest pas une boutade: que lon en juge par les exemples des thèmes qui vont suivre. La fête du mouton fait elle aussi lobjet denquêtes approfondies, de même que la révolution agraire, enfin tout ce qui est dun intérêt à la fois actuel et humain, tout ce qui peut transformer lacte en éducation totale de lhomme et du citoyen.
Laprès-midi, le maître nous a dévoilé les trésors dingéniosité grâce auxquels il a pu «démarrer». Rien, ou presque, au départ. Une planchette, quelques clous et un morceau de toile et voilà une imprimerie. Et pour le rouleau? ont demandé nos stagiaires intrigués. Pour le rouleau, il suffit de prendre un morceau de manche à balai et de la gaine dun morceau de vieille chambre à air!
Le maître ne se limite pas aux démonstrations verbales. Tout en parlant, le voilà qui prépare sous nos yeux un stencil, qui encre le support, et voilà le texte dont il distribue des exemplaires à la ronde. Habituellement, cest un groupe qui est chargé de ce travail, mais aujourdhui le temps presse.
Mais la véritable surprise et le clou de la soirée, cest laudiovisuel que le maître a depuis cette année intégré à son enseignement. Ce sont les élèves qui ont la joie de voir leurs dessins projetés en images lumineuses sur lécran, accompagnées de la bande magnétique quils ont réalisée eux-mêmes avec bruitage et fond sonore. Des trucages simples, des variations lumineuses donnent à cette séance une extraordinaire ambiance de poésie enfantine. Déjà, les techniques du mixage et du montage sont acquises, bien avant les mots sans doute.
Une innovation intéressante concerne le fichier autocorrectif. Cest une mémoire composée dune boîte à fiches où les élèves puisent les connaissances qui leur font défaut, et quils enrichissent au fur et à mesure, lors des leçons, mais aussi chaque fois que loccasion se présente de vérifier telle ou telle règle de grammaire ou lorthographe de tel mot.
Rapport de visite chez Abdelkader Bakhti
Dès ma 1ère nomination, je mis en place des échanges avec une école mayennaise. Bien sûr, les échanges furent modestes mais déjà une prise de contact entre élèves, de quelques heures, un mercredi après-midi, permit dapprécier les bienfaits de cette forme de travail.
Dès lors, allaient commencer dannée en année dautres formes de correspondance scolaire en privilégiant toujours la rencontre humaine entre les élèves.
Pas besoin dêtre distants de plusieurs centaines de kilomètres pour trouver le dépaysement, quelques dizaines suffisent: campagne-ville, petite école et groupe scolaire...
Lexpérience aidant, lenvie de varier les échanges mont amené à oser une aventure «folle» et rompre complètement avec la logique qui mavait animé jusquà présent!
Une opportunité? un défi à moi-même? un pari fou? toujours est-il quune correspondance de 7 ans avec la Guadeloupe allait apporter des échanges aux formes inattendues avec une saveur exotique!
Cest grâce à la présence dans ma classe dune famille antillaise dont le papa avait proposé, à loccasion dun voyage aux Antilles, de porter un colis dans lécole de son village dorigine.
Ainsi allaient démarrer des envois distants de 7000 kilomètres avec limpossibilité de se voir au cours lannée scolaire.
Ce sont eux qui ont pris linitiative de venir les premiers au bout de 5 ans de correspondance.
Le retour eut lieu 2 ans plus tard. La possibilité dy participer fut offerte à tous les élèves ayant correspondu scolairement, et de découvrir la Guadeloupe et plus particulièrement Anse-Bertrand.
Il va sans dire que la découverte dun territoire dOutre-Mer restera gravée dans ma mémoire et dans celle des enfants. Pour la plupart dentre eux, cétait la 1ère fois quils sortaient de la métropole.
Avec le recul, en analysant cette expérience, je me rends compte que je la dois au mouvement I.C.E.M. et donc à Freinet que je nai rencontré quau travers des livres et documents.
André Brochard
La peinture coûte cher. Quimporte! Quelquun trouve un moyen pour faire face: on achète à peu de frais de la poudre de couleur bon marché chez un droguiste et on la fixe avec du lait écrémé... et oui, nous lavons fait... en attendant la «solugouache» et surtout les crédits qui permettent de lacheter.
Le dessin libre utilise beaucoup de papier, alors commence la chine, chez les peintres, les droguistes, des grands albums de papier peint, lors des renouvellements des collections.
Un père délève, devenu père dancien élève avec les ans, représentant dans une grande droguerie en gros, continuera à nous en apporter en quantité pendant des années.
Le verso de chaque feuille est blanc, enfin presque, si on fait abstraction de lénorme numéro noir quil porte en son centre et que les enfants ont souvent du mal à couvrir avec la peinture.
On fait aussi le tour des imprimeries pour récupérer les chutes de papier ou les restes de rouleaux.
Les techniques dimpression coûtent cher, notamment le lino ; chez des artisans poseurs sur sol on récupère chutes et échantillons. On cherche même le plastique que les enfants découpent ou sur lequel ils dessinent avec une colle à tissu ; «le texticroche», qui permet un tirage dune cinquantaine au moins dexemplaires.
Puis on utilise la carte de Lyon, le bristol gravé au stylo-bille ou découpé et collé en couches successives après avoir cherché à utiliser des techniques de gravures sur zinc et sur cuivre abandonnées à cause de lusage des acides qui savèrent trop dangereux pour les enfants malgré tous les stratagèmes inventés pour leur en éviter le contact.
Cette recherche est fructueuse et ouvre des horizons sur lutilisation des matières pour lexpression artistique.
Tout cela est présenté au cours des réunions et des stages, chacun apportant au groupe sa découverte.
Ainsi va le progrès par la recherche collective et anonyme, ne réclamant aucune reconnaissance de droit dauteur, daucune sorte.
(...)
Le groupe normand organise sa propre exposition permanente, une exposition qui sera à la disposition des camarades organisateurs de réunions ou de stages, ou de toutes manifestations Ecole Moderne de la région.
Nous en prenons la responsabilité. Lensemble des uvres répertoriées est rangé dans une énorme caisse de contre-plaqué denviron 1,2 x 1,5 x 0,2 m organisée de telle sorte quelle puisse être expédiée rapidement, par train ou camion, à la demande.
Nous avons fonctionné ainsi pendant des années.
Certes, nous ne nous barbouillons pas de grands mots et à travers les uvres enfantines, nous ne cherchons pas à évaluer les compétences de nos élèves à laune don ne sait quels critères que nous aurions établis ou quon nous aurait fournis sur on ne sait quelle base soi-disant objective.
Ce que nous voulons, cest aller le plus loin possible avec les enfants ; ne pas les mettre en concurrence les uns par rapport aux autres, mais au contraire les amener à saider, à sépauler sans rivalité daucune sorte. La concurrence, le plus souvent travestie en émulation, stimule sûrement certains parmi les meilleurs mais, malheureusement, décourage plus souvent les plus provisoirement démunis.
Les comparaisons que nous proposons sont celles quon fait avec soi-même ; celles qui consistent à constater ce que lon peut faire aujourdhui que lon ne savait pas faire hier.
Il nest sûrement pas sain de chercher à se dépasser uniquement pour dépasser les autres. Il est peu, très peu de champions et beaucoup de gens ordinaires.
Nous voulons avant tout à partir de la vie, aller vers la vie, là où du passé naît lavenir.
Nous nous refusons à substituer à la scolastique, tant critiquée par Freinet, une nouvelle scolastique moderne tout aussi néfaste que la première, faite elle-aussi dexercices abstraits, présentés comme des situations de vie, tout comme les problèmes des certificats détudes étaient donnés comme des exercices de la vie pratique. Nous refusons dentretenir ces illusions ; nous nous méfions des savantes réflexions pédagogiques qui ignorent le plus souvent la vraie vie.
On a envie de crier, aujourdhui comme hier: «laissez les enfants vivre!» ou plutôt: «faites-les vivre naturellement comme des enfants!»
Guy Goupil
Le journal scolaire, la correspondance, le voyage-échange, ont motivé lessentiel du travail. Ils ont laissé des traces profondes chez les élèves. Certains ont maintenant la cinquantaine et parlent encore du journal, des correspondants, et du voyage-échange quils ont fait.
Les techniques en constante évolution doivent être maîtrisées pour servir et non pas pour asservir ; rien nest définitif, il faut aller de lavant dans une recherche permanente.
Cest ce que nous avons fait.
Il est réconfortant de constater que trente ans après la disparition de Freinet, les nouvelles générations qui ne lont pas connu travaillent avec le même élan, avec le même esprit et aiment encore contacter les «anciens».
Camille et Yvette Février
Un grand principe chez Freinet, cest lexpression libre de lenfant, au premier chef le texte libre.
Quelques exemples feront comprendre le comment et le pourquoi dune telle expression:
Louis est un garçon doux et souriant. Né juste avant la guerre, il a à peine connu son père qui, prisonnier en Allemagne, nest rentré chez lui quà la Libération. Louis a donc vécu cinq années seul avec sa mère sur une petite exploitation rurale. Avec le retour du père, cest une petite sur qui est née et Louis a dû partager la mère quil avait pour lui tout seul pendant ces années. Un jour, il nous a raconté un rêve: il avait construit un avion pour traverser la Manche et il embarquait dans laventure sa petite sur. Mais lavion avait eu des ratés et il sabîmait en mer, engloutissant Louis... et sa sur.
Rêve, puis récit à toute la classe. Cela a-t-il aidé lenfant?
Bernard est un joyeux luron qui nhésite pas à se moquer de lui-même. Il nous lit un matin laventure quil a vécue la veille au soir: alors que la famille se préparait à manger la soupe, la pluie sannonce ; «vite, il faut ramasser le linge qui est étendu» dit la mère à ses deux filles. Bernard, qui naime pas la soupe, se précipite vers le buffet, prend des morceaux de sucre quil fait fondre dans son assiette ; mais ce nest pas ce quil espérait. «Je nai pas faim - eh bien, passe ton assiette à Andrée.» Celle-ci commence à manger mais sétonne du drôle de goût. «Oh! dit la mère, tu as voulu sucrer ta soupe! tu vas tâcher de me la manger!». Le récit que fait Bernard, le penaud, est salué par les rires des camarades et, avec laccord de lauteur, on décide de jouer la saynète pour la fête de Noël. Le succès près du public fut assuré.
Dans les années 50, on ne parlait pas de sexualité de façon aussi libérée que maintenant. Quand Pierre annonce quil a un texte «Jai mené ma chèvre au bouc», linstituteur, citadin, se sent dans ses petits souliers. Mais il faut laisser lire le texte. Or, cest tout simple: Pierre et ses copains ont mené la chèvre jusquau clos du bouc, y ont fait entrer la biquette, puis sont sortis après avoir fermé la barrière. Et que pensez-vous quil arriva... Par dessus la haie, le bouc, plissant le nez, faisait des grimaces aux enfants. Et Pierre, tout en lisant, grimaçait lui aussi, et cela nous fit tous rire.
On ne rit pas toujours en classe. Quand Guislain propose «Les colères du maître», je ne peux que laisser lire, et, malgré plusieurs autres textes intéressants, cest évidemment le texte de Guislain qui est choisi, imprimé, distribué à chaque élève et inséré dans le journal que la classe envoie à des classes correspondantes.
Ce sont là des témoignages pour montrer la diversité des récits que les enfants peuvent écrire et pour souligner combien les camarades de la classe sont attentifs à ces «confidences» de leurs condisciples. Evidemment, quand le texte lu est plutôt écrit pour son intérêt documentaire, les questions posées à lauteur éclairent le propos et peuvent mener à des débats ou des études plus poussées qui feront lobjet de recherches dans les livres, qui inviteront en classe un déporté rescapé du camp de Struthoff ou un ancien mineur de la mine de fer de Diélette ; elles seront aussi loccasion dune enquête. Ainsi sont nées, entre autres, deux B.T. très différentes lune de lautre:
Le vitrail: à partir dun texte de Pascal qui racontait comment il avait réalisé un vitrail ; discussion, interrogation, décision: il faudrait voir comment se fait un vrai vitrail. Comme on ne peut se déplacer à trente-cinq, une équipe ira jeudi - cétait avant le congé du mercredi - avec le maître visiter latelier du maître-verrier M. Bourget. Visite, échantillons de verre et plomb, compte rendu en classe. Et, après mise au net, un manuscrit qui est accepté par les P.E.M.F.. est édité et servi aux abonnés.
Ainsi naît la vie: Vincent apporte en classe un épi de maïs quil a cueilli chez ses grands-parents ; il explique la fécondation: épi mâle, épi femelle. Etonnement des auditeurs. Puis: «cest comme cela pour tout?» Discussion. Et, évidemment: «Et pour nous alors?» Il ny a plus quà mettre au net le dialogue qui sest instauré en classe. Puis, avec le contrôle de trois mamans des enfants qui ont le plus participé au début et qui ont accepté de relire le projet avec linstituteur, un nouveau manuscrit est adressé aux P.E.M.F. et, en septembre 1970, est servie la B.T. N°710. Bien sûr, depuis vingt-cinq ans, la libération de la parole quant à ces problèmes de sexualité a dépassé le cadre modeste de la brochure ainsi réalisée, et cest tant mieux. Mais encore fallait-il écouter, accepter le débat en classe et essayer dapporter des réponses aux interrogations des enfants.
La classe est une communauté de travail ou chacun mène en partie la vie de tous. Il est bien évident que le maître décole nabdique pas devant ses élèves ; il ne sagit pas de laisser faire et laisser dire ; ainsi que le disait Freinet, cest la discipline du travail qui régit la vie scolaire. Lécoute dun texte, son choix parmi dautres, sa mise au point collective, vocabulaire, syntaxe, orthographe, devant tous au tableau, cest une vivante leçon de français. Mais ce sera peut-être aussi loccasion de préciser des notions dhistoire, de géographie, de calcul. Lexploitation du texte libre peut être variée, mais il peut aussi se suffire à lui-même.
Cette communauté de travail, on la vit au jour le jour, de façon intense, dans une classe transplantée comme celle que nous avons vécue en 1975: classe verte au manoir dImbranville et où, à chaque heure de la journée, enfants et adultes - linstituteur et les collègues détachés avec lui - vivaient très proches les uns des autres, et où le maître nétait plus le personnage distant, mais celui avec lequel on partageait les repas et avec lequel on pouvait bavarder ou plaisanter. Et les visites en groupes de travail enrichissaient par leurs comptes rendus lalbum de fin de séjour. Mais, là aussi, lextérieur apportait ses «leçons»: le travail en laiterie, lexploitation maraîchère, les basses-cours, le château Renaissance. Même un jour, cest Patrick qui a été lenseignant: il nous fit découvrir, dans un sentier très ombragé, alors que nous partions en exploration matinale, la grive qui, sur une pierre du chemin, cassait la coquille de lescargot quelle venait de cueillir dans le fossé.qq
Fernand Lecanu
Sur le plan pédagogique, jai fait part à Guérin dun contact avec une école groenlandaise et Paul-Emile Victor. Lécole groenlandaise a enregistré en français une bande sur le thème «24 heures de notre vie», thème choisi par Guérin pour un multiplex international lors de linauguration de la Maison de la Rdaio à Strasbourg. Il est venu à Montargis pour enregistrer des étudiants finlandais. Je suis très heureux que mes relations avec P.-E. Victor aient permis la réalisation de B.T. sonores.
François Fergani
Cétait au Congrès Freinet dAngers à Pâques 1949, mon premier contact avec un rassemblement national des militants...
Je fus immédiatement accroché par le verbe haut dun grand gars qui discutait avec deux autres collègues en regardant au sol une galette de cire quil essayait de faire tourner avec un système resté confus dans ma mémoire. Cétait quasi une scène de marché aux puces... Et il disait:
«On va enregistrer sur la cire, comme Charles Cros. Les correspondants écouteront, égaliseront la surface et pourront à leur tour enregistrer leur message...»
- Enregistrer? Mais ça mintéresse!!!
Et de découvrir Raymond Dufour...
Freinet, venu écouter les résultats, et adoptant le style Dufour, dit en riant:
- «Tu es sur la bonne voie. Je crois que tu as déjà atteint là un bon niveau de réussite. Cest au moins du 1%!»
A Nancy en 1950. Il fait appel à deux collègues: Piat et Hure, radios-amateurs ondes courtes, qui fabriquaient leur matériel de liaison radio avec le monde entier. Ils sont venus chacun avec un magnétophone à fil.
Oui... parfaitement! A fil de fer spécial, très fin, qui glissait dans une gorge à une vitesse très élevée, capable denregistrer et de restituer des sons - les premiers «dictaphones» des secrétaires de Monsieur le Directeur...-. Imaginez lorsquil cassait! des perruques... des perruques...!!! Il fallait alors faire des nuds qui éliminaient des paroles. Et il coupait les doigts!
Au cours du congrès, cest cependant sur de semblables engins que nos magiciens ont mis en ondes, «comme pour une véritable émission radiophonique», un petit album né dans la classe de Maurice Beaugrand de Grange-Lévêque (Aube): Lhistoire de Cochonnet, diffusée à tout le congrès en dernière séance.
Au cours de la même année, à limitation de Piat, Raymond sétait essayé à enregistrer sur un magnétophone à fil. Toute une aventure, pour un enseignant non technicien!: son de mauvaise qualité, incidents multiples avec le fil.
Cest alors que Gilbert Paris vint...
Je lavais rencontré dans les escaliers des coulisses de la salle des fêtes de Ste-Savine où il était venu enregistrer lharmonie municipale pour, par la suite, leur graver des disques. Il était venu avec une caissette en bois dont la face supérieure portait deux bobines entre lesquelles défilait à bonne vitesse - 77 cm / seconde - un ruban standard. Ce ruban sera, par la suite, connu de tous. Et merveille! Ce jeune homme, préposé à la cabine technique dun cinéma de quartier, avait fabriqué tout seul ce magnétophone, dont la qualité sonore mémerveilla immédiatement. Pas de doute! Pour moi qui connaissais un peu la gravure directe sur disque, impossible à réaliser par des enseignants, il tenait la solution à nos recherches.
... Si bien quau Congrès de Rouen, en 1953, Gilbert est venu avec un appareil, volumineux certes, mais solide et dusage universel, que lon appela le «Combiné»: capable de lire les disques 78 tours, les nouveaux microsillons 45 tours et 33 tours et de sonoriser une fête scolaire, car de forte puissance sonore. Bref! Le loup Blanc!
Bien sûr, il pesait une bonne vingtaine de kilos!
«Première qualité dun bon enseignant audiovisuel: être dabord un bon déménageur», disions-nous. Les lois de la propagation des sons ne peuvent se modifier: pour avoir puissance et qualité sonore, il faut le poids et le volume».
Dufour (Oise), Denjean (de Beauvoir-en-Lyons - 76) avec qui jai fait un des premiers voyages-échanges en 1946, Lagarde (Vayres - 33 -), Brillouet (la Vallée en Charente-Maritime) et moi-même avons été les premiers équipés. La correspondance sonore sajoutait aux autres techniques Freinet. Ce nétait plus de lutopie!
Une documentation multi-médias prenait son élan. Pages imprimées, lettres individuelles, posters, albums illustrés de photos en positif, diapositives en noir et blanc, enregistrements sonores, etc... composaient les envois.
Pour lensemble des militants, lenregistrement magnétique était devenu une technique Freinet évidente, même sils ne la pratiquaient pas. Lorganisation, en été, des stages familiaux de 12 jours de formation aux techniques audiovisuelles attira quasi régulièrement de 80 à 150 camarades pendant plus de 25 ans.
La ténacité de Raymond devait nous faire aller plus loin. Plusieurs fois, il avait insisté pour que Gilbert Paris et moi soyons avec lui à une rencontre avec un professionnel de la radio, Jean Thévenot qui, chaque semaine, le samedi à 14 h, diffusait des enregistrements réalisés par des amateurs disque ou grâce au ruban.
- «Cest lui quil faut voir», avait bien précisé Raymond.
Grâce au «Combiné» de Gilbert Paris, Raymond avait pu envoyer à Jean Thévenot des bandes enregistrées dans sa classe. Lune delles, Le Rémouleur, avait été diffusée dans lémission de la deuxième chaîne de la Radio-Télévision Française, lémission Aux quatre Vents. Peu de collègues lavaient écoutée, mais lorsque nous lavons découverte, elle nous accrocha immédiatement. Son ton était tout à fait nouveau à la Radio.
Ce qui frappait, dabord, cétait le ton, authentique des élèves de Raymond qui nétaient plus des écoliers, mais des jeunes, curieux de parler avec ce personnage pittoresque, quils voyaient de rue en rue. Lambiance sonore, les crissements des lames sur le grès de la meule qui tournait cahin-caha, grâce à un système prélevé sur une vieille bicyclette, les réponses sobres du rémouleur, coupées par ces bruits de travail...
- «Oui, mon petit, cest assez dur...
(bruit de lame quon aiguise...)
- Jai plus de poumons...»
Tout cela senchaînait harmonieusement et apportait une émotion profonde à ces trois minutes dinstantané sonore. Pour le sujet lui-même, le ton des personnages, cette ambiancenavait rien de commun avec la majorité des reportages rigides des professionnels de lépoque.
Il nous fallut mieux connaître ce Jean Thévenot.
Ce fuent les débuts dune étroite collaboration de près de 30 ans avec Jean Thévenot et laradio de service public.
Le travail continuel en réseaux coopératifs permit de parfaire notre maîtrise de la technique et celle des enfants qui se révélèrent très performants, tant dans la prise de son que dans le montage et la maîtrise de loral.
Autre conséquence immédiate de cette rencontre, nous avons mieux pris conscience dun invariant fondamental des techniques Freinet: le changement de statut de lenfant par la pratique des techniques de communication, comme limprimerie lavait réussi. Il effectue un vrai travail, ayant une valeur sociale indéniable: lorsque les auditeurs de la France entière écoutent Sabine, 7 ans, (élève de Claude Curbale), interviewant sa mamie charcutière, ou - autre instantané sonore qui fut célèbre - lorsque, dans ma classe, nous avons ouvert un colis venu des Nouvelles Hébrides, dans le Pacifique, avec textes, albums, lettres et coquillages qui nous faisaient rêver...
En 1955, Gilbert Paris apportait au Congrès dAix-en-Provence un nouveau matériel de sa conception: le Multistandard C.E.L. capable découter et denregistrer dans tous les formats existants avant que le dynanisme commercial dune firme impose au monde entier son standard denregistrement. (Largeur de la bande, position de la piste enregistrée, vitesse de défilement. Cest ça une «norlaisation»!).
Bientôt aussi, Gilbert sortait un magnéto à cassette autonome, commun dans le commerce, mais bien amélioré, possédant une qualité compatible avec une diffusion radio.
Un Central de regroupement et de préparation des bandes envoyées par les classes pour lantenne radio sinstallait, dabord dans notre chambre à coucher puis dans le sous-sol de notre maison où Gilbert viendra travailler.
Une sonothèque coopérative était créée et, dpuis 1960, nous avons alimenté plus de 650 émissions et mis au point près de 300 titres de disques et de cassettes CEL et PEMF. Les ensembles audiovisuels vendus approchent le million.
Actuellement, il est bien difficile (sophistication des techniques et coût de réalisation) de réussir notre professionnalisme-amateur du passé, ce qui nempêche pas de profiter, dans le cadre de la classe, des potentialités de créativité de ces techniques.
Pierre Guérin